Une comptabilité au service de l’art gothique. Les comptes des fabriques des chantiers cathédraux à la fin du Moyen Âge. L’exemple de Gérone aux XIVe et XVe siècle
p. 19-30
Texte intégral
1Tout comme le savoir technique des ouvriers et architectes a dû se plier aux nouvelles exigences de l’architecture gothique, la comptabilité des chantiers des cathédrales de la fin du Moyen Âge a dû s’adapter à des mouvements et montages financiers de plus en plus complexes.
2L’œuvre, l’Obra, ou la fabrique, structure administrative canoniale originale conçue à cet escient, mettent donc en place une comptabilité de plus en plus fine, afin de gérer les recettes diverses émanant de la mense épiscopale, canoniale et des largesses des fidèles, et les dépenses, réparties sur de nombreux postes, tenues au quotidien.
3Les livres de comptes de la cathédrale de Gérone, exceptionnellement complets pour la fin du XIVe siècle et pour tout le XVe siècle1, se structurent en conséquence, opérant des changements profonds avant d’arriver à une formalisation efficiente. Nous analyserons ces livres en les considérant de fait comme comptes publics, car la cathédrale, comme symbole, est au-delà de la chose ecclésiastique et relève de la res publica, appartenant à une population entière qui s’y identifie.
4L’étude des livres de la fabrique de la cathédrale de Gérone2 est très riche d’enseignements surtout aux XIVe et XVe siècles. Cette cathédrale sert en effet de support à une grande étape dans l’élaboration du gothique catalan : la construction de la nef unique, dont le tracé a suscité doutes et batailles entre architectes, chanoines et évêques3. Dans une approche comparative, nous nous proposons donc d’étudier cette comptabilité de la fabrique cathédrale en regard des comptes municipaux4 de la construction de la Torre Gironella5, une tour de défense intégrée aux murailles et bâtie en 1411, ainsi que ceux des murailles, des ponts et des travaux d’urbanisme6 faits à la fin du XVe siècle. Ces comptes inédits nous permettront de mettre en relief la structure du document comptable dans une approche résolument technique, le personnel y intervenant d’une part et les dysfonctionnements et modalités de contrôle mises en place d’autre part. Nous tâcherons ainsi de voir si ces comptabilités se sont mises au diapason des enjeux architecturaux de la Gérone du bas Moyen-âge.
Présentation des comptes
5Un projet de chantier, la première pierre d’un édifice ne posent pas de difficultés majeures. La pierre d’achoppement en est le financement7. Et ce pour plusieurs raisons. Il faut d’abord disposer d’un capital suffisant pour donner l’impulsion première8, et des sources de financement les plus régulières possibles pour faire face aux dépenses quotidiennes9. Fluidité, souplesse, régularité sont les clefs de la réussite, ainsi qu’une vision comptable claire10.
6Les livres de comptes de la cathédrale de Gérone semblent suivre de premier abord une structure basique selon un principe de livre de caisse, avec sections superposées Recettes-Dépenses11. L’année comptable débute généralement en mai. Pour les chantiers publics en revanche, plus ponctuels et cloisonnés dans le temps, la comptabilité ne couvre que la période du chantier. Un seul exemple de compte commençant en janvier est à noter sur tout le XVe siècle pour la cathédrale : celui de 1417-141812, sans que les raisons en soient claires. Les entrées sont chronologiques, mais regroupées par thématiques : ainsi, pour les recettes, on peut distinguer13 :
- Les revenus issus de taxes et possessions : la dîme de Sant Feliu de Boada, les cens et certaines ressources extraordinaires. Les entrées se font en espèces sonnantes et trébuchantes, les paiements en nature, de la dîme par exemple, ayant été préalablement vendus au cours du marché.
- Les revenus issus de taxes portant sur les clercs eux-mêmes : les bénéfices vacants, les deux portions des chanoines, les absences, les chapellenies les annata, les semaines, le vin et un poste aux contours assez flous intitulé « O ».
- Enfin, les revenus issus des fidèles, le casuel : les taxes pour sacrements, les legs, les quêtes et aumônes intra et extra-muros, les fondations d’anniversaires, et d’origines diverses.
7La grande particularité de ces perceptions est leur irrégularité. Un laisser-aller comptable, plus ou moins marqué selon les procurateurs, se manifeste au long du siècle. Néanmoins, certaines phases de construction, en particulier l’élévation des deux premières travées de la nef14, demandent une disponibilité de fonds et une plus grande souplesse dans la gestion. Dans ces cas, le procurateur en place doit agir fermement pour réclamer les arriérés et veiller à la bonne perception de taxes de l’année en cours. La conjoncture politique peut aussi amener la fabrique à se refaire une santé financière dans la rigueur. L’exemple le plus marquant et le mieux documenté se situe au sortir de la guerre de 1462-1472. On assiste à une réforme de la fabrique et à une réaffirmation des coutumes de perception15, mal nécessaire pour la survie pure et simple d’une fabrique malmenée durant le conflit.
8Quant aux dépenses16, elles suivent une structure majoritairement chronologique, même si le facteur humain est très présent : ainsi, certains procurateurs incluent dans un déroulé chronologique un classement thématique des dépenses entre les salaires des hommes : maîtres, simples tailleurs, chartiers, fournisseurs et l’achat des matières premières et outils. Une dernière catégorie concerne alors le culte, la fabrique étant également en charge de son bon déroulement17.
9Les comptes sont généralement hebdomadaires, arrêtés chaque samedi. Une structure classique donc, qui permet une grande visibilité des mouvements monétaires.
10En revanche, dans les comptes municipaux conservés pour la même époque, cette structure superposée est inexistante ou lacunaire18. En effet, pour les comptes de la Torre Gironella, un premier cahier est consacré aux recettes, levées par le responsable de la Taula del vi19, mais sans précision de l’origine et des modalités de la perception des fonds. Quant aux autres comptes municipaux que nous avons en notre possession, pas de première partie consacrée aux recettes. Le financement provient de levées de taille, consignées dans des cahiers annexes, les livres de délibérations municipales20, et non liées aux livres de dépenses.
11Ces derniers revêtent d’ailleurs plutôt la forme de pense bête que de réelle comptabilité : y sont notifiées les dépenses, afin de rendre des comptes à une tierce personne, en l’occurrence les jurats du conseil municipal.
12Dans les deux cas, c’est-à-dire pour les livres de la fabrique de la cathédrale comme ceux des fabriques municipales, outre l’emploi commun de la numération romaine, on peut observer qu’un total des sommes annotées dans la colonne droite de chacune des pages est notée au bas de celle-ci, sans lien avec le suivi chronologique de la page. Ce total ne correspond pas obligatoirement donc aux dépenses de la semaine, et aucun total ne sanctionne la fin de la semaine comptable. Cette somme de bas de page est doublée d’une somme de fin de cahier, Vera solució major, une pour les dépenses, une pour les recettes.
Des caractéristiques originales
13Deux exemples originaux peuvent inspirer notre réflexion à ce stade. D’abord dans la comptabilité de la cathédrale. En 1484, le maître d’œuvre, Julia, prend la dîme de Sant Feliu de Boada en affermage21. Il ne paie rien à la fabrique, mais travaille gratuitement, lui et ses hommes, sur le chantier. Le procurateur spécifie que si le montant des jours de travail dépasse les 48 livres de l’affermage, il leur sera payé la somme restante. Ceci sous entend que, même si l’on n’en a pas trace, il devait y avoir une note comptable à part, sinon à partie double22, ou en tout cas dans cet esprit.
14Notons une autre structure originale dans le cas des comptes de la Torre Gironella qui eux, se présentent sous forme de cahiers indépendants mais reliés entre eux. Le premier de ces cahiers est un récapitulatif sous forme synthétique des comptes qui suivent. Tous les 15 jours environ, le procurateur note la somme totale payée pour les « divers maîtres, manœuvres et achats de pierres, chaux, poutres, planches et autres choses », somme qui est ensuite détaillée dans les cahiers suivants, nommés cedulas. Il s’agit là d’un double compte, car les totaux de ce premier cahier sont justifiés par les détails comptables des cahiers suivants, qui sont alors des penses-bêtes. Les dépenses engagées sont rayées une fois réglées.
15Poursuivons notre analyse de la structure des livres comptables23. L’entrée des livres, toujours sous l’invocation du Christ, se fait par une présentation des personnels en charge. Viennent ensuite les recettes puis les dépenses24.
16Dans le cas de la cathédrale, il est intéressant d’observer que le premier poste de recettes soit celui des « vieilles dettes du temps passé » (deutes veylls de temps passat). Une mémoire comptable des sommes dues à la fabrique et finalement payées apparaît, une fois qu’elles ont été réglées. Les sommes dues et non encore perçues ne sont, par contre, pas mentionnées. Une mention dans le compte de 1404-1405 stipule que ces informations sont annotées à part : « De même en mon temps, j’ai fait beaucoup de dépenses en lettres et réclamations selon lesquelles j’ai pu montrer que plus de 16 livres ne furent pas perçues », écrit le procurateur de la fabrique25.
17La sortie du compte est très variable : la seule règle semble être celle de la personnalité du procurateur : certains comptes se terminent par un bilan26 : les Vera solucio des recettes et des dépenses sont mises en regard, et la différence, positive ou négative est calculée, par soustraction de la seconde à la première.
18Certains livres décrivent par le menu le processus de contrôle, reprenant point par point les sommes amassées ou dépensées, là où d’autres ne les mentionnent même pas. Pour les comptes publics des chantiers des murailles, même constat, même s’il faut noter que dans ces cas, il n’y a jamais de bilan final, puisque les recettes ne font pas partie du livre de compte. Les récapitulatifs ne concernent donc que les dépenses.
19Il faut noter que dans tous les cas, aucune comptabilité, qu’elle soit ecclésiastique ou publique, ne commence par la mention d’un déficit ou un bénéfice de l’année antérieure. Chaque année comptable repart de zéro. La structure en partie double n’est donc pas encore employée, mais un embryon de réflexion autour de la notion de déficit ou de bénéfice est notable. En cas de bénéfice, l’argent est reversé au clavaire du chapitre par le biais du responsable de la fabrique, l’Obrer.
Le personnel
20Ceci nous conduit à nous interroger sur les hommes aux commandes27. Le personnel en charge de la comptabilité des chantiers est différent selon les structures. Dans le cas des chantiers civils, ce sont les jurats qui, par le biais du clavaire, nomment deux ou trois obrers28. Un troisième homme, le scrivà, met en forme les comptes, les corrige et les copie, et touche un salaire pour cela. Notons qu’en 1446, sur le chantier du pont neuf de la ville, les comptes sont tenus par le prévôt de la cathédrale, Barthomeu Ferrer, selon la volonté des jurats. Les autorités municipales auraient-elles engagé un spécialiste des comptes, ou de la gestion des chantiers ? Aucune explication malheureusement à cette collaboration originale.
21Grâce aux comptes de la Torre Gironella, on apprend les fonctions exactes de l’obrer sur le chantier public : il distribue l’argent et reçoit celui donné par les jurats, ses collègues, mais sans toucher aucun salaire supplémentaire29. Les recettes sont levées par le Tauler de la mercaderia del Vi, c’est-à-dire le responsable de la Taula del Vi de la municipalité. De même, le contact n’est pas forcément direct entre l’obrer et la main d’œuvre : toujours dans les comptes de la Torre Gironella, ce sont les leveurs d’impôts, un drapier, Francesc Esteva, et un barbier, Jaume Celoni, qui règlent parfois les dépenses à la place de l’obrer. En règle générale, il semble que la municipalité utilise son personnel habituel en fonction des besoins de la gestion du chantier. Les comptes de la Torre Gironella montrent bien qu’un personnel nombreux règle le chantier au quotidien : les cahiers – cedula sont tenus tantôt par le viguier, tantôt par le crieur, tantôt par des leveurs. Cette charge semble suivre un roulement hebdomadaire. Le rôle de l’obrer étant alors de rassembler ces cahiers penses-bêtes dans le premier cahier de synthèse des dépenses, déjà mentionné.
22Enfin, les comptes sont vérifiés par le viguier (verguer), ou par les auditeurs des comptes (oïdors de comptes), dans le cas de Gérone30.
23Dans le cas de la cathédrale, un ou deux chanoines sont les responsables de la fabrique, les obrers. S’ils sont deux, chaque obrer représente une autorité : un pour l’évêque, un pour le chapitre. Ils sont choisis par le chapitre, mais avec l’accord de l’évêque. Si la ville intervient dans le chantier, il n’est pas rare de voir alors deux, voire quatre obrers : un ou deux clercs et un ou deux laïcs. C’est le cas par exemple du chantier du clocher de l’horloge en 141731. Ce sont les responsables financiers de l’obra. Ils imposent le rythme de la construction en fonction de la santé financière de la fabrique. Ils ont sous leurs ordres un secrétaire, qui tient les livres de comptes. A Majorque, il s’appelle sotsobrer32, à Gérone, procurador. C’est lui qui traite directement avec les ouvriers et les fournisseurs, quand ce rôle n’est pas tenu par le maître d’œuvre en personne. Cette charge peut être donnée à n’importe quel chanoine. En 141833, par exemple, c’est le clavaire de la cathédrale qui s’en charge. Notons que parfois, ce procurateur disparaît et que l’obrer seul tient la comptabilité : citons ainsi l’exemple de Guillem Mariner prévôt du chapitre et operarium34.
24Dans le cas particulier du chantier du clocher de l’horloge35, codirigé à la fois par la ville et par le chapitre, on trouve deux personnes à ce poste, chacune représentant une autorité. Mais la comptabilité est, en revanche, tenue uniquement par la fabrique cathédrale. Contrairement aux obrers ou procurateurs civils, ceux ci touchent un salaire pour leur charge.
25De plus, un ou plusieurs quêteurs s’occupent de récolter les dons et taxes dans la cité et les diverses paroisses de l’évêché ou parfois du royaume. Dans le cas de Gérone, cet office est dénommé levador de la obra. Les collectes peuvent être également affermées. Enfin, les derniers intervenants sont, là encore, les auditeurs des comptes (auditores compotorum ou oïdors de comptes). Ce sont eux, qui, à la fin de l’année, vérifient le livre d’obra et surtout la summa universalis36. Notons pour finir que le fonctionnement général de l’obra est fondé sur la coutume. Comme à Palma, il n’est pas rare de trouver la formule « comme le voulait l’usage » (« axi com era acustumat »).
26Arrêtons-nous un instant sur le vocabulaire employé par les procurateurs. Dans la comptabilité de la fabrique, la formule employée par tous les procurateurs en matière de dépense est « Pague » ou « he pagat » (« je paie » ou « j’ai payé »). En revanche, dans les comptes de la Torre Gironella, le scripteur emploie le terme de « Degut » ou « Devem » (« il est dû » ou « nous devons »), donc les comptes sont faits a priori. D’ailleurs, ces livres ne sont qu’une succession de notes penses-bêtes, petits paragraphes où apparaissent en marge les mentions « rayé » quand c’est réglé ou « payé » (« pagat »). Le livre de compte réel est le fameux premier cahier que l’on a déjà mentionné.
Le contrôle des comptes
27Ceci nous conduit naturellement à nous interroger sur les organes et processus de contrôle mis en place pour garantir la fiabilité de cette comptabilité.
28Les livres comptables sont émaillés de ces doubles lectures menées par les auditeurs des comptes (oïdors de comptes)37. Chaque opération est vérifiée, autant au niveau de l’entrée elle-même que des sommes de bas de page et des sommes totales. Les corrections sont inscrites directement dans le registre, la somme erronée étant au préalablement rayée. Un « V » pour Veritat témoigne d’un double contrôle.
29De plus, ce contrôle met en forme les unités monétaires. L’utilisation courante est celle du sou et du denier dans les colonnes, puis de la livre, sous, et deniers dans les totaux finaux. Lorsque cette conversion n’est pas effectuée et que la Vera solució est encore en sous/deniers, ce sont les auditeurs des comptes (oïdors de comptes) qui effectuent l’opération définitive. Ils touchent un salaire pour cette opération, une dizaine de sous en moyenne.
30Cette relecture des comptes de la fabrique vise également à mettre en relief les grands événements comptables de l’année écoulée. Dans les marges en effet, on trouve, en catalan ou en latin, les étapes du chantier (« huensque supercum simbala majoris38 ») ou le début des versements des pensions des maîtres majeurs, comme en 1418 « hic incipit pensionem Antoni Canet et logerio39 ».
31Le procurateur rend donc des comptes aux audieteurs, à l’obrer, au chapitre et à l’évêque. Il n’est cependant pas seul au cours de l’année comptable : s’il rencontre un problème, il peut compter sur le personnel mis à sa disposition pour le régler, et éventuellement ne pas être seul mis en cause ou responsable. Ainsi, en 1491, Gabriel Joan, obrer de la Seu, note qu’il a rédigé un mémoire pour un problème sur un cens, mémoire écrit de sa main le 6 octobre et passé au collecteur de la fabrique40. Le contrôle est clos par l’accord manuscrit engageant la responsabilité des obrers.
32Mais cette vérification garantit-elle la véracité comptable ? On peut se poser la question d’après l’exemple suivant : un acte notarié de 142041 souligne la distance qu’il peut y avoir entre les dépenses annoncées et les dépenses réelles. Dans les comptes, les deux maîtres Guillem Bofill, Antoni Canet, et les dix tailleurs de pierre Llop, Axoli, Lo Dia, Fuxa, Sanç, Cobies, Riera père et fils, Bassa et Jorda, apparaissent chaque samedi comme ayant touché leurs salaires correspondant à leurs journées de travail hebdomadaires. Les sommes sont comptabilisées comme effectivement payées. Or, l’acte notarié du 17 août 1420 est une quittance de paiements d’arriérés de pensions et de salaires, émanant de la fabrique. Le procurateur doit à chacun des ouvriers ci-dessus nommés une centaine de livres, c’est-à-dire environ un an de traitements. Les comptes sont donc mathématiquement justes mais réellement incorrects.
Spécificités des enjeux comptables dans le chantier de la cathédrale
33Les documents comptables sont les manifestations du pouls du chantier, de ses enjeux42, ainsi que des tensions et des doutes autour des choix architecturaux. Ainsi, dans le cas de la cathédrale de Gérone, le débat qui opposa les chanoines à l’évêque et aux architectes sur le choix du plan à une ou trois nefs s’est transcrit directement dans les comptes. Une première décision architecturale prise par l’évêque en 138643, et qui allait à l’encontre des avis du chapitre et de l’architecte, ne va pas être appliquée. Tout, dans les comptes, montre le laissez-aller du procurateur : pas ou peu de levées de recettes, dépenses minimalistes. Le chantier est paralysé. En 1416, en revanche, le plan à une nef est accepté, à l’arrachée44. La comptabilité redémarre tambour battant : on collecte les impayés, on redresse les comptes. Si la paralysie avait été un choix de l’architecte, le procurateur aurait quand même continué pour le moins à lever les recettes. Or ce ne fut pas le cas. Cet exemple nous donne encore une piste de réflexion sur la conception de la notion de bénéfice : pourquoi lever des sommes qui sont certes dues, mais que l’on n’utilisera pas ? La notion de stock monétaire est étrangère à cette comptabilité du début du XVe siècle.
34Néanmoins, il est vrai que la comptabilité de la fabrique est caractérisée par son extrême irrégularité de perception. S’appuyant sur ces différents postes de recette, la fabrique a pour mission de financer de façon régulière et rapide le chantier de la cathédrale. Il semble que cette tâche soit très difficile à remplir. Tout d’abord, la présence dans chaque livre de « vieilles dettes du temps pasé » (« deutes veylls de temps passat ») montre que les perceptions ne sont pas à jour. Le thème n’est ni nouveau, ni original. La mise à jour des perceptions révèle parfois un passif important, notamment lors des grands moments de crise, comme en 1424, lorsque la fabrique a un besoin urgent de fonds, ou en 1447 lors d’un changement de procuration avec l’arrivée de Francesc Salvador nommé à la tête de l’obra en remplacement d’un procurateur remercié à cause de son incompétence. Le passif est alors de 1218 livres. D’ailleurs, il arrive que la fabrique frôle la banqueroute, et le chapitre doit prendre des mesures drastiques rapidement. C’est le cas en 147245, comme nous l’avons déjà vu.
35Une des mesures prises vise à assainir les comptes en réglant le problème des arriérés, surtout des clercs46, et en assurant un suivi et un contrôle plus stricts de la comptabilité. En plus d’un problème de collecte de fonds, le dernier point semble incriminer les obrers et trésoriers, c’est-à-dire l’administration elle-même. Tout semble indiquer en effet que les clercs mettent une certaine lenteur à s’acquitter de leur devoir, comme il est rappelé en 1477 : le chapitre est saisi par le procurateur de la fabrique, Miquel Alra, car ces deniers ne payent pas leur dû. À cette occasion, le procurateur mesure son impuissance : « jo Alra no lus puch fer » (« Moi, Alra, je n’ai pu le faire47 »).
36Il convient de remarquer que les années où la comptabilité est la plus complète, où les perceptions sont le plus à jour et les dépenses les plus contrôlées, sont celles correspondantes aux grandes avancées du chantier : première, puis seconde travée de la nef unique, toiture et couverture, dernière travée et clôture du site. Un constat s’impose immédiatement à nous : les années caractérisées par de fortes dépenses sont majoritairement suivies d’années plus « sages » où le chantier se met au diapason de la rigueur financière.
37Quelles conclusions en tirer ? L’outil comptable sait être efficace, rigoureux et efficient le cas échéant. Dans le cas de la fabrique, il prend la forme de registres, mais utilise la partie simple avancée avec des enjeux et des implications au niveau architectural et structurel lourds48. Cependant, il semble que l’on soit à une étape où la comptabilité s’adapte et réagit à la situation de l’année antérieure plus qu’à une analyse préventive. Quant aux comptes des chantiers municipaux, ils possèdent généralement une structure plus simple, sous forme de liste aide mémoire, même s’il faut souligner l’exemple du chantier de la Torre Gironella, avec cette première partie plus analytique. En bref, l’historiographie avait souvent critiqué la comptabilité ecclésiastique espagnole comme arriérée et inadaptée. Dans le cas géronais des XIVe et XVe siècles, il semble que cette comptabilité soit la plus inventive et réactive aux nouveaux besoins de chantiers à très grande échelle, comme celui d’une cathédrale gothique49, contrairement aux comptes des chantiers municipaux.
Annexe
Document annexe
Extrait du Compte de la Fabrique de la Cathédrale de Gérone. 1487-1488 (ACG, Obra de la Seu, vol. 50, fol. 50-51). Résumé comptable final.
(50 r.) Summa la universal rebude de la Obra de la Seu de Gerona fete per lo honorable monseyn Gaspar Puig preverá de Capitol e obrer en aquest bienny e any primer qui comensa lo primer de juny de LXXXXVII et finit lo derrer de maig de LXXXXVIII. Cinch rentes e vuyt liures hun sou e VII diners les quals son scrites en continuades en XXIIII pagines sumandes exheminades e verificades per nosaltres Miguel de Guell canonge e Pere Volta preverá de Capitol, hoydos de comptes del dit bienny. En dite suma de DVIII liures I sou VII diners hi son comptes XXVII liures VIIII sous VI diners e provehides del bassi de la Seu. E mes hi son compreses X liures V sous V provehides del bassi de St Feliu e XXXX sous IIII del bassi del Mercadal e de Framenors. E mes hi son comptes VI liures VIII sous X dels bassins fora ciutat e IIII liures del guest del gra e altres coses. E aximatex hi son compreses CI liures XIIII sous V per raho del dret de les sposales e VI liures XVI e VII rebudes dells aniversaris conventuels mes hi son compreses XXIII liures provehides de la fabrica so es del dret que paga los qui novament penen possessio en Capitol. Son hi compreses L liures prorehides del delma de St Feliu de Buada. E mes CLXXXXVI liures XII sous III diners prorehides dels terces de les capellanies e axi matex hi son comptes VIIII liures XV sous prorehides dells censos y censals que te dit obre e XXIII sous de lexes i escandolls. E mes LXVI liures XVI sous I pro rehides de la porcio canonical. E acompliment de les dits DVIII liures I sou III diners hi son hi compte sos XXXX sous prerehits dells drets de les sepultures. Vera Solucio DVIII lb I. VII.
(50 v.) Suma la universal despesa del present any funt lo darrer de maig de LXXXXVIII fetes per lo dit Gaspar Puig obrer CCCCLXXXVIIII lb. XVIII s. scrites e continuades en XXVIII pagines sumandes exheminades e verificades per nosaltres dits oydors segons semostra en lo present libre e son hi compreses en dich suma LXI liures XII sous XI diners despeses en los aniversaris conventuals distribuyts per los oficials de la canonge ab los habui acostumats. E mes hi son compreses CLIIII lb. XVIII s. VII les quals ha pagades en les peticions dels censals que fa dich obra. E axi mateix hi son compreses X lb. VI s. X drs les quals ha pagades per alfulls dels absents e XVIIII lb. XIII s. IIII drs les quals ha pagades a mestre Fernando sonador de l’orga. E son hi compreses LXV lb. VII s. V drs. Les quals ha pagades en despeses extraordinaries. E mes CVIII lb. XI s. IIII d. les quals ha pagades a monseyn Pere Nanet procurador dels aniversaris presbiterials per les pensions que dits aniversaris rebren sobre dich obra. E son hi compreses LXIII lb. XIIII s. de jornals fets per mestra Gomis e de sos macips. E a compliment V lb. XIII s. VI despeses per lo maniment les qualls quantitats epertudes preñan la dich suma de CCCCLXXXVIIII liures XVIII sous. Vera Solucio CCCCLXXXVIIII lb. XVIII s.
Combinades coherades dades ab rebudes se mostra verderament esser tornador dit Gaspar Puig en aquest any a dite obra XVIII lb. III s. VII d. les quals XVIII lb. III s. VII drs. ha meses he deposades en la caxa (51 r.) dels deposits ab XXXVIII liures V sous I que en lo derrer any es tornador a la dite obre segons se mostra en la fi he difuncio del derrer any del present libre. E per tant nosaltres Miguell de Guell e Pere Volta dessus dits com hasan fete de dits comptes relacio al honorable Capitoll e per dit Capitoll no sie stat manat fehen la present difuncio. E axi nosaltres dits oydors difinicen e fem difinicio a vos monseyn Gaspar Puig obrer dessus dit signade de ma de cascu de nosaltres oydors a XX de marts any MCL.
Notes de bas de page
1 Arxiu Capitular Girona [désormais ACG], Obra de la Seu, vol. 23 à 98.
2 Victor S., La construction et les Métiers de la construction à Gérone au XVe siècle, Toulouse, 2008.
3 Id., p. 41-44.
4 Garcia Ruiperez M., « Los contadores municipales en la Corona de Castilla (siglos XIV-XVIII) », De Computis, no 2, juin 2005, p. 53-100.
5 Arxiu Historic Municipal Girona [désormais AHMG], Urbanisme, Reg. 11.686, any 1411.
6 AHMG, Obres publiques i urbanisme, Fotificacions, no 1, 2 ; Ponts, carreteres i ferrocarrils, Ponts, no 1, 8.
7 Biget J.-L., « Le financement des cathédrales du Midi », Les Cahiers de Fanjeaux, no 9, p. 17.
8 Musset L., « Les conditions financières d’une réussite architecturale, dans Mélanges offerts à René Crozet à l’occasion de son 70e anniversaire, vol. 2, Poitiers, 1966, p. 309.
9 Kraus H., à prix d’or, le financement des cathédrales, Paris, 1991.
10 Lepore A., « Sulle origini, sull’evoluzione e sullo stato dell’arte della storia della contabilità in Spagna », De Computis, no 3, déc. 2005, p. 33-71.
11 Cillanueva de Santos M.-A., « La contabilidad de los libros de fabrica de la catedral de Segovia durante su edificación : 1524-1685 », De Computis, no 9, déc. 2008, p. 3-47.
12 ACG, Obra de la Seu, 1417-1418, vol. 30.
13 Victor S., La construction..., op. cit., p. 61-82.
14 ACG, Obra de la Seu, vol. 29-42.
15 Fita I Colomer F., Alfonsello A., Los reys de Aragó y la Seu de Girona : desde l’any 1462 fins al 1482 : col. leció de actes capitulars, Barcelone, 1873, doc. no XLV. Également : ACG, Index, t. II, fol. 280 r. : « A 9 de maig 1472 (...) se feren ordinacions per redressar la obra : las mes notables son : prohibir nubcias clandestines per no defraudarse als drets de la obra, posar bassins de la obra en las iglesias de Girona y bisbat, demanant al rey franquesa per los bassiners, annatas de tots beneficis degudes, la ons de dignitats, i que lo obrer se firme en lo enventaris dels trezorers y que aquests regoneza sovint. »
16 Victor S., La construction..., op. cit., p. 82-92.
17 Domenge Mesquida J., L’Obra de la Seu. El proces de construccio de la catedral de Mallorca en el Tres-Cents, Palma de Mallorca, 1997.
18 Fuente M.-J., « Los inicios de la contabilidad municipal en Castilla. Paredes de Nava (1386-1396) », Espacio, Tiempo y Forma, série III, H. Médieval, t. 11, 1998, p. 61-83.
19 AHMG, Urbanisme, reg. 11.686, Any 1411, fol. 2 r°.
20 Exemples: AHMG, Funcionament del Consell Municipal, Manuals d’Acords, no 35-100.
21 ACG, Obra de la Seu, no 48, 1484, s/f : « Fas memoria que fou arrendat lo deuma de Sant Feliu ça Buada que es de la obra de la Seu a mestre Julia mestre major de dite seu a 25 de maig entre venint en tot lo magnifich monseyn lo sacrista major obrer ab mi esemps Miquel Alra ço es primer de juny en un any saguent e finirá ultima de madi de 85. Es convengut antre nosaltres que dit mestre lo prengua en sort de pagua per los jornals que fa ab lo macips a la obra lo preu de tot lo deuma son coronta vuyt lliura dich XXXXVIII lb. E si mes montaran los ditc jornals la obra li sia tenguda de les coses pies que son obligades els creadors en contans donarli lo que mes montara. »
22 De Roover R., « Aux origines d'une technique intellectuelle : La formation et l’expansion de la comptabilité à partie double », Annales d’histoire économique et sociale, 1937, p. 171-193.
23 Llompart Bibiloni M., « Un analisis formal sobre los Llibres del Compte, de Reebudes i de dades de la Procuracion Real del Reino de Mallorca (1310-30) », De Computis, no 7, déc. 2007, p. 100-118.
24 Victor S., La construction..., op. cit., p. 82-92 ; Sastre Moll J., « Canteros, Picapedreros y Escultores en la Seo de Mallorca y el proceso constructivo (Siglo XIV) », BSAL, 49 (1993), p. 75-100.
25 ACG, Obra de la Seu, vol. 24, 1404-1406, s/f.
26 ACG, Obra de la Seu, vol. 51, 1497-1498, fol. 50 r.
27 Sastre Moll J., « El primer libro de fabrica y sacristia de la Seo de Mallorca (1327-1345) », BSAL, 43 (1987), p. 45-58.
28 Privilège royal du 28 mai 1315 conservé dans le Llibre Verd de Gérone, AHMG, publié par : Guillere C., Llibre verd de la ciutat de Girona (1144-1533), Lleida, 2000, p. 97-98.
29 AHMG, Urbanisme, reg. 11. 686, fol. 2 r. : « En nom de nostre Senyor Deu e de la Verge Maria benvirats quins donen salut, bon salvament (...)fou començad le hobre de la torre de Geronella, les altres hobres de la ciutat dels quals jo Père Perpinya fuy constituit a distribuir les monedes, a resebre aquels per los honorables Jurats compenyons meus pero sens salari nengu. »
30 Ibid., Quarta sedulla, s/f : « Jo, Joan Sauri, verguer de los honorables jurats de la dita ciutat lou e aprove acort totes les coses qui son ascrites an aquest coern de paper. »
31 ACG, Obra de la Seu, vol. 29, 1417, fol. 2 r°.
32 Domenge Mesquida J., L’obra de la seu..., op. cit., p. 72.
33 ACG, Obra de la Seu, vol. 31, 1418-1422.
34 ACG, Obra de la Seu, vol. 42.
35 ACG, Obra de la Seu, vol. 29.
36 ACG, Obra de la Seu, vol. 51, 1497-1498, fol. 51 r°.
37 ACG, Obra de la Seu, vol. 33, 1423-1425, fol. 29 v°.
38 ACG, Obra de la Seu, vol. 29, 1418, s/f.
39 Id., s/f.
40 ACG, Obra de la Seu, vol. 50, 1489-1493, feuille volante.
41 Arxiu Historic Provincial Girona (AHPG), not. Girona 1, no 385.
42 Ciambotti M., « La storia della ragioneria e la storia socio-politica », De Computis, no 10, juin 2009, p. 131-132.
43 Freixas Camps P., L’art gotic a Girona, segles XIII-XV, Gérone, 1983.
44 Victor S., La construction..., op. cit., p. 41-43.
45 ACG, Index, op. cit., t. II, fol. 280 r.
46 ACG, Obra de la Seu, vol. 46, 1472-1479, fol. 75 : « De tots aquelles qui son punits per cont no han dat compliment en pagar los anniversaris conventuals la jornada que salabren. Fas memoria que fou ordonat per lo honorable capitol a 17 de febrer de 1474 que tots aquells que fan aniversaris e no paguen la jornada que la obra ho fabrica suplescha en pagar dit aniversaris e ells sien tenguts apres pagar dit obre tant cont montara dit aniversari e la dobla sens gran vegura que jo Alra no lus puch fer. »
47 Id.
48 Villanueva de Santos M.-A., « Cobros y pagos para la edificación de una catedral : Segovia 1524-1699 », De Computis, no 10, juin 2009, p. 157-82.
49 Villaluenga De Gracia S., « La aparicion de la partida doble en la Iglesia : El diario y mayores de la catedral de Toledo (1533-1539 », De Computis, no 3, déc. 2005, p. 147-216.
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