Conclusion. Des déportations et de leur mise en mémoire. Quelques éléments pour conclure
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Texte intégral
Retour sur les déportations
1Parler1 aujourd’hui des déportations et de leurs conséquences ne peut se faire sans étudier leur structure interne et leur inclusion dans des processus plus larges et plus complexes. Par structure, nous entendons les étapes successives de leur déroulement : depuis la prise de décisions concernant leur organisation jusqu’aux stratégies et tactiques permettant leur réalisation. Ainsi, nous pouvons distinguer trois phases distinctes dans le cas des déportations totales : le « nettoyage territorial » du lieu de vie principal du contingent à déporter ; le nettoyage de tous les autres lieux où vivent des éléments du contingent ; enfin, l’« épuration » du corps de l’armée et des troupes intérieures. Les déportations sont en outre accompagnées ou suivies de répressions administratives, territoriales et toponymiques : ces dernières prennent la forme d’un changement de statut des régions vidées de leurs habitants, de leur remembrement et d’une modification totale ou partielle des toponymes historiques des lieux où vivaient les peuples titulaires déportés.
2Par inclusion, nous entendons l’inscription des déportations dans des processus politiques généraux plus complexes. Nous faisons ici référence aux migrations forcées, une forme spécifique de répressions politiques entreprises par l’État à l’encontre de ses citoyens ou d’étrangers par l’entremise de la violence ou de la contrainte2.
3D’une manière générale, les déportations occupent une place médiane sur l’échelle des répressions. S’il ne s’agit certes pas de la mesure punitive extrême, ni même d’une relégation aux travaux forcés sur la Kolyma ou sur toute autre « île » du Goulag, elle ne doit pas pour autant être sous-estimée. De plus, dans d’autres contextes, les déportations sont souvent le prélude à une élimination physique des déportés, comme le montre le cas particulier de la « technologie » allemande du génocide des Juifs et des Tsiganes d’Europe, qui prévoit, avant leur départ pour les camps d’extermination, leur isolation dans les camps de concentration. Elles peuvent aussi constituer une étape dans un processus de répression plus complexe : en Union soviétique, par exemple, les déportations visent d’une manière différente et plus cruelle les membres des familles dont les chefs ont été réprimés. Il arrive aussi que les déportations soient combinées à d’autres moyens répressifs, dont des moyens moins durs, comme une déchéance, limitée ou à vie, du droit de vote.
4Les déportations soviétiques possèdent plusieurs spécificités. Tout d’abord, elles sont de nature administrative, et ne sont précédées par aucun jugement, ni n’autorisent aucun recours. Ensuite, elles listent les contingents (des groupes de personnes plutôt que des individus précis, dont les critères sont souvent édictés par les plus hautes instances) à déporter. Enfin, elles signifient l’expulsion de groupes entiers de leurs lieux de vie traditionnels et leur installation dans de nouveaux lieux inconnus, où leur survie est souvent menacée. Ceci contribue à placer les déportations hors du cadre législatif soviétique et international. Le système des colonies spéciales diffère ainsi nettement du système des camps de redressement et des colonies de travail, ainsi que du fameux « archipel » du Goulag et des camps pour prisonniers de guerre ou pour internés (le GUPVI).
5On parle de « déportation totale » dans le cas d’une déportation concernant la totalité d’un contingent (une classe, un groupe ethnique ou religieux, etc.). Si la déportation se base sur des considérations ethniques, il s’agit alors de « déportation ethnique », quand bien même d’autres critères se superposeraient au critère ethnique, qu’ils soient sociaux (« koulaks » ou « éléments socialement dangereux ») ou géographiques (limitation de la déportation d’un groupe ethnique à certaines régions).
6La politique soviétique de déportation dérive et résulte à la fois des politiques intérieure et étrangère de l’État soviétique. Il convient toutefois de distinguer deux types de déportations ethniques : celles liées à la politique internationale et celles relevant du champ politique national. Les premières touchent des contingents d’étrangers ou de citoyens soviétiques issus de pays limitrophes, considérés comme hostiles. Ces déportations sont alors définies comme « préventives et prophylactiques », comme dans le cas des Polonais, des Allemands, des Finnois ou des Roumains. Les déportations du second type s’appliquent aux populations soviétiques qui n’ont aucune patrie en dehors des frontières de l’URSS. Ces déportations relèvent en outre d’objectifs localement précis, comme l’illustrent les cas des Kalmouks, de tous les peuples du Nord Caucase, des nationalistes ukrainiens de l’OUN (Organisation des nationalistes d’Ukraine) et, dans une autre mesure, ceux des Arméniens et des Juifs dont les diasporas sont influentes à l’étranger.
7Nous ne développerons pas ici le cas des migrations forcées internationales qui s’appliquaient hors URSS3. Les migrations forcées intérieures, depuis celles des Cosaques en 1918-1920 jusqu’à celles des « parasites » (tuneâdcy) ou des Témoins de Jéhovah au début des années 1950, touchent plus de six millions d’individus. Elles font partie intégrante du système totalitaire de migrations en URSS, qui dépend de la combinaison complexe de facteurs politiques et économiques. Ce que l’on désigne par la « déportation des koulaks » et les déportations totales des « peuples punis » – mieux vaut préférer les expressions « peuples déportés » ou « peuples réprimés » – lors de la Grande Guerre patriotique en représentent sans conteste l’élément central.
8Dans les faits, seuls dix peuples soviétiques subirent une déportation totale. Sept d’entre eux, les Allemands, Karatchaïs, Kalmouks, Ingouches, Tchétchènes, Balkars et Tatars de Crimée, sont privés de leur autonomie nationale. Ces mesures touchent près de deux millions de personnes et les régions concernées comptent, avant les déportations, plus de 150 000 km2. Les trois autres peuples déportés sont les Finnois, les Coréens et les Turcs Meskhètes.
9L’URSS et les pays appartenant au bloc socialiste n’ont pas été les seuls à décider et à mettre en œuvre des mouvements forcés de populations. Loin d’en être le précurseur ou le principal acteur, l’URSS apparaît pourtant bien comme un perpétrateur zélé et consciencieux. Ainsi, les politiques de déportation possèdent une spécificité ; elles sont parties intégrantes d’une politique répressive plus générale, érigée en instrument d’« ingénierie sociale ». Les déportations étaient considérées comme une arme « humaine », ne privant les déportés « que » de leur liberté collective, et non de leur droit de vivre. Si le droit à la vie avait été remis en question par ces politiques, les déportations auraient pu être assimilées à des génocides.
10L’opération de déportation, qui est l’unité de base de la politique de déportation de l’URSS, comprend l’exil du contingent rigoureusement ciblé en un temps précis et sur un territoire donné. Des actes normatifs officiels émis par les instances étatiques ou du Parti (lois, décrets, directives, résolutions, ordres et ordonnances, etc.) en établissent le scénario. Une « campagne de déportation » comprend plusieurs opérations de déportations d’un contingent précis étalées dans le temps ou l’espace, à l’instar des déportations des « koulaks » ou des Allemands.
11Les déportations ont touché environ six millions de personnes en URSS même, et autant sont à porter au compte des migrations forcées internationales intervenues durant la Seconde Guerre mondiale et dans le contexte post-conflit. Ainsi, pour toute la période soviétique, on compte à peu près 12 millions de migrants forcés et, en incluant les migrants déplacés pour occuper les lieux nettoyés de leurs habitants par les déportations, on arrive à un résultat de 14,5 millions de personnes. Des 52 campagnes de déportations que nous avons dénombrées, 38 étaient d’ordre ethnique (soit 73 %). Dans le même temps, la part des déportations ethniques dans l’ensemble des déportations tombe à 32,1 % ; elle compte pour 57,5 % des déportations intérieures et pour seulement 7,6 % des déportations internationales. Ces résultats proviennent du fait que les deux opérations de déportations les plus importantes, la dékoulakisation et les rapatriements forcés, n’appartiennent pas à la catégorie « déportations ethniques ». Plus précisément, le rôle de l’origine ethnique dans ces dernières est extrêmement infime, bien que les campagnes de dékoulakisation dans les périphéries puissent s’apparenter à des déportations ethniques.
12Les déportations ethniques ont été accompagnées ou suivies de répressions administratives territoriales. Ces dernières sont de deux ordres. Nous estimons en effet nécessaire de faire la distinction entre la suppression des entités administratives existantes et leur démembrement, autrement appelé « réorganisation administrative et territoriale ». Le cas de la RSSA des Allemands de la Volga est à cet égard du plus grand intérêt : il n’existe aucun ordre ni décret officiels annonçant sa liquidation. Cette dernière a eu lieu de facto les 6-7 septembre 1941, ce territoire ayant été divisé entre les districts de Saratov et de Stalingrad. Une telle pratique n’a plus eu cours par la suite : des actes normatifs sont édictés après chaque résolution formalisant les déportations. Au total, la Géorgie (qui reçoit des territoires karatchaïs, ingouches et balkares), le Daghestan, le territoire du Stavropol et l’Ossétie du Nord sont les principaux bénéficiaires immédiats de ces réorganisations territoriales. Mais seule l’Ossétie du Nord parvient à intégrer durablement les zones reçues, au prix de violences récurrentes avec les Ingouches (1956-1957, 1981). Le conflit dégénère d’ailleurs en guerre ouverte en 1992. Lors des processus de réhabilitation, le territoire de Stavropol ne conserve pas la totalité des territoires acquis en 1944. Il perd également certaines des régions qui lui étaient rattachées avant 1944.
13Dans tous les cas, la réorganisation administrative s’accompagne de changements toponymiques destinés à effacer, souvent des mois après la déportation, toute trace de la présence passée de la population réprimée, à l’instar de la capitale kalmouke, Elista, renommée Stepnaâ. Certains toponymes ont été attribués de manière très temporaire. La capitale des Karatchaïs Mikoân-Šakar, est devenue successivement Mikoâni, puis Kluxori et en 1957 Karačaevsk. D’autres sont restés inchangés, telle la capitale des Allemands de la Volga, Engels. Les changements de toponymes ne concernent pas seulement les villes et villages, mais aussi parfois les rivières et les montagnes, voire des gares, comme en Crimée où, par décret, Yalta devint Krasnoarmejsk.
La population des peuples réprimés en URSS, 1939-1989 (en milliers d’individus)

Sources : Vsesoûznaâ perepis’naseleniâ 1939 g. : osnovnye itogi, Moscou, Nauka, p. 80. Naselenie SSSR 1987, Statističeskij sbornik, Moscou, 1988, p. 98-100.
Nacional’nyj sostav naseleniâ RSFSR. Po dannym Vsesoûznoj perepisi naseleniâ 1989, Moscou, 1990, p. 8-16.
Les rapatriements et la formation de diasporas
14Avec la mort de Staline, la perpétuité échue aux colons criméens et caucasiens touche à sa fin. Une série de lois est adoptée tout au long des années 1950 sur la levée des restrictions juridiques s’imposant aux colons spéciaux. Cela ne signifie pas que l’État soviétique renie ses actes passés : pour justifier cet assouplissement du régime de peuplement spécial, l’État fait valoir que ces dispositions et restrictions ne sont plus nécessaires. Toutefois, le chemin est long depuis l’interdiction légale jusqu’au rétablissement de droits : les décrets adoptés entre 1954 et 1957 ne permettent ni compensation pour les biens spoliés, ni droit au retour dans les lieux d’origine. De plus, ils confirment certaines restrictions qui restent actives jusqu’au début des années 1990.
15L’abrogation du statut de « colon spécial » constitue le premier pas vers la réhabilitation. Les Allemands sont les premiers à être réhabilités le 24 novembre 1955. Le rétablissement des autonomies représente la seconde étape des processus de réhabilitation, à partir de 1957. Il bénéficie à cinq des peuples punis dont la structure administrative liquidée après leur déplacement forcé est rétablie. Les Tatars de Crimée, les Allemands et les musulmans de Géorgie sont privés de retour. Cette différence de traitement crée deux catégories parmi les populations déportées.
16Toutefois, les réhabilitations ne prennent pas une tournure identique pour ceux autorisés à regagner leur territoire d’origine. Les Tchétchènes, les Ingouches et les Balkars paraissent privilégiés, leurs républiques étant rétablies. Les Kalmouks et, dans une certaine mesure, les Karatchaïs sont discriminés, car ils reviennent dans des régions et non dans des républiques. Toutefois, cette distinction est trompeuse. Si les RSSA de Tchétchéno-Ingouchie et de Kabardino-Balkarie sont recréées, elles le sont dans des frontières modifiées. La réhabilitation stato-administrative n’est donc pas accompagnée d’une réhabilitation territoriale totale. Il semble qu’à l’époque, les responsables soviétiques n’aient pas eu conscience du danger potentiel de leurs décisions. Ces transferts territoriaux sont au cœur des conflits actuels. Ainsi le district de Prigorodnyj et la ville de Vladikavkaz sont revendiqués à la fois par les Ossètes du Nord et les Ingouches.
17Au final, les huit « peuples réprimés » se divisent en trois groupes. Le premier est constitué des Karatchaïs et des Balkars réhabilités juridiquement, administrativement et territorialement. Le deuxième groupe est formé des Tchétchènes, les Ingouches et les Kalmouks, privés de réhabilitation territoriale. Enfin, le troisième groupe rassemble les Allemands, les Tatars de Crimée et les musulmans de Géorgie, réhabilités uniquement à titre juridique. Des trois groupes, le plus conflictogène s’avère être le deuxième groupe, car les groupes ethniques « insatisfaits » y sont consolidés et structurés.
18Les déportations totales ont produit des effets catastrophiques évidents. Pourtant, au-delà des aspects destructeurs, elles ont suscité des évolutions qui se sont avérées durables. Comme l’observe justement Zanna Zayonchkovskaja4, les déportés des années 1940 et ceux qui rentrent dans la deuxième moitié des années 1950 ne sont pas les mêmes. Au moment de leur déportation, les Caucasiens étaient en grande majorité pauvres et illettrés. Pourtant, comme les populations centrasiatiques connaissaient également un retard social, des déportés sont montés dans la hiérarchie sociale. Parallèlement, certains ont envoyé leurs enfants à l’école. Ces derniers, s’ils étaient demeurés sur les lieux d’exil plus longtemps, auraient très certainement compté parmi les élites locales. Les exemples des Tatars de Crimée et des Turcs Meskhètes, retenus « artificiellement », illustrent cette tendance généralisable.
19Quand les décrets de réhabilitation ont été rendus publics, la majorité des Nord Caucasiens sont rentrés dans leur territoire d’origine en toute hâte. Certains ont toutefois choisi de rester. De fait, des « diasporas intérieures » se sont constituées en URSS. Cette situation a permis de faire quelque peu baisser la pression démographique sur les Républiques rétablies au Caucase du Nord, qui souffraient et souffrent toujours de surpopulation rurale. Le potentiel de conflit s’en est trouvé diminué, même si au final, ceux qui ont décidé de rester sont peu nombreux.
20L’effondrement de l’URSS a pour conséquence de disperser ces diasporas de l’intérieur et de séparer les membres des familles éclatées entre les nouveaux États indépendants. Dans le même temps, les anciens déportés et leurs descendants sont confrontés depuis la fin des années 1980 à la montée des nationalismes dans les nouveaux États d’Asie centrale issus de la désintégration de l’URSS. Certains choisissent de rester, tels les Tatars de Crimée en Ouzbékistan, même si plusieurs milliers aspirent à « retourner » en Crimée, et les Tchétchènes du Kazakhstan. D’autres préfèrent partir, à l’instar des Turcs Meskhètes qui, face aux violences, sont évacués ou partent de leur propre chef. D’autres encore émigrent dans des États qui sont considérés comme des « patries d’origine » (Allemagne, Corée, Grèce, Finlande, et Géorgie ou Turquie pour les Turcs Meskhètes). Cette démarche est des plus risquées, car les liens sont ténus, voire inexistants, avec ces États. Seule l’émigration des Allemands, négociée au niveau interétatique et soutenue par la République fédérale d’Allemagne, est un succès.
21La réhabilitation des peuples déportés, entièrement ou partiellement concrétisée, reste un processus inachevé. Les Karatchaïs n’ont pas recouvré leur autonomie séparée, et les Ingouches sont privés de certains territoires qui étaient les leurs. Les Balkars, les Tchétchènes Akkins, les Kalmouks et surtout les Tatars de Crimée et les Allemands de la Volga n’ont pas retrouvé l’intégrité de leur territoire ou n’ont pu rétablir tous leurs toponymes. Bien que les déportations n’aient joué aucun rôle lors de la Perestroïka, leurs effets ont eu une importance bien plus tangible après la chute de l’Union soviétique. En effet, le retour des peuples déportés, qu’il ait été effectif à la fin des années 1960 ou qu’il ne se soit que partiellement concrétisé au cours de la Perestroïka, s’est accompagné de tentatives de réappropriation du territoire perdu. Tentant d’enraciner matériellement à la fois les liens à un territoire idéalisé et des mémoires interdites pendant toute la période soviétique, les différents peuples déportés commencent après l’effondrement de l’Union soviétique à édifier des stratégies du souvenir. La construction de monuments commémoratifs rappelle la tragédie, incarne une cohésion quelquefois diluée et marque le paysage de leur empreinte.
Statuaire commémorative des peuples déportés du Caucase et de Crimée
22Les premiers monuments érigés en souvenir des déportations ethniques et les premières traces mémorielles présentes sur le territoire de l’ex-URSS ne sont apparues qu’à partir des années 1990. Cette étude, pionnière en son genre, reste empirique et demande à être complétée par des recherches ultérieures5. Si l’exil des Allemands de la Volga et des Coréens est rappelé par plusieurs constructions6, les Turcs Meskhètes n’ont aucun monument évoquant leur déportation, la commémoration des 60 ans de leur exil ayant d’ailleurs été largement ignorée par la classe politique et les médias géorgiens. Une ancienne mosquée récemment restaurée et sa madrassa, dans la forteresse de la ville d’Akhaltsikhé, sont les seules traces qui subsistent de la présence meskhète. Un musée ethnographique régional a ouvert dans l’enceinte de la forteresse, mais aucune exposition n’a été jamais été consacrée, même partiellement, à la population musulmane qui y vivait, ni aux nombreux hommes envoyés au front, encore moins à la déportation des musulmans locaux7.

Mosquée du XVIIIe siècle, dans la forteresse d’Akhaltsikhé, rares vestiges de la présence des musulmans de Meskhétie. Avec l’aimable autorisation de K. Baratachvili, août 2009.
Les Tatars de Crimée
23Les Tatars de Crimée commémorent leur déportation (Sürgün) le 18 mai. À l’occasion des 60 ans de la déportation, les drapeaux de l’Ukraine ont été mis en berne. La Crimée compte de nombreux monuments commémoratifs. Celui de l’université pédagogique de Crimée, nommé « Renaissance du peuple tatar de Crimée », possède une capsule devant être ouverte par les générations futures, en 2104. Les derniers en date sont deux stèles (inachevées) honorant les peuples déportés de Crimée, érigée le 18 mai 2008, l’une à Kertch et l’autre à Sébastopol.

Monument à la mémoire de la déportation des tatars de Crimée, « Renaissance ». Avec l’aimable autorisation de l’Université pédagogique de Crimée
Les Karatchaïs
24À Karatchaïevsk, un mémorial imposant en deux parties, inauguré en mai 2005, représente la déportation. Des reliefs sculptés sur un haut mur blanc évoquent l’exil des Karatchaïs, et un bloc massif enchâssé dans un monument architectural blanc relate leur retour (les auteurs sont entre autres Soltan Ajbazov et Kazbek Francuzov). Par ailleurs, les stations ferroviaires Ust’-Džegut et Urakovsk, où sont revenus les déportés d’Asie centrale, disposent de plaques commémoratives rappelant le périple des Karatchaïs.

L’un des deux cube de 5 m de côté, représentant « L’Exil ».
Photo du centre A. Sakharov, avec l’aimable autorisation de G. Atmaškina, septembre 2009
Les Kalmouks
25Elista, la capitale kalmouke, possède deux monuments qui commémorent la déportation des Kalmouks. Le premier est une imposante sculpture de bronze coulé à New York, intitulé « Exode et retour », qui a été inauguré le 29 décembre 1996. Le célèbre sculpteur Ernst Neizvestnyj y a représenté divers symboles synthétisant la déportation des Kalmouks, leur exil, leur endurance face au crime (un agneau, une épée), un bodhisattva compatissant, un immense cheval incarnant la force de la nature... à la base de cette sculpture sont plantées des capsules emplies de terre issues des villes sibériennes où vivaient les Kalmouks déportés. Le second monument, une pierre commémorative importée de la ville de Perm, où ont été enterrés les soldats déportés, a été inauguré en décembre 1992.

Monument commémorant la déportation des Kalmouks, avec l’aimable autorisation de M. Jialiang Gao, 2009
Les Tchétchènes
26Les Tchétchènes commémorent la déportation de leurs parents chaque année le 23 février, et leur réhabilitation le 9 janvier. En 1992, un immense complexe consacré à la déportation des Tchétchènes et des Ingouches a été érigé à Groznyj, sur près de 3 000 m ², par Darči Hasahanov. Devant un mur de briques rouges, recouvert de plaques de marbre gravées au nom des victimes disparues lors de la déportation, se dresse une main métallique monumentale armée d’un kindjal pointé vers le ciel. Près d’elle se trouve un Coran en marbre, puis s’étend un véritable cimetière composé de stèles issues d’anciennes tombes vaïnakhes récemment retrouvées. Plus loin, trois tours vaïnakhes stylisées apparaissent. Des impacts de balles bien visibles rappellent la guerre qui sévit dans la république. En mai 2008, ce complexe a été démonté pour être déplacé en périphérie de la ville : le président de la République, Ramzan Kadyrov, a ainsi privilégié des projets immobiliers de reconstruction de la capitale tchétchène.

Mémorial de la déportation à Groznyj.
Photo d’Aude Merlin reproduite avec l’aimable autorisation de l’auteure.
Les Ingouches
27La tour défensive qui abrite le musée dédié aux victimes des répressions politiques a été inaugurée en avril 1997 pour les 53 ans de la déportation des Vainakhs, à Nazran’, ancienne capitale ingouche, à proximité de la nouvelle capitale Magas. Ce monument est consacré à la déportation des Ingouches, mais aussi au conflit qui a opposé Ingouches et Ossètes en 1992 et à toutes les victimes des répressions illégales.

Tour défensive abritant un musée en mémoire aux victimes de la déportation, avec l’aimable autorisation de M. Jorge Juan Sanchez
Les Balkars
28Le 8 mars 1989, la construction d’un « mémorial dédié aux victimes du peuple balkar » est prévue à Naltchik, capitale de la République de Kabardino-Balkarie. Une pierre symbolique affichait alors l’inscription « Aux victimes du génocide du peuple balkar ». Le mémorial qui est ensuite bâti, dessiné par M. Guziev, s’inspire de la forme des mausolées centrasiatiques, tout en étant d’architecture typiquement balkare. Il est inauguré en mars 2002. Ce musée expose des centaines de documents et d’objets personnels liés à la déportation. Il s’agit du premier lieu de conservation et d’exposition de la mémoire des déportations en ex-URSS. Un avocat balkar, né en exil, a tenté de faire rétablir le terme de « génocide » remplacé par celui de « déportation » dans le nom du mémorial, mais le tribunal de la République a refusé d’accéder à sa demande « infondée ». Par ailleurs, un programme de recherche des vestiges des 74 villages balkars détruits est mené par des écoles de Čegemsk. Les villages une fois localisés, des pierres commémoratives sont déposées.
29Il est intéressant de noter que le Nord Caucase incline à une sorte de « culte » de Nikita Khrouchtchev. Ainsi, à Naltchik, à Groznyj et à Magas, des rues doivent être renommées et porter le nom de celui qui a prononcé le fameux « Rapport » ouvrant la porte à la réhabilitation de plusieurs peuples déportés. Des statues à son effigie sont également prévues à Groznyj et à Magas, et le président de l’Ingouchie Zâzikov l’a même décoré de l’ordre du Mérite à titre posthume. Il faut voir derrière cette tendance une représentation naïve, superficielle et erronée du rôle de Khrouchtchev : celui-ci apparaît comme le personnage qui a rendu la justice, leurs droits et leur liberté aux peuples déportés. On lui attribue le mérite d’avoir restauré la justice historique en faveur des droits et de la libération des peuples réprimés, leur permettant de retourner dans leur terre natale, mais c’est oublier un peu vite qu’il a participé à la plupart des processus de décision ayant mené aux déportations. Cette nouvelle inclinaison montre combien la mythologie nationale est mouvante et fonction des interprétations données au passé. Le prisme du nationalisme agit ici, tout comme celui de la concurrence des mémoires, qui représentent à n’en pas douter l’un des enjeux les plus saillants entourant les déportations aujourd’hui.

Photos de l’intérieur du Musée de la déportation de Nalchik. La première photo représente l’escalier qui permet d’accéder au musée ; les deux autres photos montrent les décrets de 1944 (ordonnant la déportation) et de 1957 (autorisant le retour) reproduits sur les murs du musée.
Photos d’Aude Merlin, reproduites avec l’aimable autorisation de l’auteure.
Les mémoires libérées passent de l’autre côté du miroir
30La singularité des mémoires de la déportation des peuples réprimés soviétiques provient d’un événement lui-même unique : l’effondrement de l’URSS, la disparition d’une idéologie, d’un régime politique et, concomitamment, la libération de la parole, l’ouverture des archives, l’avènement des témoins et la réécriture de l’histoire. Il ne s’agit pas d’une coupure nette, la période de la Perestroïka ayant été une sorte de sas de sortie accélérant l’érosion du système.
31Il est dès lors possible, pour l’héritière russe, de distinguer trois périodes, suivant la typologie aux accents psychanalytiques de Rousso8. Le traumatisme initial a été suivi du refoulement de la mémoire, rendue interdite en URSS : négation totale sous Staline, classement de ces déportations puis, à la suite et malgré le XXe Congrès, déni et occultation sous ses successeurs. Si, avant Khrouchtchev, pratiquement aucune extériorisation des événements n’était possible ni envisageable, outre une transmission orale, intra familiale et intra communautaire, par la suite, lettres ouvertes et pétitions révélèrent ce secret partagé, mais sans aboutir à une reconnaissance éditoriale conséquente (presse ou publication impossible) et encore moins juridique. Les témoignages affluent mais sont cantonnés pour finalement tomber dans le domaine de la « dissidence », terme fourre-tout dans lequel se retrouve tout ce qui ne peut être officialisé.
32Enfin, troisième phase, l’anamnèse des années Perestroïka, en apparence soudaine et qui ne fut pas une révélation inattendue consécutive à un long silence, mais la facilitation de publication d’une information tue mais connue, ne serait-ce que dans les communautés touchées par les déportations, dans les discours des exilés militant pour leur retour, ou même chez les populations ayant assisté aux déportations, sans parler des dizaines de milliers de soldats et membres du NKVD directement impliqués dans les opérations. Il s’agit alors de l’avènement dans le domaine public et institutionnalisé de discours auparavant confinés9. Imposé par le haut, le silence d’avant la Perestroïka était subi par le bas autant par prudence que par connivence : ceux qui savaient – les officiels locaux au pouvoir, les acteurs des déportations, les déplacés en lieu et place des déportés, les témoins de toute sorte – devaient se soumettre au diktat du déni mais retenaient un secret d’État qui ne demandait qu’à transpirer. Soulignons ici le rôle majeur de l’association russe Memorial qui, depuis 1991, mène un travail de recherche scientifique et d’expertise, mais surtout une lutte contre tout oubli ou toute « falsification » de la mémoire et du passé. Ce retour de la mémoire s’est ensuite accompagné d’un retour au refoulement : l’anamnèse générée par la politique de transparence de Mikhaïl Gorbatchev a été stoppée sous Boris Eltsine par les lois reconnaissant les exactions du régime soviétique. Comme si le fait d’avoir enfin légiféré permettait d’assumer le passé et de remettre le compteur à zéro. Au-delà du traitement juridique de la question des déportations, d’autres enjeux se situent sur le terrain de l’histoire et, dans une autre mesure, des mémoires.
33En Russie, certains manuels en arrivent à passer sous silence les déportations10 ; la majorité les effleure de manière lapidaire11 ; d’autres encore les abordent via une rhétorique soviétique12. Selon Aleksandr Osipov qui s’est penché sur la question, il semblerait qu’en Russie l’histoire revêt une fonction politique et sociale bien précise : fédérer la nation autour de valeurs et de héros positifs, légitimer l’État et l’autoritarisme dans un contexte de « forteresse assiégée » (vieille antienne soviétique). D’après lui, l’exemple de la place des déportations (ou de la Shoah, ou de l’armée insurrectionnelle ukrainienne) dans les manuels donne la mesure de la relation qu’entretient l’État à toute l’histoire russe. Le but serait de conforter l’État qui cherche à se donner une assise historique forte et positive. Aussi, le nationalisme russe s’y exprime abondamment, arrangeant le passé selon ses besoins13. Il n’est qu’à voir la multiplication ces dernières années de manuels qui justifient les déportations, en reprenant les accusations fallacieuses ou abusivement généralisées de l’époque, afin de réhabiliter Staline dans son rôle de démiurge national russe.
34Dans le cas de l’Ukraine et de la Géorgie, la mise à distance avec le passé soviétique est différente. Ces deux anciennes républiques se revendiquent victimes d’un système totalitaire et colonialiste étranger et, partant, se dégagent de toute responsabilité : la parenthèse soviétique ne relève pas de leur histoire. La rupture amorcée bien avant la Perestroïka et consommée dès le début des années 1990 aboutit au fait que ces deux États indépendants sont passés « de l’autre côté du miroir » : ils refusent entièrement ou partiellement (car ce n’est pas tout à fait le cas des Russes d’Ukraine) leur reflet soviétique envers lequel ils gardent une distance honteuse et blessée.
35En Ukraine, l’épisode vécu par les Tatars de Crimée n’est pas totalement occulté, comme le montrent les commémorations. Mais les récits officiels ukrainiens introduisent une sorte de hiérarchisation des souffrances des victimes. Ainsi, la famine du début des années 1930, qualifiée de génocide et reconnue comme telle par plusieurs États dont le Canada le 27 mai 200814, se situe au sommet de la pyramide des atrocités. La déportation des Tatars de Crimée, qui n’est pas assimilée à un génocide malgré les demandes répétées des Tatars, est placée à un niveau inférieur. Plusieurs activistes tatars et historiens ukrainiens ont certes tenté d’établir des liens entre les réprimés tatars et ukrainiens15, en s’appuyant sur les propos de Khrouchtchev lors du XXe Congrès selon lesquels un sort identique à celui des Tatars attendait les Ukrainiens au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, la tentative de créer un sentiment de destin partagé se heurte aux aspirations nationalistes exprimées des deux côtés et, dans une autre mesure, aux revendications des russophones de Crimée, restés farouchement opposés à l’idée de leur intégration dans une communauté imaginée ukrainienne. L’équation est ainsi compliquée par la concurrence des mémoires que se livrent Tatars et Russes de Crimée16. Elle alimente des systèmes de représentations et pèse sur les relations interethniques17. Les arguments et les usages politiques de ce passé varient donc de l’indifférence à la justification, de l’oubli opportun au déni assumé.
36En Géorgie, la déportation, absente des manuels d’histoire nationaux18, est une sorte de non-événement officiel. Les manuels scolaires et universitaires géorgiens gardent le silence sur la question des déportations. Un manuel de 9e classe qui parle de la déportation de 80 000 « personnes » du sud de la Géorgie constitue la seule exception19. La mémoire collective géorgienne, confrontée à la question du retour des Meskhètes, s’arc-boute sur les crimes et trahisons de ces derniers en 192020, organisant eux aussi une hiérarchie des douleurs. Le plus souvent, la déportation est présentée comme le fait d’une politique soviétique indépendante de la volonté de la Géorgie, juridiquement décontextualisée et a contrario légitimée par la victimisation de la population titulaire et par la diabolisation de la population « justement » punie. Pour autant, toute partielle qu’elle soit, l’approche de cet épisode du passé ne relève pas non plus du tabou : les médias (presse, télévision mais aussi films de docu-fictions) relatent, certes de manière biaisée, ces faits politiquement sensibles.
37En évacuant la question des déportations, ces États successeurs se délient de l’héritage soviétique, ce qui mène à l’entretien de trous béants dans l’histoire officielle et la mémoire collective et, par contrecoup, à une hypermnésie d’événements concurrentiels, à des cloisonnements mémoriels et à des discours négateurs et légitimistes. Loin de créer un terrain commun entre descendants de déportés et héritiers de l’URSS en vue d’une politique de réconciliation, les oublis et les silences dont font preuve les États postsoviétiques ne s’apparentent aucunement à l’oubli de réserve cher à Ernest Renan21. Il s’agit bien plus du rejet d’un passé gênant, ceci autant pour contrer toute délégitimation du pouvoir en place, facilement associé aux « perpétrateurs » d’alors, que pour satisfaire les politiques nationalistes ukrainienne et géorgienne restées suspicieuses vis-à-vis de ces exilés turcophones et musulmans « déracinés ».
38L’Ukraine et surtout peut-être la Géorgie souffrent d’allergie au rapatriement et à son cortège d’obligations juridiques, morales et économiques (compensation, intégration, reconnaissance, commémoration...). Si elles font face à leur propre histoire et à la question de leur volonté-capacité d’intégration dans le concert des États européens, c’est essentiellement dans un contexte de mondialisation et de judiciarisation (droits de l’homme, des minorités, droit au rapatriement). Quant à la Russie, elle considère le dossier des déportations et des réhabilitations définitivement clos.
39Ainsi, il n’existe, que ce soit en Russie, en Ukraine ou en Géorgie, aucune politique de réconciliation, aucune gestion d’un passé fragmenté. Seule semble compter une lecture nationaliste de l’histoire qui concerne la majorité titulaire. Les minorités sont les laissées pour compte d’une linéarité essentialiste exclusiviste : l’histoire de la Russie, ou de l’Ukraine ou de la Géorgie est d’abord et avant tout l’histoire des Russes, des Ukrainiens et des Géorgiens. Toutefois, le passé refoulé ne disparaît pas. Le rôle du ressentiment n’est pas à prendre à la légère. Ces sentiments diffus découlent de la perception d’un statut jugé inférieur. Entretenus par les mémoires, ils alimentent les stratégies de victimisation. Les affects réactualisés, extériorisés, manipulés lors de mouvements de protestation ou de cohésion nationale, peuvent dès lors devenir de par leur puissance inclusive une ressource centrale de mobilisation et d’adhésion des masses à un projet nationaliste. Cette observation renvoie aussi aux distorsions mémorielles engendrées par la circulation et la reproduction de toute mémoire entre les générations de déportés.
40Les descendants des peuples déportés sont liés nolens volens aux déportations, bien que tous ne revendiquent pas ou ne s’identifient pas à cette date constitutive de leur histoire contemporaine : au droit, au devoir et au travail de mémoire plus ou moins revendiqué, certains peuvent opposer leur droit à oublier. De manière générale, les mémoires se transmettent de génération en génération au sein des communautés, qu’elles soient compactes ou isolées, mais comme tout construit, ces mémoires sont mouvantes, changeantes. La distance générationnelle semble d’autant plus grande que les mémoires des victimes immédiates de la déportation tendent si ce n’est à l’oubli, du moins à l’ajustement. Il est d’usage de tracer une ligne de partage entre la génération qui a vécu dans sa chair la déportation et l’exil, plus prompte à faire de son transfert une rupture entre un avant et un après, et les générations suivantes. Les secondes et troisièmes générations, qui n’ont pas vécu la déportation de leur vivant, s’approprient bien souvent les récits de leurs parents, qu’ils enrichissent d’éléments tirés des mémoires collectives ou des récits historiques dominants22. La destruction des principaux cadres sociaux et des lieux de la mémoire durant et après les déportations massives constituent autant de pertes de repères, qu’il s’agit de combler en puisant dans les mémoires vivantes des déportations et dans les histoires personnelles qui en découlent. Cela est particulièrement vrai pour les Tatars de Crimée et les musulmans de Géorgie qui, non-réhabilités, sont restés dispersés, unis par le faible lien constitué par un partage des mémoires si ce n’est communes, du moins semblables.
41Plus chargés émotionnellement, ces récits de seconde et troisième générations s’apparentent à des « post-mémoires », bricolées et ajustées à partir des souvenirs de leurs parents23. Dans ce contexte, la déportation devient un « traumatisme choisi24 ». Ces représentations partagées n’imprègnent pas seulement les mémoires individuelles et collectives, elles se retrouvent également dans les différents supports de la transmission orale qui reste le mode privilégié de circulation des souvenirs. Ainsi des chants et poèmes, voire les danses, trouvent une seconde vie publique via leur mise en représentation par des ensembles folkloriques.
42Toutefois, le passage de l’oral à l’écrit et à la scène n’est pas fait par tous. Si les Tatars de Crimée, les Tchétchènes, les Balkars, les Karatchaïs produisent abondamment des recueils de poésie et des fictions centrés ou dédiés à la déportation et à l’expérience de l’exil, les musulmans de Géorgie (en ex-URSS, car le cas semble être différent en Turquie) n’ont apparemment pas encore franchi le pas d’une mise à distanciation de leur passé douloureux. Cette absence de culture mémorielle exprimée et imprimée s’explique par la difficile reconstitution d’une élite intellectuelle après la purge de 1937, par le retour en Géorgie toujours impossible et par la nécessité de reconstruire sa vie dans des lieux d’accueil peu sensibles à leur parcours singulier.
43Cet ouvrage, qui propose un retour sur les déportations et sur leurs conséquences, ouvre aussi une série d’interrogations sur le processus de construction des États-nations postsoviétiques. Au-delà des répressions, il pose la question du rapport au passé soviétique, des relations entre l’État et ses minorités, des rapports des nouvelles Républiques à la Russie et de la manière dont elles envisagent leur avenir.
Notes de bas de page
1 La partie de Pavel Polian a été traduite du russe par Sophie Tournon, avec la précieuse aide d’Aurélie Campana.
2 Polân P., Ne po svoej vole... Istoriâ i geografiâ prinuditel’nyh migracij v SSSR, Moscou, OGI, Memorial, 2001.
3 Polân P. M., Žertvy dvuh diktatur : žizn’, trud, uniženie i smert’sovetskih voennoplennyh i ostarbajterov na čužbine i na rodine, Moscou, ROSSPÈN, 2002.
4 Zayonchkovskaja J., « Die Gesellschaftssituation als Spannungsfaktor im Nordlichen Kaukasus », Dahlmann D. et Hirschfeld G. (Hg.), Lager, Zwangsarbeit, Vertreibung und Deportation. Dimensionen der Massenverbrechen in der Sowjetunion und in Deutschland 1933 bis 1945, Essen, Klartextverlag, 1999, p. 583-588.
5 La plupart des informations ici compilées sont issues des sites du centre Sakharov et du centre Memorial : http://www.sakharov-center.u/projects/bases/ et http://www.memo.ru/memory/martirol/index.htm
6 Les Coréens jouissent de deux monuments, l’un au musée public d’Elizovsk, au Kamtchatka, l’autre, trois stèles figurant les trois « nations » coréennes (du Nord, du Sud et de la diaspora) à l’endroit de l’ancienne région coréenne. Les monuments dédiés aux Allemands sont plus nombreux, le premier ayant été érigé en septembre 1990 dans la région d’Ekaterinbourg, en hommage aux soldats de l’armée du travail. Alors que des localités du Kazakhstan d’où ont été déportés les Allemands ont érigé des monuments en leur mémoire, rien de tel dans leurs régions d’origine en Russie, du fait de leur faible influence localement. Enfin, il est à noter que deux villes allemandes (Nienburg et Marzhan) possèdent leur monument dédié aux Allemands victimes du régime stalinien. http://www.sakharov-center.ru/projects/bases/, source des témoignages : P. Ramazin ; http://www.ornis-press.de/symbol-der-sehnsucht.80.0.html
7 Entretien avec Klara Baratachvili, historienne meskhète, le 14 août 2009.
8 Rousso H. et Conan É., Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Gallimard Folio « Histoire », 1998.
9 Garros V., « Dans l’ex-URSS : de la difficulté d’écrire l’histoire », Annales ESC, vol. 47, no 4-5, 1992, p. 989-1002.
10 Saharov A. I. (red.), Istoriâ otečestva, x x-xxi veka, učebnik dlâ 9 klassy, Moscou, Prosvešenie, 2006.
11 Danilov A. A., Kosulina L. G., (red.), Istoria gosudarstva i narodov Rossii XX veka v 2 č., 9 klass, Moscou, Drofa, 2006.
12 Zagladin N. V. et alii, Istoriâ o tečestva. xx – načalo xxi veka, Moscou, Russkoe slovo, 2003.
13 Berelowitch A., « Les Manuels d’histoire dans la Russie d’aujourd’hui : entre les vérités plurielles et le nouveau mensonge national », Jaccard J.-P. (dir.), Un « Mensonge déconcertant » ? La Russie au XXE siècle, Paris, L’Harmattan, coll. « Pays de l’Est », 2003, p. 214.
14 Chambre des communes du canada, Projet de loi C-459 « Loi instituant le Jour commémoratif de la famine et du génocide ukrainiens et reconnaissant la famine ukrainienne de 1932-1933 comme un génocide », adoptée le 27 mai 2008, 1ère session, 39e législature, 55-56 Elizabeth II, 2006-2007.
15 Medžlis Krymskotatarskogo Naroda, Krymskie Tatary : kampaniâ graždanskogo protesta protiv diskriminacii korennogo naroda Kryma 1998-2000, Simféropol, 2000, p. 11.
16 Uehling G., Beyond Memory. The Crimean Tatars’ Deportation and Return, New York, Palgrave Macmillan, 2004, p. 49-77.
17 Campana A., « Affrontement politique et systèmes de représentations différenciés : l’ethnicisation du champ politique en Crimée depuis 1991 », Cahiers d’Études sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco-Iranien, no 37 janvier-juin 2004, p. 79-104.
18 Vačnadze M. et Guruli V., Sak’art’velos istoria, Tbilissi, Artanuji, 2006 ; Guruli V. et alii, Sak’art’velos istoria xx saukune, Tbilissi, T’bilisis universitetis gamomc’emloba et Artanuji, 2003.
19 Lomašvili P., S ak’art’velos istoria, Tbilissi, Ganat’leba, 2000, p. 212.
20 Beridze M., Pirdapiri reportažebi carsulidan. Mesxet’i da mesxebi, 1918-1944 cc, Tbilissi, Open Society – Georgia Foundation, 2005.
21 Dosse F., « Paul Ricœur : entre mémoire et oubli », Cahiers français « La Mémoire, entre histoire et politique », no 303, 2001, p. 17.
22 Pour le cas tatar, Uehling G., op. cit., p. 109-134.
23 Hirsch F., « The Soviet Union as a Work-in-Progress : Ethnographers and the Category of Nationality in the 1926, 1937, and 1939 Censuses », Slavic Review, vol. 56, no 2, 1997, p. 251-278.
24 Volkan V., Blood lines : From Ethnic Pride to Ethnic Terrorism, Boulder, Westview, 1997, p. 48.
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