Introduction
p. 261-267
Texte intégral
1La justice n’est pas une institution « surplombante » et extérieure aux sociétés rurales. Au siècle des Lumières, des juristes s’étaient posés des questions sur les modes de réparation et les formes de conciliation entre personnes physiques. Quelques-uns s’étaient ainsi intéressés à l’arbitrage permettant de régler les litiges de « toutes personnes raisonnables1 ». Dans les collectivités villageoises, des justiciables demandaient des arbitres, d’autres voulaient avoir recours à la Justice pour nuire à leurs ennemis, d’autres encore rejetaient toute action de la société globale et entendaient bien se faire justice elles-mêmes. Après la Révolution, quelques personnalités se font connaître car elles transforment la moindre vexation en affront funeste, et sont capables de donner aux discussions concernant des limites de propriété des allures de vociférations haineuses. Sans cesse, elles ont recours à la justice pour assouvir une rancœur personnelle. Mais l’accès à la justice ne relève pas seulement d’une action individuelle, elle relève aussi d’acteurs collectifs : familles, collectivités villageoises, autorités locales, coopératives, organisations syndicales. La troisième et dernière partie du présent ouvrage aborde les tactiques d’instrumentalisation et les procédés d’accommodement dans la longue durée, du XVIIIe siècle à nos jours.
2La justice est donc à de très nombreuses occasions ni évitée, ni contestée mais « instrumentalisée » à des fins personnelles, parfois assujettie à des stratégies collectives afin de faire perdurer des situations iniques. Ainsi dans l’Artois, les grandes fermes semblent avoir nouées une alliance afin de d’imposer un système social extrêmement contraignant. Les différends se règlent à l’intérieur de la « fermocratie » au moins jusqu’en 18482. D’autre fois, la justice est considérée comme une façon non pas de supprimer les conflits ou les litiges, mais de les étouffer. Il arrive encore que les autorités ne parviennent pas véritablement à s’imposer et font part de leur désarroi et de leur impuissance, notamment face aux rixes juvéniles. La Justice officielle est encore considérée, par les communautés villageoises, comme une sorte d’ennemi, menaçant de faire disparaître la société « traditionnelle » que chacun a connue depuis son enfance. En Gévaudan, l’unité sociale de base de la société est « l’oustal ». Chaque maisonnée repose sur une tradition qui perpétue un même lignage dans un même espace Dans cette société, seuls les aînés héritent de la totalité des biens, les cadets doivent travailler pour leur frère ou s’exiler, les filles sont dotées. Malgré la promulgation du Code civil en 1804 le système se maintient pendant plusieurs décennies3. Les actions en justice de la part des laissés pour compte du système sont pratiquement inexistantes. Ailleurs, en particulier dans le Limousin, elles sont très nombreuses, ce sont les hobereaux qui portent plaintes auprès des tribunaux de simple police contre les journaliers afin de s’assurer de la docilité des travailleurs de la terre et maintenir la paix sociale4. Dans la région de Morlaix, du XVIIIe au XIXe siècle c’est la justice civile, celle qui règle les litiges entre particuliers, qui est sollicitée. Ici le procès joue le rôle de régulateur dans la noblesse rurale à l’intérieur des groupes de parenté. Chaque procès est particulier mais atteste que les familles ont recours à un tiers extérieur pour régler les différends. Il existe par exemple une procédure qui court sur cinq générations pour obtenir le paiement d’une dot ; une autre a pour objet les transferts patrimoniaux entre une femme et ses trois époux successifs. À travers ces études de cas se pose bien sûr la question du sens de ces actions en justice et de leur portée dans les milieux nobiliaires5.
3Privilégier dans cette troisième partie la question de l’instrumentalisation et celle de l’accommodation, revient à saisir la diversité des situations, des rythmes, des logiques et des enjeux. Philippe Crémieu-Alcan donne ainsi un bel exemple d’évitement de la justice de la part des sociétés villageoises en Guyenne au XVIIIe siècle. L’époque et le contexte nécessitent quelques éclaircissements préalables. Dans les campagnes d’Ancien Régime existent, comme nous l’avons vu dans la deuxième partie du présent ouvrage, deux justices concurrentes : la justice seigneuriale et la justice du Roi. La première étant progressivement réduite par la seconde. Philippe Crémieu-Alcan analyse une délinquance particulière, celle dévolue depuis une ordonnance de 1669 aux maîtrises des Eaux et Forêts. La chasse, la pêche, les cours d’eaux, les forêts du Roi, mais aussi les bois des particuliers sont de leurs ressorts. En Guyenne s’enchevêtrent de multiples formes de régulations. En effet, les « chefs des communautés rurales », que sont les consuls et les maires-abbés, lorsqu’une infraction est constatée et leur est rapportée, usent parfois d’une « justice expéditive ». Mais ils peuvent aussi avoir recours, contre les dispositions de l’ordonnance royale, à la justice seigneuriale afin d’obtenir gain de cause. De son côté, le juge de la maîtrise des Eaux et Forêts tente de s’assurer du monopole de l’affaire. Le procès illustre ainsi « l’échec des tentatives d’accommodation et de médiation ». Pour autant, en Guyenne, le procès forestier est bien un révélateur des règles, des normes, des liens interpersonnels. Contrairement à d’autres types d’affaires, il s’avère « pacifié » et presque « bavard », consignant les propos de multiples témoins, donnant ainsi aux chercheurs une riche moisson pour saisir la complexité des justices concurrentes à l’œuvre.
4François Lalliard a choisi un autre terrain d’analyse et une autre période : l’Ile-de-France, du XIXe au XXe siècle. De la sorte, il prolonge et complète la précédente contribution, portant l’éclairage, dans une perspective micro-historique, sur le canton de Boissy-Saint-Léger, dans l’ancien département de Seine-et-Oise. Au sein de ce « territoire » se côtoient la propriété des princes de Wagram, celle de grands propriétaires et celle de petits possédants, qui ont acheté des parcelles modestes, participant ainsi au grand mouvement de morcellement des terres. Ici, les situations s’avèrent complexes, tantôt les Wagram sont poursuivants, tantôt ce sont eux qui sont poursuivis en justice. L’étude passionnante montre les différents niveaux, de la juridiction inférieure, celle de la justice de paix, à la juridiction la plus haute, celle de la Cour de cassation. Dans ce mouvement de va-et-vient se dessinent à la fois les attentes des différents protagonistes, l’argumentation des magistrats, et les d’autres formes de résolution des conflits comme les règlements à l’amiable. Toute la palette des recours judiciaires peut pratiquement être observée et l’étude donne ainsi une grille de lecture permettant d’étudier d’autres sociétés rurales à d’autres moments. Emmanuel Brouard s’intéresse plus particulièrement aux conflits passés par « le tamis de la justice de paix » qui fut jusqu’en 1958 la justice de proximité6. Celles qu’il a retenues se situent dans le département du Maine-et-Loire. Les archives des justices de paix de Beaufort et des Pontsde-Cé, fourmillent d’informations. Elles donnent, au plus près des populations, une foule de renseignements sur les demandes de justice au quotidien. Toutefois, rendre la justice se joue à trois acteurs : d’un côté les justiciables divisés en parties opposées, de l’autre les autorités locales et enfin les juges de paix, choisis notamment pour leur influence et leur caractère conciliant. Dans cette configuration, il importe de délaisser les discours et de se pencher sur les procès-verbaux. Examinant ces documents, vérifiant les écarts entre les constats dressés et les jugements, il apparaît que rendre la justice passe par des pratiques d’arrangement de gré à gré. Plutôt que de sanctionner, tout se passe comme s’il fallait d’abord assurer l’apaisement. Transiger, limiter les conflits, au besoin oublier certaines conduites, amoindrir des comportements sont bien des manières de rendre la justice. Le procès n’est pas considéré comme la meilleure des solutions ce qui conduit l’historien à réévaluer le poids des édiles dans les processus de régulation sociale à la campagne.
5Étudiant une juridiction largement méconnue, Éric Kocher-Marboeuf analyse la manière dont les coopératives laitières, nées en Charente-Inférieure à la fin du XIXe siècle, se sont dotées d’instruments de régulation. Les laiteries, qui se sont développées à partir de Surgères pour faire la conquête des départements proches, réunissent leurs efforts dans une Association centrale des laiteries coopératives des Charentes et du Poitou qui entend mettre sur pied une instance d’arbitrage pour régler les litiges qui pourraient se manifester entre deux ou plusieurs coopératives. À l’intérieur de chacune, d’autres contentieux peuvent exister en particulier ceux qui relèvent de la fraude. De la sorte, les règlements intérieurs des coopératives donnent la possibilité de stigmatiser auprès de leurs membres les fraudeurs et de les exclure. Certes la sanction doit être justifiée, notamment par un rapport du contrôleur de la laiterie et du laboratoire de l’ingénieur de l’Association centrale Pierre Dornic à Surgères. Ceux qui ont « coupé le lait » sont pratiquement condamnés au bannissement. Pour les sociétaires fraudeurs, la sanction est bien celle de la mort sociale. À partir des années 1960, les exigences en matière d’hygiène publique, de suivi et de qualité exigées par les industries agro-alimentaires, aboutissent à la disparition du lait frelaté.
6La justice privée, la justice de l’État central et la justice professionnelle ne dessinent pas pour autant un panorama complet. En effet, dans les campagnes existent d’autres « manières de faire », comme la « médiatisation ». Jean-Philippe Martin, dont les travaux sur la nouvelle gauche paysanne sont bien connus, montre que le combat pour la justice sociale est d’abord tributaire des conceptions que les acteurs des mouvements sociaux se font de l’institution judiciaire. En 1968, pour les paysans contestataires, nul doute que l’appareil judicaire est « au service de la classe dominante ». Mais dans ces années, il n’y a pas d’accord sur les stratégies à adopter. Quelques-uns revendiquent l’action directe et illégale sans pour autant prôner la violence. D’autres entendent, notamment en Loire-Atlantique, dans le Finistère et dans l’Orne, s’adresser à la justice de l’État dans le cadre de luttes foncières. Vingt ans plus tard, dans les années 1990, la Confédération paysanne veut se faire entendre dans les combats justes qu’elle mène. Des actions spectaculaires, relayées par la presse écrite, la radio et la télévision deviennent pour un temps une façon de peser sur la scène publique. Mais la médiatisation a aussi des revers, elle peut discréditer une cause. En Rhône-Alpes, c’est une autre voie qui est privilégiée, du moins en 2009, et qui consiste, dans le cadre de « Campagnes solidaires », à mener une action en justice.
7À partir d’une perspective différente, non plus celle des organisations syndicales ou des confédérations, mais celle du parquet, chargé de poursuivre tous ceux et toutes celles qui commettent des infractions, Édouard Lynch, dans une étude pionnière, étudie « l’action publique ». À partir d’une documentation inédite, il se demande comment au XXe siècle le Parquet fait face aux manifestations paysannes. Ces dernières ne ressemblent pas à celles d’avant la Première Guerre mondiale, elles s’apparentent aux défilés des formations politiques contemporaines, tout en y mêlant des actions plus radicales, considérées par les pouvoirs publics comme violentes et illégales. De la sorte, c’est bien « un modèle protestataire en partie autonome » que la justice doit prendre en compte. Or, au-delà des grandes déclarations destinées à l’opinion publique ou à tel ou tel interlocuteur, les « dossiers d’action publique » conservés révèlent une façon de rendre la justice beaucoup plus élastique et accommodante. Ils concernent notamment la dégradation et la destruction de biens publics, comme certains bâtiments officiels et les voies ferrées. Or les poursuites, loin de la fermeté proclamée, s’avèrent plutôt modérées et s’adaptent aux contextes et aux réalités locales. De la sorte Edouard Lynch démontre de façon convaincante que dès la mise en place de la République Gaullienne, le Parquet réinvente « l’arrangement » afin d’assurer la régulation sociale des campagnes et l’apaisement de la société tout entière.
8On l’aura compris, cette troisième et dernière partie permet donc d’explorer un pan délaissé de la recherche en étudiant l’instrumentalisation de l’institution judiciaire à l’aune des accommodements, tant les liens entre l’appareil judicaire et les justiciables s’avèrent flexibles et complexes.
Notes de bas de page
1 Daniel Jousse, Traité de la Justice criminelle de France, Paris, 1771, p. 58.
2 Jean-Pierre Jessenne, Pouvoir au village et Révolution, Artois, 1760-1848, Lille, Pul, 1987, 308 p.
3 Elisabeth Claverie et Pierre Lamaison, L’Impossible mariage. Violence et parenté en Gévaudan, 17e, 18e et 19e siècles, Paris, Hachette, 1982, 364 p.
4 Philippe Grandcoing, « Campagnes en dissidence : un quart de siècle de violence en pays Burgout (1830-1855) », dans Paul D’Hollander (dir.), Violences en Limousin à travers les siècles, Limoges, PULIM, 1998, p. 149-172.
5 Voir sur ces aspects le travail en cours de Tiphaine Barthelemy.
6 Jacques-Guy Petit (dir.), Une justice de proximité : la justice de paix, 1790-1958, Paris, PUF, coll. « Droit et justice », 2003, 334 p.
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