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Postface

p. 327-332


Texte intégral

1La normalisation comptable est devenue au cours des quinze dernières années un sujet de recherche important pour les chercheurs français en comptabilité qui, pour l’étudier, se sont fait historiens ou sociologues.

2Il faut se réjouir que des historiens comme Béatrice Touchelay aient rejoint les comptables historiens et apportent leur pierre à une meilleure connaissance de l’histoire de la normalisation comptable et, indirectement, de la comptabilité.

3Son ouvrage qui couvre la période 1916-1965 intègre certes les résultats de travaux de chercheurs en comptabilité mais, surtout, les approfondit et les complète. Il les approfondit en particulier pour la période 1939-1965 ; il les complète pour la période 1916-1939.

4Les approches des chercheurs en comptabilité et celles des historiens sont très complémentaires. Forts de leurs connaissances techniques, les chercheurs en comptabilité se penchent plus volontiers sur les productions des normalisateurs telles que le plan comptable général et s’efforcent de contextualiser ces productions pour saisir les enjeux économiques, sociaux et politiques, voire culturels sous-jacents. Les historiens, quant à eux, se focalisent davantage sur le comportement des acteurs qui participent à la normalisation comptable pour saisir ces mêmes enjeux. Les deux approches se vérifient en quelque sorte l’une l’autre.

5La normalisation comptable française n’avait donné lieu jusqu’ici qu’à la production d’articles publiés dans des revues académiques de comptabilité ou d’histoire. Il fallait un ouvrage1 comme celui de Béatrice Touchelay pour rendre intelligible sur une période relativement longue sa genèse et le jeu de ses acteurs.

6Son hypothèse maîtresse est que l’histoire de la normalisation comptable française qu’elle fait commencer avec les réformes fiscales de 1916-1917 a vu s’opposer, selon l’intuition de Francis-Louis Closon, une « France des mots » à une « France des chiffres » ; cette dernière étant animée selon l’auteure par une « nébuleuse calculatrice » dont elle décrit l’émergence et l’action.

7L’ouvrage, dont cette hypothèse est la ligne directrice, peut se lire comme une pièce de théâtre.

Un drame en quatre actes…

8Le drame, si l’on peut dire, se joue en quatre actes.

9Le premier acte (1916-1930) s’ouvre avec l’instauration en 1916 d’une contribution exceptionnelle sur les bénéfices de guerre et surtout, celle, en 1917, de l’impôt déclaratif sur les bénéfices industriels et commerciaux. Ces deux créations fiscales mettent la normalisation des comptabilités des entreprises à l’ordre du jour. Comme le dit Béatrice Touchelay, « elles font de la comptabilité une affaire publique ». Reste à définir les normes comptables dont la fiscalité a besoin. Cela ne sera pas chose facile et, en dépit de nombreux débats, notamment parlementaires, aucune norme n’est formulée dans les années 1920. La normalisation piétine.

10Au cours du deuxième acte (1931-1940), les choses vont avancer, au moins dans les têtes. La nécessité de renforcer la pression fiscale, d’abord pour sortir du marasme engendré par la crise de 1929 et ensuite pour préparer la guerre, fait prendre conscience de l’urgence de la normalisation des comptabilités. Entre juillet 1937 et juin 1940, la comptabilité sera, selon l’heureuse expression de l’auteure, « mise en première ligne ».

11Il faut cependant attendre le troisième acte (1940-1952) pour que les choses se concrétisent. C’est sous Vichy que sera fait le premier plan comptable général (PCG), le document qui normalise les comptabilités des entreprises et qui reste aujourd’hui encore la clé de voûte du droit comptable français. Le PCG répond non seulement aux préoccupations fiscales de l’État mais aussi à sa volonté d’encadrer et de contrôler de l’économie, ainsi qu’aux exigences de l’occupant allemand. Béatrice Touchelay confirme la réalité de ces exigences mais ne conclut pas quant à la question de savoir si le contenu du plan de 1942 se ressent de ses exigences, laissant cette question aux comptables historiens. Il peut par ailleurs paraître surprenant de traiter dans la même partie, comme le fait Béatrice Touchelay, de la normalisation comptable sous Vichy et de la normalisation comptable dans les années qui suivent la guerre. Cela ne l’est pas car il y a, par-delà la rupture que constitue la Libération, et Béatrice Touchelay le montre, une véritable continuité dans l’effort de normalisation comptable. La contribution de Vichy à la normalisation comptable est indéniable. Vichy laisse en héritage non seulement un plan comptable général mais aussi un mode d’élaboration de la norme comptable, le travail en commissions. Il est clair que le plan comptable général de 1947, s’il en diffère cependant sur des points importants, doit beaucoup au plan de 1942. Quant au travail en commissions et en groupes, typique de ce que nous avons appelé la « normalisation à la française », il permet de faire participer les diverses parties prenantes à l’élaboration de la norme comptable et il sera le mode de fonctionnement privilégié des futures institutions de normalisation. Les groupes de travail de l’actuel organisme français de normalisation, l’Autorité des Normes Comptables (ANC) créée en 2009, illustrent encore ce mode de fonctionnement.

12Le quatrième acte et dernier acte de la pièce correspond à une période (1952-1959…) au cours de laquelle, selon l’auteure, on passe de la « normalisation » à la « régulation ». Il convient de mettre ces mots entre guillemets car, sans en proposer de définitions, Béatrice Touchelay semble donner à chacun d’eux un sens spécifique. La normalisation serait le fait de l’État qui, à des fins fiscales ou d’orientation de l’économie, imposerait des normes comptables aux acteurs économiques, éventuellement contre leur gré. La régulation ferait intervenir dans le processus d’élaboration des normes, outre l’État, les acteurs économiques et sociaux convaincus que les normes comptables peuvent servir aussi leurs intérêts. Les organismes de normalisation s’ouvrent alors à ces acteurs économiques et sociaux. Ainsi, en 1958, le patronat et la profession comptable disposeront d’un nombre accru de représentants au sein du nouveau Conseil national de la comptabilité. Ce passage de la « normalisation » à la « régulation » ne se fait pas sans à-coups, le poujadisme est l’un de ces à-coups, mais il sera facilité par le contexte économique de la fin des années 1950 qui pousse les entreprises à se moderniser pour faire face au renouveau de la concurrence ; leur modernisation passe par une rénovation de leur appareil comptable. D’une certaine façon, la « nébuleuse calculatrice » a gagné ; nous reviendrons sur cette notion de « nébuleuse calculatrice » forgée par Béatrice Touchelay.

… avec trois personnages principaux…

13Quant aux principaux personnages de ce « drame », qui sont-ils ? Trois principalement : les pouvoirs publics, bien évidemment, le ou plutôt les patronats et les professionnels de la comptabilité.

14Le rôle des pouvoirs publics, à la différence de ce qui s’est passé dans les pays anglo-saxons où la profession a joué un rôle moteur en matière de normalisation, est crucial car non seulement ils déclencheront le mouvement de normalisation, en instaurant l’impôt déclaratif sur les bénéfices, mais ils en seront encore les animateurs jusqu’à la fin de la période étudiée et… jusqu’à aujourd’hui.

15En ce qui concerne les patronats, il convient de bien distinguer entre le grand patronat, les grandes entreprises, et le petit patronat, les petites et moyennes entreprises. Malgré des résistances et des tactiques de retardement, le grand patronat se convertit progressivement à la normalisation comptable et découvre son intérêt pour l’entreprise elle-même. Le petit patronat, au contraire, reste fortement allergique à l’idée de normalisation comptable dans laquelle il voit un moyen pour l’État de renforcer son emprise fiscale, de nouvelles contraintes administratives et un surcroît de « paperasserie » sans véritable contrepartie.

16Les professions comptables joueront paradoxalement un rôle beaucoup plus modeste dans le développement de la normalisation. Cela tient à leur absence d’organisation et à leur difficulté à s’organiser jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Elles ne commenceront d’ailleurs à jouer un véritable rôle qu’une fois organisées et elles doivent leur organisation à l’État et non à elles-mêmes. C’est en effet encore le gouvernement de Vichy qui organisera la profession libérale en créant en 1942 l’Ordre des Experts comptables et des Comptables Agréés (OECCA), lequel Ordre sera « refondé » en 1945. Le rôle des professions, plus précisément de la profession libérale car la profession salariée sera marginalisée, ne se fera donc sentir qu’après la guerre et assez faiblement faute d’une véritable force de frappe intellectuelle. Béatrice Touchelay soulève très justement à ce propos le problème de la formation comptable dans un pays comme la France où la comptabilité jouit d’une réputation intellectuelle fort médiocre et fut maintenue pendant très longtemps hors de l’université. Le rôle des professions sera donc essentiellement un rôle d’accompagnement de la normalisation et de défense de ses intérêts corporatistes.

17Notons que la pièce écrite par Béatrice Touchelay ne fait guère de place aux seconds rôles si ce n’est dans les troisième et quatrième actes où l’on voit apparaître en particulier les syndicats ouvriers. Les nouveaux comités d’entreprises vont en effet se voir reconnaître en 1945 un droit à l’information comptable quasiment équivalent à celui reconnus aux actionnaires. Aurait du se poser aux syndicats, du moins on peut le penser, le problème de la normalisation des comptabilités mais, paradoxalement, c’est une question qui ne les mobilisera guère. Avançons l’hypothèse que ceci est dû en particulier à la position du syndicat dominant, la CGT, sur la participation des syndicats à la gestion des entreprises. Dès lors que les salariés s’interdisent toute participation à la gestion des entreprises, leur intérêt pour une information comptable normalisée s’en trouve fortement réduit.

… et un personnage invisible : la « nébuleuse calculatrice »

18Il se trouve qu’aucun des acteurs collectifs évoqués précédemment n’était totalement acquis à la normalisation comptable. Tous les débats, de 1919 à 1930, autour de la mise en œuvre de la contribution extraordinaire sur les bénéfices de guerre relatés par Béatrice Touchelay montrent que les hommes politiques étaient fort divisés sur cette question de la normalisation des comptabilités ; les clivages recouvrent souvent mais pas toujours la traditionnelle distinction entre la droite, libérale, et la gauche, interventionniste. Le patronat était encore plus divisé. Le principal clivage était induit par le dualisme fiscal : il y avait les entreprises soumises à imposition de leur bénéfice réel, directement concernées par la normalisation comptable, et les autres qui étaient imposées au forfait, beaucoup moins concernées. Ce clivage recouvrait la distinction entre grandes entreprises d’une part, et petites et moyennes d’autre part, clivage qui perdure. Quant à la profession comptable, il fallait qu’elle soit organisée ; ce qui fut fait tardivement, ainsi qu’on l’a vu, à l’initiative de Vichy.

19Si bien que, compte tenu de toutes ces divisions, la normalisation aurait pu rester dans les limbes s’il n’y avait eu cette fameuse « nébuleuse calculatrice » dont nous parle Béatrice Touchelay, ce groupe d’individus appartenant aussi bien à l’État qu’au patronat ou à la profession comptable, en perpétuel renouvellement, qui avait du goût pour les chiffres et qui allait agir pour en promouvoir l’usage dans l’espace économique et social. De grandes figures de cette nébuleuse comptable se dégagent de l’histoire qui nous est racontée, connues et inconnues. Parmi les figures les plus connues, le plus souvent pour des raisons sans lien avec la normalisation comptable, citons : l’économiste Jean Fourastié, l’industriel Auguste Detœuf, le haut fonctionnaire François Bloch-Lainé, les hommes politiques Pierre Mendès-France et Vincent Auriol… ; parmi les figures moins connues mais dont le rôle est peut-être plus important que celui des figures les plus connues, citons : le conseiller en organisation Jean Coutrot, le haut fonctionnaire Jacques Chezleprètre, l’industriel Jean Benoit, l’expert-comptable Paul Caujolle, l’expert économique de l’État Pierre Lauzel,… Béatrice Touchelay jette en particulier un coup de projecteur sur Jacques Chezleprètre qui fut épuré à la Libération. Il a incontestablement joué un rôle déterminant en matière de normalisation comptable avant et pendant la Seconde Guerre mondiale ; il a été en particulier le secrétaire général de la commission interministérielle de normalisation des comptabilités créée en 1941 qui a produit en moins d’un an le plan comptable général de 1942, le premier plan comptable français. Derrière ces hommes (il n’y a pas de femmes dans cette « nébuleuse » mais l’univers comptable reste encore aujourd’hui un univers très masculin), il y en a beaucoup d’autres, occupant souvent des postes assez subalternes mais dont le rôle n’est pas moindre.

20Le recours à cette notion de « nébuleuse calculatrice » s’avère particulièrement efficace pour comprendre l’histoire de la normalisation comptable française et lui donner sens. Toutefois, l’expression, très imagée, ne doit pas prêter à contresens ou malentendus.

21Le mot de « nébuleuse », emprunté au domaine de l’astronomie, peut en effet laisser penser que l’on a affaire à un groupe au contour incertain d’individus qui auraient agi dans leurs milieux respectifs pour la promotion de l’usage des chiffres dans l’espace économique et social, chacun de leur côté et sans se coordonner. Il n’en est rien. Ces individus se connaissent (et pour certains s’apprécient, ainsi Jean Fourastié fait préfacer par Jacques Chezleprètre son « Que sais-je ? » de 1943 sur la comptabilité), se rencontrent, discutent entre eux, notamment au sein des commissions et des conseils de normalisation. On peut donc supposer qu’ils se sont forgés progressivement, au sens de Michel Foucault, une épistémè commune qui les solidarise et inspire leur action dans les différents milieux auxquels ils appartiennent, sans pour autant cesser de défendre les intérêts qu’ils représentent. Cette « nébuleuse » s’apparente donc à ce que les sociologues appellent un « réseau » et les politologues une « élite2 ».

22Quant au qualificatif « calculatrice », il n’est pas non plus sans ambiguïté. Les membres de cette « nébuleuse » ne croient pas dans les chiffres pour les chiffres ; s’ils croient dans les chiffres, c’est de façon indirecte. Ce sont avant tout des réformateurs qui croient au progrès et à la rationalité, qu’elle soit fiscale ou économique ; et ils pensent que la quête sociale de la rationalité passe par une entente sur les chiffres issus de la comptabilité ou de la statistique censés décrire le réel, et donc par une normalisation plus ou moins concertée de la production de ces chiffres. Cette « nébuleuse » est plus « normalisatrice » que « calculatrice ». Elle perdure au présent dans les groupes de travail de l’ANC et dans les multiples institutions et associations directement concernées par la normalisation nationale et internationale et dont les congrès, les journées d’études, les tables rondes ou les petits déjeuners dans de grands hôtels parisiens sont autant d’occasions de rencontre et de discussion pour ses membres.

23Finalement, ce que raconte avec brio Béatrice Touchelay, c’est l’histoire de la socialisation de la comptabilité privée, c’est-à-dire de son entrée en Société. Elle fait partir cette histoire de l’instauration de l’impôt sur les bénéfices. Certes, cette socialisation a commencé plus tôt. Dès le XIXe siècle, le besoin d’informer ceux qui allaient apporter leur épargne aux grandes sociétés est apparu, et corrélativement le besoin d’uniformiser les comptabilités, de soumettre leur tenue à des normes reconnues. Mais l’on peut effectivement considérer que le véritable essor de la normalisation comptable française s’est fait sur la période retenue par l’auteure. Son livre est donc de première importance pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la comptabilité, une histoire longtemps négligée mais qui éclaire puissamment notre histoire économique et sociale.

24Il est en définitive heureux qu’une historienne ait mis fin au « monopole » qu’avaient, en raison de leurs connaissances techniques, les chercheurs en comptabilité sur l’histoire de leur discipline ; ce qui est annonciateur de collaborations fructueuses, et souhaitables, entre chercheurs en comptabilité venus à l’histoire et historiens venus à la comptabilité.

Notes de bas de page

1 Profitons de l’occasion pour souligner fortement l’importance de l’ouvrage dans la production universitaire dans le domaine des sciences de l’homme et de la société, domaine dont fait évidemment partie l’histoire mais dont font partie également les sciences de gestion. L’ouvrage est non seulement un vecteur de synthèse, il est également un support indispensable quand il s’agit de rendre compte de recherches couvrant de longues périodes.

2 Voir Chantiri-Chaudemanche R. (2004). « La normalisation comptable et ses acteurs », Sciences de gestion 43 : 51-74.

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