Exhibitions rituelles
p. 119-124
Texte intégral
1Dans l’Antiquité, comme en d’autres temps, les fêtes sont l’occasion de manifestations variées qui tranchent sur l’ordre commun de la vie quotidienne. Ces excès, autorisés par la licence festive, comprennent en particulier des moqueries en tout genre et un érotisme affiché qui se distingue de la décence que la plupart des cultures, malgré leur diversité, recommandent dans la vie publique. Cet érotisme festif se traduit d’ordinaire par des propos obscènes et par des exhibitions de représentations des organes sexuels, en terre cuite ou sous forme de pains et de pâtisseries. Beaucoup plus rarement la licence festive va, de la part de certains acteurs, jusqu’à l’exhibition de parties du corps d’ordinaire cachées au regard. De telles exhibitions sont aussi attestées en contexte funéraire.
2Je propose de revenir sur quelques attestations de ces exhibitions rituelles dans la littérature gréco-latine et dans la Méditerranée moderne (Grèce, Sardaigne) pour tenter d’en comprendre les diverses significations.
3Dans le livre II de ses Histoires, consacré à la civilisation égyptienne, Hérodote décrit ce qu’il présente comme la fête principale des Égyptiens, se déroulant à Boubastis, dans le delta du Nil, en l’honneur d’Artémis. La déesse assimilée par les Grecs à Artémis est Bastet, la déesse à tête de chat, et Boubastis est en égyptien Pi-Bastet « la maison de Bastet », aujourd’hui Tell-Basta.
« Lorsqu’ils se transportent à Boubastis, ils agissent comme suit. Ils naviguent hommes et femmes ensemble, chaque barque portant un grand nombre de personnes des deux sexes ; des femmes, les unes ont des crotales et en jouent ; des hommes, certains jouent de la flûte (auleousi) pendant tout le trajet ; le reste des femmes et des hommes chante et bat des mains. Et chaque fois qu’au cours de leur navigation ils passent à la hauteur d’une autre ville, ils approchent leur barque tout auprès de la rive, et voici ce qu’ils font : tandis qu’une partie des femmes continue de faire ce que j’ai dit, d’autres à grands cris brocardent (tôthazousi) les femmes de la ville, d’autres dansent, d’autres se mettent debout et retroussent leur robe (anasyrontai) ; autant en font-ils en passant le long de toutes les villes qui sont au bord du fleuve.
Arrivés à Boubastis, ils célèbrent la fête en offrant de grands sacrifices, et il est dépensé durant cette fête plus de vin de raisin que pendant tout le reste de l’année. Le nombre des personnes qui se réunissent là, tant hommes que femmes sans compter les enfants, atteint jusqu’à soixante-dix myriades, au dire des gens du pays1. »
4Dans son récent commentaire à ce passage, Alan B. Lloyd nous apprend que le culte de Bastet pouvait comporter des éléments rapprochant cette déesse d’Hathor, déesse de l’amour et de l’ivresse, ce qui explique bien l’atmosphère de la fête de Boubastis. Mais pour les brocards il se contente de parler de « fonction apotropaïque » et pour « l’exhibition des pudenda », il parle d’acte rituel visant probablement à conférer la fertilité aux personnes et à la terre sur les berges du fleuve2. Il ne s’agit nullement de nier l’importance des gestes apotropaïques et des rites de fertilité dans la vie des peuples : nous en verrons d’ailleurs sous peu une certaine forme dans des rites de deuil. Mais dans le cas de la fête à Boubastis cette optique ne semble pas s’imposer. On a plutôt apparemment affaire à des manifestations de type carnavalesque et ludique où dominent la raillerie et l’obscénité festives.
5En fait on trouve dans la littérature grecque ancienne un texte admirable du philosophe néo-platonicien Jamblique sur les diverses significations des obscénités rituelles. À propos de ces dernières, dans l’ouvrage intitulé Sur les mystères d’Égypte, il émet d’abord la pensée qu’elles visent la fécondité car elles peuvent être accompagnées d’images phalliques qui sont un symbole du pouvoir générateur. Puis il songe à une autre explication qui mérite d’être citée assez longuement :
« Quand les puissances des passions (pathêmatôn) humaines qui sont en nous sont contenues de toutes parts, elles deviennent plus fortes ; mais si on les exerce selon une activité brève et dans certaines limites, elles jouissent modérément et se satisfont ; après quoi, purifiées (kathairomenai), elles s’apaisent par persuasion et sans violence. C’est pourquoi, à contempler dans la comédie et la tragédie les passions (pathê) d’autrui, nous stabilisons les nôtres, les modérons et les purifions (apokathairomen) ; et au cours des rites (en tois hierois), par le spectacle et l’audition des obscénités (tôn aischrôn), nous nous libérons du tort qu’elles nous causeraient si nous les pratiquions3. »
6Cette théorie bien connue de la katharsis, de la purification des passions, est pour l’essentiel d’origine aristotélicienne. Elle vise à contourner la condamnation portée par Platon sur la tragédie et la comédie, comme nous en informe un autre philosophe néo-platonicien, Proclus (412-485) dans son commentaire à la République de Platon4. Mais alors que Proclus ne parle que de la comédie et de la tragédie, Jamblique a le mérite de l’appliquer aussi aux obscénités rituelles. De nos jours on parle parfois de « soupape de sécurité » à propos de la licence festive, remplaçant par une métaphore thermo-dynamique la métaphore médicale des Anciens. Mais on voit que Jamblique, et sans doute déjà Aristote voire Héraclite, cité par Jamblique quelques lignes plus bas, avaient bien perçu l’essentiel : la licence festive permet en particulier une sorte de défoulement érotique en se livrant à des paroles ou des actes proscrits dans la vie ordinaire.
7Mais si l’on comprend intuitivement assez bien la valeur cathartique de l’érotisme festif, il peut paraître d’abord plus surprenant de trouver des manifestations semblables à l’occasion de cérémonies funéraires.
8Commençons ici encore par un texte d’Hérodote sur les coutumes égyptiennes. À la mort d’une personne de quelque considération, les femmes de la maison s’enduisent le visage de boue et errent à travers la ville en se frappant et en exhibant leurs seins (phainousai tous mazous)5. Hérodote semble présenter cette exhibition comme une curiosité égyptienne dont il n’y aurait pas l’équivalent dans le monde grec qu’il connaissait. Cette coutume est pourtant mieux attestée dans l’Antiquité que l’exhibition par des femmes de leur sexe lors de la fête à Boubastis.
9Le texte le plus parlant à cet égard se lit dans le Satiricon de Pétrone. Il s’agit du conte de la matrone d’Éphèse, bel exemple de l’humour érotique des nouvelles milésiennes. En voici les premières lignes :
« Il y avait à Éphèse une dame si renommée pour sa vertu que les femmes mêmes des pays voisins accouraient pour contempler cette merveille. Or cette dame, ayant perdu son mari, ne se contenta pas, suivant la mode ordinaire (vulgari more), de suivre le convoi avec les cheveux dénoués, ou de meurtrir son sein nu (nudatum pectus) sous le regard des assistants ; mais elle accompagna le défunt jusqu’en son dernier gîte, et, quand le corps eut été, à la manière grecque, déposé dans son caveau, elle voulut le garder et le pleurer jour et nuit6. »
10En fait, après s’être laissée dépérir pendant quelques jours, la veuve éplorée succombe au charme d’un jeune et beau légionnaire qui gardait les corps de bandits crucifiés à côté du caveau. Et tous deux en vinrent à faire l’amour dans ce caveau où elle pensait finir ses jours.
11Les rites de deuil évoqués en passant par Pétrone furent combattus par l’Église durant de longs siècles depuis l’Antiquité tardive jusqu’aux temps modernes7. C’est que ces rites eurent en effet la vie dure dans l’Europe chrétienne. Vers le milieu du XVIe siècle, le voyageur Pierre Belon put rapporter le trait suivant des coutumes funéraires grecques :
« S’il y a quelque belle femme en la ville où l’on pleure le trépassé, elle se sentira moult heureuse d’avoir trouvé l’occasion de montrer sa beauté, accompagnant les autres par la ville. Elles vont en troupe toutes échevelées et époitrinées, montrant leur belle charnure. En ces entrefaites les hommes s’y trouvent aussi, ayant au moins le plaisir de voir celle fois les femmes et les filles de leurs voisins bien à leur aise8. »
12Au début du XVIIIe siècle, soit un siècle et demi après Pierre Belon, un autre célèbre voyageur au Levant, Joseph Pitton de Tournefort, nous livre, pour l’île de Mélos, une description de ces coutumes qui, tout en ne mentionnant plus l’exhibition des seins, nous éclaire sur l’atmosphère de ces funérailles9.
13Les pleureuses à gage, nous dit-il, tout en chantant des élégies à la louange de la morte – la femme d’un des principaux de la ville – « apostrophaient de temps en temps la dame qui venait de mourir ; la scène nous parut singulière : “Te voilà bienheureuse, disaient-elles ; tu peux présentement te marier avec untel…”, et ce tel… était un ancien ami, que la chronique scandaleuse avait mis sur le compte de la morte ». Quelques lignes plus bas on peut lire : « Le mari suivait la bière, soutenu par deux personnes de considération qui tâchaient par bonnes raisons de l’empêcher d’expirer ; on disait pourtant tout bas que la défunte n’était morte que de chagrin… » Ou encore : « S’il y a un bel habit dans la ville, il paraît ce jour-là ; les amies et les parentes sont bien aises de se montrer, et ravies d’être vues avec leurs beaux atours, au lieu que parmi nous tout le monde se met en noir ; mais tout cela ne les empêche pas de gémir. » Enfin : « Sur le soir les parents envoyèrent de quoi souper au mari ; et allèrent le consoler en faisant la débauche avec lui. » On remarque une considérable différence de ton entre Hérodote d’une part, Belon et Tournefort d’autre part. Entre autres facteurs culturels, il est probable que le persiflage de nos deux Français renvoie au fait que, dans l’Europe latine, l’effort millénaire de l’Église a fini, au moins dans les classes supérieures, par transformer des rites de deuil immémoriaux. La Méditerranée ancienne ne connaît pas une telle fracture culturelle entre l’ouest et l’est, ou entre le nord et le sud. Et Hérodote, d’ailleurs plein de considération pour l’antique Égypte, se contente de signaler sans commentaire des usages susceptibles d’étonner le voyageur grec. Mais, malgré leur ton ironique, on peut, semble-t-il, retenir la valeur du témoignage de Belon et Tournefort.
14En effet, plus près de nous dans le temps et l’espace, on a pu faire état de coutumes fort semblables dans la Gallura, au nord de la Sardaigne, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Là aussi des propos moqueurs à l’égard du défunt (ou de la défunte) peuvent venir contrebalancer l’éloge obligatoire de la complainte funèbre. Et de façon plus surprenante encore une femme appelée la bouffonne (sa buffona en dialecte sarde) pouvait se livrer à une série d’obscénités telles que l’exhibition de son sexe10. Tout semble donc se passer comme si des éléments franchement carnavalesques – Tournefort emploie déjà le terme de « charivari » pour les funérailles qu’il décrit – pouvaient se rencontrer dans certaines cérémonies funéraires.
15Bien sûr cela ne veut pas dire pour autant que les coutumes grecques et sardes se réduisent à un carnaval ou un charivari. L’exhibition des seins ou du sexe semble bien renvoyer à une façon symbolique de nier la mort et le deuil en évoquant le monde d’éros par opposition à celui de thanatos. De façon plus immédiate, certaines sources font état de fornications commises durant les veillées funèbres11. On retrouve là d’une certaine façon un érotisme rituel dont le caractère génésique avait déjà été relevé par Jamblique.
16Remarquons encore que dans le Satiricon de Pétrone la matrone d’Éphèse passe aussi à sa façon du monde de la mort et du deuil à la vie et aux plaisirs de l’amour. Au même titre que des documents historiques ou ethnologiques, de tels textes littéraires nous permettent de jeter un coup d’œil sur les mystères de l’être humain.
17De façon différente, l’exhibition de la bouffonne sarde, tout en étant peut-être aussi un geste apotropaïque, prend place dans un contexte de licence festive marquée qui nous rapproche d’une fête de type carnavalesque comme la fête de Boubastis décrite par Hérodote. Mais dans cette fête manque la gravité de la confrontation avec la mort : les Égyptiennes, selon Hérodote, se retroussent en se moquant des femmes des autres villes ; leur geste semble plus ludique et plus léger que celui de la bouffonne sarde.
18Pour résumer en quelques mots, l’érotisme dans les divers textes cités prend une importance et une signification différentes à l’intérieur d’une « structure ouverte », d’un « ensemble symbolique polyvalent12 ». Il semble s’effacer, malgré le contre-exemple du Satiricon, dans un contexte funéraire non festif où les femmes s’enduisent le visage de boue, se meurtrissent les seins, s’arrachent les cheveux, se lacèrent le visage avec les ongles. Il peut avoir une valeur apotropaïque dans des contextes où l’enlaidissement du corps est moins marqué. Il peut enfin avoir une valeur carnavalesque de catharsis ludique dans certains contextes purement festifs ou dans certains contextes funéraires où le festif contrebalance l’aspect funéraire.
Notes de bas de page
1 Hérodote, II, 60 ; traduction Ph.-E. Legrand, Belles Lettres.
2 Erodoto, Le Storie, Libro II, L’Egitto, Introduzione, testo e commento a cura di Alan B. Lloyd, Fondazione Lorenzo Valla, Arnaldo Mondadori Editore, 1993.
3 Jamblique, Sur les Mystères d’Égypte, I, 11 ; traduit par Edouard des Places, Paris, Les Belles Lettres.
4 Proclus, Commentaire à la République de Platon, I, 42-51.
5 Hérodote, II, 85.
6 Pétrone, Satiricon, 111-112 ; trad. Alfred Ernout, Paris, Les Belles Lettres.
7 Voir à ce sujet Lanternari V., « Orgia sessuale e riti di ricupero nel culto dei morti », Studi e materiali di storia delle religioni, vol. 24-25, 1953-1954, p. 163-188 (163-165) ainsi que de Martino E., Morte e pianto rituale : dal lamento funebre antico al pianto di Maria, Torino, Boringhieri, 1975 (1re éd. 1958), p. 220-229. La raison de la condamnation de ces rites se lit chez Paul, I Thess., 4,13-14 : « 13. Nous voulons, frères, que vous n’ignoriez rien de ceux qui se sont endormis : il ne faut pas être tristes comme les autres, qui n’ont pas d’espérance ! 14. Car si nous croyons que Jésus est mort et ressuscité, c’est ainsi que Dieu mènera avec lui ceux qui se sont endormis par Jésus. »
8 Belon P., Voyage au Levant (1553), texte établi et présenté par Alexandra Merle, Paris, Chandeigne, 2001, p. 71.
9 Tournefort J. P. de, Voyage d’un botaniste. I. L’Archipel grec, introduction, notes et bibliographie de Stéphane Yerasimos, François Maspero/La Découverte, 1982, p. 135-136.
10 Voir à ce sujet la brève et lumineuse synthèse de Clara Gallini, « Le rire salvateur : rire, dérider, faire rire », dans Carnavals et mascarades, sous la direction de d’Ayala P.G. et Boiteux M., Paris, Bordas, 1988, p. 34-38. Comme le fait remarquer Clara Gallini à la fin de ce travail, de telles manifestations ont de nos jours disparu. Déjà dans les années 1970 les pleureuses et la bouffonne avaient cédé la place à de simples histoires drôles (barzelette), parfois obscènes, échangées lors de la veillée funéraire : voir à ce propos Mulas A., « L’ideologia della morte nelle cultura populare della Gallura (Sardegna) », Storia e Medicina Populare, vol. IV, n.o 3, 1986, p. 122-150 (135).
11 Lanternari V., op. cit., p. 165, cite à ce propos un concile de Londres en 1342. Il donne aussi des parallèles ethnologiques dont celui des Trobriandais de Malinowski B., La vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie, Payot, 2000 (1930), p. 190.
12 J’emprunte ces formules au travail cité de Clara Gallini.
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