Magistrats en campagne : une enquête exemplaire sur les routes de Haute-Normandie en 1820
p. 199-210
Texte intégral
1Les historiens modernistes ou dix-neuviémistes ont bien mis en évidence la longue résistance du monde rural à l’enquête, qu’elle soit de nature administrative (l’enquête fiscale, notamment) ou bien répressive : la défiance à l’égard d’institutions perçues comme étrangères et intrusives, la préférence pour l’entre-soi et pour le règlement des conflits par l’« arrangement » infrajudiciaire, caractérisent globalement les communautés villageoises, au moins jusqu’au milieu du XIXe siècle. Relativement abondantes malgré tout, les sources judiciaires sont cependant une fenêtre précieuse sur les microcosmes relativement fermés que sont ces communautés, et les difficultés spécifiques rencontrées par la justice peuvent elles-mêmes servir à mieux les comprendre ; l’histoire rurale y a trouvé matière à renouvellement1. Mais ce monde rural peut également constituer un observatoire sur l’histoire de l’enquête elle-même, sur les institutions et les hommes qui la mettent en œuvre, et pour lesquels « les campagnes », territoire et population, constituent une frontière et un défi, avant comme après la Révolution2. C’est cette perspective – l’histoire de l’État enquêteur plutôt que celle de la société rurale – qui sera privilégiée ici, dans le cadre d’une réflexion sur la traque du complot dans la France de la Restauration3.
2Au lendemain de l’assassinat du duc de Berry par Louvel, le 13 février 1820, les agents de l’État sont mobilisés pour tenter de débusquer les (éventuels) complices de l’assassin régicide, et plus largement la grande conspiration anti-Bourbons que les royalistes pressentent un peu partout. Bien qu’elle ne connaisse pas de limite a priori, l’enquête privilégie clairement les villes – à commencer par Paris et ses environs immédiats, où se concentrent environ deux-tiers des pistes suivies – tandis que les dossiers « ruraux » sont très minoritaires. Même si l’activité politique, sous la monarchie censitaire, est de fait un phénomène plus urbain que campagnard, nul doute que la disproportion doive aussi, sinon surtout, à l’inégal maillage policier et judiciaire, ainsi qu’aux obstacles spécifiques que rencontre la police en milieu rural. Les quelques dossiers qui font exception montrent d’ailleurs la grande circonspection des enquêteurs lorsqu’ils s’aventurent dans les campagnes. Ce qui est vrai de gendarmes à la recherche de deux colporteurs suspects en Seine-et-Oise – obligés de battre en retraite, à la demande du maire, pour avoir provoqué, en dépit de leur prudence, l’émoi des habitants du village de Richebourg – l’est encore plus des magistrats, fondamentalement citadins, peu enclins à sortir de leur cabinet et encore moins des murs de la ville où ils siègent4.
3Parce que la campagne n’est pas le cadre courant de la police politique, « l’affaire du bois Briquet » apparaît comme un dossier exceptionnel et remarquable5. L’un des plus gros de l’instruction dirigée par la Cour des pairs, avec 52 pièces et 95 témoins interrogés, il met en scène la recherche d’un cabriolet suspect dans le sud du pays de Bray, aux confins de l’Eure et de la Seine-Inférieure. Désignée par une paysanne peu qualifiée pour mettre en branle l’appareil judiciaire, la piste de la mystérieuse voiture est laborieusement retracée de village en château par quelques enquêteurs zélés que l’enjeu politique pousse à sortir de leur routine pour « descendre » sur un terrain a priori mal connu voire impraticable. Les routes et chemins vicinaux de Haute-Normandie apparaissent alors comme le cadre d’une enquête à tous égards improbable, un laboratoire révélateur, avant tout, des obstacles que la ruralité oppose à la raison policière. Ces obstacles sont d’abord d’ordre symbolique et politique, mais aussi d’ordre pratique ; ils s’opposent autant au projet de l’enquête qu’à sa réalisation.
Une déposition douteuse
4Le soir du 13 février 1820, un « garçon sellier » nommé Louvel est arrêté juste après avoir assassiné le duc de Berry à la sortie de l’Opéra de la rue de Richelieu à Paris. L’enquête judiciaire, immédiatement engagée, s’élargit rapidement, nourrie par les signalements et dénonciations qui affluent. Chargé de représenter le ministère public auprès de la Cour des pairs, le procureur général de Paris, Nicolas François Bellart, également député ultraroyaliste, présente dès le 15 février l’hypothèse du complot comme une quasi-certitude. Dans les semaines qui suivent, il ne cesse de stimuler les recherches et les vérifications tous azimuts, sans grand succès au bout du compte.
5Parmi les pistes les plus sérieuses qui surgissent, prend place celle que lance la déposition de Marie Toutain, épouse Dumont, « fileuse » âgée de 55 ans environ, habitant le village de Perruel, situé à l’extrême nord de l’Eure, et peuplé de 272 âmes selon le recensement de 1821. Le 26 février 1820, vers 16 heures, la paysanne se présente en effet, « la figure toute décomposée », devant le maire de Perruel, Nicolas Pierre Philippe Costard du Mesnil, qui prend note6 :
« que ce jourd’huy de 10 à 11 heures du matin étant à ramasser du bois sec dans le bois Briquet, […], le long duquel passe la grande route tendante de Rouen à Gournay et Beauvais, elle auroit aperçu un cabriolet attelé de deux chevaux conduit à guides par des messieurs qui étaient dedans, ce qu’elle a reconnu plus tard à leur voix, ledit cabriolet venant du côté de Gournay auroit, vis à vis de l’endroit où elle était, été rencontré par un monsieur monté sur un cheval rouge, avec bride et tournois plaqués en argent ou métal blanc, et portant un manteau bleu, lequel, le cabriolet s’étant arrêté, auroit remis aux messieurs qui étaient dedans, une lettre ou papier, ce que la déclarante auroit très bien vu à travers les joncs marins qui bordent la route sans pouvoir néanmoins bien voir les personnes qui étoient dans cette voiture, lesquels entrèrent tout haut en conversation avec le monsieur qui etoit à cheval, que le nom de Berry l’ayant frappé, elle avoit pretté plus d’attention, et qu’elle avoit entendu l’un d’eux dire bien distinctement oui mais le malheureux qui l’a assassiné n’en perira pas moins à quoi un autre auroit ajouté il nous en faut encore trois, que cela l’avoit rendue toute émue, et qu’elle avoit entendu l’un des voyageurs qu’elle croit être l’homme à cheval, dire qu’il venoit de faire cent cinquante lieues et qu’ensuite ceux qui etoient dans la voiture avoient dit nous arriverons mardy à paris entre midy et deux heures, qu’alors la voiture auroit retourné par la route dont elle venoit tandis que le monsieur à cheval avoit repris la route de Rouen par laquelle il étoit arrivé, mais qu’ayant fait deux ou trois cent pas il auroit aperçu Marie Toutain, qui venoit de changer de place, et qu’il seroit accouru sur elle precipitamment à cheval et lui auroit demandé d’un air inquiet si elle n’avoit pas vu une voiture, a quoi elle lui auroit repondu que oui, mais qu’elle n’y avoit pas pris garde, et alors il lui auroit été demandé si elle n’avoit pas entendu une conversation ? à quoi elle lui auroit répondu que non, ce qu’il lui auroit fait repéter plusieurs fois, et auroit repris sa routte et est tout ce qu’a dit savoir ladite Marie Toutain. »
6Invoquant l’état d’alerte où l’attentat a placé le royaume, le maire transmet « sur le champ » la déclaration de la femme Dumont au directeur général de la police à Paris, ainsi qu’aux parquets de Rouen et des Andelys, sous-préfecture dont dépend Perruel7. Il affiche cependant, dans un premier temps, sa « défiance » envers la déclaration d’une vieille femme qui vit, dit-il, « dans le libertinage » et qui passe pour avoir « un caractère faible ». Dans une lettre à la Chancellerie du 1er mars, le procureur général de Rouen, le baron Fouquet, relaie ce scepticisme : « il pourrait en effet n’y avoir dans tout cela que les imaginations d’une femme sans cervelle, et l’effet des préventions de ceux qui cherchent à donner de l’importance aux mauvais bruits », c’est-à-dire les ultraroyalistes, qui cherchent à faire pression sur le pouvoir en cultivant l’alarmisme8. Le sexe, l’âge, la condition comme la réputation de la paysanne pauvre et analphabète la disqualifient largement aux yeux des magistrats de 1820, alors même que, comme c’est souvent le cas en matière de complot, tout le dossier repose sur sa seule déclaration, dans un contexte propice à toutes les « exagérations ».
7Pourtant, Costard du Mesnil, sexagénaire, qui se présente comme fidèle royaliste (mais apparemment rétif à l’ultracisme), juge nécessaire de prendre des informations sur le passage d’une voiture à l’heure indiquée par Marie Toutain ; et il retrouve effectivement la trace d’un cabriolet « dont un des chevaux était blanc », aperçu par des cantonniers travaillant sur la grande route, peu avant qu’il entre dans le bois Briquet. Il en informe le procureur des Andelys le 28 février, soulignant de plus que le témoin « soutient constamment ses dires », ce qui affaiblit l’hypothèse d’une invention, car le maire de Perruel juge la femme Dumont incapable de conserver un secret ou de ne pas trahir tôt ou tard un mensonge ; dès le lendemain de la déposition, il a surmonté ses préventions initiales et ne doute plus de la « véracité » du témoignage9.
8De son côté, aux Andelys, le procureur Frappier de Jérusalem, accuse réception le 3 mars d’une commission rogatoire envoyée par les pairs chargés de l’instruction du procès de Louvel. Il assure le procureur général Bellart de sa diligence : déjà d’ailleurs, écrit-il, il a demandé que le maréchal des logis Lehalleur, « militaire plein de zèle », soit « mis en campagne » par le lieutenant de la gendarmerie de Rouen. Sans attendre son rapport, ajoute-t-il, le juge d’instruction des Andelys, Gaumain, « s’est disposé à se rendre lui-même sur les lieux pour prévenir tous retards, apprécier plus facilement la vérité, empêcher que le principal témoin averti par une citation, ne fût soumis à quelques influences étrangères ». Le même 3 mars, en effet, une information est menée à Perruel : dix témoins sont interrogés ; et le lendemain, surtout, une reconstitution est faite, sur les lieux, de la scène narrée par Marie Toutain, avec des gendarmes pour figurants10. Il y a là un dispositif d’enquête encore exceptionnel, alors que règne la « preuve testimoniale » ; il témoigne à la fois de l’enjeu politique du moment, de la défiance que suscite la dénonciatrice et de la prise qu’offre malgré tout l’indication du cabriolet11. Or cette « reconnaissance » in situ, comme les interrogatoires répétés de la vieille femme – par Lehalleur puis par le juge Gaumain le 3 mars, puis de nouveau sur la route le lendemain –, et les dépositions des villageois, manifestent la constance et la plausibilité de sa déclaration. Le procureur Frappier demande alors à Bellart une commission rogatoire élargie pour poursuivre l’enquête au-delà de son ressort, dans des communes de Seine-Inférieure12. Il lui faut pourtant attendre dix jours pour obtenir cette autorisation de Paris ; dans l’intervalle, c’est Costard du Mesnil qui se lance, en franc-tireur, à la recherche du cabriolet suspect.
L’indésirable politisation des campagnes
9Le 15 mars, le maire de Perruel clôt un long « Rapport général sur l’événement criminel qui a eu lieu dans la grande routte de Rouen à Gournay le 26 février dernier à onze heures du matin13 ». Dans ce document remarquable, Costard du Mesnil rend compte en détail de son enquête personnelle dans les environs du bois Briquet. Il explique tout d’abord comment il s’est convaincu de la vraisemblance de la rencontre décrite par la femme Dumont, bien que sa « première idée » fût « qu’on auroit pu abuser de sa faiblesse, lui faire la leçon et lui faire jouer un rôle dont elle ne connaissoit pas la gravité, et qui auroit eu pour but d’effrayer le gouvernement et de le porter à de fausses mesures ». D’autant que Marie Toutain « a toujours aimé les bourbons par une espèce de religion originelle, et par suite d’un caractère timide qui lui faisait voir avec horreur les révolutionnaires », et qu’elle s’est d’abord confiée à une rentière très royaliste, Tirebarbe Delaville, qui emploie Dumont (le mari) comme jardinier. Toutefois, le maire ne croit pas longtemps à une machination ultra : d’une part, on l’a vu, il juge la paysanne incapable de répéter constamment le même récit si sa mémoire « était armée par tout autre moyen que l’événement lui-même », et d’autre part, la demoiselle Delaville, vivant « presque toujours à la campagne », « on ne voit pas qu’elle ait pu recevoir aucune influence, et avoir aucun guide pour ourdir une conspiration simulée, cette idée seroit absurde ».
10Cette idée « absurde » est pourtant activement défendue par deux hommes, notoirement liés au parti libéral, qui interviennent d’emblée dans l’affaire – et « c’est ici, note joliment Costard du Mesnil, que commence la tourmente des conjectures ». Il s’agit d’abord d’un certain Louis Jean Baptiste Lefebvre, chirurgien à Ry – un bourg tout proche de Perruel –, âgé de 55 ans, qui a « eu le malheur d’être jacobin de la société populaire de Ry, et d’y professer la plus ardente opinion », et n’a d’ailleurs jamais cessé de « [ne] fréquenter que des anarchistes prononcés ». Ce praticien « fut appelé » pour soigner « l’irritation de nerfs qu’éprouvoit Marie Toutain par suite de son émotion », et apprit ainsi, dès le 27 février, « la cause de cette émotion ». Or le surlendemain, 29 février, Lefebvre se rend au parquet de Rouen « pour avoir des nouvelles » sur l’affaire, en compagnie d’Auguste Coniam, régisseur du château du Héron et « agent d’affaires » de son propriétaire, M. de Pomereu (lui-même « absent depuis plusieurs mois14 »). Le maire de Perruel s’en étonne15. Il s’étonne aussi d’avoir vu les deux hommes revenir le 1er mars visiter la paysanne, qu’ils trouvent chez Tirebarbe Delaville, pour l’interroger à nouveau, et signale que le sieur Coniam s’était pour la circonstance « habillé en noir de la teste aux pieds, costume ignoré à la campagne [et] choisi peut être pour se faire passer pour juge ». Après quoi, toujours selon Costard, Coniam et Lefebvre s’emploient à répandre dans le pays que Marie Toutain est faible d’esprit et parle sous l’influence de la demoiselle Delaville, et décrivent toute l’affaire comme « une combinaison forgée par le gouvernement ». Sans nier qu’elle ait pu assister à la rencontre décrite, ils assurent que la vieille femme n’a pas bien compris la conversation, et d’ailleurs « qu’on ne conspiroit point près d’un bois ».
11L’irruption de ces opposants, cherchant manifestement à dissuader les autorités de suivre la piste du cabriolet, aiguise les soupçons de Costard du Mesnil, qui, lors d’une « conversation particulière » avec Coniam, lui « observe qu’il n’avait établi qu’un sisthème faux en tous points ». Car, écrit Costard, « nous avons appris depuis trente ans de révolution, que l’on pouvoit conspirer partout », et notamment à la campagne, où les « turbulents » peuvent se croire à l’abri de la police, puisque celle-ce ne « développe ses moyens entiers » que « là où séjourne le gouvernement ». Si Marie Toutain parait trop simple et la demoiselle Delaville trop isolée pour tramer une machination, l’hypothèse de rencontres « séditieuses » sur les routes d’une région fortement marquée par la politisation révolutionnaire (à l’image de l’Ile de France toute proche), et où le parti libéral est bien implanté, ne peut en revanche être écartée16. La campagne post-révolutionnaire ne serait pas ce havre de paix, abrité de la politique et du jeu néfaste des « factions », que se plaisent souvent à décrire les élites de la Restauration17.
12« Il falloit enfin découvrir les coupables », écrit ensuite Costard, c’est-à-dire « découvrir la route qu’avoit pris le cabriolet ». La chose « semblait facile » au premier abord, note le maire, étant donné que très peu de voitures de ce type empruntent les « chemins de traverse ». Et de fait, le passage d’un « cabriolet conduit à guides attelé de deux chevaux » (dont l’un est blanc) a été remarqué « à onze heures et demie du matin » par « le sieur Rouland tenant cabaret à Elbeuf-sur-Andelle », au nord de la grande route, « à dix portées de fusil avant d’être au Héron », puis, un peu plus loin dans la même direction, par une autre villageoise. Après la rencontre du bois Briquet, la voiture a donc rapidement quitté la route de Gournay pour remonter la vallée de l’Andelle, en direction de Forges. Toutefois, le maire ne parvient pas à la pister au-delà du Héron, en dépit de ses « immenses recherches », de ses « correspondances », des « nombreux émissaires » qu’il a envoyés et des déplacements qu’il fait lui-même. À le lire, Lefebvre et Coniam ont « paralisé l’effet de toutes recherches » en éventant et en discréditant la déclaration de la femme Dumont, « dans un pays où l’opinion est mauvaise ». La voiture a « disparu contre le héron », village et château que recouvre un « nuage bizarre » et résistant.
13Soulignant que « sous une magistrature humaine et juste, on ne proscrit pas sous de vaines supositions » et « [qu’] on ne punit le crime que quand il est avéré », le maire se refuse à accuser explicitement quiconque, et reconnaît son échec : « au moins je ne me ferai pas le reproche d’avoir rien négligé ». Non sans une pointe de frustration, il s’en remet aux autorités judiciaires en charge du dossier, dont il regrette qu’elles n’aient guère daigné le consulter ou suivre son avis, prenant ainsi un retard dommageable. Le juge Gaumain ne l’a-t-il pas interrogé lui-même, vieux soldat pénétré de « l’amour du roi et de [sa] patrie », avec une certaine « défiance inquisitoriale », le 3 mars ? Le petit maire de campagne s’est trouvé dans un premier temps très isolé à vouloir à tout prix percer le mystère du petit cabriolet.
14De fait, se lancer dans cette enquête n’était pas d’emblée évident pour les magistrats professionnels. Il fallait d’abord reconnaître la crédibilité de Marie Toutain, c’est-à-dire admettre qu’elle ait pu comprendre la conversation qu’elle rapporte, elle qui, sondée sur la route le 4 mars, ne peut dire « combien il existe de princes de la famille royale régnante18 ». C’était admettre plus largement la pénétration de la politique et des clivages d’opinion dans la France rurale, un désenclavement socio-politique des campagnes (ou du moins de certaines d’entre elles), au lendemain de la Révolution, que les élites de 1820 dénient constamment, ou refusent de voir. Enquêter impliquait encore le risque d’inquiéter peut-être les notables libéraux sur leurs terres, ce qui transgressait une sorte de modus vivendi bien institué sous la Restauration, qui limite l’espace du jeu politique à des cercles et des cadres restreints. Du reste, l’attitude du parquet de Rouen, comme le retard avec lequel arrive aux Andelys la commission rogatoire élargie, sans doute arrachée par Bellart aux pairs plus modérés, suggèrent un défaut de volonté politique, ou en tout cas une hésitation à pousser l’investigation jusqu’aux chemins vicinaux. De fait, l’enquête met bien en lumière, ou du moins suggère fortement, la diffusion des clivages dans la population rurale et les manœuvres des « partis » sur un terrain faussement préservé, démentant largement le discours lénifiant des autorités, comme le notait déjà Jean Vidalenc dans sa thèse sur l’Eure, en 1952. Avant de se heurter à l’omerta des ruraux, l’enquête bute d’abord sur la réticence plus ou moins explicite des plus hauts responsables, peu désireux d’analyser la politisation des populations qu’ils surveillent, et incapables de l’occulter totalement. Le schéma n’est donc pas, loin de là, celui d’un face à face entre l’État animé d’une volonté de savoir et une société rurale qui ferait bloc pour s’y opposer.
L’hostilité du terrain
15Il faut donc le zèle de quelques fonctionnaires subalternes pour que la dénonciation bien circonstanciée de la femme Dumont donne lieu à d’actives recherches. Au maire de Perruel succèdent le procureur et le juge des Andelys, qui, ayant enfin reçu la nouvelle commission rogatoire des pairs (mais étendue au seul arrondissement de Neufchâtel19), se lancent à leur tour, le 16 mars, sur la piste de la petite voiture. Jean Guy Joseph Frappier de Jérusalem mène l’expédition avec énergie, comme en témoignent les longues lettres qu’il adresse à Bellart en cours de route20. Âgé d’une trentaine d’années, fils d’un avocat qui a fait carrière en Eure-et-Loir21, il est arrivé aux Andelys en 1818 et ne connaît pas intimement la région comme le maire de Perruel ; mais il est manifestement animé d’un profond désir de servir le roi et de savoir « à quoi s’en tenir22 ».
16Accompagnés d’un greffier et d’un brigadier, les deux magistrats reprennent la piste à partir du Héron, où le cabriolet a été « perdu de vue » : « évidemment, il se sera engagé dans les chemins vicinaux », écrit Frappier, qui se propose donc, le 17 mars, « de s’engager successivement dans ces différens chemins pour prendre langue. » Le procureur souligne cependant que « l’exécution d’une pareille mesure est difficile, longue et le succès fort incertain », tout en réaffirmant son souhait de « répondre à la confiance » du gouvernement, sans sacrifier « l’esprit de justice et d’impartialité que [les magistrats] doivent observer ».
17La petite expédition sillonne durant onze jours – jusqu’au 26 mars – les routes et chemins de la région, à l’intérieur d’un triangle Perruel-Forges-Gournay. De fait, ils ne ménagent pas leurs « courses », recueillant jour après jour quelque 88 dépositions, sur 93 pages de procès-verbal : aubergistes, cabaretiers, ouvriers travaillant le long des chemins, sont parmi les plus sollicités23. Outre l’inégale coopération des habitants, le procureur souligne surtout « une besogne terriblement fatigante » et la difficulté pratique du ratissage du terrain rural. Les moyens mis en œuvre sont relativement dérisoires, en dépit de la correspondance qui suit les magistrats et les tient en relation avec diverses autorités de la région (maires, officiers de gendarmerie, préfet de l’Eure). Plusieurs pistes sont ainsi envisagées, dont la plus prometteuse paraît être celle que lance, le 20 mars, le maire de Forges, qui écrit aux deux magistrats des Andelys que « le cheval monté venant au devant du cabriolet ressemble parfaitement, par le signalement et le harnois, à celui que possède à Neufchâtel mr Cocagne jeune avocat et suppléant au juge de ce lieu », libéral notoire, « lié par intimité avec MM. Thiessé père et fils [éditeurs des Lettres Normandes] et autres ardents24 ». De plus, le « cheval de voiture blanc » pourrait également lui appartenir ; il faudrait aller le vérifier au village de Gaillefontaine, où se situe son domaine familial et où il « exerce une grande influence », ce qui obligera, précise le maire, à « user de beaucoup de soin » pour « prendre des informations ». Procureur et juge se rendent à Gaillefontaine, à la recherche « d’autres indices », mais la piste est apparemment abandonnée.
18Au total, les magistrats itinérants parviennent à retrouver le trajet du cabriolet – après la rencontre du bois Briquet – au-delà du Héron, sur une bonne vingtaine de kilomètres, toujours vers le nord, jusqu’au village de Roncherolles-en-Bray, où son passage est signalé « entre cinq et six heures du soir », en direction de la « grande route de Dieppe à Paris ». Le 26 mars, pourtant, ils rentrent bredouille aux Andelys, jugeant « impossible de faire mieux ». Dans une nouvelle lettre à Bellart, trois jours plus tard, Frappier veut croire toutefois « qu’avec les signalements que nous nous sommes procurés et la direction que nous avons reconnue, il sera peut-être possible à des agents supérieurs du Gouvernement d’atteindre le but proposé25 ». Le 5 avril, le procureur espère toujours pouvoir « découvrir le départ et l’arrivée à la grande route du cabriolet dont [il a] retrouvé les traces au-delà de cette route26 ». D’ultimes rapports de gendarmerie n’apportent en réalité rien de neuf, et le 26 mai, Frappier clôt le dossier en demandant que la Cour des pairs l’aide à indemniser les services qui ont été rendus aux magistrats lors de leur voyage « extrêmement dispendieux », en particulier l’établissement d’une grande carte légendée de la région couverte par l’enquête (30 francs), et les courses effectuées par un messager (20 francs27).
19Ce « plan de la localité », que le « secrétaire de la municipalité » de Gournay a passé « un jour et presque une nuit » à dresser, et que le procureur « annexe à la procédure » afin de « bien fixer ses idées sur la direction du cabriolet cherché, et comprendre nos opérations », constitue, comme le « Rapport général » du maire de Perruel, un beau témoin documentaire de l’effort cognitif suscité par la recherche du cabriolet28. Sur cette carte – qui grossit la route Rouen-Gournay et les environs immédiats du bois Briquet, à l’intérieur d’un quadrilatère Rouen-Dieppe-Aumale-Beauvais représenté sur environ 110 x 80 cm –, le trajet supposé du cabriolet est indiqué par un système de lettres, de numéros et de traits pointillés, tandis qu’une autre numérotation retrace les 36 étapes parcourues par le juge et le procureur au cours de leur « voyage ». À défaut d’avoir retrouvé le cabriolet séditieux, cet arpentage policier du terrain participe ainsi à sa façon de l’entreprise d’exploration et d’appropriation savante du territoire national, dont la Normandie est d’ailleurs l’un des premiers laboratoires, comme l’a montré François Guillet29.
20Sur un terrain glissant, mal connu ou hostile, où l’esprit public est parfois peu sûr, Frappier comme Costard vivent l’enquête sur le mode de l’aventure, de la prouesse, du défi, dont rend compte une exceptionnelle prolixité narrative et le témoin symbolique que représente la carte. Cette passion enquêtrice compense en partie l’échec empirique de l’investigation, comme le suggèrent les pairs Bastard et Séguier, responsables de l’instruction du procès de Louvel, en proposant le 14 avril au sous-secrétaire à la Justice, Portalis, de gratifier d’une « flatteuse récompense » les magistrats des Andelys pour avoir mené l’« opération » dont ils ont été chargés « sur des faits qui paraissaient avoir une grande importance », non seulement avec « dévouement » mais aussi, chose plus rare, avec « intelligence30 ». De fait, Frappier de Jérusalem est immédiatement promu procureur général à l’île Bourbon (la Réunion), qu’il semble n’avoir gagnée qu’au début de 1821, après avoir tenté d’obtenir en même temps la croix de la Légion d’honneur. Dans le dossier constitué à ce sujet dans les archives de la Chancellerie, figurent des recommandations appuyées du président de la Chambre (et de la Cour) des pairs, Dambray – qui souligne les « preuves irrécusables de zèle et de capacité » offertes par Frappier en mars 1820 –, ainsi que du comte d’Artois en personne. En dépit de ces appuis, la décoration est refusée à l’entreprenant magistrat, passé sous la tutelle de la Marine : l’« élévation » de rang paraît suffire à récompenser son ardeur à repousser les limites de la perspicacité policière, au service de la cause royaliste31.
21Exceptionnelle, l’enquête dont ce dossier rend compte, est également exemplaire des possibilités, comme des limites d’ailleurs, de la police judiciaire en 1820, lorsqu’elle s’éloigne du moins des villes et surmonte la réticence profonde – confirmée dans la lutte pourtant vive contre les conspirations qui se développent à la suite de la réaction royaliste de 1820 – à inquiéter les notables, fussent-ils libéraux, sur leurs terres. Elle souligne une spécificité du terrain rural qui ne reculera véritablement, au terme d’un processus de pacification et d’acculturation, qu’à partir du milieu du siècle32. Il faut cependant ajouter que l’espace urbain, s’il est mieux quadrillé, est encore loin d’être parfaitement maîtrisé. Comme le montrent les archives de la préfecture de police, la grande ville, avec ses multiples « bas-fonds », est aussi une « forêt » où se perdent bien des traces « séditieuses33 ». On connaît au demeurant le basculement des représentations qui, au cours du XIXe siècle, polarise l’inquiétude socio-politique sur les villes – foyers de tous les dangers, « criminogènes »… – plutôt que sur des campagnes désormais mieux intégrées et finalement rassurantes.
Notes de bas de page
1 En s’en tenant à la France du XIXe siècle, et sans prétendre à l’exhaustivité, on pense notamment aux recherches et réflexions « ruralistes » d’Alain Corbin, de Frédéric Chauvaud, de François Ploux ou encore de Jean-Claude Caron.
2 Dans cette perspective, voir le travail récent d’Aurélien Lignereux sur la gendarmerie : La France rébellionnaire, Rennes, PUR, 2008.
3 Gilles Malandain, L’Introuvable complot. Attentat, enquête et rumeur dans la France de la Restauration, Éd. de l’EHESS, Paris, 2011. Pour une mise au point récente sur l'enquête, voir Romantisme, no 149, 2010/3, en particulier les articles de Dominique Kalifa, « Enquête et culture de l'enquête au XIXe siècle » et de Pierre Karila-Cohen, « État et enquête au XIXe siècle ».
4 AN CC 513/163 (« Propos tenus par une marchande ambulante au curé de Richebourg ») ; CC 514/122 (« Attroupement de 16 hommes armés, en uniforme impérial, dans la Sarthe »).
5 AN CC 513/154.
6 AN CC 513/154, p. 6. J’ai ajouté quelques majuscules et quelques virgules pour faciliter la compréhension, et mis en italique les principaux éléments de la déposition ; les passages soulignés le sont en revanche dans le manuscrit.
7 Le dossier ne comporte que la lettre adressée au procureur des Andelys le 28 février (p. 8).
8 AN CC 513/154, p. 3. Notons qu’en ces premiers mois de 1820, la région est marquée par l’affaire des « placards de Gisors », qui se révèle une provocation ultra, antérieure à l’attentat de Louvel. Voir Jean Vidalenc, Le Département de l’Eure sous la monarchie constitutionnelle, Paris, 1952, qui évoque très vaguement l’affaire du bois Briquet, à partir des archives préfectorales, p. 201.
9 AN CC 513/154, p. 8 : « Monsieur, lorcequ’un sang sacré est versé et que les poignards menacent encore les testes augustes auxquels sont attachés les destins de la France et la paix de l’europpe, une surveillance fut elle inquiète devient un devoir », écrit Costard…
10 AN CC 513/154, p. 10-11.
11 Dans le cadre de l’affaire Louvel, c’est la seule dénonciation de ce type à faire l’objet de telles vérifications ; les exemples les plus comparables sont parisiens. Il est vrai que ces dénonciations sont souvent assez vagues.
12 AN CC 513/154, p. 12.
13 AN CC 513/154, p. 6.
14 La 1re pièce du dossier CC 513/154 confirme que c’est par le chirurgien Lefebvre que le procureur général de Rouen est d’abord informé de la déclaration de la femme Dumont.
15 « Quel pouvoit donc être le but de cette démarche ? […] Le sieur Lefebvre craignoit-il que l’on soupçonat que la voiture dont il s’agit appartint au sieur Depierre son neveu ancien capitaine ou commandant de la garde impérialle à l’isle d’elbe qui vient quelquefois chez lui et demeure à Gisors […] vouloit-il sur cette crainte faire bonne contenance et banir tout soupçon, ou bien vouloit-il se masquant en ami de son pays, persuader qu’il renonçoit à Satan et à ses œuvres, on l’ignore […] ».
16 Voir Danièle Pingué, Les Mouvements jacobins en Normandie orientale, Éd. CTHS, Paris, 2001, ainsi que J. Vidalenc, Le Département de l’Eure, op. cit.
17 Voir Pierre Karila-Cohen, L’État des esprits. L’invention de l’enquête politique en France, 1814-1848, Rennes, PUR, 2008, notamment p. 340 et suiv.
18 Interrogée ensuite sur « sa conduite pendant la révolution », elle répond « qu’elle n’aimait pas les horreurs qui se commettaient alors et qu’on connaissait si bien ses opinions qu’elle avait été trainée différentes fois au club de sa commune » (AN CC 513/154, p. 11).
19 Elle est enfin étendue à l’arrondissement de Rouen, dans lequel se trouve notamment Le Héron, le 18 mars.
20 AN CC 513/154, p. 17-18, 26, 30, 37.
21 Sur la carrière de Frappier de Jérusalem père, qui rentre dans la magistrature, à 60 ans passés, en 1823, voir AN BB6 * 531, n ° 4927. Je remercie Jean-Claude Farcy de m’avoir indiqué cette référence.
22 AN CC 513/154, p. 43. « Que l’entretien des voyageurs signalés se rapporte à une simple manifestation d’opinions criminelles ou soit le fruit d’un complot, je sens qu’il est important de savoir à quoi s’en tenir », écrit Frappier le 29 mars. Voir aussi la lettre qu’il adresse au ministre de la Justice le 30 mars, où il évoque « onze jours de soins, de courses à cheval dans des traverses qui nous étaient inconnues » (AN BB18 1061).
23 AN CC 513/154, p. 41. Au total, dans ce dossier, 95 témoins ont déposé, dont 38 femmes (40 %) ; l’âge médian de ces témoins, 45 ans, est assez élevé, tandis que leur taux de signature (72 %) est relativement faible ; on relève 35 aubergistes et cabaretiers, une trentaine d’ouvriers (y compris agricoles), quelques cultivateurs et 9 fonctionnaires ou notables seulement.
24 AN CC 513/154, p. 24.
25 AN CC 513/154, p. 43.
26 AN CC 513/154, p. 48.
27 AN CC 513/154, p. 51.
28 AN CC 513/154, p. 42. Ce « travail » cartographique « nous est devenu utile à nous-mêmes », note le procureur le 29 mars.
29 François Guillet, Naissance de la Normandie : genèse et épanouissement d’une image régionale en France (1750-1850), Caen, Annales de Normandie, 2000.
30 AN BB17 A 4 avril.
31 AN BB33 11, dossier n ° 668 (juin 1820-janvier 1821). Frappier de Jérusalem reste à l’île Bourbon de 1821 à 1826 ; il meurt en 1827. Notons qu’à l’automne 1820, Bellart rédige également une lettre demandant une décoration pour le juge d’instruction Gaumain : AN BB33 13, n ° 397.
32 Voir Aurélien Lignereux, « De l’exemple à l’enquête ? L’instruction des rébellions à la gendarmerie dans la France du XIXe siècle », et François Ploux, « Enquêtes sur les conflits villageois dans le Quercy du XIXe siècle », dans Jean-Claude Farcy, Dominique Kalifa, Jean-Noël Luc (dir.), L’Enquête judiciaire en Europe au XIXe siècle, Créaphis, Paris, 2007, p. 327-336 et 337-347.
33 « Affaire Louvel », APP AA 343-352. Sur la ville-forêt, ses bas-fonds et sa police sous la Restauration, voir notamment Simone Delattre, Les Douze heures noires. La nuit à Paris au XIXe siècle, Albin Michel, Paris, 2000.
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