Conclusion de la quatrième partie
p. 309-310
Texte intégral
La comptabilité privée au service du gouvernement des hommes et de la direction des entreprises ?
1Pendant la période qui sépare l’expérience Pinay de la fin de la IVe République, la question fiscale est prégnante et la comptabilité privée lui est liée. Les gouvernements tentent la concertation pour améliorer durablement le système. La commission Loriot et le comité Abelin marquent la reconnaissance de nouveaux acteurs, parties prenantes des discussions : les experts comptables et les comptables agréés et les agents des Contributions directes. L’amnistie accordée vise ensuite à établir des relations moins conflictuelles entre les firmes et le fisc. La normalisation des comptabilités des entreprises fait partie des instruments de la réforme. La tentative du gouvernement Pinay, puis les choix effectués par Mendès France et par Mollet au terme de la IVe République, favorisent « la France des chiffres » en incitant à une diffusion progressive des normes comptables, plus généralement à une amélioration des informations quantifiées disponibles. La planification et la comptabilité nationale se développent parallèlement à la statistique publique et aux travaux des commissions chargées de définir les règles de la comptabilité privée. Le passage à la Ve République marque une accélération très nette du rythme des changements et du développement des outils quantifiés. L’information devient le maître mot de la croissance maîtrisée.
2Ces changements suscitent d’importants conflits d’intérêt entre les organisations patronales, selon qu’elles représentent de petites et moyennes affaires, ou des branches industrielles ou commerciales concentrées. La CGPME et le CNPF défendent clairement des positions distinctes. Le clivage séparant les forfaitaires représentés par la première confédération, des entreprises imposées au bénéfice réel représentées par la seconde, est reconnu par ces organisations et par leurs partenaires. En germe depuis la définition du forfait dans les années 1920, la coupure entre deux pans de l’économie nationale se retrouve dans la définition de deux types de politiques fiscales et conduit à concentrer les contrôles sur les plus grandes affaires. Ce dualisme fiscal explique la persistance de deux attitudes distinctes des entreprises à l’égard de la comptabilité, et par conséquent à l’égard de la croissance. Avec l’arrêt de l’inflation, qui correspond à l’investiture de Pinay, les petites entreprises se sentent étouffées par le fisc et par la concurrence et beaucoup ne doivent leur survie qu’à la fraude, facilitée par le sans-facture. Chaque renégociation du forfait constitue pour elles une échéance dramatique. Ces entreprises ne se projettent pas dans l’avenir. Lorsque la fraude devient difficile, elles engagent un mouvement de protestation qui conduit au poujadisme. A contrario, les plus grandes firmes adoptent un comportement tourné vers la croissance. Elles réclament des dégrèvements fiscaux pour leurs investissements et leurs exportations. Tournées vers l’avenir, ces entreprises disposent de dirigeants mieux formés que leurs prédécesseurs, plus au fait des pratiques comptables et cherchant à éviter les contentieux avec le fisc. Leurs comptabilités sont souvent normalisées parce que leurs entreprises bénéficient d’avantages spécifiques. La politique fiscale de la période les favorise en faisant du CNPF l’interlocuteur privilégié des différentes commissions et comités consacrés aux questions comptables et fiscales. Ainsi, en excluant l’investissement de la nouvelle taxe à la valeur ajoutée, le gouvernement soutient ouvertement l’expansion et ses moteurs, qui sont les plus grandes firmes. La dénonciation systématique de la pression fiscale est aussi ancienne que l’impôt lui-même et elle ne suffit pas à unifier ce front patronal. La césure est confirmée au début de la Ve République avec la loi de finances de décembre 1958, puis avec le décret de 1962 qui envisage une généralisation du plan comptable dans les cinq ans en écartant les forfaitaires et les artisans fiscaux. La régulation comptable va donc se faire en laissant les petites entreprises en chemin. La décision de généraliser le plan comptable renforce donc autant qu’elle affaiblit les organisations patronales fédérales. Elle les renforce, puisqu’elle en fait des intermédiaires incontournables pour adapter ses règles aux différentes professions, mais elle les affaiblit aussi, parce qu’elle laisse de côté une partie des entreprises qu’elles sont censées représenter. Contrairement aux espoirs caressés par les adeptes de l’économie transparente en 1936, et malgré la concertation, le développement de l’information économique est bien loin d’avoir atténué les disparités sociales et politiques. Engagée dans la voie de la normalisation, la comptabilité des entreprises correspond néanmoins davantage aux besoins de l’encadrement économique et à ceux des activités privées que quarante ans auparavant, lorsque ni l’État, ni les représentants des entreprises, ni ceux des professionnels de la comptabilité ne l’envisageaient.
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