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Préface

p. 9-13


Texte intégral

1Les archives comptables, quelle que soit la nature de l’entité dont elles émanent, constituent une source de tout premier ordre pour les historiens et nombreux sont ceux qui y ont eu recours, toutes périodes et thématiques confondues. Plus rares sont ceux qui se sont intéressés à la comptabilité elle-même – technique ingrate et dénuée du moindre prestige –, aux hommes qui l’ont façonnée et utilisée et surtout aux rôles qu’elle a joués dans l’évolution des économies et des sociétés. Depuis plusieurs années cependant, on perçoit, de la part des historiens, un intérêt croissant pour cet objet, de prime abord peu attirant1. Cet intérêt fait écho à l’essor parallèle des travaux à caractère historique dans le milieu de la recherche en sciences de gestion. Il se nourrit de la richesse de rencontres interdisciplinaires de plus en plus nombreuses et, dorénavant, de collaborations fructueuses entre spécialistes des deux disciplines.

2Béatrice Touchelay est particulièrement impliquée dans cette démarche. Avec huit communications entre 2000 et 2011, sa participation aux Journées d’histoire de la comptabilité et du management en témoigne abondamment. On ne s’étonnera guère dès lors qu’elle apporte aujourd’hui une contribution d’envergure à la connaissance de l’histoire de la comptabilité et, plus généralement, de l’histoire contemporaine de la France. On pourrait certes regretter qu’un spécialiste des sciences de gestion n’ai pas entrepris une telle recherche, même si quelques-uns ont déjà approché certains aspects du sujet, mais il ne l’aurait évidemment pas abordée et menée de la même façon. C’est tout l’intérêt d’avoir aujourd’hui, grâce à Béatrice Touchelay, une étude aussi fouillée et documentée sur un sujet aussi vaste. Son expérience et son regard d’historienne de l’appareil statistique d’État ont fait qu’elle a su situer dans une perspective économique et politique élargie des questions souvent considérées comme relevant du seul domaine de la décision microéconomique.

3On oublie parfois que l’histoire des techniques comptables et celle de l’État sont intimement liées, même avant que celui-ci ait commencé à s’intéresser de près à la comptabilité privée. Les outils et procédures comptables ont joué en effet un rôle déterminant dans la construction de l’État moderne et l’établissement d’un régime de démocratie parlementaire. Deux réformes fondamentales des finances publiques, réalisées au début du XIXe siècle, ont joué en ce sens. La première a accompagné et rendu possible la mise en place d’un système efficace de collecte des impôts, en substituant une collecte centralisée et fonctionnarisée à la collecte privatisée et décentralisée de l’Ancien régime. Cette amélioration a été rendue possible par des perfectionnements décisifs des mécanismes de contrôle comptable, dont l’adoption, sous Napoléon, de la comptabilité en partie double, quasi ignorée jusque-là des comptables publics. La seconde a été l’organisation du contrôle parlementaire sur les dépenses publiques par l’adoption de règles budgétaires et, là encore, par l’élaboration de dispositifs de surveillance. La publication, en 1838, du Règlement général de la comptabilité publique marque l’aboutissement de cette phase décisive.

4Cependant, si l’État est désormais doté d’un appareil efficace de collecte des impôts, l’augmentation des dépenses militaires qui intervient au début du XXe siècle rend bientôt nécessaire une modification profonde de la fiscalité. Il entreprend alors de réduire la part des impôts indirects et de réformer la fiscalité directe, afin d’introduire davantage d’équité dans la répartition d’une charge fiscale croissante. Cette volonté se traduit par la substitution d’un impôt sur le revenu aux « quatre vieilles » durant la Première guerre mondiale. Le recouvrement du nouvel impôt, qui porte entre autres revenus sur les bénéfices industriels et commerciaux, va conduire l’État à se préoccuper des questions de comptabilité des entreprises, alors qu’il ne leur avait prêté jusque-là qu’une attention modérée.

5On peut en effet considérer qu’au début du XXe siècle, malgré une longue tradition interventionniste, la France est l’un des pays européens les plus libéraux en matière comptable. On trouvait bien quelques prescriptions relatives à la comptabilité dans l’Ordonnance du commerce de 1673, reprises dans le Code de commerce de 1807, mais elles se limitaient à l’obligation d’enregistrer quotidiennement les opérations réalisées et de dresser périodiquement un inventaire des actifs et passifs de l’entreprise. De fait, c’est par le biais de la définition de deux nouveaux types de sociétés – société anonyme et société en commandite par actions – que le Code de commerce va influencer l’avenir de la comptabilité, même si leurs obligations comptables initiales ne différaient pas de celles de l’entrepreneur individuel. Les lois sur les sociétés de 1863 et 1867 imposent aux sociétés de capitaux de faire examiner leurs comptes par un ou plusieurs commissaires, actionnaires ou non, et de présenter chaque année l’inventaire, le bilan et le compte de profits et pertes, assortis du rapport des commissaires, à l’assemblée générale des actionnaires. Cependant, ces textes ne disent rien de la forme et du contenu de ces documents et laissent la question des méthodes comptables à l’entière discrétion des dirigeants.

6Ceux-ci ont à leur disposition des méthodes et des règles comptables ayant plus de cinq siècles d’histoire, se retrouvant d’une entreprise à une autre et d’un pays à un autre, véhiculées par une littérature technique abondante. Seulement la marge de liberté laissée aux entreprises, en matière d’évaluation des actifs, d’amortissements et de constitution de provisions, comme en termes de présentation des états financiers, autorise de fait toutes les manipulations. Certes, à partir de la fin du XIXe siècle, quelques auteurs, comptables et juristes, énoncent divers principes de nature à ce que bilans et comptes de profits et pertes ne fournissent pas des informations trop fantaisistes. Bientôt, les jurisprudences consulaires et pénales viennent consacrer certains de ces principes. Pour autant, en l’absence de réglementation contraignante, les pratiques frauduleuses perdurent et les scandales financiers se succèdent. Des voix s’élèvent alors pour réclamer une unification de la présentation des bilans et des modes d’évaluation, dans le but d’assurer la protection de l’épargne publique. Mais l’État et le Parlement restent sourds à ces requêtes. Le patronat y est farouchement opposé et le libéralisme est devenu la doctrine économique dominante : rien ne doit venir troubler le libre jeu de la concurrence et toucher au sacro-saint secret des affaires. En outre, la profession comptable est bien trop faible pour faire entendre sa voix ; commençant à peine à se structurer elle ne bénéficie d’aucune reconnaissance, tant de la part de l’État que des milieux économiques. Malgré bien d’autres scandales, il faudra attendre le milieu des années trente pour que l’État se décide à légiférer en matière comptable.

7C’est donc indirectement que l’État commence à intervenir sur la comptabilité, en raison de sa nouvelle position d’ayant droit aux bénéfice, du fait de l’instauration de l’impôt sur le revenu et de la mise en place d’une contribution exceptionnelle sur les bénéfices de guerre. De fait, le rendement de ces impôts, assis sur les résultats déclarés par les contribuables à partir de leurs comptabilités, est désormais dépendant des méthodes d’évaluation et de calcul des bénéfices. C’est là le point de départ du magistral récit que nous offre Béatrice Touchelay. À la défiance réciproque du départ, lorsque la préoccupation fiscale de l’administration domine face à un patronat singulièrement rétif, succède après la Seconde guerre une phase de coopération bien comprise, malgré les résistances des représentants des petites et moyennes entreprises. Entre-temps, trois faits déterminants sont intervenus durant le conflit : l’élaboration d’une première mouture de plan comptable général, la création de l’ordre des experts comptables et la mise en place de la statistique nationale. Le récit s’achève avec le décret de 1965 qui établit une liaison formelle entre la détermination du bénéfice fiscal et le plan comptable général. Peu de temps après, les statisticiens de l’Insee obtiendront l’accès aux données des déclarations de revenus, données élaborées sur la base des catégories du Plan comptable. Le chiffre comptable privé devient alors la donnée de base de la construction des agrégats de la comptabilité nationale, dont la vocation est d’éclairer les choix de politique économique.

8De cette histoire, divers épisodes étaient connus grâce à plusieurs travaux, principalement menés par des gestionnaires et d’ailleurs cités tout au long de ce livre, mais connus de façon fragmentaire. Nombre de points restaient obscurs, le rôle de certains protagonistes, hommes et institutions, était ignoré ou sous estimé. Les positions et actions des uns et des autres avaient souvent été étudiées isolément, sans que la dynamique de leurs interactions soit clairement perçue. Désormais, tout un ensemble de faits relatifs aux évolutions respectives de la comptabilité, de la fiscalité et de la statistique publique se trouvent reliés et mis en perspective sur une période d’un demi-siècle. Mettant en scène une multiplicité d’acteurs – administration fiscale, organisations patronales, institutions de promotion de la rationalisation, tels le CNOF et la Cégos, professions comptables, hommes politiques –, l’historienne retrace un demi-siècle de confrontations entre la « France des mots » et la « France des chiffres ». La réussite de cette dernière est le fruit des efforts d’une « nébuleuse calculatrice » plurielle, au sein de laquelle, malgré la diversité des préoccupations et des approches, les points de convergence finissent par l’emporter sur les désaccords.

9Fruit d’une recherche de longue haleine, comme il est hélas rare qu’il en soit menée en sciences de gestion, où la pression à la publication conduit à privilégier les travaux ponctuels, cet ouvrage est destiné à devenir une référence. La multiplicité des sources, la profondeur des investigations et l’abondance de la bibliographie en font un instrument de travail qui sera précieux aux chercheurs. Sa lecture éclairera tant ces derniers que les professionnels de la comptabilité, auxquels il permettra de découvrir et comprendre leur histoire et de situer le rôle de leur discipline dans un cadre plus large que celui auquel il est de coutume de se référer en la matière. Enfin, relevant à la fois de l’histoire économique, de l’histoire politique, de l’histoire sociale et de l’histoire des techniques, il intéressera tout lecteur soucieux d’appréhender un aspect essentiel et cependant mal connu de la vie des entreprises et de leurs relations avec l’État.

10Mais l’histoire bien comprise est aussi celle qui conduit à s’interroger sur le présent. Or les événements que Béatrice Touchelay retrace et analyse datent d’une époque au cours de laquelle certains des hommes appelés à servir l’État et la collectivité, élus ou fonctionnaires, s’étaient mis à croire en la possibilité d’agir sur l’économie. Pour eux, la normalisation comptable et la construction de la comptabilité nationale s’inscrivaient dans un projet plus vaste de coordination de l’économie et de transformation de l’entreprise. Les temps ont singulièrement changé ! Déléguée à une organisation privée et exclue du champ du débat démocratique, la normalisation comptable est aujourd’hui mise au service d’une toute autre conception de l’économie. L’unique objectif qui lui est assigné est de permettre la comparabilité des entreprises sur le marché financier, en faisant abstraction des cadres nationaux pour se fonder sur une approche économique conçue comme universelle. Considérées comme de simples « actifs » de rapport, les entreprises sont achetées et revendues à l’aune de leur rentabilité immédiate, indépendamment de toute autre considération et notamment de l’impact de leurs activités sur leur environnement socio-économique. L’État lui-même, sous l’influence du New Public Management, a entrepris d’aligner à terme sa propre comptabilité sur le modèle du secteur privé, sans vraiment mesurer les implications d’un tel choix.

11L’actuelle « France des chiffres » est donc bien différente de celle qu’évoque Béatrice Touchelay ! Alors même que, dans l’entreprise, les effets délétères et contre productifs du « management par les chiffres » sont patents, celui-ci continue d’envahir toutes les sphères de l’activité humaine. L’exercice du jugement critique semble oublié au profit de la seule prise en compte d’indicateurs chiffrés ; y compris dans l’Université, elle aussi victime du mirage de leur apparente scientificité. Or, ainsi que le rappelle Alain Supiot : « à la différence de la métrologie scientifique, qui vise à représenter une réalité qui est indépendante du géomètre et lui préexiste, les catégories comptables ou statistiques inventent les catégories qu’elles décrivent, en recourant à des conventions d’équivalence, qui consistent à rapporter à une même quantité des situations qualitativement différentes. Le risque est alors celui du fétichisme du signe, qui, prenant le nombre pour la chose même, expose aux mirages de la quantification et oriente l’action vers l’amélioration de scores statistiques ou comptables de plus en plus déconnectés des réalités2. » Sans doute le moment est-il venu de tenter de remettre des mots devant les chiffres et de faire en sorte que l’on cesse de confondre les moyens et les finalités. La lecture du présent ouvrage ne peut que contribuer à nourrir la réflexion en ce sens.

Notes de bas de page

1 La création, en décembre 2010, de Comptabilité (s), revue d’histoire des comptabilités (http://comptabilites.revues.org), par un groupe d’historiens lillois, en est un indice patent !

2 Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché total, Paris, Le Seuil, 2010, p. 126.

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