La comptabilité publique entre théorie et pratique. Le cas de Milan au milieu du XVIIe siècle
p. 219-229
Texte intégral
1Un peu plus timidement, mais dans la continuité de ce qui a été fait ou au moins tenté par ses prédécesseurs, Philippe IV essaie aussi d’améliorer le fonctionnement de l’administration financière de l’État de Milan. Il cherche à la rendre plus efficace et adaptée aux nécessités de la Couronne, à commencer par la plus pressante : collecter l’argent nécessaire pour soutenir le coût d’une politique impériale très chère. Pour ce type d’opérations, la centralité de la Trésorerie est décisive et ce n’est pas un hasard si pendant le dernier demi-siècle une grande partie des ordres envoyés par Madrid et nombre des discussions tenues à l’intérieur du Conseil d’Italie, relatif à l’organisation de la machine administrative milanaise, concernent justement son fonctionnement et, en particulier, la question des paiements militaires, les conseillers se demandant s’il est possible d’en rendre plus fluide et rapide la mise en œuvre.
2Mais les interventions de la Cour sur le cadre institutionnel milanais affectent inévitablement le délicat aménagement des équilibres de pouvoir à l’intérieur de l’État, menaçant d’altérer le réseau serré de relations et de clientèles qui s’est institué au cours des années aux différents niveaux de l’appareil administratif local. Pour cela, et compte-tenu de la faillite des approches invasives tentées au lendemain de l’acquisition du Duché1, à partir de la seconde moitié du XVIe siècle et encore plus dans le siècle suivant la Couronne préfère procéder plus pragmatiquement à l’introduction, où et quand c’est possible, d’améliorations jugées utiles pour le bon fonctionnement des finances ducales milanaises, laissant de côté les tentatives de « réforme » plus radicales et politiquement plus dangereuses.
3Le souverain se penche donc surtout sur la Trésorerie Générale, élément stratégiquement central dans le système binaire milanais, qui s’appuie sur les deux Tribunaux des revenus, Ordinaire et Extraordinaire en fonction de la typologie des rentes. C’est en effet un canal direct de transit des flux économiques d’entrée et de sortie de l’État.
4À une vingtaine d’années de distance des derniers correctifs apportés par Philippe III, père de Philippe IV, au « cœur palpitant » des finances ducales milanaises, en 1640, Philippe IV décide de repenser l’organisation et le fonctionnement du bureau. Son projet est de remédier aux trop nombreux manques et abus mis à nu de nouveau quelques années auparavant au cours de la visite (visita, une inspection des tribunaux milanais) de Mateo de Cerecedo (1628-1631) et Andres de Rueda Rico (1631-1637), qui s’étaient personnellement chargés de la révision des comptes des bureaux financiers de l’État de Milan et qui ne laissaient aucun doute quant à la confusion qui régnait encore dans ce secteur délicat de l’administration ducale et, en l’espèce, dans la gestion des paiements militaires2.
5Le problème le plus ressenti signalé par le deux juges visiteurs reste en particulier d’éviter les abus dans les transferts d’argent d’une caisse à l’autre, en trouvant une solution pour la comptabilisation ponctuelle de la partie des payes (les basse) – qui était reversée dans les caisses de l’État – et, en conséquence, pour la correcte et complète révision des comptes (revisión de cuentas) du trésorier3. Étroitement liée au nœud des transferts de caisse est la question des recaudos, c’est-à-dire des reçus des paiements aux troupes que le Trésorier doit rédiger et envoyer au Magistrat ordinaire afin que celui-ci, après les avoir confrontées avec les comptes-rendus reçus des officiers de la Solde4, émette ex post les mandats nécessaires et permette ainsi la restitution des basse et la mise en règle des comptes de la Trésorerie.
6Un tel système présente beaucoup d’inconvénients, à commencer par les délais courts – huit jours – laissés au trésorier et aux contrôleurs pour la présentation des justificatifs. La substitution de l’enregistrement sur le brouillon par une vachetta tentée en 1612, ne garantit pas l’exigence de clarté comptable pour laquelle elle avait été introduite. L’idée est donc abandonnée, de la même façon que, quelques années plus tard, la proposition royale de confier à un organisme ad hoc, le bureau des contrôleurs des restes (contaduría de resultas), la tâche de rédiger les justificatifs, comme cela se passe déjà dans les Pays-Bas5.
7En 1641, les principales magistratures milanaises ont donc été interrogées à propos des hypothèses de réforme de la Trésorerie, de la distinction d’une section militaire à l’alternance biennale des titulaires jusqu’à l’aliénation du bureau. Des mois de discussions et de désaccords entre Madrid et les piliers de la bureaucratie milanaise (le Sénat et les deux Magistrats des revenus) n’ont pas eu l’effet désiré. La Couronne, comme souvent dans le passé, se replie donc sur une mise au point purement technique (non pour autant insignifiante) des mécanismes de gestion comptable du bureau. Il est donc rédigé une sorte de mode d’emploi pour la tenue de la caisse militaire (le plus douloureux essai de toute la gestion), intitulé « Exemplo de la nueva forma de quenta del esercito del Thesorero General Juan de Salvatierra6 ».
8Sur ce sujet et sur les raisons de l’échec de la réforme, nous concentrerons notre attention dans les prochaines pages.
Le projet de 1641
9À la fin de 1640, le Comte Francesco Parravicino, qui avait dirigé la Trésorerie pendant vingt-cinq ans à la suite de son père Muzio dont l’exercice s’était terminé en 1615), disparaît. Philippe IV ne nomme pas tout de suite un remplaçant. Les procédures traditionnelles de consultation commencent, mais – conseillé par le Magistrat Ordinaire – le monarque charge du bureau temporairement un ancien officier expert de l’administration financière milanaise, Juan de Salvatierra (contrôleur général depuis 1602 et questeur de ropa corta du Magistrat ordinaire à partir de 16287). En février suivant, le roi envoie une lettre au gouverneur de l’État, Diego Felípez de Guzmán, marquis de Leganes, demandant que les principales magistratures milanaises soient écoutées sur quelques hypothèses de réforme de la Trésorerie. Selon l’usage, en effet, chaque fois que la Couronne veut intervenir sur quelques bureaux de la machine administrative milanaise, il est de règle de consulter les institutions locales pour avoir leurs avis.
10Les propositions sur lesquelles doivent se prononcer les deux Tribunaux des revenus et le Sénat sont au nombre de quatre : 1) l’opportunité de diviser de nouveau (comme c’était le cas avant 1572) le bureau en deux sections séparées, l’une d’entre elles exclusivement dédiée à l’expédition des paiements militaires ; 2) l’introduction d’un second trésorier qui alternerait avec le premier dans un cycle biennal – ce qui fait que durant la gestion de l’un, on révise la comptabilité de l’autre ; 3) la mise en vente du bureau ; 4) en dernier, l’application de correctifs et petites modifications aux ordres définis par les précédentes ordonnances de 1603.
11Aucune des hypothèses formulées par le souverain ne sonne comme une nouveauté absolue à l’oreille des ministres milanais, à l’exception de celle qui tend à rendre temporaire la charge de trésorier, introduisant l’alternance, de deux ans en deux ans, entre les deux. Une telle solution est de toute façon déjà en usage au cœur de la Monarchie, en Castille, où elle opère depuis 1584 et, à en juger par son maintien, avec de bons résultats8. Le traditionnel attachement à leurs propres coutumes administratives, le désir de maintenir intactes certaines prérogatives et les précédentes expériences – en premier lieu les résultats désastreux de la vente de la Trésorerie à Pedro López de Orduña en 15729 – poussent les deux magistrats financiers du Duché à repousser encore une fois les propositions d’une réforme structurelle du bureau et à pencher plutôt pour l’adoption de modifications partielles, qui affecteront seulement quelques mécanismes de l’engrenage (enregistrement comptable, procédure, etc.) sans en déranger le plan général. Plus audacieux est au contraire le Sénat, qui met l’accent sur la comptabilité de la Trésorerie, suggérant des mises à jour susceptibles de rendre plus aisées les opérations de vérification.
L’avis des Magistratures lombardes
12Le premier tribunal à s’exprimer sur les diverses hypothèses de réforme de la Trésorerie est le Magistrat extraordinaire qui, dans une consultation de juin 1641, les rejette entièrement. Le Magistrat se dit contraire à la division du bureau en deux sections, rappelant ce qui s’est passé auparavant. Négatif également, son avis sur la transformation de la Trésorerie en une charge temporaire et sur l’introduction de la vénalité. À ce sujet, même en rappelant que l’aliénabilité est formellement possible pour ce bureau, « puisqu’il ne comporte pas d’administration de la justice » (« non havendo congiunta l’administratione della Giustizia »), le tribunal en craint les conséquences possibles sur le plan des contrôles et de la correcte administration. Quant aux possibles modifications dans les prérogatives du trésorier, le consentement se limite à réitérer le refrain de l’incompatibilité avec le poste de questeur du Magistrat ordinaire et suggère d’en limiter conséquemment la participation aux travaux10.
13Même le Sénat formule ses propres considérations dans une consultation présentée au Comte de Sirvela en juin 1641. Une fois écartée l’hypothèse de vendre la Trésorerie, le principal organe institutionnel milanais ne trouve rien à dire sur les deux autres propositions avancées par Madrid et, en particulier, se dit favorable à celle de nommer deux trésoriers temporaires. L’alternance pour des périodes de deux ou trois ans à la tête du bureau permettrait une révision comptable générale, poussant à la clarification et à la précision des comptes du duché. Atteindre un tel but est la préoccupation principale du Sénat, qui avance de nombreuses suggestions pour chercher à améliorer aussi bien la tenue des livres comptables que leur examen postérieur de la part des réviseurs. Il proposa donc d’instituer deux contrôleurs (contatori) de durée quinquennale, occupés exclusivement à la révision des livres de trésorerie, et de rationaliser certaines pratiques comptables, introduisant aussi quelque nouveauté, comme la présence d’un fiscale dans les principales opérations de caisse (et dans la révision des comptes du trésorier), l’introduction d’un livre ou signer « partiti et assienti » (c’est à dire partis et traités avec les intermédiaires privés, et l’obligation de l’inventaire des écritures11.
14La position officielle du Magistrat ordinaire tombe quelques mois plus tard, accompagnée d’une longue chronique des interventions normatives effectuées sur la Trésorerie depuis l’unification de 1572. Le tribunal rappelle les perplexités déjà exprimées en 1615, quand disparut Muzio Parravicino, et immédiatement après la mort de Francesco Parravicino, devant la proposition de séparer de nouveau les deux sections du bureau. Quant à la possibilité de vendre le bureau au plus offrant, le Magistrat la juge dangereuse, aussi bien du point de vue du prestige de la piazza que de celui de la gestion. Comme l’a démontré le cas d’Orduña, en fait, l’éventuel acquéreur de la Trésorerie essaiera toutes les voies, licites ou non, pour récupérer l’argent investi. En outre, le Tribunal ne cache pas ce qui est sa principale préoccupation devant l’hypothèse de la vénalité : perdre le contrôle sur un bureau extrêmement important pour un « petit état, où il y a peu d’emplois pour ceux qui ne sont pas issus de la noblesse de robe, avec lesquels le roi puisse récompenser ses sujets » (« stato piccolo, ove sono pochi impieghi per la nobiltà non togata, col quale possa (il re) premiare i suoi sudditi »).
15En regard des éventuelles corrections techniques à introduire, l’attention du Magistrat porte surtout sur le problème des basse (les restes de payes aux armées qui sont reversées dans les caisses de l’État) et, en conséquence, sur le correct et complet examen des comptes du trésorier, suggérant quelques précautions comptables proposées par le contrôleur ad interim Juan de Salvatierra pour la tenue des livres de la caisse militaire. Il reprend à son compte une partie des instructions envoyées à Muzio Parravicino en 160312, comme l’obligation des assignations (libranze) signées du Gouverneur de Milan pour les paiements de secours et entretenimientos inférieurs à 50 écus, la non-renonciation à la présence dans la Trésorerie d’un officier du Contrôleur (de la Veeduría) et la comptabilisation des remises de fonds provenant d’Espagne, qui, trop souvent, rejoignent leur destination, c’est-à-dire les troupes, « par les mains des marchands et autres particuliers » (« per mano di mercanti e altri particolari »), sans passer par la Trésorerie13.
16Les résistances au changement de la part de l’appareil administratif lombard ont donc le dessus en cette circonstance aussi sur les exigences de la Couronne. Mais une année de discussion sur les diverses propositions avancées par Madrid n’est pas complètement inutile ; la comptabilité de la caisse de l’armée, qui pose les plus grands problèmes, est revue sur la base des suggestions de Juan de Salvatierra.
L’alternative proposée par Juan de Salvatierra
17L’« Exemplo de la nueva forma de quenta del exercito del Thesorero General Juan de Salvatierra » présenté par l’ancien contrôleur général au Magistrat ordinaire durant la discussion sur les possibles modifications à introduire dans la Trésorerie, rappelle d’abord la nécessité de tenir un journal et un registre, en recette, dépense et reprise (cargo y data), pour l’enregistrement des transferts de caisse et des paiements aux troupes correspondants. Il faudra pointer les monnaies utilisées et leur valeur, de même que la date précise de chacune des opérations14. En l’absence de documentation comptable relative à la caisse de l’armée, il n’est pas possible d’effectuer une confrontation entre le système de comptabilité proposé par Salvatierra, qui présente par ailleurs le seul livre– journal dans son Exemplo, et celui en vigueur avant 1641. De ses considérations, on déduit que par le passé, il n’y avait pas d’enregistrement des espèces monétaires avec leurs valeurs relatives et qu’on ne signalait pas en détail les dépenses de manière qu’il était impossible « de voir si l’argent sorti pour tel effet n’a servi qu’à cela et si le reste a été restitué à temps » (« veer si el dinero sacado para un efecto se ha convertido en solo aquel, y bueltose las sobras a tiempo »).
18Salvatierra envisage ensuite quelques mises à jour des instructions de 1603, rendues nécessaires par les « variations des temps ». Pour ce qui concerne les secours (socorros) inférieurs à 50 écus chacun, il observe que la pratique s’est élargie aux soldats entretenidos, c’est-à-dire titulaires d’une solde assignée à eux pour mérites spéciaux ou sur la base d’un titre, et habituellement liés au Gouverneur ou à d’autres fonctionnaires du gouvernement. Il invite par ailleurs à respecter un ordre royal de 1628 qui prévoit la signature du Gouverneur au bas de ses ordres de paiement, afin d’en consentir le contrôle et d’éviter leur utilisation pour solder de vieilles dettes à la place des paiements ordinaires. Une pratique analogue doit être, à plus forte raison, respectée pour les assignations (libranze) relatives à des sommes supérieures à 50 écus. Concernant l’intervention du Veedor – dont il désire la présence permanente dans la Trésorerie – Salvatierra propose qu’il tienne deux livres séparés mais « liés et affranchis » pour enregistrer sur le premier, les versements de la caisse de l’État à celle de l’armée et sur le deuxième, les dépenses d’argent de cette dernière. Enfin, relativement à la vexata questio des remises qui, fréquemment, ne transitent même pas par la Trésorerie mais arrivent directement au Gouverneur ou aux capitaines des troupes « par les mains des marchands et autres particuliers », l’auteur de l’Exemplo confirme la nécessité de leur passage, avec transcription comptable, dans les caisses du bureau.
Le contrôle comptable au sein de la Trésorerie
19La lecture des quelques feuilles de l’Exemplo rédigées par Salvatierra pose inévitablement la question du système comptable utilisé dans la Trésorerie et, de manière plus générale dans les bureaux financiers de l’État de Milan au XVIIe siècle15. Dans la liste rédigée dans les premières années du XVIIe siècle par le comptable général (ragionato) Teodoro Reboto au sujet des registres employés par les différentes comptabilités des magistrats ordinaires (et donc dans la Trésorerie, qui se réfère directement à ceux-ci) illustrant ainsi les méthodes de compilations des livres comptables du Mensuale et du trafic du sel, l’auteur parle expressément de « partie double ». Il affirme que le fonctionnaire préposé à la comptabilité de l’impôt annuel de 300 000 écus doit d’abord effectuer une « prima nota », puis un journal, et enfin tenir un grand livre en partie double, « où figurent comme débitrices toutes les provinces une par une au moyen d’un ordre donné par ledit Magistrat ». Le contrôleur du sel a lui aussi le devoir « d’établir un journal et un grand livre en partie double de toute la quantité de sel transitant dans les canepe ou les entrepôts royaux16 ».
20On ne trouvera nulle part ailleurs une telle clarté dans l’exposé des méthodes comptables utilisées. Dans le cas de la Trésorerie, en particulier pour ce qui concerne les deux écritures comptables du bureau – le livre des entrées et celui des dépenses – Reboto parle d’une série double d’enregistrements avec opérations différenciées (débit et crédit) et comptes ouverts pour différents sujets (en plus du trésorier, les entrepreneurs dans un cas et les différents créanciers dans l’autre), mais n’utilise pas explicitement l’expression « partie double17 ». La présence des écritures doubles ainsi que l’utilisation du journal et du livre maître ne seraient pas suffisantes selon certains spécialistes, pour indiquer l’application d’une vraie partie double. Pour que l’on puisse vraiment parler d’écriture double, il est nécessaire que chaque opération de l’entreprise produise une double série de variations patrimoniales de signe contraire (en débit et en crédit) de même valeur18. Toutefois, s’il est vrai que la présence de plusieurs techniques de calcul était fréquente dans les finances des États de l’ancien régime, vu que le système de recette, dépense et reprise pouvait être suffisant pour répondre aux nécessités de contrôle comptable de l’époque, il semble difficile d’imaginer qu’une pratique si évoluée et aussi bien connue des fonctionnaires milanais (souvent de formation mercantile) fût limitée aux écritures de quelques bureaux secondaires et périphériques19.
21Dans les instructions à la Trésorerie du 1603 (identiques sur ce point à celles de 164220), la tenue de différents livres de comptes n’est pas spécifiée, mais il est précisé quand même que les scartafacci (sorte de brouillons) et le registre des payeurs (pagatori) doivent être remplis comme des grands livres21. Nicolas Cid, fils de l’ex-trésorier de l’armée Francisco, écrivait en 1572 que les écritures financières de la Trésorerie de l’État étaient des grands [livres] à la manière des marchands22 » et pour cette raison, se distinguaient de ceux de la Trésorerie militaire qui évidemment ne l’étaient pas. Il semble que ces écritures soient restées telles, même après l’intervention de Salvatierra qui, comme nous l’avons vu, introduit un livre journal en plus du grand livre mais ne touche pas la modalité d’enregistrement en recette, dépense et reprise, accordant toute son attention à l’indication des espèces monétaires utilisées et à la présence de toutes les signatures prévues dans les mandats de paiements23. Il impose en outre au veedor une attention particulière dans les enregistrements de paiements sur les livres qui relèvent de sa compétence.
22De toute façon, à en juger par les livres maîtres du trésorier Carlo Visconti, relatifs aux années 1642– 1644, on peut assurer que les conseils de Salvatierra sont complètement reçus24.
Conclusion
23L’analyse rapide présentée ici de la tentative de la Couronne de réformer un office très important des finances ducales lombardes et des résultats obtenus, me semble confirmer une fois encore la dimension politique des dynamiques relationnelles introduites sous l’égide de la Couronne. Quand il met en avant un projet de réforme des engrenages souvent rouillés de la machine financière milanaise, le gouvernement de Madrid est bien conscient des réactions qu’il suscitera dans l’establishment local et était donc prêt à s’accorder avec les représentants majeurs des magistratures ducales, sans renoncer pour autant à ses prérogatives et, en l’occurrence, à introduire, de toutes façons, des correctifs susceptibles, au minimum, de huiler ces mêmes engrenages pour les faire fonctionner à un rythme plus soutenu. Pour ce faire la Cour concentre ses efforts sur les aspects plus techniques, marginaux seulement en apparence, du système : réglementation des procédures de collecte, dépôt et répartition des fonds, tenue de livres comptables, contrôle des officiers chargés des diverses opérations. La volonté de Madrid est plus forte que les résistances et réussit à s’imposer, comptant également sur l’habileté des opérateurs milanais – même ceux dits « publics » – avec les méthodes désormais en vigueur dans le monde de la finance « privée25 ».
24L’attention portée à la comptabilité et à la bonne tenue des livres dans les bureaux de l’administration financière milanais me semble en outre s’insérer dans un contexte d’attention diffuse au professionnalisme – entendu comme expertise technique et expérience – du personnel employé dans la Trésorerie et dans les bureaux de l’État, comme le montre d’ailleurs le cas de Salvatierra, resté pendant 40 ans au service de l’administration financière de l’État. Attention qui transparaît, au moins jusqu’à la fin des années 40 du XVIIe siècle (comme j’ai eu l’occasion de le démontrer par ailleurs26), dans les décisions concernant les officiers employés dans les bureaux de l’État. Une attention qui se manifeste surtout dans la phase de recrutement, alors que les candidatures sont étudiées avec soin, sans pour cela altérer les équilibres de type familial et relationnel qui se sont constitués au sein des appareils des magistratures locales. Il s’agit donc, dans quelques cas, de trouver la juste mesure entre la nécessité de maintenir un niveau de compétence qui garantisse la réalisation des délicates missions confiées aux officiers de la comptabilité et la volonté de représentation et de participation à la gestion de la res publica – avec la possibilité, même minime, de promotion sociale, d’enrichissement ou d’anoblissement que le rôle en question pouvait comporter – exprimées par les corporations et la « bourgeoisie » citadine aussi bien que par quelque membre moins fortuné de l’élite patricienne. Une intention que la Couronne poursuit, pour ce qu’il nous est donné de comprendre, avec une certaine constance et une certaine continuité, au moins tant que c’est possible (la première moitié du XVIIe siècle), démontrant être attentive à ne pas desserrer plus que nécessaire les manettes de contrôle afin de ne pas saper à la base les fondations sur lesquelles repose l’organisation des finances ducales locales.
Notes de bas de page
1 La première tentative d’intervention sur l’appareil administratif hérité des Sforza est effectuée par Charles V avec l’unification des deux magistrats des revenus, l’ordinaire et l’extraordinaire, en 1541, mais, après nombre de querelles juridictionnelles et une litanie de plaintes adressées à la Cour par Milan, Philippe II en 1563 revient au statu quo ante. On peut voir sur ces thèmes l’ancien Visconti A., La pubblica amministrazione nello Stato milanese durante il predominio straniero (1541-1796), Milan, 1913, p. 225– 230 ; et Riley C., The State of Milan in the reign of Philip II, Phd Oxford, 1977, p. 142-150. Sur les rapports entre pragmatisme et relativité dans la pratique du gouvernement de la Monarchie envers les Provinces, la référence est Koenigsberger H., La práctica del imperio, Madrid, 1989.
2 Archivo General de Simancas [désormais AGS], SP, leg. 1904, « Cargos de la visita general de Milan contra don Francisco Paravicino conde de Sangra, tesorero general del dicho estrado », s. d. mais relatif à 1638.
3 La question récurrente était déjà revenue en 1612, quand le trésorier Muzio Parravicino s’était plaint des légèretés de ses caissiers dans les transferts d’argent comptant, souvent effectués sans les écritures comptables réglementaires. L’officier cômois avait donc demandé (Archivio di Stato di Milano [désormais ASMi], DR, cart. 51, Philippe III au Marquis de Hinojosa, Aranjuez, 26 mai 1612) que désormais, ses subordonnés soient appelés à rendre personnellement compte au titulaire du bureau de leur maniement de la même façon que le trésorier devait se soumettre à la vérification des réviseurs du Magistrat ordinaire.
4 Les deux officiers chargés du contrôle des Trésoriers ou des Payeurs des armées sur le terrain, le veedor et le contador. Le premier est en charge du contrôle immédiat des opérations, contresignant documents émis par le Trésorier. Le second tient les registres de recette et de dépense, établit les assignations, etc. Sur le travail de chacun de ces contrôleurs, Esteban Estríngana A., Guerra y finanzas en los Países Bajos católicos. De Farnesio a Spínola (1592-1630), Madrid, Laberinto.
5 Sur ces questions, voir Ostoni M., « Controllo contabile e contabilità. I progetti di riordino delle finanze lombarde nella prima metà del XVII secolo », Storia Economica, no. 2-3, 2006, p. 414-438.
6 ASMi, Tesoreria, p. a., cart. 67.
7 Salvatierra essaie de refuser le charge à cause de son âge (74 ans), mais le Magistrat Ordinaire et le Roi insistent car ils ont besoin d’un fonctionnaire expert et capable, cf. ASMi, Uffici Regi p. a., conseil du Magistrat Ordinaire, Milan, 6 janvier 1641.
8 ASMi, Tesoreria p. a., cart. 67, Philippe IV au marquis de Leganes, Madrid, 18 février 1641. De cette question s’occupe ensuite le substitut ad interim de Leganes, le Comte de Sirvela, qui a en main les rênes de l’État de février 1641 à juin 1643 durant l’absence du titulaire (cf Arese F., « Le supreme cariche del Ducato di Milano. Da Franesco II Sforza a Filippo V (1535-1706) », Archivio Storico Lombardo, XCVII, 1970 p. 78). Sur l’introduction et le fonctionnement du système de l’alternance biennale dans la Trésorerie espagnole, voir Cuartas Rivero M., « El control de los funcionarios públicos a finales del siglo XVI, Hacienda Pública Española, no. 87, 1984, p. 83 ; Hernandez Esteve E., Establecimiento de la Partita Doble en las cuentas centrales de la Real Hacienda de Castilla (1592), vol. I, Pedro Luis de Torregrosa, primer contador del libro de caja, Madrid, 1986, p. 19 ; et De Carlos Morales C. J., El Consejo de Hacienda de Castilla, 1523-1602 : patronazgo y clientelismo en el gobierno de las finanzas reales durante el siglo XVI, Valladolid, 1996, p. 178.
9 Ostoni M., « Un affare poco vantaggioso : Pedro López de Orduñna e la Tesoreria generale dello Stato di Milano (1572-1583) », AA. VV., Las sociedades ibéricas y el mar a finales del siglo XVI, t. III, El área del Mediterráneo, Lisbonne, 1998, p. 485-511.
10 ASMi, Tesoreria p. a., cart. 67, conseil du Magistrat extraordinaire, Milan, 12 juin 1641.
11 Ibid., Conseil du Sénat, Milan, 18 juin 1641.
12 La préoccupation centrale des instructions de 1603 est de définir le système de surveillance et de certification des flux monétaires qui transitent par la Trésorerie. Les personnes en charge de ce travail varient en fonction des opérations que le titulaire du bureau est appelé à faire : reviennent au contrascrittore toutes les procédures concernant la caisse de l’État, alors que le veedor, aidé du contador, s’occupe du contrôle des paiements qui regardent la caisse des armées. Tous les deux en revanche collaborent sur les procédures de collecte et d’enregistrement des sommes en provenance des autres territoires de la monarchie habsbourgeoise. Les instructions sont très détaillées aussi en matière d’enregistrement comptable, précisant la typologie des livres à tenir (reliés et scellés), les opérations à parapher, l’indication des pièces encaissées et leur qualité, la liste des officiers qui président aux mouvements financiers simples... Sur les instructions de 1603 voir, Ostoni M., « Un tentativo di razionalizzazione della finanza pubblica milanese : Muzio Parravicino e le istruzioni alla Tesoreria generale del 1603 », Capra C. et Donati C. (dir.), Milano nella storia dell’età moderna, Milan, Franco Angeli, 1997, p. 139-177.
13 ASMi, Tesoreria p. a., cart. 67, Conseil du Magistrat ordinaire, Milan 11 septembre 1641.
14 ASMi, Tesoreria p. a., cart., 67.
15 Voir Ostoni M., « Controllori e controllati : i « ragionati » nell’amministrazione finanziaria milanese fra Cinque e Seicento », Rizzo M., Ruiz Ibáñez J. J et Sabatini G. (dir.), Le forze del principe. Recursos, instrumentos y límites en la práctica del poder soberano en los territorios de la Monarquía Hispánica, Actas del Seminario Internacional, Pavía 22-24 septiembre 2000, Murcie, Universidad de Murcia, 2003, p. 875-926.
16 Ibid., cap. 47, f. 31 v°. D’une manière analogue, bien qu’avec moins de précision, il s’était exprimé en 1586 l’anonyme auteur de la Relatione del Magistrato ordinario di Milano, ne laissant pas de doute sur le précoce usage d’un compte de caisse (contetti) avec plusieurs comptes personnels tenu par le comptable à l’entrée : BA, Trotti, ms. 129, f. 18 v°.
17 Dans le premier cas, Reboto écrit que le contrôleur à l’entrée « ha carico di dar debito in un libro Maestro a tutti li impresarij delle entrate ordinarie di quello devono in Camara conforme alla detta Tavola delli Ragionati generali et di dar debito in detto libro al thesorero de tutti li danari che giornalmente prevengono in thesoreria generale et poi dar credito alli sudetti impresarij delli danari che hanno pagati scontro al debito che tengono per quella causa, et caso che gli faccia alcuna compensa, si nota parimente a credito, con ordine particolare del Magistrato » (BNM ; ms. 1370, cit., chap. 29, ff. 18 r°-18 v°). Le collègue employé au registre des sorties, au contraire, « tiene cura di riportar al libro maestro chiamato libro delle spese della Regia Camara tutte le partite che si sborsano per il thesorero generale della thesoreria del stato in virtù de mandati del Magistrato [...] dando debito alle persone a quali si pagano li danari, et credito al thesoriere debitamente refferendo. Tiene anco cura di dar credito alle persone in testa de quali vengono spediti detti mandati delle somme in essi contenuti, a fine che si veda come si saldano le partite, et che non si paghi maggior somma de quella dispongono detti mandati » (Ibid., chap. 30, f. 18 v°).
18 Pour Zerbi T., Le origini della partita doppia. Gestioni aziendali e situazioni di mercato nei secoli XIV e XV, Milan, 1952, p. 182, c’est une condition indispensable pour parler effectivement de partie double. Pour Fabio Besta, au contraire, le système était conditionné seulement à la présence des deux livres principaux : le journal et le grand livre.
19 La présence simultanée de deux systèmes de comptabilité est caractéristique, par exemple, de la Contaduría mayor de cuentas, étudié par Hernández Esteve E., Establecimiento de la partida doble, op. cit. Dans ce bureau, depuis l’introduction en 1592 de la partie double dans la comptabilité du livre de caisse, le système de recette, dépense et reprise continue d’être utilisé simultanément dans tous les autres bureaux financiers. La tentative est abandonnée au début du XVIIe siècle. Ce dernier système « s’adaptait parfaitement, en principe, aux besoins de l’administration publique, qui était intéressée au contrôle des recettes qu’elle recevait, des dépenses faites avec et des fonds restant éventuellement disponibles. En effet, la comptabilité publique ne s’occupant pas de situations patrimoniales, mais plutôt de flux de recettes et de dépenses, elle n’avait pas de raison d’avoir grand besoin d’un système comptable plus complexe, qui aille au-delà du contrôle des recettes, des dépenses et des restes » (Hernández Esteve E., Las contadurías, op. cit., p. 57-58).
20 ASMi, Tesoreria, cart. 67.
21 Cf. « Instrución », op. cit., articles 15 et 27.
22 AGS, E, leg. 1233, doc. 50, relation anonyme mais probablement écrite par Cid, en 1572 sur les avantages et inconvénients de l’unification des deux Trésoreries. Chez les marchands, où la partie double est utilisée pendant longtemps, le grand livre du célèbre traité de Luca Pacioli constitue le troisième registre, avec le mémorial et le journal, du système en partie double. Melis F., Storia della ragioneria. Contributo alla conoscenza e interpretazione delle fonti più significative della storia economica, Bologne 1950, p. 630-634.
23 L’introduction du livre-journal est elle même une nouveauté, parce que normalement le système espagnol de recettes et dépenses ne prévoit pas autres écritures ; comme l’écrit Hernández Esteve E. (« Las contadurías de libros de la Contaduría Mayor de Hacienda y la contabilidad de cargo y data en la gestión del imperio español, siglos XV al XVIII », ponencia presentada en el « II Encuentro de trabajo La historia de la contabilidad en España. Dos formas de entender la historia de la contabilidad », Séville, 24-26 septembre 1998) « le livre en recette et dépense était une sorte de grand livre, c’est-à-dire que les parties y étaient classées par comptes, qu’il ne s’appuyait sur aucun livre journal ou livre d’enregistrement chronologique des parties ni sur aucun brouillard formel », p. 54 du texte dactylographié.
24 AGS, SP, lib. 1061-1066.
25 Il est inutile d’ajouter que nombre des officiers employés dans les appareils des finances ducales provenaient du monde du commerce et de la « banque » ou bien avaient d’étroits contacts avec ces domaines. à ce propos, voir De Luca G., Commercio del denaro e crescita economica a Milano tra Cinquecento e Seicento, Milan, 1996, et pour une première recherche sur les contrôleurs, je vous renvoie à Ostoni, Controllori e controllati, op. cit.
26 Ostoni M., Controllori e controllati, op. cit.
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