Conclusion générale
p. 311-326
Texte intégral
1En précisant les étapes de la normalisation des comptabilités des entreprises et de l’affirmation de « la France des chiffres », cette étude propose une grille de lecture particulière de la modernisation économique de la France contemporaine. Recoupant sans les épuiser l’histoire des comptables, celle des organisations patronales et celle des politiques économiques et fiscales, ce combat contre « la France des mots » perturbe les clivages convenus et malmène les chronologies et les alliances traditionnelles. La volonté d’améliorer le rendement de l’impôt constituant un puissant moteur de la normalisation comptable, l’état est directement intéressé par la question1. La nécessité de renforcer les garanties des partenaires des entreprises et la quête d’une meilleure information sur les affaires constituent d’autres moteurs. L’histoire de la normalisation comptable résulte donc de la convergence des aspirations des élites économiques et politiques en faveur d’un compromis entre les exigences de la fiscalité moderne basée sur le principe déclaratif, les besoins d’informations des acteurs économiques et les exigences de l’entreprise privée soucieuse de ses performances.
2Cerner la nébuleuse qui modèle ce compromis, montrer comment elle s’étoffe et comment elle finit par convaincre une majorité d’acteurs, et tirer les enseignements de sa lente affirmation pour l’histoire de la France contemporaine a été l’objet de ce travail. La démarche est rendue délicate par les caractéristiques d’une nébuleuse qui contrairement au réseau, ne tisse que des liens épisodiques et discontinus dans des cadres souvent informels. La difficulté est accentuée lorsque la nébuleuse est calculatrice car ses membres sont peu connus, à quelques exceptions près dans les milieux politiques (on pense à Vincent Auriol ou à Pierre Mendès France par exemple) ou plus rarement dans les milieux économiques (Jean Coutrot ou Auguste Detœuf s’imposent alors). Ils occupent davantage des positions subalternes que des postes de direction dans la fonction publique, dans les entreprises ou dans le monde de l’enseignement et des études. Mis à part Chezleprètre pendant l’Occupation, les pionniers de la normalisation comptable connaissent peu de promotions. Si après 1945, François Bloch-Lainé au Trésor, ou Jean Monnet au Plan laissent leur nom à la postérité, la notoriété de Paul Caujolle ou de Pierre Lauzel, qui ont joué un rôle décisif pour le développement de la normalisation comptable, reste moindre. Les conséquences macro-économiques et politiques de leurs interventions ne sont certes pas comparables à celles du directeur du Trésor ou de l’initiateur du premier Plan, mais la différence de traitement surprend au même titre que la faible considération pour la comptabilité privée comparée à la comptabilité nationale ou à la planification. Son importance et celle de ses acteurs n’ont-elles pas été aussi mésestimées par les approches de l’histoire de l’état ?
3Constituée par à-coups, la nébuleuse cherche précisément à bousculer l’indifférence, ou bien à affaiblir la méfiance voire le mépris, des élites politiques et économiques à l’égard des pratiques comptables. Avant-garde de « la France des chiffres », elle tente de développer l’enseignement de la comptabilité et d’organiser la profession des comptables pour atténuer la vigueur de « la France des mots ». L’importance de l’enseignement et de la professionnalisation des comptables, qui ne constituaient initialement qu’un axe secondaire de la recherche, est apparue fondamentale à mesure de la rédaction et il convient d’en tirer un bilan rapide avant que d’autres travaux ne viennent les compléter2.
4On a constaté l’extrême lenteur de la progression de l’enseignement de la comptabilité en France jusqu’au début des années 1960. En s’appuyant sur les archives de la chambre de commerce de Marseille on soupçonne même, et c’est un paradoxe, un recul de la diversité des foyers d’enseignement de la comptabilité privée à mesure de l’industrialisation et de la concentration des entreprises. Les notables efforts des milieux patronaux de province pour développer l’enseignement commercial et technique réservant une large place aux matières économiques et comptables et permettant d’élargir l’offre de formation qui commencent après la défaite de 1871 sont freinés par la Grande Guerre, puis stoppés par la crise des années 1930. L’enseignement de la comptabilité disparaît des programmes de l’école d’ingénieurs de Marseille par exemple, et la plupart des chambres de commerce perdent progressivement la maîtrise de l’enseignement commercial. La formation d’une partie des ingénieurs et du personnel dirigeant des entreprises se recentre alors soit sur la technique, soit sur le droit, aux dépens des matières économiques et comptables. Seul le centre de formation aux affaires créé par la chambre de commerce de Paris dans les années 1930 et les enseignements du CNAM, puis les sessions de formation mises en place par les organismes d’études de la CGPF ou de l’UIMM, et quelques cours et conférences en province pallient l’insuffisance de la formation des cadres d’entreprises en comptabilité avant 1940. Outre des organismes liés aux facultés à Grenoble, Lyon et Nancy pour l’essentiel, de petites écoles privées et quelques enseignements par correspondance, l’offre de formation se concentre à Paris. La chambre de commerce de Paris et certaines chambres de province ne s’accordent pas sur l’organisation du contrôle de la profession des comptables et le bagage comptable des dirigeants d’entreprises s’appauvrit. La plupart des membres des directions générales ou des conseils d’administration des sociétés, composés d’autodidactes, d’ingénieurs, de juristes ou bien d’anciens élèves de l’école libre des sciences politiques n’ont aucune connaissance comptable. De ce fait, et sauf exceptions, la maîtrise de la comptabilité dans l’entreprise relève des compétences exclusives des services spécialisés, de quelques administrateurs et, dans le meilleur des cas, des commissaires aux comptes. Même lorsqu’ils sont experts, les comptables ne sont qu’exceptionnellement intégrés à l’élite économique ou scientifique. La notoriété des experts comptables indépendants ne dépasse pas un cercle étroit. Lorsqu’elle ne relève pas de personnalités exceptionnelles comme Jean Benoit, la fonction comptable dans l’entreprise est simplement considérée comme une technique d’enregistrement à vocation patrimoniale, et elle n’est pas comptée parmi les moyens susceptibles de favoriser l’expansion. Son manque d’ambition avant l’introduction du contrôle budgétaire dans les plus grandes firmes à partir des années 19303, contribue à la faible considération dont elle est l’objet4. La routine l’emporte donc, le calcul des coûts piétine. La concentration, les besoins du contrôle interne ou le recours aux financements extérieurs, les exigences réglementaires pour les sociétés et les obligations fiscales imposent pourtant des services comptables. Ces situations favorisent l’immobilité des pratiques. L’impact de la définition du premier plan comptable sur ces pratiques, et en particulier l’analyse de sa diffusion dans l’enseignement technique à partir de l’Occupation, constituent des pistes à explorer.
5La généralisation du principe déclaratif introduite à partir de la Grande Guerre permettant à la nébuleuse calculatrice de recruter une première vague de praticiens, d’agents du fisc et des Finances chargés d’appliquer la loi de juillet 1916, puis l’imposition du bénéfice aurait pu marquer une inflexion. Dans les années 1920, les rapports de l’inspection des Finances sur l’activité des services fiscaux signalent les difficultés des contrôles, mais ils n’incitent pas à réglementer les comptabilités privées pour les faciliter. L’appareillage mental nécessaire à la conception d’une telle réforme fait défaut. L’horizon des élites administratives et des parlementaires chargés des rapports sur les bénéfices de guerre s’arrête souvent aux plus grandes entreprises disposant de services comptables et répondant tant bien que mal aux exigences du fisc en matière d’informations. Une grande partie de leurs dirigeants, cadres d’entreprises, ingénieurs, organisateurs ou permanents patronaux, convaincus de la possibilité du contrôle de coûts et cherchant à normaliser pour évaluer au plus juste la charge fiscale, rejoignent la nébuleuse calculatrice à partir des années 1930. Bénéficiant de la procédure de l’imposition forfaitaire qui autorise l’immobilisme, la plupart des moyennes et petites entreprises restent en marge des débats sur la normalisation. En dépit de cette marginalisation d’une partie essentielle des producteurs, l’étude montre qu’entre 1916 et 1959, et plus nettement encore après l’Occupation, les promoteurs de la normalisation comptable sont beaucoup plus en phase avec la réalité des entreprises privées que la plupart de leurs contemporains et qu’ils ont par conséquent une responsabilité particulière dans la forte croissance des années d’après la Reconstruction. L’historiographie les néglige à cause du manque de sources, de la difficulté d’évaluer la portée de leurs interventions à une échelle macro-économique et peut-être aussi à cause de la méconnaissance persistante des enjeux de la comptabilité privée.
6Les interventions de la nébuleuse en faveur de la croissance sont peu visibles. Elles procèdent de la convergence de quatre facteurs : la structuration du monde patronal, l’organisation d’un système fiscal exigeant en matière d’établissement des comptes, et que je qualifie pour cela de moderne, la présence d’une demande économique, politique ou syndicale d’informations économiques sur l’entreprise et l’existence d’une profession de spécialistes de la comptabilité, avec des experts susceptibles de définir les normes et avec des professionnels capables de les appliquer. L’insistance sur l’histoire fiscale de l’entre-deux-guerres et sur la structuration du monde patronal, autour de la CGPF et du CNPF, tient à deux particularités de l’histoire française. La première est le caractère récent, comparé aux pays Anglosaxons, de l’introduction d’un impôt sur le revenu basé sur le principe déclaratif. La seconde particularité provient de l’importance du rôle des organisations patronales, chambre de commerce, syndicats primaires, fédérations et confédérations, dans un pays où les profondes disparités entre les secteurs d’activité et l’émiettement du tissu productif imposent des intermédiaires entre l’entreprise et les institutions publiques. Ces organisations sont à la fois moteurs et freins de la conversion du patronat aux procédés du chiffrage permettant d’établir et de diffuser des informations sur l’entreprise et sur la production. Elles tirent également une partie de leur force (effectifs, représentativité, disponibilités financières, réseaux d’influence) de la qualité des connaissances des secteurs et des entreprises qui les composent. Ainsi, alors qu’elles étaient initialement éloignées du sujet, les organisations patronales s’en rapprochent et deviennent centrales. Les plus importantes, les confédérations (CGPF, CNPF) ou les vastes fédérations que constituent l’UIMM ou l’Union textile, n’abordent les questions comptables qu’en référence à la fiscalité ou lorsqu’il est question de renforcer la réglementation. Pour leurs dirigeants, la comptabilité privée doit rester une affaire privée. Vichy impose un changement en introduisant le premier plan comptable général et en impliquant les CO dans son application. Les CO parviennent non seulement à contrôler le processus de normalisation, puisqu’ils conservent la maîtrise des normes imposées aux professions, mais ils obtiennent aussi un rôle central dans la collecte des données auprès des affiliés qu’ils habituent à une discipline minimale. Après la Libération, les organisations patronales gardent une position de premier plan dans la normalisation comptable et dans la collecte des données quantifiées. Le CNPF confirme son expertise en matière comptable et confie les débats sur la question à deux commissions successives : la première dite « commission du dirigisme » a un nom révélateur de sa méfiance à l’égard des intentions de l’état normalisateur, la seconde, au titre neutre, est celle de « l’organisation de l’entreprise ». Fortement investies dans les questions de formation des comptables avant la guerre, les chambres de commerce ne s’impliquent plus autant, considérant que les débats ne portent plus que sur des considérations techniques.
7La forte influence exercée par les principales organisations patronales sur le processus de normalisation comptable après la Libération conduit à s’interroger sur la réalité de l’amélioration de la qualité de l’information économique disponible. Les associés ont certes de bonnes raisons d’accorder davantage leur confiance aux résultats qui leur sont présentés, mais la crise actuelle montre bien que la complexité des normes ne garantit pas contre les malversations et qu’ils ont aussi de bonnes raisons de rester méfiants. Les lenteurs de la normalisation conviennent au CNPF, mais elles contribuent à l’insuccès du projet de démocratie économique et sociale dessiné par le programme du CNR de mars 1944 qui passait, entre bien d’autres réformes, par l’amélioration de la diffusion de l’information sur l’entreprise, et en particulier de l’information comptable auprès des représentants du personnel. Le freinage patronal est durable puisqu’à la fin des années 1960, Lauzel considère encore que la politique de la participation ne peut réussir sans une sérieuse amélioration de la diffusion de l’information disponible sur les entreprises5. La question de la démocratie économique en France et de son évolution, comme le rôle des principaux syndicats de salariés dans l’information économique restent à approfondir pour inscrire plus nettement l’histoire de la comptabilité privée dans son environnement politique et social.
8Ces réflexions incitent à penser que le développement de « la France des chiffres » provient autant, voire davantage, de la croissance économique qui favorise « naturellement » la concentration et renforce le besoin de données, que de l’évolution institutionnelle. Que vaut en effet un plan comptable général qui n’est pas appliqué ? L’approche institutionnelle est donc à compléter par l’examen plus délicat de la diffusion de l’habitude comptable, étalon de véritables changements de pratiques.
9Cette diffusion résulte à la fois de très fortes contraintes pesant sur l’économie nationale lors des deux guerres mondiales, pendant leur préparation et dans les sorties de guerres, et de la diffusion autonome des nouvelles pratiques permettant d’adapter les structures économiques et sociales aux besoins de l’économie moderne6. Elle concerne autant les normes comptables que les statistiques publiques progressant parallèlement et participant chacune à des échelles différentes à l’amélioration de l’information économique7. Les progrès de la comptabilité et de la statistique témoignent en effet de la diffusion d’habitudes de calcul et de synthèse caractéristique des sociétés modernes. À l’échelle des entreprises, ces habitudes incitent à retenir des cadres normalisés, négociés par les organisations professionnelles, pour évaluer et présenter les résultats annuels. À l’échelle de l’état, la statistique éclaire l’action des agents. La progression de la comptabilité privée et de la statistique marque un changement radical de la façon dont le personnel dirigeant appréhende la gestion des affaires publiques ou privée. En déplaçant les frontières du domaine public, destiné à être connu, et celles du domaine privé, qui est celui du secret, elle élargit l’emprise de l’état sur l’activité et sur la décision économique.
10Cet élargissement est au cœur de plusieurs débats autour de la fiscalité, de la comptabilité et du secret des affaires. Les différentes tentatives de l’administration fiscale pour élargir son emprise sur les données privées et pour se doter d’une mémoire fiscale, puis pour contrôler les déclarations et lutter contre la fraude à partir des années 1920 menacent l’intégrité des données individuelles. La virulence des réactions et le succès des oppositions à ces tentatives tiennent en partie à la crainte des entreprises de se voir imposer ces obligations. Cette crainte fait réagir les organisations patronales et il faut attendre les années 1960 pour que les arguments du réseau calculateur en faveur d’une limitation du domaine privé l’emportent. En contrepartie de la normalisation, les entreprises repoussent le risque d’arbitraire et d’inquisition fiscale qui n’épargne pas les forfaitaires qui ne bénéficient pas non plus des commandes publiques, des offres de crédits ou des financements avantageux. Ces forfaitaires ne sont pas incités à s’adapter aux changements économiques de la période. En leur permettant de se tenir à l’écart de la normalisation comptable, le régime du forfait contribue à les écarter du processus de modernisation.
11Ainsi, en cernant les moteurs et les effets du développement de la normalisation comptable, de l’instrument statistique et plus largement de l’information économique sur le long terme, l’étude pose la double question de sa relation avec la dynamique économique nationale et avec les problèmes de l’ouverture commerciale et technique de la France sur le monde. Elle part de l’hypothèse que la normalisation comptable est un signe de modernité, témoignant du recul du secret et de l’individualisme et de la progression de la décision rationnelle. L’étude montre la grande lenteur avec laquelle les responsables économiques et politiques reconnaissent l’intérêt de cette information et souligne toute l’importance des deux guerres mondiales et de l’Occupation dans leur prise de conscience. La comparaison entre les sorties de guerre montre qu’entre 1919 et 1945, l’état et l’entreprise ont progressivement appris à utiliser des repères communs basés sur le calcul8. L’implication de la nébuleuse calculatrice dans la croissance économique se confirme au cours des étapes retenues et dont il convient de recenser les acquis.
12La première période commence avec la Grande Guerre et l’introduction de la contribution extraordinaire qui impose une confrontation directe sans précédent entre le contrôleur du fisc et l’entreprise à partir de juillet 1916 et dont les enseignements sont tirés jusqu’à la fin des années 1930. La guerre oblige à compter, mais la sortie de guerre n’entraîne pas de progrès décisif en matière comptable. La période est celle de l’apprentissage des entreprises et des administrations fiscales à un nouveau type de relation imposé par l’introduction du principe déclaratif. Malgré les attentes de plusieurs professionnels de la comptabilité et des admirateurs des Chartered Accountants britanniques, et en dépit des réformes fiscales préconisées par le Bloc national ou par le Cartel des gauches, la comptabilité privée progresse peu et le paiement de l’impôt direct demeure largement soumis au bon vouloir des déclarants. La nouvelle CGPF, mais surtout les organisations patronales traditionnelles comme les chambres de commerce, défendent avec succès le périmètre traditionnel du secret des affaires et de l’autonomie de l’entreprise. La guerre et les contraintes de l’après-guerre soulignent pourtant l’intérêt d’un langage commun servant aux comptables, au fisc, aux entreprises et aux organisations patronales. Les projets d’harmonisation des bilans et d’organisation de la profession comptable échouent néanmoins. Les résistances face aux transformations des structures économiques, qu’il s’agisse de la concentration des entreprises ou du changement des pratiques de gestion et de financement, empêchent de tirer les leçons de l’expérience de la Grande Guerre. La diffusion des nouvelles pratiques qu’elle a stimulées est bloquée. Le protectionnisme et la défense des petites entreprises familiales protègent le tissu économique traditionnel au prix d’un faible dynamisme intérieur. La crise économique des années 1930 correspondant à la seconde étape de l’affirmation de la nébuleuse ne remet pas complètement en cause cet équilibre.
13La période est marquée par les tentatives de réformateurs aux affiliations politiques opposées, comme Louis Germain-Martin et plus tard Charles Spinasse, pour modifier les habitudes des entreprises, puis par les fortes incitations exercées par la crise économique pour rationaliser les procédés de production et l’organisation du travail. Les ingénieurs et les réformateurs réunis dans des groupes comme X-Crise réfléchissent à un autre mode de gestion des firmes et à une modification de leurs rapports avec l’état. Certains font de la croissance économique un objectif collectif et un moyen de préserver la paix sociale. Ils incitent les organisations patronales à chercher à améliorer l’organisation de la production. Même cantonnées à des cercles étroits, ces idées profitent à l’étude et à la diffusion des bonnes pratiques comptables. La première réforme de la profession des comptables (décret de 1927) et des commissaires aux comptes (loi de 1935) témoignent en outre d’un nouvel engagement des gouvernants dans le domaine de la comptabilité privée. Pourtant, l’insuffisance des effectifs de comptables professionnels et la déflation budgétaire, qui freinent le développement du contrôle fiscal, limitent les effets des réformes. Le gouvernement n’impulse pas de véritable changement avant le Front populaire. La rencontre des représentants de la CGPF et des syndicats ouvriers à Matignon, dans un contexte de crise sociale inédite, révèle alors une volonté nouvelle d’engager le dialogue que confirme la rencontre de Charles Spinasse et de Jean Coutrot autour de l’idée d’une économie concertée. La simplification de l’impôt indirect (taxe à la production) soulage parallèlement les assujettis et favorise les rentrées fiscales. La réorganisation de la CGPF, qui élargit sa représentativité, consolide l’interlocuteur patronal9. Après l’échec de Léon Blum, l’augmentation des exigences du fisc, rendues légitimes par le réarmement, favorise la normalisation comptable dans les grandes entreprises impliquées dans la défense nationale. Un cadre comptable est introduit dans le secteur des assurances. L’obstacle des radicaux, force politique majoritaire déchirée entre un électorat de petits et de moyens commerçants et producteurs et des aspirations réformatrices, s’atténue alors sous la double contrainte de la crise économique et du réarmement.
14La rupture décisive en matière de pratiques comptables et statistiques apparaît sous Vichy, qui constitue la troisième étape de l’étude avec la reconstruction. Cette rupture répond aux exigences de l’économie dirigée, imposée par les très fortes contraintes économiques et politiques induites par la défaite et l’occupation. La réorganisation des structures économiques profite des expériences et des réflexions antérieures. L’information économique est développée sous la contrainte. Les hésitations d’avant la guerre sont tranchées, la statistique devient obligatoire, un premier plan comptable général est publié et l’ordre des experts comptables et des comptables agréés est organisé sous l’impulsion de l’État français. Cette partie laisse plusieurs questions non résolues : l’influence et les pressions allemandes, le poids de la collaboration et les divergences internes au gouvernement sont à préciser en s’appuyant sur des archives élargies.
15L’épuration de Chezleprètre dès août 1944 et la publication d’un nouveau plan comptable général en 1947 symbolisent ensuite la rupture de la Libération. Toutefois, l’essentiel des réformes est préservé et il reste beaucoup à faire pour assurer la diffusion spontanée des nouvelles habitudes comptables. La « normalisation à la française »10, qui est une « normalisation partenariale sous la tutelle de l’état » et qui garantit une application souple et démocratique des réglementations, est enclenchée11. Ce changement d’attitude s’inscrit dans les profondes réformes structurelles de la Reconstruction, au même titre que la création de l’Insee en 1946. La normalisation comptable s’impose alors pour adapter les grandes entreprises au contexte de l’après-guerre, puis pour les moderniser et leur permettre de réagir à la réouverture progressive des frontières. Les firmes qui ne changent pas de pratiques sont condamnées par la concurrence et par la pression fiscale. À la veille de l’accession d’Antoine Pinay aux fonctions de Président du Conseil, qui marque la fin de la Reconstruction en 1952, le patronat, représenté par le CNPF a renforcé sa maîtrise des modalités de la normalisation. Les règles sur la diffusion du plan comptable et celles qui organisent la profession des comptables sont en place.
16La dernière étape qui conduit à la décision de généraliser le plan comptable et d’en faire un outil de l’information économique générale et de l’encadrement de l’activité nationale commence alors. L’amnistie fiscale et la recherche d’une réforme fiscale concertée favorisent la diffusion de pratiques comptables homogènes dans les grandes entreprises. Les plus petites, imposées au forfait, restent imperméables et beaucoup s’engagent dans le poujadisme. La compréhension de ce mouvement gagnerait sans doute en précision s’il était réexaminé, non plus seulement sous l’angle fiscal, mais comme une réaction à la normalisation comptable, à la statistique, et plus largement à l’ensemble des réglementations publiques introduites en faveur de l’information économique. La stratégie de la plupart des chambres de commerce et celle de la CGPME à l’égard des chiffres comptables et statistiques se démarque alors ouvertement de celle du CNPF qui s’impose comme un intermédiaire incontournable entre les principaux secteurs d’activité et les instances de la réglementation. Le processus de normalisation est accéléré par un premier décret adopté à la fin de la IVe République, puis par la loi du 28 décembre 1959 prévoyant de généraliser le plan comptable dans un délai de cinq ans et par les décrets de 1962 et de 1965. Établissant une connexion officielle entre comptabilité et fiscalité, connexion qui a toujours été puissante en France mais qui jusque-là restait officieuse, ce dernier décret est un puissant vecteur de la diffusion du plan comptable général12. La comptabilité privée devient alors un instrument d’information sur les entreprises, facilitant la décision privée et publique et fournissant des éléments de gouvernement. La régulation comptable est en marche. Elle doit permettre d’éviter que les décisions de politique économique et fiscale ne nuisent à la croissance. Cette prise en compte raisonnée des contraintes de l’entreprise est le terme d’une lente expérience ouverte par la contribution extraordinaire sur les bénéfices de guerre. L’amélioration des connaissances des comptabilités des entreprises permet ainsi à la fiscalité de ne pas être contre-productive. Elle constitue en cela un vecteur incontestable de modernité.
17Pourtant, les réticences à la normalisation persistent. Les organisations professionnelles prennent plus de dix ans pour publier les guides comptables nécessaires à la diffusion du plan comptable général dans leurs secteurs. Ni les organisations patronales, ni les entreprises privées, ni les comptables professionnels ne sont les moteurs de cette normalisation. Comme aux États-Unis, le coup d’envoi de la normalisation est étatique13.
18Le constat de l’omniprésence de l’état dans le processus de normalisation soulève toute une série de questions qui ont été en partie éclairées. Il incite à appréhender la comptabilité comme un langage commun et son harmonisation comme un moyen de faciliter les échanges entre les entreprises et leurs partenaires, qu’il s’agisse des associés, des salariés ou de l’état (administrations, directions ministérielles, responsables politiques). La normalisation apparaît bien comme le résultat d’un compromis, le terme apparaît à plusieurs reprises dans ce volume, puisqu’aux deux niveaux de l’analyse des chiffres retenus, celui de leur élaboration et celui de leur usage, il s’agit de constructions, de conventions dont la valeur repose sur l’accord de la majorité des parties prenantes sous l’égide de l’état. Cette convention et son évolution constituent le point central de l’analyse. La lenteur de son élaboration s’inscrit dans l’histoire de l’état et de ses relations avec les entreprises. Elle ne tient pas à un retard technique particulier, puisque les travaux des comptables français ne se distinguent pas par leur médiocrité. L’une de ses origines est de nature politique et elle réside aussi dans le désintérêt des élites nationales pour les questions techniques. Avant 1940, les propositions d’harmonisation des bilans, de réglementation des sociétés et d’organisation de la profession des comptables ou des commissaires aux comptes déposées au parlement échouent face à l’opposition de la majorité radicale. Les projets les plus aboutis viennent des socialistes (Auriol ou Chastanet) qui ne parviennent pas à constituer de majorité parlementaire durable. Les propositions font de la normalisation comptable un moyen essentiel du contrôle des sociétés. Un projet de droite, celui du député de l’Ardèche Xavier Vallat qui suggère d’organiser la profession des comptables dans le cadre d’une réforme plus générale visant à instaurer des corporations, n’aboutit pas davantage. L’efficacité des résistances de « la France des mots » tient à la fois au poids des radicaux hostiles à l’intervention de l’état dans l’économie et dans la société et aux réticences de la droite classique. Les fortes oppositions internes aux administrations et aux directions ministérielles et la faiblesse de l’administration fiscale qui, sauf en période exceptionnelle de conflit, de sortie de guerre ou bien de réarmement, peine à faire admettre la légitimité de l’impôt, contribuent à la lenteur de la normalisation. Cette faiblesse administrative perdure au moins jusqu’à la réforme de la DGI en 1948 et tient aux luttes de pouvoir entre les trois régies (Enregistrement-Domaines et Timbre, Contributions directes, Contributions indirectes) et à l’insuffisance des effectifs et des traitements de la plupart de leurs agents aux carrières peu prometteuses et dont l’avancement est bloqué par les restrictions budgétaires répétées. Elle tient plus généralement à la faible considération des régies fiscales par les directions plus prestigieuses de l’économie et des Finances, fiefs de l’Inspection. Cette faiblesse provient aussi de la persistance des réticences face à l’impôt direct et au principe déclaratif.
19Le poids des facteurs politiques est renforcé par l’imbrication du monde des ingénieurs, des responsables de l’industrie et du grand commerce, des dirigeants économiques et du monde politique qui partagent souvent la même formation. Malgré quelques très bons spécialistes des affaires fiscales et économiques comme Gaston Jèze, l’omnipotence de la formation juridique prive une partie des décideurs des moyens de comprendre les réalités économiques. La lenteur de l’affirmation de la profession comptable empêche de créer un contre-pouvoir. Les conseillers fiscaux ou les « teneurs » de comptes se multiplient sans contrôle, ce qui est peu profitable à la diffusion de l’habitude comptable. Les professionnels reconnus suscitent la confiance, mais non seulement leur nombre est insuffisant mais l’essor de la profession est freiné par les frictions répétées entre les experts comptables et les comptables agréés. Ce conflit n’est pas résolu avant la profonde réforme de la profession introduite par les deux décrets du 4 octobre 1963 qui créent le diplôme d’études comptables supérieures et le diplôme d’expertise comptable.
20Une autre explication de la lenteur de la normalisation réside dans le mépris des dirigeants d’entreprises françaises pour leurs comptables. Ce mépris décrit par Anne Fortin pour les années 1910-1920 est durable14. Il est entretenu par la faiblesse des effectifs de comptables qualifiés, par la lenteur avec laquelle ils organisent leur profession et par la distance déjà évoquée, qui les sépare du monde des dirigeants politiques et économiques. La lenteur de la normalisation a son origine dans l’appareil traditionnel de formation qui ne valorise pas la comptabilité avant la Libération (création des instituts techniques rattachés aux facultés dispensant un enseignement gratuit), voire avant l’entrée de la gestion à l’université, puis dans les lycées dans les années 1970. L’intervention de certaines chambres de commerce et d’industrie et celle de petits groupes patronaux, autour de la CGPF ou de l’UIMM, ne pallient pas l’absence d’investissement de l’état dans la formation ou dans la mise en place d’une profession de comptables avant l’Occupation. Les agents du fisc ne reçoivent aucun enseignement comptable avant 1934. Malgré leurs compétences techniques incontestables, même les inspecteurs des Finances et les directeurs des principales directions économiques et financières peinent à maîtriser les règles des comptabilités hétérogènes. Ni la création du brevet en 1927, ni celle de l’Ordre professionnel en 1942 ne changent cet état de fait. Le mépris pour la technique et pour les chiffres est ainsi encouragé par l’absence de formation et d’information. Il n’est pas étonnant que les ingénieurs de la nébuleuse calculatrice d’avant la guerre, comme Detœuf ou Jean Benoit, soient le plus souvent des autodidactes en matière comptable. On remarque même que les disciplines économiques15 et statistiques sont mieux loties que la comptabilité puisqu’elles sont enseignées dans les facultés dès le début du XXe siècle. Seule la vitalité des compagnies et des associations de comptables, soutenues par quelques petits groupes patronaux, permet de diffuser les connaissances et de faire avancer les débats d’idées.
21L’effacement des enseignements comptables persiste après la Libération. Les freins à la diffusion de pratiques normalisées semblent même se multiplier. Les instituts universitaires ne connaissent pas l’expansion souhaitée. Leur essor est freiné par l’hostilité des facultés de droit qui s’opposent à tout nouvel enseignement. La nationalisation d’entreprises dynamiques et concentrées, qui pouvaient favoriser la diffusion d’habitudes comptables dans une partie du secteur privé, comme le malthusianisme du nouvel ordre professionnel, desservent la cause comptable. L’omniprésence de l’administration fiscale dans la création du premier plan comptable en 1942, qui n’est pas totalement éliminée en 1947, constitue un autre handicap. Les dirigeants des entreprises restent méfiants à l’égard d’un plan dont les objectifs affichés sont surtout fiscaux et qui paraît éloigné du service propre de l’entreprise. Cette suspicion condamne toutes les propositions de loi comptable. Il faudra les efforts des propagandistes comme Fourastié16 ou Jean Benoit pour convaincre les chefs d’entreprises que la comptabilité ne sert pas que le contrôle de l’état ou du fisc.
22Malgré ces handicaps, l’harmonisation des pratiques comptables s’affirme après 1947. Jean Benoit, habile négociateur du CNPF dans les différentes commissions ou sous-commissions comptables des années 1950, parvient à éviter que la normalisation ne concerne les aspects financiers de l’entreprise. Sa stratégie de « l’immobilisme en action » est beaucoup plus efficace que celle de nombreuses chambres de commerce, ou plus nettement encore que celle de la CGPME, qui s’opposent en bloc à la normalisation. Leur résistance tient à la fois à un principe, qui est celui de l’attachement de nombreuses petites et moyennes entreprises, qu’elles représentent, à l’immobilité. Elle s’explique aussi par leur incapacité culturelle, technique et économique à se plier à des règles rigoureuses. Cette incapacité tient au faible niveau de formation des dirigeants de ces petites entreprises, à l’importance des opérations sans facture qu’elles effectuent et à l’étroitesse de leurs trésoreries qui les empêche de recourir au service de comptables professionnels. Leur résistance freine incontestablement la diffusion de l’idée et des pratiques comptables. On remarque toutefois qu’elle n’est pas seulement, ni systématiquement, le fait des petites ou des moyennes entreprises et de leurs organisations, mais qu’il existe d’autres clivages internes au patronat. On remarque aussi que l’introduction d’un plan comptable général pendant l’Occupation exerce un effet pervers en concentrant toute l’attention des « experts » sur son adaptation aux besoins des entreprises, stérilisant ainsi les réflexions sur ses finalités mêmes et sur ses limites. Cette focalisation des débats réduit l’avance française en matière de technique comptable acquise dans les années 1920.
23Les clivages suscités par la normalisation sont multiples. Le rapport à l’impôt joue un rôle majeur. L’introduction du forfait, qui écarte les plus petites entreprises de toute obligation comptable, scinde progressivement les organisations du patronat, entre celles qui défendent ces forfaitaires et les autres. Les principales organisations ont une nette conscience de cette division. Ce dualisme fiscal est organisé dès les années 1920 par une administration fiscale totalement dépassée par l’ampleur des difficultés d’application du principe déclaratif. Il stigmatise le critère de la taille pour distinguer les entreprises habituées à se plier à des exigences comptables et les autres qui s’y refusent. Répétons-le, ce critère n’est pas systématique. On remarque en outre que dès les années 1920, les entreprises de certains secteurs peu concentrés comme le textile sont obligées de tenir des comptes rigoureux du fait de leur exposition particulière aux fluctuations des cours des matières premières. Cette caractéristique permet au secteur d’acquérir une capacité d’expertise comptable et fiscale précoce, et que reconnaissent successivement la CGPF et le CNPF. Pour réagir à ces fluctuations, plusieurs organisations patronales du textile tentent d’obtenir des garanties ou des aménagements auprès des pouvoirs publics. Elles encouragent parallèlement leurs affiliés à tenir des comptes rigoureux afin de suivre ces fluctuations, de montrer qu’elles handicapent le secteur et de les répercuter sur les prix de vente. Le critère de la taille est donc loin d’être exclusif. Celui de la branche d’activité, ou bien de l’intégration à l’industrie lourde ou à l’industrie légère, qui influence les besoins de financement et oblige souvent à tenir des comptes précis pour informer les prêteurs et les associés, joue également. La localisation géographique de l’entreprise, l’impact éventuel de modèles étrangers17, la disponibilité des comptables professionnels, la proximité ou au contraire l’éloignement des lieux de formation à la comptabilité et aux affaires, constituent d’autres clivages majeurs. La nature de la société intervient aussi puisque les exigences du fisc ne sont pas les mêmes pour les sociétés de personnes et pour les sociétés de capitaux. L’implantation dans un tissu économique dynamique peut constituer un antidote aux réticences auxquelles pourrait inciter la mono activité. La présence d’organisations patronales ou de personnalités favorables au changement, intégrée à des réseaux modernisateurs, comme celui des Jeunes patrons à la fin des années 1930 ou 1940 par exemple, favorisent la diffusion de nouvelles pratiques.
24Au terme de cette étude, il paraît impossible d’établir un portrait type de l’entreprise ou du secteur favorable ou défavorable à la normalisation. Les archives examinées montrent bien que les différences de comportement entre les grandes et les petites entreprises peuvent être fortement atténuées par la présence d’organisations patronales dynamiques. La richesse du fonds documentaire de la chambre de commerce de Marseille, ou bien de celle de Tourcoing dont l’exploitation est en cours, sur les méthodes de la comptabilité privée révèle leurs efforts pour faciliter les démarches des entrepreneurs locaux. Les services offerts par ces chambres, ou bien par des syndicats professionnels comme celui des brasseurs ou de la laine, pallient ainsi les inconvénients de la taille. Les petites entreprises qui y recourent n’emploient pas forcément des règles normalisées, mais les comptabilités qu’elles établissent dépassent le simple comptage des recettes. En revanche, lorsque les soutiens font défaut, dans les régions moins industrialisées comme celles du Centre ou de l’Ouest, les petites entreprises ne sont pas incitées à l’effort. Comme le montre la géographie du poujadisme, ces entreprises résisteront souvent à l’impôt, dont elles n’évaluent pas les effets18. Les foyers du poujadisme sont bien ceux des résistances à « la France des chiffres ». Le CNPF et l’inspection des Finances ne s’y trompent pas lorsqu’ils l’interprètent comme un combat d’arrière-garde.
25L’organisation patronale compte parmi les piliers essentiels du changement de mentalité nécessaire à la diffusion des règles comptables harmonisées19. Le rôle des chambres de commerces, celui de la Fédération des associations régionales à partir des années 1930 ou celui du Conseil national du commerce et de la CGPME serait à examiner beaucoup plus en détail sur ce plan. L’étude n’est pas complètement parvenue à rendre compte de la diversité patronale ni à dégager des lignes de force qui traversent ces organisations, ce qui constitue un problème de fond. La définition de la stratégie et des positions des organisations patronales prises en compte, l’influence respective des fédérations et des groupements de la CGPF ou du CNPF par exemple, le poids de fortes personnalités dans les décisions, ou encore les tensions internes aux organisations secondaires n’ont pas été suffisamment détaillés. Les débats internes à ces organisations sont peu éclairés par les sources disponibles qui gomment le plus souvent les tensions.
26Nous avons néanmoins constaté que la normalisation comptable, et plus largement l’information économique sur l’entreprise, étaient en débat au sein des organisations patronales. On a aussi montré que les questions de la réglementation comptable ou de la fiscalité occupaient une place croissante dans la propagande patronale, et qu’elles constituaient même pour ces organisations des moyens efficaces de s’imposer parmi les forces sociales et politiques. L’examen de la presse patronale, celui des bulletins patronaux et des publications sous influence, comme le Bulletin quotidien ou La vie industrielle, reste à approfondir pour distinguer plus finement les arguments favorables à la normalisation et ceux qui s’y opposent. Cet examen permettrait sans doute de préciser à quel moment les positions patronales se diversifient et quelles sont les forces qui poussent à cette diversification. Il convient en effet de savoir pourquoi et comment la défense de l’autonomie comptable de l’entreprise qui rallie l’ensemble des organisations au début de la période examinée, perd des partisans à mesure de la croissance économique et de la concentration.
27La distinction entre « les fiscalement faibles » et « les fiscalement forts », toujours vivace dans les années 1950, est imposée par une administration fiscale qui fait le tri entre les contribuables et qui choisit de concentrer les contrôles sur les titulaires des bénéfices les plus élevés. Elle n’est pas critiquée par les principales organisations patronales qui l’ont reconnue depuis longtemps. Ce dualisme fiscal conduit pourtant à un système économique défavorable à la rentabilité et à l’équité fiscale et qui ne sert pas la croissance. Il confirme le véritable hiatus existant entre les élites économiques et politiques et l’essentiel du tissu productif, composé de petits et de moyens entrepreneurs. Ce dualisme apparaît comme le résultat d’un accord tacite entre les intérêts du fisc et ceux des grands producteurs, qui acceptent de renoncer en partie à l’autonomie comptable en échange des commandes de l’état et de facilités fiscales. Il leur permet aussi d’échapper aux pratiques souvent jugées vexatoires de négociation du forfait. Ainsi, l’alliance entre les secteurs conscients des attraits de la normalisation et qui sont représentés par le CNPF, les administrations financières et fiscales et les titulaires du pouvoir politique, gouvernants et parlementaires, autour de l’idée d’une comptabilité générale négociée et diffusée progressivement aboutit au décalage français déjà évoqué. La lenteur de la généralisation du plan comptable convient aux experts comptables de l’Ordre, qui peuvent imposer leur monopole tout en restant malthusiens, aux représentants des grandes directions économiques, financières et fiscales et à ceux des confédérations patronales qui gardent la maîtrise de l’évolution. Les débats sur la comptabilité privée sont concentrés dans les mains d’une élite technicienne et économique sous l’égide de l’état. L’étude de la normalisation comptable éclaire les relations entre les élites économiques et politiques et les entreprises. Elle retrace celle de la lente reconnaissance de la nécessité de la technique comptable par ces élites et de sa greffe réglementaire dans le tissu productif français attestant des particularités structurelles de l’économie nationale. Faisant ressortir les profondes disparités entre les secteurs d’activité et l’émiettement du tissu productif, qui expliquent l’importance du rôle des organisations patronales régionales ou sectorielles comme intermédiaires entre les entreprises, la profession des comptables et le fisc, l’étude souligne également le retard de la formation technique et économique française, les spécificités de l’appareil culturel et humain de l’administration et les vives réticences de l’industrie et du commerce face à l’emprise de l’état.
28Le champ d’investigations ouvert par cette recherche est vaste puisqu’il fait ressortir, sans l’expliciter complètement, la relation spécifique des dirigeants politiques et économiques français et de la technique comptable, et par conséquent leur conception d’une information économique établie à partir des données de l’entreprise privée. Ces questions recoupent plus largement celles de la démocratie économique et sociale.
Notes de bas de page
1 Nous avons constaté combien la question de la diffusion de pratiques comptables homogènes bousculait l’ensemble des structures de l’état. Les Régies fiscales, qui comptent parmi les institutions les plus anciennes, sont les premières touchées par le bouleversement provoqué par l’introduction du principe déclaratif qui les oblige à modifier radicalement leurs habitudes antérieures d’organisation des tâches et de répartition des fonctions. Elles sont donc les avant-gardes de la puissance publique directement impliquées dans le processus de normalisation comptable. Les plus hautes instances ministérielles et les directions économiques et financières, mais aussi les parlementaires, sont également concernés lorsqu’il leur faut définir les adaptations nécessaires et les imposer. Le renforcement du pouvoir des services du contrôle fiscal, celui du poids des experts disposant de connaissances sur la comptabilité privée et le rôle des différentes commissions chargées du plan comptable progressivement ouvertes aux représentants des organisations professionnelles témoignent de l’impact de cette question sur les pratiques antérieures. Plus largement, et contrairement à la planification ou à la comptabilité nationale des années 1950 qui s’appuient sur de nouvelles équipes installées à la périphérie des grandes directions, le développement de « la France du chiffre » exige une mutation en profondeur de tout l’appareil d’état dont les contours restent à approfondir. Cette histoire est donc aussi celle du pouvoir et du savoir, le pouvoir de l’État étant fondé sur l’expertise et sur la contrainte légale, elle doit être approfondie.
2 Un travail mené avec Luc Marco et Samuel Sponem sur l’histoire de l’Institut des techniques comptables du CNAM par exemple devrait prolonger cette approche avant d’explorer les archives du centre de formation aux affaires de la chambre de commerce de Paris.
3 Les rivalités et les tensions générées par l’implantation ou le développement de services comptables entre le personnel de direction et les ingénieurs, qui se sentent alors dépossédés d’une partie de leur pouvoir par des comptables dont ils maîtrisent mal les techniques, seraient à étudier à partir de quelques cas afin de préciser l’origine et les critères de la hiérarchisation des fonctions dans l’entreprise.
4 Notons que l’opposition entre deux conceptions de la comptabilité, l’une cantonnée au rôle d’enregistrement et l’autre destinée à employer au mieux les ressources disponibles (gestion) provoque des tensions durables à partir de l’implantation des services de gestion dans les grandes entreprises. Comme l’indique Nicolas Berland, « Consultants, innovation de gestion et contrôle budgétaire : le cas de Pechiney et de Saint-Gobain entre 1929 et 1960 », Actes de la troisième journée d’histoire de l’AFC : Hommes, savoirs…, Nantes, Presses de l’université de Nantes, 1997, op. cit. : « Si l’introduction du contrôle budgétaire par recours au cabinet conseil Clark White en 1933 ne suscite pas de résistance au siège au moins, mais une certaine indifférence, il n’en va pas de même en 1948 lorsque Benoit pense confier le contrôle budgétaire au service comptable qui lui est fortement hostile. En 1956, il reproche au service comptable d’avoir des procédures trop chères, trop lentes et qui ne mettent pas en évidence les causes des gaspillages alors que leur mission consiste à préparer les décisions, contrôler leur exécution et assurer une meilleure information. Il est indispensable selon lui de distinguer alors deux fonctions, celle de comptable centré sur des préoccupations traditionnelles et celle de contrôleur qui aura pour tâche de déterminer un programme idéal de gestion. Ces deux logiques de comptabilité sont incompatibles au sein d’une même fonction », p. 129-148. Une question qui incite à s’interroger sur les vertus modernisatrices de la comptabilité privée…
5 CAEF B 51 174. CNC (1970). Révision du plan comptable général (1968-1970). Note sur la révision du plan comptable, 20 octobre 1969. Participation et comptabilité, note de Lauzel, vice-président du CNC, mai 1969.
6 Cette histoire est à la fois celle de la progression des connaissances et de la compréhension, voire de la capacité d’encadrer, l’évolution des structures et de l’activité économique et celle de l’amélioration des techniques de camouflage, de dissimulation et de trucage qui visent à contourner les réglementations et qui limitent ou qui faussent les progrès de la connaissance et de la compréhension.
7 Les « temps forts de la normalisation comptables » sont les mêmes que ceux de la statistique publique : Alain Desrosières, Jacques Mairesse, Michel Volle, « Les temps forts de l’histoire de la statistique française », Économie et Statistique, no 83, novembre 1976, p. 19-28 ; B. Touchelay, « La diffusion des normes comptables homogènes et le développement de la statistique publique française : une lenteur partagée », Courrier des statistiques, no 1-2-3, janvier-avril 2008, p. 19-23.
8 B. Touchelay, « D’une sortie de guerre à l’autre : de l’impôt sur les bénéfices de guerre (1916) à la confiscation des profits illicites (1944-1945), l’état a-t-il appris à compter ? », dans M. Bergère (dir.), L’épuration économique en France à la Libération, Rennes, PUR, 2008, p. 33-50.
9 Une même ouverture au dialogue se retrouve dans les premiers temps de la reconstruction entre 1944 et 1946. La création du CNPF en 1946-1947, qui représente un nouvel interlocuteur des pouvoirs publics auprès des grandes entreprises, puis la réforme de la DGI en 1948 favorisent le dialogue entre les représentants des salariés, des patrons et de l’état et atténuent ainsi les obstacles aux réformes.
10 B. Colasse, P. Standish, « De la réforme 1996-1998 du dispositif français… », art. cit., p. 13. Dans une intervention au cours d’une conférence à Hammamet sur les crises financières en juillet 2009 (1st Mediterranean Critical Studies in Accounting and Finance Conference – Tunisie), Bernard Colasse caractérise cette normalisation par une organisation collégiale, démocratique et très peu coercitive (les décisions passant par des arrêtés d’approbation) sous la tutelle de l’état. Il précise que cette organisation se met en place à la fin des années 1950. Je suggérerais d’avancer cette date d’une dizaine d’années.
11 B. Colasse, « La régulation comptable… », op. cit., p. 39.
12 Le décret no 65-968 du 28 octobre 1965 impose un schéma de détermination du bénéfice imposable se référant au plan comptable général.
13 Aux États-Unis il date de la création par la loi de la Securities and Exchange Commission en 1933, la commission des opérations de bourse américaine, qui reçoit le pouvoir de normaliser qu’elle délègue à la profession comptable libérale, en se réservant le droit de refuser éventuellement ses normes.
14 A. Fortin, The evolution of French accounting…, doctorat op. cit.
15 L. Le Van-Lemesle, Le juste ou le riche…, ouvr. cit.
16 R. Boulat, Jean Fourastié, un expert…, ouvr. cit.
17 La structure germanique et l’évolution du mode de comptabilité dans les départements d’Alsace et de Moselle, annexés par l’Allemagne avant 1914, puis réannexés d’office entre juin 1940 et décembre 1944, pourrait constituer un sujet d’études à partir de l’examen des archives de la chambre de commerce de Strasbourg et des archives départementales. Cette source n’a pas encore été explorée.
18 Les liens entre le mouvement Poujade, les effectifs des forfaitaires, et la diffusion du plan comptable normalisé sont à établir avec plus de précisions. L’examen des archives de Savigny-le-Temple et celui de la presse pourraient servir à clarifier ces aspects.
19 Les relations entre la CGPME, le mouvement Poujade et la normalisation sont aussi à préciser. Il convient en particulier de se demander dans quelle mesure la CGPME de Léon Gingembre, qui regroupe les insatisfaits, hostiles à toute forme de changement, et qui encourage un mécontentement latent n’a pas été l’antichambre du poujadisme.
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