Les comptes de la principauté épiscopale de Bâle autour de 1500
p. 107-112
Texte intégral
1Dans un document de 1185, l’évêque de Bâle est pour la première fois appelé « Prince » par le roi germanique : « Dilectus princeps noster Heinricus episcopus1 ». Par cette double fonction temporelle et spirituelle, le prince-évêque se voyait attribuer non seulement le contrôle d’un diocèse, qui comprenait l’actuelle Haute Alsace avec Colmar et Mulhouse et le nord-ouest de la Suisse avec Bâle, mais aussi un territoire féodal qui ne correspondait pas à la circonscription ecclésiastique. Par exemple, l’évêque possédait en tant que prince quelques villages situés dans le diocèse de Constance et il vivait la plus grande partie de l’année, depuis 1461, dans la ville de Porrentruy située dans le Jura, mais qui faisait partie du diocèse de Besançon. Il était le maître d’un microcosme complexe, multicolore et ouvert vers l’intérieur et l’extérieur, formé d’une grande variété de biens et de droits dispersés, tant ecclésiastiques que séculiers, et dont la base commune était plus de nature économique, liée à sa puissance politique et administrative, que juridique.
2Lorsque l’évêque Hartmann III von Münchenstein mourut en 1423, l’évêché, ou plus précisément la principauté épiscopale, se trouvait dans de piètres conditions. Les parties les plus importantes de l’ancienne seigneurie avaient été hypothéquées ou vendues à cause des coûts engendrés par le tremblement de terre de Bâle de 1356, des luttes dans l’évêché pendant le Schisme d’Occident, du partage des terres de l’Église avec le chapitre de la cathédrale, et de la lutte pour la suprématie avec la ville de Bâle. Les princes-évêques ne disposaient plus de propriétés importantes dans la région baloise2. Le nouvel évêque décrit en termes clairs l’état déplorable de sa principauté :
« Nous aurions trouvé l’Evesché, le pays et les gents appartenantes à iceluy en grandes calamités et en évidentes debtes et charges, de façon que les revenues et emoluments de l’Evesché et des pays qui en dépendent estoient tombé par engagement aux mains d’autres personnes avec grandes charges3. »
3Il y a bien eu jusqu’à la fin du XVe siècle, une augmentation considérable des biens, mais ce fut au détriment des finances de l’évêque. Pour racheter les biens mis en gage ou acquérir de nouveaux villages et des seigneuries, il fallait des sommes importantes qui n’auraient jamais pu être couvertes par les recettes provenant de ces zones ; en effet, le prix avait été calculé en multipliant les recettes annuelles brutes par vingt et non les recettes nettes. L’acquisition de nouveaux villages dans la région de Bâle avait exigé 6 075 florins, ce qui signifiait devoir payer sur le marché des capitaux, avec les intérêts habituels d’alors de 5 %, un peu plus de 300 florins par an. Cependant, les baillis de cette seigneurie ne versèrent à la caisse de l’évêque qu’une somme oscillant entre 111 et 166 florins annuels.
4La chaire épiscopale de Bâle n’était donc absolument pas attractive et le chapitre de la cathédrale devait trouver des candidats riches qui, une fois élus, étaient prêts à contribuer avec leurs propres biens au maintien de la principauté. Cependant, cette disponibilité disparut rapidement car les besoins augmentaient de plus en plus, et les biens propres des nouveaux élus diminuaient. Deux d’entre eux cherchèrent même sérieusement des chanoines qui auraient été prêts à leur acheter le droit d’exercer le pouvoir sur la seigneurie épiscopale. Mais aucun des deux n’avait en fin de compte conclu l’affaire, car sans doute savaient-ils que l’évêque Johannes von Venningen avait dû régler, au cours des années 1458-1469, 16 % des dépenses de son évêché avec son propre portefeuille ! En effet, les revenus des Temporalia et des Spiritualia ne couvraient que 20 % des dépenses, alors que 36 % étaient représentés par des prêts, et 28 % par des taxes ou aides extraordinaires uniques. Au cours de son épiscopat, qui avait duré vingt ans, il dut injecter plus de 16 000 florins dans les caisses de la principauté épiscopale4.
Perfectionnement de l’administration
5Étant donné que la plupart des efforts visant à améliorer les recettes en augmentant les impôts et taxes ordinaires butaient contre la résistance farouche des sujets, les évêques ont essayé de maîtriser les finances au moins sur le plan de la gestion administrative.
6Dans la principauté épiscopale de Bâle, à la fin du Moyen Âge, tout le pouvoir émanait des évêques non seulement de jure, mais aussi dans la pratique quotidienne de leur souveraineté, puisqu’ils traitaient personnellement et régulièrement toutes les affaires et se réservaient également les plus petites décisions.
7Le processus de rationalisation du contrôle central des services administratifs locaux avait déjà fait des progrès au temps de Johann von Fleckenstein, autour de 1430 ; mais la tradition écrite débute seulement avec Friedrich zu Rhein vers 14395. Cet évêque a joué un rôle très important dans l’histoire administrative du chapitre de Bâle, grâce à la solide mise en œuvre de mesures de réorganisation et à une série d’innovations. Une importance particulière doit être accordée notamment aux efforts faits pour fixer le plus grand nombre possible de ses droits par écrit (livre des fiefs, Liber marcarum, terriers)6 et pour normaliser la comptabilité des différents bailliages et offices par l’établissement de règles formelles et l’introduction d’un registre contenant les copies de leurs comptes annuels (Liber Computationum).
8Cependant, ces efforts ne parviennent pas à dissimuler le fait que la comptabilité de la principauté épiscopale était très primitive et ne tenait aucunement compte de la séparation entre les recettes provenant des Spiritualia et celles des Temporalia, tandis que les biens personnels de l’évêque étaient clairement séparés de la propriété épiscopale en raison des droits héréditaires. On peut diviser synthétiquement cette comptabilité en plusieurs niveaux7.
9Le premier groupe de documents comptables se situe au plus bas échelon administratif, c’est-à-dire au niveau des chefs de village, des administrateurs des caves, etc.8. La plupart de ces documents étaient détruits une fois qu’ils avaient été soldés dans les comptes spéciaux d’ordre supérieur des hauts fonctionnaires. Dans ce contexte, l’usage de la taille (baguette portant des entailles correspondant à des quantités de marchandises ou d’argent) devait être quotidien. Une fois par an, on rédigeait un compte global pour chaque seigneurie : il comprenait les charges fixes pour les douze mois, tandis que les recettes et les dépenses variables étaient calculées à partir de la date de la dernière reddition des comptes. Toutes les tentatives pour unifier la période financière et pour fixer la date de règlement échouèrent. La présentation de ces registres fut normalisée par Friedrich zu Rhein qui fixa des règles formelles. Il s’agissait d’instructions variables selon les bailliages ou offices et elles ne montrent rien qui vise à systématiser l’ensemble de la comptabilité du chapitre. Tous ces comptes avaient toutefois en commun de séparer la partie des recettes de celle des dépenses et de suivre une ventilation par catégorie de marchandises (argent, céréales, vin). Le récapitulatif des positions et des soldes était consigné par le chancelier de l’évêque dans une copie du « Liber Computationum », dont le premier avait été introduit en 1436. On y inscrivait les montants totaux de chaque position de recette et de dépense des seigneuries, qui étaient soldés avec le résultat de l’année précédente. Le but de ces livres était de contrôler les recettes et les dépenses des diverses seigneuries, ainsi que la compensation des arriérés des périodes comptables précédentes. La reddition de comptes au niveau de la principauté épiscopale n’existait pas. Il n’y a donc pas de bilans annuels, ni aucun budget de prévision.
La crise des finances épiscopales et l’intervention du chapitre de la cathédrale
10En 1499, le total des charges de la principauté épiscopale s’élevait à près de 20 000 florins, face à des recettes annuelles d’environ 3 000 florins9. La situation financière déplorable et le gouvernement malheureux de Kaspar zu Rhein obligèrent alors les chanoines à intervenir directement dans la gestion administrative. Ils furent les cosignataires formels de nombreux documents d’hypothèque et d’achat, ordonnés par l’évêque, et durent s’accommoder du fait que des bourgeois devaient garantir solidairement cette dette. Ils durent renoncer à leur refus séculaire de verser une contribution pour limiter les dettes du prince-évêque et injecter de grosses sommes issues des biens du chapitre de la cathédrale dans les caisses épiscopales. Pour cela, ils exigèrent cependant la garantie qu’il s’agirait d’une situation d’urgence ponctuelle. Pour protéger leurs propres revenus et leurs propres biens, ils devaient obliger les évêques à une politique de dépenses plus prudente.
11Le 30 décembre 1499, ils renversèrent de facto l’évêque et installèrent un coadjuteur, Christoph von Utenheim, qu’ils avaient choisi dans leurs propres rangs. Après la mort de Kaspar en 1502, ce dernier lui succéda sur la chaire épiscopale. Lors du serment (juramentum) de l’élection qu’Utenheim dut accorder au chapitre de la cathédrale, l’article 4 établit que les fonctionnaires épiscopaux devaient désormais rendre leurs comptes annuels en présence d’une délégation du chapitre. Par cette démarche, les chanoines étaient en mesure de pouvoir contrôler régulièrement l’évolution des finances épiscopales10.
12C’est sous cette pression du chapitre de la cathédrale, et non de la propre volonté de l’évêque, que les entrées des différents services et de l’Officialitas furent additionnées pour la première fois en 1500 par le chancelier, et que les dépenses de la même période furent mises en parallèle. Cette mesure on ne peut plus simple est une innovation majeure dans la comptabilité épiscopale et revêt une importance extraordinaire, car elle permit pour la première fois dans lesdites « gemeynen hofrechnungen11 » le calcul et le contrôle de l’utilisation des fonds versés à l’évêque et le suivi de la façon dont se développait le déficit cumulé. C’est ainsi que, pour la première fois, l’évêque et le chapitre de la cathédrale purent avoir régulièrement une vision réaliste de la situation financière de la principauté épiscopale.
13Plusieurs exemplaires des documents produits lors de cette reddition des comptes commune ont été réalisés et le chapitre de la cathédrale en a reçu au moins une copie12.
Renoncement au progrès administratif
14Au cours de ces années, des efforts visant à systématiser et réglementer la comptabilité furent faits également au niveau inférieur de l’administration13. Ces améliorations furent stimulées par des fonctionnaires qui avaient été auparavant au service du margrave de Baden, ce qui leur avait permis d’apprendre des pratiques comptables plus avancées. Enfin, il est bon de souligner que l’évêque avait confié la gestion de la trésorerie à un commerçant de la ville de Bâle. Certes, il ne s’agissait pas d’une tentative pour augmenter les maigres ressources sur le marché financier, mais plutôt de garantir les florins contre leur ruissellement dans des canaux incontrôlés.
15En effet, ces « comptes communs de la cour » montraient une tentative sérieuse visant à améliorer la situation financière. C’est ainsi que plus d’un quart de la montagne de la dette fut abattu en quelques années. Mais quand se présenta la possibilité d’acheter la souveraineté sur un petit village du margraviat de Baden, aussitôt toutes les bonnes intentions furent mises de côté et on ajouta de nouvelles dettes. Déjà en 1510, elles étaient beaucoup plus élevées qu’avant l’intervention du chapitre de la cathédrale. Bientôt, les chanoines abandonnèrent toute aide à l’évêque dans sa crise financière issue de son propre fait, et à partir de 151314, les comptes communs de la cour disparurent. La dette avait pris rapidement des dimensions inquiétantes. Dès le début de la Réforme, qui conduisit à la séparation complète entre la ville de Bâle et son évêque, la totalité des recettes en argent de la caisse de l’évêque ne suffisait plus pour payer les intérêts exigibles sur la dette.
16La simple mesure de rédaction d’un bilan annuel avait conduit évidemment à une prise de conscience claire de l’état des finances de la principauté et à une politique de dépenses contrôlée. Toutes les parties prenantes avaient bien compris le sens et le succès de ce travail, du reste simple à réaliser. Pourtant, cette mesure fut ressentie par l’évêque comme ayant été imposée par le chapitre, et il l’abandonna dès que la pression se relâcha : l’évaluation de son intérêt financier fut dans ce cas apparemment jugée de moindre valeur que la défense de son prestige politique.
Notes de bas de page
1 Trouillat J., Monuments de l’histoire de l’ancien évêché de Bâle recueillis et publié par ordre du Conseil exécutif de la République de Berne. Porrentruy, 1852, vol. I, p. 399.
2 Archives de l’Ancien Évêché de Bâle, B 158/2. Voir aussi : Wackernagel R., Geschichte der Stadt Basel, Basel, 1907, vol. I, p. 335, 341s. et 418s. et Weissen Kurt, « An der stuer ist ganz nuett bezalt ». Landesherrschaft, Verwaltung und Wirtschaft in den Fürstbischöflichen Ämtern in der Umgebung Basels (1435-1525), Bâle-Frankfort sur le Main, 1994 (Basler Beiträge zur Geschichtswissenschaft, 167), p. 12 ss.
3 Trouillat J., op. cit., vol. V, p. 287.
4 Dirlmeier U. et Fouquet G., « Bischof Johannes von Venningen (1458-1478) auf Reisen. Aufwand und Konsum als Merkmale adliger Lebensführung », Blaschnitz G. et Hundsbichler H. (dir.), Symbole des Alltags – Alltag der Symbole. Festschrift für Harry Kühnel zum 65. Geburtstag. Graz 1992, p. 113-145.
5 Les premiers statuts datent de Johannes von Fleckenstein hat Statuten : Trouillat J., op. cit., 1852, vol. V, p. 313-319.
6 Boner G., « Das Bistum Basel. Ein Überblick von den Anfängen bis zur Neuordnung 1828 », Freiburger Diözesan-Archiv 88, 1968, 5–101, p. 67. Freyther Laurent, « Der bischöflich-baslerische Liber Marcarum vom Jahre 1441 in seiner Vorgeschichte, seinem Zweck und seiner Bedeutung », Archiv für Elsässische Kirchengeschichte, 7, 1932, p. 113-160; Wackernagel R., « Das Lehenbuch des Bistums Basel », Anzeiger für Schweizerische Altertumskunde, 6, 1889, p. 267-270.
7 Dormeier H., Verwaltung und Rechnungswesen im spätmittelalterlichen Fürstentum Braunschweig-Lüneburg, Hannover, 1994 (Quellen und Untersuchungen zur Geschichte Niedersachsens im Mittelalter, 18), p. 311 ff.
8 Archives de l’Ancien Évêché de Bâle, Comptes du Birseck, 1439, p. 12 : « Und es ouch angeschlagen wart an ein kerben. »
9 Archives de l’Ancien Évêché de Bâle, A 10, liasse 2, nr. 24.
10 Archives de l’Ancien Évêché de Bâle, Comptes du Birseck, 1517, p. 35.
11 Archives de l’Ancien Évêché de Bâle, A 10/3.
12 Sur le compte de 1508 : « Pro dominis de capitulo ».
13 Weissen K., « An der stuer ist ganz nuett bezalt ». Landesherrschaft, Verwaltung und Wirtschaft in den Fürstbischöflichen Ämtern in der Umgebung Basels (1435-1525), Bâle-Frankfort sur le Main, 1994 (Basler Beiträge zur Geschichtswissenschaft, 167), p. 531.
14 Archives de l’Ancien Évêché de Bâle, A 10/3.
Auteur
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