Les comptes des États de Bourgogne, entre prescriptions monarchiques et règlements provinciaux (fin XVIe-fin XVIIIe siècle)
p. 39-54
Texte intégral
1Le duché de Bourgogne fut rattaché définitivement au royaume de France en 1477 à la mort du Téméraire. Après deux années d’une résistance éparse, Louis XI vint à Dijon prendre possession du duché et en jurer les privilèges, parmi lesquels celui d’avoir des États.
2Ces États généraux des trois ordres de la province étaient convoqués, le plus souvent tous les trois ans, par la monarchie française afin d’en obtenir les sommes réclamées au titre des impôts. Inversement, les États ne pouvaient imposer sans l’autorisation de la monarchie. Pour décrire ce dialogue du centre et de la périphérie, l’historien J. R. Major a proposé l’expression de « marchandage général1 ». À l’issue de la réunion des États, il revenait aux Élus, représentants permanents des États, d’en effectuer la répartition et d’en surveiller la collecte. Ils étaient, en outre, responsables de leur utilisation d’abord devant les alcades, députés choisis par l’assemblée, puis devant l’assemblée provinciale et les institutions monarchiques (gouverneur, Élu du roi, Chambres des Comptes). La comptabilité publique était une tâche très encadrée, exigeant des preuves, ce qui explique qu’on dispose pour la Bourgogne d’une longue série documentaire constituée des états de l’administration des Élus2. Les archives des officiers de finance des États, dont ne subsistent que quelques rares pièces, les complètent marginalement. Le maniement des deniers provinciaux se résume à quelques grandes opérations qui consistent, une fois la collecte accomplie, à payer au roi les impôts agréés par l’assemblée provinciale, mais aussi à satisfaire quelques exigences royales supplémentaires et inopinées qui plaçaient les Élus devant l’obligation d’imposer d’eux-mêmes ou d’emprunter. L’histoire des comptes publics n’est donc pas indifférente à l’histoire des rapports entre la monarchie et la province.
3Cette histoire est scandée par trois grands moments qui disent le passage de la monarchie représentative, correspondant à la Renaissance et au « marchandage » fiscal, à la monarchie à prétention absolutiste du temps du règne de Louis XIV, marquée par l’obéissance inconditionnelle aux désirs royaux. La charnière entre ces deux âges se situe entre 1630 et 1659. Cette séquence nodale est inaugurée par une révolte, celle des Lanturelus dijonnais, qui contestaient la suppression des États par Richelieu, signe avant-coureur d’une augmentation des taxes. Elle s’achève en 1659 lors d’une réunion contrainte et forcée des États à Noyers-sur-Serein, place forte royale, au cours de laquelle les députés ne purent faire autrement que de satisfaire le roi en lui accordant une somme inédite d’un million de livres. Ce montant resta jusqu’à la Révolution la règle pour le seul don gratuit extraordinaire. Cet impôt sans contrepartie de service public puisque non affecté à une dépense particulière était payé par tiers chaque année. Le roi obtenait moins une somme d’argent que la marque d’une obéissance inconditionnelle. En effet, la convocation à Noyers était une punition après l’offense faite au jeune Louis XIV l’année précédente. Alors qu’il était en personne à Dijon, les députés des États s’étaient fortement opposés à ses demandes, provoquant son départ pour Lyon toutes affaires cessantes. Entre ces deux épisodes, la Bourgogne subit de plein fouet la crise du XVIIe siècle : guerre de Dix Ans et pestes ruinèrent considérablement le pays. Pourtant la recette des États ne cessa de croître. L’argent, à la faveur des crises du XVIIe siècle, se trouvait donc au cœur des rapports entre le roi et la Bourgogne.
4Ainsi, la comptabilité est bien un élément clé de l’administration provinciale, mais dans quelle mesure et de quelle manière ? L’analyse peut être divisée en deux temps : celui de la mise en place des fondements comptables puis celui de leur complexification sous le coup des exigences royales. Une interrogation sur les limites du système comptable mis en place au tournant du règne personnel viendra clore ces remarques.
Les fondements de la comptabilité des États de Bourgogne
5Invariablement, pendant toute la période, les comptes des États sont organisés selon deux grandes parties correspondant à une double imputation : les recettes où l’on inscrit les deniers à recevoir, et les dépenses où l’on inscrit l’emploi de ces deniers. Exprimés en écus au XVIe siècle, les comptes sont libellés en livres par la suite. Ces comptes sont triennaux puis deviennent annuels dans le courant du premier tiers du XVIIe siècle. La Bourgogne adopte donc une unité de temps annuelle, se callant en cela sur les comptes royaux. Les états de l’administration des Élus deviennent alors des recueils rassemblant l’exercice comptable des trois années échues. Une synthèse réalisant le total des mouvements vient clore le registre. Ainsi peut-on reconstituer l’histoire budgétaire de la province pour les deux derniers siècles de l’Ancien régime. Il est à noter que, dans leur très grande majorité, les exercices budgétaires sont excédentaires, vingt-neuf sur trente-trois soit dans 87 % des cas. Un excédent minime (graphique 1) est la règle. La gestion en apparence semble donc rigoureuse et simple, se déclinant selon un mode paternel qui ne met pas en danger les finances de la communauté. Les déficits sont faibles en général, à peine quelques milliers de livres sauf entre 1674 et 1676 lorsque la province eut à supporter les frais de la conquête de la Franche-Comté.
6Force est de conclure que les États et leurs Élus ont adapté constamment les dépenses aux recettes. La prudence des Élus est ici à souligner. Comme les recettes sont votées par les États, ils sont responsables de la contention des dépenses que les exigences royales ou les difficultés de l’imposition peuvent facilement faire dériver vers le déficit. La culture de l’excédent budgétaire, puisque c’est un fait récurrent, se comprend aussi comme le souci de protéger le crédit provincial. En effet, outre l’imposition, les crédits de dépenses pouvaient êtres abondés par le recours à l’emprunt. La maîtrise des dépenses en regard des recettes était alors une façon de défendre le crédit des États en entretenant la confiance de ceux qui pouvaient y placer une part de leur fortune. En résumé, cette gestion prudente est un produit d’appel pour des placements eux-mêmes sans risque si on compare avec les rentes de l’hôtel de ville de Paris. En revanche, ils étaient servis par un intérêt modique, le denier seize (6,25 %) ou dix-huit (5,5 %).
7Cependant, les états d’administration, pour aussi bien ordonnés qu’ils apparaissent, ne doivent pas tout aux seuls Élus qui dans la pratique se reposaient sur une administration de commissaires puis d’officiers. Si au Moyen Âge, les Élus n’étaient suivis dans leurs chevauchées que par un clerc chargé de noter le règlement des tailles pour chaque communauté, le développement de leur administration avait rendu obligatoire le recours à des receveurs des tailles. Au XVIe siècle, ils avaient été institués dans le ressort des grands bailliages du duché, ceux d’Auxois, de la Montagne, de Dijon, de Chalon et d’Autun. Jusqu’en 1609, ces receveurs étaient nommés et révocables par les Élus. À cette date, ils devinrent, en raison d’un édit royal qui créait les titres de receveur particulier et de receveur général, des officiers des États après que ces derniers firent racheter l’édit aux receveurs pour la somme de cent vingt mille livres. Les États résolurent alors d’établir deux receveurs généraux et dans chaque bailliage, deux receveurs particuliers. Le nombre des officiers ainsi créés était de vingt : dix-huit receveurs particuliers dans les bailliages de Dijon, Beaune, Nuis, Chalon, Autun, Semur, Arnay, Avallon et La Montagne et deux receveurs généraux. En 1633, seize nouveaux receveurs furent encore ajoutés. Cette organisation ne devait pas aller sans difficulté car le nombre de receveurs avait pour corollaire la multiplication des états de compte. Les États pouvaient donc craindre d’éventuels divertissements des deniers publics non pas tant par malignité que par la négligence que pouvait entraîner un tel embarras de comptables.
8Le règlement de l’office leur était assez favorable puisque les receveurs obtenaient le denier dix (un intérêt de 10 %) de la finance qu’ils avaient dû débourser pour obtenir leur charge. À titre d’exemple, les receveurs du bailliage de Dijon percevaient cinq cents livres par an ou ceux de La Montagne, quatre cents livres, lorsque les deux receveurs généraux touchaient près de mille livres chacun. En sus, les États leur comptaient des frais pour leurs « ports et voitures » – entre quatre-vingt-dix et cent soixante-dix livres annuelles – sans compter des frais annexes au titre des épices, façon et reddition des comptes et un droit de douze deniers par quittance à prendre sur les « cotisés ». Aucun des officiers ne pouvait être dépossédé de ses recettes ni voir ses gages diminuer, même si les impositions l’étaient. Les Élus pouvaient toutefois se passer de l’un d’eux à condition de lui rembourser l’intégralité de la somme qu’il avait versée. En revanche, les receveurs durent investir régulièrement dans leur office afin de permettre à la province de trouver les expédients pour satisfaire les exigences financières de la monarchie, comme ce fut le cas en 1616, en 1621, en 1631 ou encore en 1642. Les augmentations des recettes étaient donc fournies par ceux-là même dont les comptes étaient la responsabilité ; et à la hausse de la finance, les Élus ajoutèrent des emprunts obligatoires pesant exclusivement sur eux, du moins jusqu’en 1650. En outre, ces augmentations forcées de capital n’étaient pas nécessairement compensées par une augmentation de gages. En 1631, après l’émeute urbaine des Lanturelus (1630), les receveurs généraux furent mis à contribution pour le rachat de l’édit (1631). Augmentant chacun leur fonds de vingt-et-une mille livres, on leur reconnut une augmentation de gages au denier quatorze (7 %). Surtout, ils obtenaient pour eux-mêmes, leurs veuves et héritiers « l’exemption de toutes tailles et impositions ordinaires » avec la garantie, le cas échéant, du procureur-syndic des États. En revanche, les receveurs particuliers voyaient leurs gages diminuer, passant du denier dix au denier quatorze.
9Le respect des libertés provinciales et de l’autonomie financière du Duché avait donc un coût. La monarchie entre 1609 et 1692 avait réussi à extirper de Bourgogne une somme de sept cent quatre-vingt-sept mille livres pour prix des rachats d’édits et des contributions successives. Les gages et frais des officiers étaient pris sur les impositions et s’élevaient en 1609 à un peu moins d’une dizaine de milliers de livres, ce qui était presque insensible en regard des recettes générales annuelles avoisinant quatre cent mille livres. À la fin de l’Ancien Régime, M. Chartraire de Montigny, trésorier général des États, percevait dix mille livres de gages pour un capital de six cent mille livres. Le montant total de ses taxations était de plus de vingt-trois mille livres. Sans doute ces conditions financières devaient-elles rassurer les États et les Élus qui, confrontés à la multiplication des interlocuteurs comptables, pariaient ainsi sur l’intérêt des officiers à bien remplir leur charge plutôt qu’à détourner l’argent public. Néanmoins, la transformation des commissaires en officiers s’accompagna de la mise en place d’un contrôle administratif des actes comptables.
10Celui-ci est encore embryonnaire jusqu’au début du règne personnel de Louis XIV. La première des obligations, rappelée par les États comme par la monarchie, était l’honnêteté dans le maniement des finances. La recherche des malversations des receveurs est assez intense entre 1598 et 1606. Par exemple, des lettres patentes du 17 septembre 1605 contraignent les receveurs sous peine d’emprisonnement de remettre leurs comptes à la Chambre des Comptes. Les procureurs syndics et les collecteurs de tailles des communautés doivent aussi déposer les quittances des sommes auxquelles celles-ci ont été imposées, ce qui donne à la Chambre des Comptes la possibilité de croiser les deux sources d’informations. De fait, en 1606, Jean l’Anisey, receveur des deniers, est entendu pour quelques omissions de recettes. En 1631, après que les receveurs généraux eurent augmenté leur capital pour financer le rachat de l’édit des élections, ils se virent imposer de rendre à la Chambre des Comptes l’état de leur maniement six mois au plus après la fin de l’année et d’en laisser une copie au greffe des États. Mais, au final, les faits de malversations sont rares dans les archives consultées.
11Le premier tiers du XVIIe siècle est donc une période de consolidation du système comptable. La structure s’est étoffée. Elle fut confiée à des officiers dont les dépôts et les gages permettaient d’assurer une pratique conforme aux exigences du bien public. Ils y étaient d’ailleurs contraints par des dispositions administratives. Ce système fit ses preuves puisque les comptes publics, comme on l’a vu, étaient plutôt bien tenus. Or, ce système fut mis en place alors que la ponction fiscale était somme toute relativement faible en regard du volume qu’elle atteignit après 1630 et encore plus après 1690. Quelles furent les conséquences de cet alourdissement sur les livres de comptes bourguignons ?
Les innovations formelles du Grand Siècle (vers 1630-vers 1690)
12Face à l’ampleur de la documentation, la méthode des sondages déterminés par l’histoire financière de la province s’est imposée. En fonction du niveau de prélèvement et de dépenses, trois périodes se dégagent nettement ; de 1566 à 1626, les recettes sont irrégulières, en moyenne un million de livres ; en revanche entre 1636 et 1689, elles ont plus que quadruplé, alors que durant la troisième période qui s’achève en 1789, elles triplent encore. On s’est donc concentré sur les triennalités renvoyant aux ruptures de cette histoire financière (1636-1638)3, (1693-1696)4 et (1712-1714)5. Il fallait, en outre, pour saisir les évolutions éventuelles, replacer ces comptes dans une histoire plus longue en les comparant à ce qu’ils étaient avant le tour de vis fiscal de 1636 et à ce qu’ils furent après la mort de Louis XIV. Deux triennalités ont alors été convoquées, celle de (1587-1589)6 et celle de (1622-1626)7 ainsi que la dernière qui nous soit connue, celle de (1781-1783)8.
13L’impression d’ensemble à la lecture de ces comptes est d’emblée celle d’une grande continuité car l’organisation par double imputation (recettes-dépenses) ne connaît aucune modification. Les différences entre les triennalités s’établissent sur le nombre de chapitres et lignes budgétaires qui les composent. Ils sont plus nombreux en 1781 qu’en 1589, quand la province ne connaît que le taillon et l’octroi ordinaire. Entre ces deux années, le fardeau fiscal s’alourdira de l’impôt des garnisons, des subsistances et exemptions des gens de guerre, du don gratuit extraordinaire, des crues sur le sel, des octrois de la rivière Saône, de la capitation et des vingtièmes9. Les recettes sont donc structurées par les « nouvelletés » monarchiques.
14Il faut y ajouter des recettes secondaires destinées à financer des exigences royales particulières : vente d’offices, augmentation des finances des officiers, les emprunts dès 1636, des remises royales, celle de trente mille livres notée en 1695 et 1781 ou encore des « revenants bons ». Plus complexe est la prise en compte des « non-valeurs », soit les recettes prévues mais qui n’ont pas été perçues en raison d’un défaut de paiement. Elles sont anticipées en 1695 par exemple. On peut donc affirmer qu’il y a une complexification croissante de la partie recette à partir de 1636. Les emprunts en sont la plus belle illustration. Ils obligent les Élus à être soucieux du remboursement des principaux et des arrérages qu’ils affectent dans les deux parties de leur comptabilité. L’impression générale est donc celle de comptes touffus comme l’indique l’explosion du nombre de feuillets : d’un registre pour plusieurs triennalités au XVIe siècle à un registre dense, environ trois cents feuillets à fin de l’Ancien Régime.
15Leur densité n’implique pas nécessairement l’absence d’ordre. En effet, les recettes se chargent d’abord des impôts dus au roi puis viennent seulement les deniers levés par l’assemblée des États et enfin ceux qui sont levés par les Élus pour répondre à une demande inopinée de la monarchie. En 1588, le chapitre III de la recette est ainsi libellé :
« Autre recette de deniers par nous lesdits Élus imposés par billet et lettres patentes du roi datés du 26 février 1588 pour satisfaire paiement en la recette générale du pays la somme de dix mille livres10. »
16Cet ordonnancement se double d’une mention sur l’origine de la recette : une imposition ou un emprunt. Certains chapitres ne sont constitués que de l’un ou de l’autre. Ainsi en 1659, trois chapitres sont dédiés à la recette pour le paiement du don gratuit, un million de livres par tiers, sous la forme de trois emprunts. Jusqu’à cette date et depuis 1566, les recettes se composent de chapitres additionnels qui rompent la structure décrite auparavant. En 1589, étaient notés trois chapitres pour les fortifications, le remboursement d’un office et la reddition d’Auxonne. En 1659, un chapitre entier est consacré au recouvrement des restes du compte du trésorier général Berthet. Ces chapitres additionnels, de moindre importance en regard des autres sommes, disparaissent totalement en 1695, non pas leur cause mais leur mention. La comptabilité s’est alors réordonnée abandonnant le système d’enregistrement linéaire des recettes pour un système résolument plus analytique fondé sur les grands impôts royaux : le taillon, les garnisons, les subsistances, le don gratuit, l’octroi ordinaire, les emprunts, le produit des crues sur le sel, les octrois de la Saône. Ces grandes catégories immuables jusqu’en 1783 organisent la partie des recettes. À l’intérieur, les Élus distinguaient entre les revenus de l’imposition et ceux de l’emprunt, entre les deniers du roi versés aux différents officiers royaux et les deniers de la province qui servaient à rétribuer notamment tout l’appareil « politico-administratif » des États : les Élus, les officiers, les protecteurs. Le recours croissant à l’emprunt depuis 1636 obligea aussi les Élus à comprendre dans les recettes des crédits pour financer les « arrérages » de rentes et les remboursements des principaux de rentes. Aussi, très rapidement, et le fait est patent en 1695, la taxinomie royale des chapitres n’a plus beaucoup de sens puisque l’essentiel des sommes est destiné à des besoins provinciaux. En Bourgogne comme en Languedoc, une part importante de l’impôt ne quitte pas la province11. Ainsi, le chapitre du taillon de 1695 porte une somme de huit cent quatre-vingt-cinq mille cent quatre-vingt-huit livres alors que la part revenant au roi ne s’élève qu’à soixante et onze mille cinq cent cinquante livres. Quatre-vingt-douze pour cent de cette somme sont destinés à d’autres fins que le taillon : les étapes, les gages des prévôts, les arrérages de rente, le remboursement des principaux, les taxations pour les députés de la Chambre des Comptes. L’ordre louis-quatorzien n’est donc qu’une apparence car, dans le détail, les imputations sont très complexes et requéraient un zèle extraordinaire ainsi qu’une grande habitude du maniement des finances provinciales, car ce qui est vrai pour ce taillon l’est pour les autres chapitres.
17La partie « dépense » obéit à la même dynamique en s’ordonnant à partir de 1695 en quelques grands chapitres identiques à ceux de la partie « recette ». Auparavant, elle était une litanie d’actes comptables enregistrés de façon linéaire sans souci manifeste de regroupement. Ce mouvement de regroupement des recettes et des dépenses s’est amorcé en 1662 lorsque les Élus ajoutèrent au registre de la triennalité (1659-1662) une table des matières avec renvois au corps de texte. Les comptes devenaient donc un vrai livre que l’on pouvait consulter de manière analytique et non seulement linéaire ou aléatoire. Cela montre un incontestable saut qualitatif de l’administration des Élus soucieuse non pas seulement de livrer des preuves mais d’en faciliter la consultation comme si elle pouvait être digne d’enseignements pour l’avenir. D’ailleurs, les dépenses se lisent plus facilement que les recettes car les Élus prenaient soin de subdiviser chaque chapitre en fonction du paiement réalisé. La comparaison entre les deux parties montre, lorsqu’elle est ainsi facilitée par une telle mise en forme, que le montant général de la dépense correspond au montant général de la recette. Une formule récurrente résume ce principe comptable que toute dépense doit être assignée sur un fonds préalablement abondé : « par l’article de cette recette, on s’est chargé de (tant de livres) qui ont été employées comme s’en suit ».
18Les comptes publics à la faveur de la croissance des revenus des États évoluent donc vers un modèle plus réglé même si, dans le détail des chapitres, beaucoup restait à faire pour les rendre encore plus lisibles. Le savoir-faire des Élus et des officiers palliait sans doute cette lacune. Or, ces comptes publics ou états d’administration ne sont que la phase finale de l’activité comptable en Bourgogne. Leur meilleur ordonnancement renvoie à une réglementation plus vaste du maillage comptable provincial.
Vers de nouvelles pratiques comptables (1660-1670)
19La surveillance du réseau des receveurs demeura. Ainsi en 1692, les receveurs particuliers durent noter dans leurs états de finance ce qu’ils « retenaient par leurs mains ». Il s’agissait, écrit le mémorialiste qui nous en fait parvenir la mention, de mieux voir « ce que les receveurs retiennent à présent par leurs mains dans les feuilles de l’imposition12 ». Il s’est agi surtout d’organiser la coexistence des différents officiers, ceux des États et ceux du roi. En effet, aux côtés des officiers des États se trouvaient ceux de la généralité et ceux du Bureau de finances (1577). Quelques décisions d’arbitrage du conseil d’État permettent de saisir la tension qui pouvait exister entre ces différents niveaux d’administration.
20Une décision notable concerne le calendrier des paiements des impôts royaux. En septembre 1660, le conseil d’État ordonne au receveur général des finances, Bretagne, de rendre au trésorier général des États une somme de quatre mille quatre cent seize livres « qu’il avait contraint de lui payer pour le douzième paiement de celle de cinquante-trois mille livres » que les États accordent au roi en guise de don gratuit ordinaire. La raison en est « qu’elle ne doit être payée que par tiers à la fin des années 1659 et 1661 comme il a été fait du passé ». Le même arrêt défend aux officiers du Bureau des finances « de prendre connaissance des deniers de ladite province13 ».
21Le conseil d’État s’est aussi appliqué à prescrire des bonnes pratiques pour les officiers provinciaux. Un arrêt de 1667 exige que les receveurs cessent de faire le paiement à la recette générale sous la forme de rescriptions, c’est-à-dire d’un mandement à payer ou sous la forme de récépissés, autrement dit un acte sous seing privé. À la place de ces pièces, l’arrêt exige que les receveurs particuliers fournissent de véritables quittances de paiement et non des promesses ou des reconnaissances de paiements. Il s’agit d’éviter la confusion des comptes ; selon l’arrêt, les trésoriers généraux des États manipulaient les documents en les datant selon leurs besoins et selon le fonds qui les arrangeait, ce qui était « un abus préjudiciable aux affaires de sa majesté et desdits États ». L’arrêt faisait donc « très expresses inhibitions et défenses aux receveurs généraux desdits États de recevoir à l’avenir aucun denier des receveurs particuliers par rescriptions, reconnaissances ou promesses, mais seulement par leurs quittances comptables dans lesquelles les espèces seront désignées, à peine d’être condamnés en leurs propres et privés noms ». Quant aux receveurs particuliers, ils encouraient de perdre les sommes qu’ils auraient mal acquittées. Bien évidemment, le conseil d’État n’est pas la seule source de la contrainte normative pesant sur les actes de comptabilité. Les États eux-mêmes savaient aussi distiller les obligations. En 1631, ils rappellent aux receveurs généraux, qui viennent juste de fournir une augmentation substantielle de leur finance, vingt-et-un mille livres chacun, qu’ils doivent rendre compte de leur état à la Chambre des Comptes dans la limite de six mois après la fin de chaque année et en laisser un double au greffe des États14.
22Les deux échelons de l’autorité s’associaient également pour réformer les pratiques fiscales et comptables au sein du Duché, à l’échelle des communautés. L’arrêt du conseil d’État du 22 février 1663 en est la parfaite illustration. Reposant sur une argumentation en deux parties, d’une part les décisions du bureau des Élus et d’autre part leur confirmation par le conseil du roi, il évoque les difficultés que les communautés paroissiales opposent dans le déroulement des opérations fiscales. Leurs négligences dans la confection des « rolles », dans le « département des tailles » – leur répartition – et dans la nomination des collecteurs obligent les receveurs particuliers à lever contre leurs maires et procureurs syndics des frais de contrainte. La raison de cette résistance des communautés à observer les règles administratives tient au fait « qu’on ne fait les tailles qu’une à deux fois par an et plutôt en fin d’année (...) au lieu d’y satisfaire conformément audit billet » qui exigeait une réponse dans les huit jours. Forcer à la concordance des temps fut donc l’une des tâches essentielles de l’administration provinciale et royale. Un décret des États de 1662 rendait, à cette fin, les échevins et les procureurs des communautés responsables des retards en leur nom propre. Ce travail de définition des délais est l’une des grandes tâches des États, soutenus en cela par l’État royal soucieux des rentrées régulières des deniers qui lui étaient dus.
23L’écart entre l’imposition décrétée et l’imposition perçue était l’une des grandes plaies des finances provinciales et royales15 ; au-delà de la résistance à l’impôt, il faut pour l’expliquer évoquer les contestations fiscales au sein même des communautés dans la mesure où les notables, hormis les privilégiés appartenant aux deux premiers ordres de la société, avaient tendance à s’exempter de l’impôt. Le conseil d’État en est d’ailleurs très conscient puisqu’il précise dans son arrêt que les « rolles », à l’avenir, doivent comprendre les maires, échevins et asséeurs à un niveau équivalent au plus élevé qu’ils aient atteint dans les trois années précédant leur entrée en fonction. Autrement dit, il s’agit d’éviter qu’ils profitent de leur position d’autorité pour diminuer leur « cotte part ». L’autre stratégie était l’évasion fiscale pure et simple : le contribuable trop imposé quittait sa paroisse de résidence pour se faire domicilier dans une paroisse dont la part fiscale (la quote) était moindre ; du coup son effort fiscal diminuait d’autant alors que sa communauté d’origine se trouvait chargée de la part dont il aurait dû s’acquitter. Pour remédier à cette situation, le Conseil d’État impose que la communauté déclare cette « renonciation à l’incolat », c’est-à-dire une déclaration de non-résidence et l’accompagne des « cottes » des trois derniers « rolles » afin d’en soulager la communauté. Un délai d’un mois pour faire cette démarche est prévu afin d’encadrer le contentieux et que les caisses des receveurs soient abondées normalement. Pour la même raison, les communautés doivent aussi écrire, sur les « rolles », les noms des privilégiés exempts pour en être déchargées au moment où se calcule leur « cotte part » dans l’effort commun. Ces « rolles » devaient être déposés par les receveurs particuliers au greffe des États dans les quinze jours, à compter du jour où les communautés les avaient fournis aux receveurs, ce qui permettait, le cas échéant, de contrôler la bonne assiette locale de l’impôt. Un arrêt du 10 décembre 1664 prévoyait, en cas de litige, que les Élus puissent se substituer aux représentants paroissiaux pour imposer une « cotte d’office » aux « habitants qui par leurs charges ou leurs biens dans leur pays » réussissaient à échapper à l’impôt.
24Les documents fiscaux sont également sous le feu des réformateurs. L’arrêt de 1663 rappelle les types de tailles en Bourgogne. Il y avait, d’une part, la taille destinée à fournir les deniers royaux et d’autre part, la taille qui servait à payer les dettes auxquelles s’ajoutaient les « tailles négotiales » destinées au paiement de dépenses exceptionnelles comme les frais des procès, de rénovation et d’entretien des immeubles16. Or, l’arrêt souligne que la part royale faisait souvent défaut au contraire de la seconde qui était abondée en priorité par les communautés. Les États, par le décret de 1662, avaient imposé alors de faire des « rolles » séparés selon la nature de la taille et interdit que les communautés ne s’en acquittent autrement que par l’imposition. Il ne leur était plus permis de s’endetter ou de céder leurs communaux pour payer leurs impôts. Le surendettement était alors un fait dominant de l’ancienne Bourgogne17. L’arrêt du conseil d’État confirme cette disposition et ajoute que ces « rolles » doivent être tenus en deux exemplaires dont l’un sera remis au receveur particulier. Les communautés doivent y faire figurer les sommes départies, les causes, les noms et les cottes de chaque habitant. On créait donc une « proto-déclaration » fiscale nominative permettant d’améliorer la connaissance des assujettis et partant la perception des impôts. La question des arriérés de paiement, que l’on borne à 1645, la fin de la guerre de Dix Ans en Bourgogne, est également abordée dans cette même décennie réglementaire. Il est imposé d’en dresser l’état, de le faire publier au prône de chaque messe avec possibilité de le dénoncer pour quiconque dans un délai d’un mois.
25Il y a donc eu toute une offensive réglementaire dans les années 1660 afin de fluidifier les recettes de telle sorte que l’écart avec les dépenses soit le plus faible possible. Il s’agissait de limiter la possibilité des non-valeurs qui faussaient les comptes. Cette offensive prend tout son sens en regard des modifications apportées dans la forme même des comptes des Élus de la province. L’alourdissement de la fiscalité a donc engendré une modification de grande ampleur des conditions de la comptabilité dans le duché de Bourgogne. Un système plus rigoureux émerge : une comptabilité organisée comme une chronique laisse la place à une comptabilité analytique. Les efforts de contrôle des rentrées d’argent sont accentués tant au niveau des officiers que des communautés. Ce système comptable modernisé sous l’impulsion royale connaissait pourtant quelques limites.
Les limites du contrôle de comptabilité
26En faisant reposer le maniement des finances sur les officiers qui agissaient certes sur les ordres des Élus, le risque principal était celui d’une banqueroute de l’un ou de plusieurs des receveurs. En remettant entre les mains d’autant d’officiers la responsabilité de la trésorerie des États, on multipliait d’autant le risque des manipulations et des défauts de paiement. Il fallait donc inventer un arsenal de pièces comptables permettant de suivre le maniement des finances de chaque receveur. Elles nous sont connues grâce aux inventaires après décès auxquels se livrent les élus aussitôt connue la mort de leurs officiers. Ainsi, le 6 avril 1671, au décès du receveur général, maître Thomas Berthier, les Élus accompagnés du procureur syndic et des officiers du bailliage se rendirent à son domicile, 16 place Saint-Michel à Dijon, pour, dans son cabinet, connaître l’état de sa recette et les deniers de ses coffres. C’est un véritable audit des finances qui fut mené. Les représentants de la province confrontèrent les sommes s’y trouvant à l’ensemble des pièces qui les justifiaient. Deux documents leur sont essentiels : l’état de la recette, en l’occurrence deux cent quatre-vingts feuillets cousus et paraphés par le greffier des États, et les acquits ou quittances attestant de l’emploi des finances provinciales.
27D’autres pièces s’ajoutent à ces deux premières. La banqueroute de l’un des receveurs généraux, Antoine Bossuet, frère du Grand Bossuet, nous les fait connaître. L’affaire avait commencé en 1665, lorsque deux officiers de la généralité de Bourgogne, Bénigne Henriot et Charles Bretagne réclamèrent des sommes dues au roi. Comme Antoine Bossuet ne les avait pas payées, il fut obligé de s’en expliquer devant le bureau des Élus, près de trois ans plus tard, en 1668 sous la pression du procès que les deux officiers lui intentèrent. C’est de cette façon que les Élus furent informés de sa banqueroute. Du fonds qui lui servait à effectuer les paiements mensuels au Trésor de l’Épargne, à Paris, et qu’il avait confié à Bénigne de Saulle, homme pourtant respectable, « qui était accrédité, marié à Paris, éprouvé et employé en d’autres maniements pendant plusieurs années18 », il ne restait que quarante mille livres. De Saulle, introuvable, aurait tout perdu au jeu. Au début de l’année 1669, quatre mois après avoir entendu Bossuet, les Élus mesurèrent l’ampleur du défaut de paiement, près de six cent cinquante mille livres aux titres des subsistances et de l’exemption des gens de guerre, sans compter une autre somme de cent soixante mille livres promises par les États au prince de Condé, le gouverneur du duché. À la fin de mars 1669, le conseil d’État autorisa alors un des officiers du Trésor royal, le garde Étienne Jeannot, seigneur de Bertillat, à se rendre en Bourgogne pour faire saisir directement les deniers de la province entre les mains des receveurs particuliers et de ceux des greniers à sel. Cette décision, véritable manifeste de la puissance absolue de la monarchie puisqu’en contradiction flagrante avec les privilèges bourguignons, heurta violemment les Élus qui s’interposèrent, protestant qu’ils emprunteraient la somme due. Dans ce dessein, ils supplièrent le roi d’accorder un fonds sur lequel en assigner le remboursement, lui suggérant une augmentation de la finance des officiers de la province. Les archives ne disent rien de la solution retenue et pour cause. En mars 1670, le conseil d’État reconnut la bonne foi de Bossuet. Une procédure de mise en conformité de ses comptes fut confiée à la Chambre des Comptes de Bourgogne. Il semble donc que la monarchie ait effacé la dette provinciale19 ; avant d’en arriver là, le conflit fut rude entre les Élus et leur receveur général. Si les Élus se montrèrent compatissants, ils lui rappelèrent son entière responsabilité dans le « divertissement des deniers provinciaux ». Puis en décembre 1668, ils lui retirèrent le recouvrement des deniers destinés à payer au roi l’octroi ordinaire. Il était donc dessaisi de sa charge. Thomas Berthier était requis pour le remplacer. Pendant l’année 1669, au moment donc où l’on apprend l’ampleur de la banqueroute, les Élus cherchent à obtenir des réponses. Bossuet s’enferme dans une stratégie d’évitement, renforçant ainsi les soupçons qui n’avaient pas manqué de peser sur lui. Pour obtenir des éclaircissements sur son « maniement », ils exigent alors qu’il leur remette l’état au vrai des différentes impositions faites, le double de ses comptes depuis 1665 et la justification de tous ses paiements. Toute la fortune des Bossuet est saisie : « tout ce qu’ils ont en puissance, en or, argent, promesses, obligations, contrats, rentes, achats de maisons, titres, douaires ou autres » afin d’abonder un fonds de sécurité estimé à un million et quatre cent mille livres, soit le double des pertes reconnues en janvier 1669. En février 1669, ils font fulminer contre Bossuet un monitoire et apposer des scellés sur son cabinet. Du coup, les receveurs particuliers se manifestent afin d’obtenir de Bossuet des quittances des sommes qu’ils disent lui avoir payées. Bref, Bossuet éprouve un discrédit général sur son activité de comptable de Bourgogne rappelant ainsi que la confiance est la clef de voûte de cette activité.
28La comptabilité publique relève finalement de trois champs : la finance, l’administration et la justice. Tout le vocabulaire technique articulant le récit de l’affaire Bossuet s’y trouve enfermé. Les comptes publics s’inscrivent bien à la croisée de trois impératifs : payer, rendre compte et justifier le cas échéant. Les comptes publics empruntent donc à ces différents champs les éléments constitutifs de leur science propre.
29Le cas Bossuet a eu pour conséquence d’imposer la pratique du cautionnement. D’un montant de quatre-vingt-dix mille livres après l’affaire Bossuet, il était de six cent mille livres à la fin de l’Ancien Régime. Une telle somme avait pour but de protéger la province du risque de banqueroute en resserrant les liens entre son officier le plus important et l’institution provinciale. Cette précaution était d’autant plus nécessaire que le volume des sommes en jeu devint entre 1630 et 1690 bien plus important que jamais. La ponction fiscale passe de cinq cent mille livres par triennalité en 1566-1568 à plus de quinze millions à la mort de Louis XIV (graphique 2). Un mémorialiste anonyme, sans doute officier des États, nomma cela « fournir de grands deniers20 ». Comme le déclarait à la chambre de la noblesse son Élu, le comte d’Épinac, le 9 janvier 1677, il n’existait que trois moyens de satisfaire aux exigences monarchiques : « l’imposition, les crues, l’emprunt21 ». Les États ont alterné ces trois moyens. Les travaux de Julian Swann montrent que les recettes des États ont crû plus vite que la taille22. En conséquence, ce sont surtout les crues sur le sel – la gabelle, en Bourgogne, était chargée jusqu’en 1688 de deux taxes additionnelles de quarante sols et d’une autre de dix sols par minot – et les emprunts qui furent utilisés pour l’augmentation des recettes. Autrement dit, la croissance de la dette publique alimenta la croissance des revenus des États. En 1715, elle s’établissait à près de quatorze millions de livres, soit 91 % de la recette. En 1784, elle était d’un peu moins de dix millions de livres auxquels s’ajoutait une trentaine de millions empruntés pour le compte du roi sur le crédit des États. En 1787, les revenus des crues sur le sel, qui servaient à rembourser cette dette, étaient placés jusqu’en 1809 et ceux tirés des octrois de la Saône jusqu’en 179923. Or, jusqu’en 1782, en l’état des archives, on peut affirmer que l’assemblée provinciale et les Élus ne disposaient pas d’un état récapitulatif de cette dernière alors qu’elle était pourtant le fait marquant de l’histoire financière et comptable depuis le règne personnel.
L’affirmation comptable de la dette publique (1781-1784)
30En 1782, cette lacune est comblée par la rédaction d’un tel document présentant les capitaux dus par la province. Cette archive se présente sous la forme d’un tableau synoptique rappelant successivement les causes et dates de l’emprunt, le montant des capitaux empruntés, les arrérages et leur total ainsi que leurs « assignaux24 ». Grâce à ce document tardif, les Élus savaient que le montant des capitaux s’élevait à neuf millions deux cent quatorze mille soixante-neuf livres. Le service de la dette engloutissait quatre cent quarante-six mille quatre cent quatre-vingt-treize livres soit près 3 % des revenus provinciaux. Auparavant, le bureau des Élus se contentait d’un état des créanciers de la province précisant le montant du capital emprunté, le denier de l’emprunt, l’assignat25 sans récapitulatif. En conséquence, la politique de la dette relevait d’une navigation à vue déterminée par les exigences royales et les besoins de la province. L’état de 1782 relève au contraire d’une logique de pilotage à partir de la connaissance des grands agrégats de la comptabilité locale, divisés en deux grandes parties : l’imposition et la dette. C’était une véritable révolution car, jusqu’alors, l’état de l’administration des Élus distinguait recettes et dépenses mais confondait dans chacune des parties les crédits issus de l’imposition et de l’emprunt. En conséquence, l’état d’administration des Élus était donc, à partir de 1630, structurellement déficitaire contrairement à ce qu’ils laissaient voir. Cette présentation avait pour effet de dissimuler la croissance de l’endettement et ainsi protégeait le crédit des États.
31En isolant les emprunts des impositions, l’administration des États faisait progresser la science comptable en mettant en exergue le poids de la dette par rapport aux ressources identifiées : les impositions directes et indirectes. Cela témoignait d’une sensibilité accrue à la question de l’endettement montrant que les États n’échappèrent pas à la poussée réformatrice qui toucha le royaume de France dans les dernières années de l’absolutisme.
32Cet état de la dette n’est pas, en effet, un document isolé. Il appartient à une série de cahiers formant un véritable cours sur les finances publiques. Les auteurs en sont les officiers des États, probablement greffiers et secrétaire, sous la très probable direction des Élus eux-mêmes. Cet audit provincial auquel s’était jointe la Chambre de la noblesse en faisant réaliser par ses représentants un état des créances et des fonds, déboucha également sur la confection d’un état « de la toute la dépense de l’administration de la Bourgogne pendant la triennalité de 1781 à 1784, sur les ordres de M. les Élus généraux ». Cette pièce était un nouveau progrès puisqu’il s’agissait d’enregistrer la totalité des décaissements ordonnés par les Élus, ce qui aurait dû, on le suppose, avoir pour effet de faciliter la rédaction de la partie « dépense » de l’état d’administration.
33Au total, les États trouvèrent dans la solution du cautionnement un moyen d’assurer la bonne exécution de leur comptabilité. Longtemps, la question de la dette publique resta mystérieuse, non pas ignorée mais dissimulée dans des états d’administration qui ne permettaient pas d’en mesurer toute l’étendue. Il fallut finalement que celle-ci représente près de quarante millions de livres, soit plus de trois fois les recettes d’une triennalité pour qu’un signal d’alarme soit tiré sous la forme d’un audit des comptes publics, contemporain des publications de Jacques Necker sur les finances publiques26.
Conclusion
34Voilà donc qui semble prouver l’incorporation des États dans l’État. In fine, les comptes publics révèlent la prise de contrôle par la monarchie de l’espace bourguignon ; c’est-à-dire sa modernisation au gré des intérêts bien compris de la monarchie mais aussi de la province et des États eux-mêmes. Appliquée aux comptes publics, cette modernisation se lit dans le changement progressif du statut des états d’administration. Clairement une chronique des recettes et des dépenses, ils deviennent davantage entre 1630 et 1690 une comptabilité analytique dont les catégories deviennent immuables jusqu’à la Révolution française. Le procès de modernisation se poursuit par l’édification d’une réglementation visant à abonder les recettes afin de garantir les dépenses et à les organiser selon une priorité qui distingue les deniers du roi de ceux de la province. Ce faisant, le processus se diffuse à l’ensemble de la société bourguignonne. Les exigences fiscales deviennent alors un devoir fiscal encadré par des dispositions répressives auxquelles n’échappent pas les officiers de finances de la province. Les comptes publics quittent donc l’ordre de la coutume pour intégrer un ordre réglé par la volonté royale dont la rigueur ne doit pas être exagérée. Ils cessent toutefois d’être la marque utile des privilèges de la province pour devenir l’expression bourguignonne de la monarchie administrative française. Là réside l’une des clefs du rattachement de la province au royaume, dont elle avait pris plusieurs traits. Les deux plus importants étaient la vénalité des offices et le recours à l’endettement public. L’un avait pour antidote la pratique du cautionnement, conséquence de l’affaire Bossuet, et l’autre relevait du mystère de l’État et des États, du moins jusqu’à ce que la version administrative des Lumières se penche sur le maniement des finances locales.
Notes de bas de page
1 Major J.-R., Representative Government in Early Modern France, New Haven et Londres, Yale University Press, 1980, p. 84-88 et p. 208-212.
2 Série C des Archives Départementales de la Côte d’Or [désormais ADCO].
3 ADCO : état de l’administration des Élus, C-3371, fol. 314-497.
4 Ibid., C-3383, fol. 56-151, uniquement l’année 1695.
5 Ibid., C-3389, fol. 1-82, uniquement l’année 1712.
6 Ibid., C-3368, fol. 406-492.
7 Ibid., C-3371, fol. 1-74.
8 Ibid., C-3412, fol. 1-99.
9 Papon Ch., Le système financier bourguignon dans la première moitié du XVIIIe siècle (1710-1752), Paris, Fondation Varenne, 2007.
10 ADCO: C-3368, fol. 409.
11 Beik W., Absolutism and Society in XVIIth century France. State power and provincial aristocraty in Languedoc, Cambridge, C.U.P., 1985 et Miller S., State and society in 18 th century France: a study of political power and social revolution in Languedoc, Washington D-C, Catholic University Press, 2008.
12 ADCO : récit d’après plusieurs mémoires concernant les receveurs généraux et particuliers conservés sous la cote C-3419, trésoriers généraux de la province.
13 ADCO: C-3424.
14 ADCO: C-3419.
15 Collins J., Fiscal limits of absolutism: direct taxation in early XVIIe century France, Berkeley, University of California Press, 1988.
16 D’Orgeval-Dubouchet P., La taille en Bourgogne au XVIIIe siècle, Dijon, Pornon, 1938, p. 107.
17 Root H.-L., Peasants and King in Burgundy: agrarian foundations of french absolutism, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1987.
18 ADCO : C-3420.
19 Pierre Taisand, Trésorier de France à Dijon, fait état, dans une lettre qu’il lui adresse, le 21 octobre 1668, de l’intervention royale : « On dit même que le roi entre dans vos intérêts, qu’il fait sa propre affaire de la vôtre ; qu’il en a interdit la connaissance à nos juges, et qu’à votre considération, il en veut connaître seul. Cela vous est glorieux et peut vous être fort utile, puisque vous aurez pour juge le plus sage et le plus éclairé de tous les rois », in Urbain M.., Un cousin de Bossuet, Pierre Taisand, trésorier de France à Dijon, Paris, Librairie Henri Leclerc, 1906, p. 57. Voir aussi Jovy E., Études et recherches sur J.-B. Bossuet, évêque de Meaux, Vitry-le-François, 1903.
20 ADCO : C-3419.
21 ADCO : carnets de la chambre de la noblesse, C-3040, fol. 10.
22 Swann J., Provincial power and absolut monarchy. The estates general of Burgundy, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 167-182.
23 Ibid., p. 320.
24 ADCO : C-3413.
25 ADCO : registre des délibérations des Élus, à partir de C-3014 (1659).
26 Compte-rendu au roi, 1781 et De l’administration des finances de la France, 1784.
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