Mobilisations politiques et identitaires des Tatars de Crimée et des musulmans de Meskhétie
p. 133-150
Texte intégral
1Tatars de Crimée et musulmans de Meskhétie (ci-après indifféremment nommés Meskhètes ou Turcs Meskhètes) n’ont a priori que peu en commun. Seules leur turcité et leur appartenance à l’islam les rapprochent. Pourtant, si leurs trajectoires historiques, politiques et culturelles restent spécifiques, le sort qui fut le leur entre 1944 et 1991 autorise de nombreux parallèles : dénoncés comme traîtres à la Patrie soviétique, déportés massivement et non réhabilités, ils ont résisté collectivement et ont construit dans la lutte une nouvelle perception d’eux-mêmes. Plus encore, un regard comparé de l’histoire des Tatars de Crimée et des Meskhètes montre que ces minorités entretenaient des relations oscillant entre, d’un côté, tensions, conflits, antagonismes et, d’un autre côté, apaisement, coopération et participation avec les pouvoirs centraux tsaristes, puis soviétiques, et les autorités locales russes et géorgiennes. Pour ces dernières, ces deux populations sont en effet marquées de spécificités qui les mettent à l’index. Leur culture musulmane au sein d’une société à majorité orthodoxe, leur statut de minorité ethnique et leur langue turcique les font apparaître comme des minorités politiquement peu fiables car « d’orientation turcophile ». Leur localisation géographique constitue pour les autorités soviétiques une autre préoccupation : en périphérie, sur une frontière internationale, zone considérée stratégique et sensible dans une URSS stalinienne qui sacralise ses frontières1. Enfin, au vu de leurs passés respectifs, les autorités prêtent à ces deux peuples des velléités d’indépendance ou d’autonomie. Tout ceci a incontestablement joué quand la décision a été prise de déporter Tatars de Crimée et Meskhètes en 1944.
2Les parallèles que l’on peut faire entre Tatars de Crimée et Meskhètes renseignent non seulement sur le traitement réservé par les différents gouvernements soviétiques aux peuples déportés non réhabilités en 1956, mais également sur des mobilisations politiques a priori improbables dans le contexte soviétique. Ces dernières ont conduit, dans les deux cas, à des renégociations identitaires qui ont fortement influencé la direction donnée à la lutte politique. Ainsi, ce chapitre est l’objet d’une analyse comparée des stratégies d’adaptation déployées par des mouvements nationalistes, dans un contexte de luttes et d’incertitudes marqué par la répression, les dissensions et les concurrences internes. Basé sur des documents produits par ces mouvements, il analyse les différentes étapes d’une lutte inégale et en montre les différentes dimensions : le combat politique s’accompagne en effet d’une lutte sur le terrain de l’histoire.
L’après 1956, une lutte inégale et l’organisation de communautés nationales
3Le 14 février 1956, lors du XXe Congrès du PCUS, le discours de N. Khrouchtchev annonce la réhabilitation progressive des « peuples punis » mais omet de mentionner, outre les Allemands de la Volga, les Tatars de Crimée et les musulmans de Meskhétie appelés « Turcs soviétiques ». Les restrictions de leurs droits sont annulées par un décret daté du 17 mars 1956. Toutefois, il ne s’agit pas d’une libération stricto sensu : les colons spéciaux sont exemptés de la surveillance administrative des organes du ministère de l’Intérieur, mais n’obtiennent ni compensation, ni retour des biens confisqués. Surtout, les exilés ne peuvent revenir dans leurs régions d’origine. Ces deux peuples ont ainsi été évincés de la liste des peuples punis sous Staline, ce qui tend à confirmer la thèse d’un nettoyage des frontières soviétiques plus que celle d’une « simple » déportation ethnique.
4L’onde de choc que provoque le XXe Congrès et les décisions du 24 novembre 1956 et de janvier 1957 se traduisent en des mobilisations exceptionnelles dans le contexte soviétique, tant par leur ampleur et leur durée. Elles induisent également le maintien d’une conscience identitaire forte chez les Tatars de Crimée, dispersés aux quatre coins de l’Union soviétique, et chez les Meskhètes, placés en situation de « tentation » d’assimilation. La question placée au centre de ces mobilisations concerne d’abord la réhabilitation et le retour dans leur territoire d’origine. Ainsi, on constate que Tatars de Crimée et musulmans de Meskhétie passent dans un premier temps par les mêmes phases de réaction et produisent des discours imprégnés de références semblables : dénonciation d’une erreur historique, appel aux valeurs soviétiques marxistes-léninistes, légalisme, transparence, pétitions et manifestations pacifiques. Mais les revendications relèvent également d’interrogations identitaires fortes.
5De ce point de vue, les Tatars de Crimée partent avec un handicap en moins par rapport aux Meskhètes dont l’identité ethnique est longtemps demeurée floue. Un relatif consensus circule en effet au sujet de l’identité tatare de Crimée qui ne peut « s’exprimer » ailleurs qu’en Crimée. Cette assertion est défendue par un mouvement nationaliste tatar de Crimée dont les contours se dessinent à compter de la fin des années cinquante. C’est à la fois dans la lutte politique et dans le souvenir d’un territoire érigé en « Patrie historique » à reconquérir que le groupe tatar de Crimée est redéfini. La lutte pour le retour prend d’abord la forme d’une vaste campagne pétitionnaire concertée, initiée par les anciennes élites communistes tatares2. Des milliers de lettres, individuelles ou collectives, sont adressées aux différentes instances du pouvoir soviétique et à la presse. Elles demandent que soit mis fin aux conséquences « des erreurs historiques » dont les Tatars de Crimée se disent victimes. La cohésion est ainsi définie par des entrepreneurs politiques membres du PCUS avant la déportation autour d’un idéal de retour.
6S’inscrivant dans une logique semblable de lutte légale pour la réhabilitation et de rassemblement apparent autour d’une identité imaginée, Enver Odabašev, Latifšah Baratašvili3, et Mavlûd Bajrahtarov posent en 1956 les bases d’une organisation de lutte pour le retour en Géorgie4. La particularité des Meskhètes provient de ce que leur mouvement de lutte pour le retour n’a ni expérience politique ni leader charismatique. De plus, il cherche à mobiliser une population dénuée de toute conscience identitaire stable et de toute « patrie » conçue autour d’une autonomie territoriale, administrative ou culturelle. Majoritairement turcophones, beaucoup de Meskhètes portent un patronyme géorgien. Sur leurs passeports, une majorité d’entre eux est définie comme Azerbaïdjanais, une grande partie comme Turcs et une minorité comme Géorgiens ou encore Caucasiens. Cet imbroglio rend difficile et délicate toute auto-définition, d’où les nombreux ethnonymes en concurrence : « yerli » (d’ici, en turc), Turcs, Azerbaïdjanais, Meskhètes, Meskhs, Turcs Ahiska ou Turcs Meskhètes. Pour ces leaders meskhètes, premiers entrepreneurs identitaires et inspirateurs d’une conscience collective, l’une des priorités est donc d’éviter le piège d’une revendication qui se baserait sur une improbable notion ethnique. Ces « Turcs soviétiques » s’affirment citoyens soviétiques autant par évidence idéologique5, que par stratégie, pour plaire à des autorités allergiques à tout ethnonationalisme. Dès 1957, des centaines de pétitions sont envoyées aux instances soviétiques géorgiennes et russes ; des délégations se rendent à Moscou et les centaines de familles qui tentent d’entrer en force en Géorgie sont systématiquement renvoyées6. À cette époque, le territoire qu’occupe la Meskhétie est inclus dans une bande de sécurité interdite d’accès.
7Le 31 octobre 1957, un décret offre aux déportés de Géorgie, appelés cette fois « Azerbaïdjanais », de s’installer en Azerbaïdjan. Cette proposition du PC azerbaïdjanais, en quête de main-d’œuvre pour exploiter les steppes isolées, arrange le pouvoir central qui y voit une manière de les enraciner dans cette république caucasienne qui leur est culturellement proche. Pour les leaders meskhètes, la proximité avec la Géorgie et la « territorialisation sécurisée7 » en Azerbaïdjan semblent un compromis acceptable en attendant une évolution de leurs droits au rapatriement en Géorgie. En 1958, environ 25 000 Meskhètes s’y rendent, dont les leaders du Comité de lutte. Puis, conscient des limites de leur lutte pour le retour, M. Bajrahtarov prend acte de l’impossibilité de retourner en Géorgie et fait de la solution azerbaïdjanaise un but en soi8.
8Les stratégies de retour sont étroitement liées à des considérations sur l’identité ethnique des Meskhètes. Dès lors, deux positions émergent : une position pro-turque, et une position pro-géorgienne. L’existence de ces deux tendances n’entraîne pas de scission immédiate du mouvement, mais reflète les tiraillements identitaires qui accompagnent toute réflexion sur les stratégies à privilégier pour permettre le retour. Lors des différents Kurultaj9, les pro-Turcs apparaissent en nette majorité. E. Odabašev dirige les partisans de la thèse de l’origine turque des Meskhètes qui revendiquent un retour inconditionnel en Meskhétie. En 1962, L. Baratašvili prend la tête du mouvement minoritaire pro-géorgien qui prône un retour aux « racines géorgiennes »10. Le mouvement des Meskhètes prend différents noms au cours du demi-siècle : VOKO en 1961, GOKO en 1966, de nouveau VOKO en 1976 et VOK en 1986 (acronymes de Comité d’initiative temporaire – puis principal – de libération) et finalement Vatan en 1990 (patrie en turc). Ces changements répétés de nom reflètent la radicalisation progressive de l’orientation pro-turque des militants, mais brouille en contrepartie leur image : l’organisation perd en visibilité et manifeste sa faiblesse structurelle11. Le mouvement pro-turc rassemble massivement les exilés autour d’idéaux politiquement risqués. Leurs marqueurs identitaires les identifient comme des Turcs, mais cette identité continue à agir comme un stigmate dans leur lutte pour le retour en Géorgie.
9Le mouvement tatar de Crimée suit une évolution tout autre. Un certain consensus émerge sur les revendications portées par un mouvement aux structures lâches, traversé par de multiples courants. Le renouvellement de ses cadres ne fait qu’accentuer cette dimension. En effet, malgré l’échec de l’institutionnalisation d’une Union de la jeunesse tatare ou d’autres mouvements concurrents, des jeunes Tatars intègrent le mouvement et font en partie évoluer les stratégies adoptées jusque-là par leurs « Aînés ». Ils prônent une diversification du répertoire d’action. Les campagnes pétitionnaires s’intensifient et, à compter de 1964, les pétitions sont portées à Moscou par des représentants élus dans les communautés dispersées, établissant un « lobby permanent » auprès des instances du pouvoir soviétique12. Entre la fin des années cinquante et le milieu des années soixante-dix, environ quatre millions de lettres individuelles et collectives auraient été envoyées aux dirigeants de l’État soviétique13. Ce chiffre, très certainement gonflé, montre la forte mobilisation de la population tatare. Parallèlement, des manifestations sont organisées, le plus souvent à des dates symboliques (le 18 mai, date anniversaire de la déportation, ou le 21 juin, date anniversaire de la naissance de Lénine), ce qui renforce leur signification politique.
10Les membres du mouvement développent d’autres stratégies de confrontation, tels les retours illégaux en Crimée14. Les milliers de Tatars qui ont tenté de regagner illégalement la Crimée à partir de 1956 sont pour la plupart expulsés. D’ailleurs, la répression et son intensification à compter du début des années soixante-dix entraînent un déclin du nombre de retours non autorisés. Certains des expulsés, qui ne sont pas directement renvoyés en Asie centrale, s’installent sur les bords de la mer Noire15. Cette stratégie, qualifiée de « voie royale du mouvement des Tatars de Crimée », maintient une pression constante sur les autorités soviétiques centrales et locales16. Ainsi, l’on peut considérer qu’elle a pesé dans la balance à compter de 1965, quand les autorités soviétiques décident de convoquer plusieurs réunions pour aborder la « question tatare de Crimée ». Les deux rencontres de 1965 ne permettent aucun progrès. Une troisième se tient en juin 1967, à un moment où la mobilisation tatare atteint son apogée. Les résultats des discussions sont d’abord interprétés comme une avancée décisive, mais très vite, les représentants tatars prennent la mesure du décret du 5 septembre 1967 diffusé dans les seuls journaux locaux des Républiques d’Asie centrale. Certes, les Tatars de Crimée sont lavés des accusations de trahison formulées à leur encontre en 1944, mais tout retour en Crimée leur est refusé. De plus, le texte estime que « les Tatars qui vivaient autrefois en Crimée se sont enracinés sur le territoire de l’Ouzbékistan et des autres Républiques de l’Union17. »
11Les militants du mouvement entreprennent de dénoncer l’hypocrisie de la politique soviétique et organisent d’importantes manifestations en 1968, en Ouzbékistan en particulier. Les manifestations se succèdent dans les RSS d’Asie centrale et les rassemblements à Moscou, bien que de moindre échelle, donnent une forte visibilité aux revendications tatares. Les dirigeants soviétiques lancent alors une vague de répressions qui vise les principaux leaders du mouvement tatar. Ces derniers sont arrêtés, jugés et en général condamnés à de courtes peines, le plus souvent pour « activités anti-soviétiques et propagande » (article 70), puis à partir de 1966, au titre des articles 190-1, « dissémination d’inventions délibérément fausses calomniant le régime et le système social soviétiques » et 190-3, « organisation ou participation active à des actions collectives troublant l’ordre public »18. Le premier procès d’un Tatar a lieu en 1961, mais ce n’est vraiment qu’en 1966-1967 que la machine judiciaire est mobilisée à une plus large échelle. Dans les années soixante-dix, au contraire, les procès visent avant tout les militants parmi les plus engagés (Refat Džemilev et Mustafa Džemilev par exemple).
12La répression, ajoutée aux pressions constantes et aux tactiques d’intimidation, a sans aucun doute joué un rôle dans l’affaiblissement du mouvement. Cette tendance se poursuit tout au long de la décennie soixante-dix et de la première moitié des années quatre-vingt. La mobilisation ne s’éteint pourtant pas, mais oscille en fonction des événements et de l’intensité de la répression. Les arrestations des leaders, et en premier lieu de Mustafa Džemilev, servent ainsi de catalyseurs ponctuels.
13L’activité militante des déportés de Meskhétie s’accentue, elle aussi, dans les années soixante et semble suivre de près celle des Tatars. Les rassemblements parviennent à réunir un nombre croissant de militants : en 1964, plusieurs centaines de délégués réunis près de Tachkent envoient 125 représentants à Moscou. En avril 1968, 6 000 Meskhètes assistent au Kurultaj de Ângiûl’, près de Tachkent. Parallèlement, les arrestations de leaders et de participants se multiplient, sur le même modèle de celles qui touchent les Tatars. Un an après le décret sur les Tatars de Crimée, un décret similaire daté du 30 mai 1968 revient sur la levée des restrictions à la liberté de mouvement des Meskhètes et souligne à nouveau leur « enracinement » dans leurs lieux d’exil. Le 24 juillet 1968, ils seraient près de 7 000 à défiler devant le Parlement géorgien à Tbilissi, pour protester contre les refoulements des familles retournées en Géorgie et pour une rencontre au plus haut niveau politique. La promesse orale d’un rapatriement progressif, obtenue du Premier secrétaire du PC géorgien puis du Comité central du PCUS, leur fait croire à un assouplissement de la loi. Toutefois, les retours relèvent plus de l’aventure désastreuse que de l’accueil organisé et les refoulements hors de Géorgie se poursuivent.
14De 1968 à 1989, les mouvements dissidents soviétiques entrent dans une phase d’affaiblissement concomitante à une certaine radicalisation19 : le KGB accroît la lutte contre toute forme de dissidence et multiplie les menaces, les licenciements arbitraires, les obstacles aux rassemblements et les emprisonnements de leaders. Une certaine lassitude devant le manque de résultats concrets se lit parmi les communautés tatares dispersées20. Il en est de même pour les Meskhètes : E. Odabašev est arrêté trois jours en avril 1969, puis de nouveau en août 1970 pour quatre ans. En août 1969, des leaders meskhètes renoncent publiquement à leur citoyenneté en jetant démonstrativement leur passeport21. Dans le même temps, des personnalités comme le général Piotr Grigorenko et l’écrivain Alexeï Kosterin se rapprochent des Tatars de Crimée et, dans une moindre mesure, des « Turcs soviétiques », intégrant ces mouvements à la dissidence et à l’opposition organisée.
15Déçus par le silence des autorités soviétiques, des leaders meskhètes optent pour une nouvelle stratégie et s’adressent, dès avril 1970, à l’ambassade de Turquie – qui ne leur répond pas pour d’évidentes raisons diplomatiques –, afin de demander l’asile dans ce pays présenté comme leur véritable mère patrie. Ce faisant, ils tentent d’internationaliser la question du rapatriement en s’appuyant sur un hypothétique État tiers, s’inspirant du précédent des Allemands de la Volga ayant émigré en Allemagne et des Juifs soviétiques accueillis en Israël22. Autre moment fort, les déclarations délibérément provocatrices faites lors des 6e et 7e Kurultaj en mai 1970 et juillet 1971, qui exigent non seulement le rapatriement en Meskhétie, mais aussi une compensation pour la déportation et la création d’une autonomie turque meskhète intégrée à la Géorgie. Selon les archives du mouvement, ces déclarations provocatrices sont rapidement abandonnées23. Pourtant, malgré toutes les précautions oratoires prises par la suite pour les faire oublier, les exilés n’apparaîtront plus, aux yeux des autorités géorgiennes, que comme des Turcs doués de duplicité et rêvant d’une Meskhétie irrédentiste.
Stratégies de confrontation et réécriture de l’histoire
16Au-delà du légalisme mis en avant par les militants des mouvements nationalistes tatars et meskhètes, les stratégies de confrontation prévalent. La contestation est avant tout politique : les manifestations, les pétitions et les retours en Crimée et en Meskhétie donnent une visibilité à des peuples dont l’existence collective est niée. Tout en renforçant leur cohésion interne, ces différentes stratégies leur permettent de réintégrer l’espace public en tant que groupe. Elles dénotent également une lecture concurrente de l’histoire : s’écartant du récit historique soviétique qui occulte l’épisode des déportations massives, les idéologues tatars et leaders meskhètes font de la déportation l’événement fondateur des identités tatare et meskhète modernes.
17Le 18 mai, date anniversaire clef qui commémore pour les Tatars de Crimée la mort de plusieurs milliers des leurs, représente un nouveau moment zéro dans la temporalité de leur « nation ». De plus, les nationalistes s’approprient des personnages et des événements qui appartiennent à la « liturgie soviétique ». Ainsi, Lénine est célébré en héros national de la nation tatare de Crimée. La décision de créer en 1921 une RSSA au sein de laquelle l’identité tatare aurait été particulièrement promue lui confère une place de choix dans le récit historique tatar. Les militants du mouvement érigent la période qui s’étend de 1921 à 1928, année qui marque le début des purges, en âge d’or. Ils mettent ainsi en exergue le développement national que la politique léniniste des nationalités a selon eux permis. Les demandes tatares de réhabilitation sont ainsi placées dans une optique de retour aux principes de la révolution d’Octobre que Staline et ses successeurs auraient bafoués.
18De même, l’année 1944 peut aisément être interprétée comme l’acte fondateur de l’histoire contemporaine des déportés de Géorgie. L’exil et l’accusation commune de traîtrise ont servi de révélateurs aux musulmans de Meskhétie qui, jusque là, ne se percevaient pas forcément comme une communauté unie24. Toutefois, les organisations meskhètes en déliquescence ne parviennent que marginalement à produire des discours politiques galvanisants, des cercles culturels emblématiques ou des récits historiques fédérateurs aptes à promouvoir et exalter leur parcours, leur identité, leur mémoire et leurs droits.
19Au contraire, le récit historique tatar est aussi bien diffusé dans les documents produits par le mouvement que disséminé par des groupes d’initiative rassemblant les militants du mouvement et dans des cercles dans lesquels la langue, le folklore et l’histoire tatare réécrite sont enseignés25. L’un des objectifs poursuivis par les militants tatars consiste à reproduire une identité en partie niée. Formés à l’école soviétique, ils basent leur conception de la nation sur la « check-list identitaire26 » définie par l’idéologie marxiste léniniste. Développant des stratégies de « déploiement identitaire27 », les militants tatars montrent que l’identité tatare a survécu à la déportation. Ils tentent aussi d’effacer les stigmates imprimés par les accusations de trahison et les effets de la propagande. La conception territorialisée de l’identité nationale, telle que la définit la politique d’indigénisation menée dans les années vingt, continue à prévaloir chez les cadres du mouvement. Partant, l’identité nationale, préservée dans le cadre familial, devient alors l’enjeu premier de la mobilisation. Les structures parallèles et les divers lieux de sociabilité produisent de nouvelles connexions qui tendent à se stabiliser sous l’impulsion des porte-parole du mouvement. La famille a joué un rôle premier, mais les actions des militants du mouvement ont incontestablement renforcé « l’intégration28 » du groupe tatar de Crimée. Les mobilisations et les activités militantes ont ainsi donné un sens politique à un groupe tatar de Crimée confronté à la négation de son existence collective. Il n’en va pas de même pour les Meskhètes.
20Le 16 juin 1976, au cours du 8e Kurultaj des Meskhètes rassemblés en Kabardino-Balkarie, la rupture entre les deux orientations pro-turque et pro-géorgienne est définitivement consommée. L’une des causes réside dans l’incapacité des leaders à donner une image d’unité et de solidarité ethnique ainsi que dans les velléités des pro-Géorgiens à s’exprimer malgré les risques de division. Ces derniers, ultra-minoritaires, se rapprochent des dissidents géorgiens qui font du retour des « frères meskhètes » le symbole de leur lutte patriotique. D’éminents intellectuels et dissidents géorgiens (Merab Kostava, Zviad Gamsakhourdia, Rezo Čxeidze, Guram Mamulia...) sont alors convaincus de l’identité géorgienne des déportés et se donnent pour mission de dessiller leurs compatriotes « accidentellement turcisés » en leur « révélant » la vérité sur leur identité. Toutefois, ce révélationnisme revêt un caractère ethnonationaliste turcophobe : les déportés qui ne se reconnaissent pas Géorgiens sont rejetés comme traîtres. Dès lors, les Géorgiens qui militent activement pour le rapatriement des « Meskhs » s’attèlent à une réécriture de l’histoire nationale géorgienne. Cette entreprise clandestine diffusée en samizdat (Sakart’velos moambe) n’évite ni la mythification d’une Meskhétie géorgianocentrée ni la politisation de la question du rapatriement réduite au filtrage des « bons candidats » progéorgiens.
21De son côté, la politique officielle géorgienne de refoulement aux frontières de la RSS et de refus de tout contact avec les déportés s’apparente à une réaction de défense face à un « retour du refoulé29 », et à un déni du passé récent. Trois facteurs permettent de l’expliquer. Politiquement et économiquement, la Géorgie affirme ne pas avoir les moyens de recevoir un tel afflux de « rapatriés ». L’argument géopolitique s’appuie sur la nécessité de protéger la frontière soviétique de toute influence étrangère30. Enfin, une certaine turcophobie issue du passé géorgien traditionnellement anti-turque qui compte quatre siècles de joug ottoman, explique aussi, pour une part, ces comportements anti « Turcs soviétiques ». Des familles d’exilés tentent malgré tout de rentrer en Géorgie, tandis que des manifestations de Meskhètes se déroulent sporadiquement à Tbilissi. En avril 1979, Édouard Chévardnadzé, premier secrétaire du Comité central du PC géorgien, promet la régularisation de 200 familles de « Meskhs » illégalement installés en Géorgie, mais refuse tout rapatriement massif. À cette occasion, le leader Ûsuf Sarvarov fait « rétablir » son nom de famille géorgien pour tenter l’intégration en Géorgie. Refoulé comme tant d’autres en mars 1980, il devient par la suite fermement attaché à sa turcité31. De tels cas sont minoritaires mais non isolés. L’identité des déportés de Meskhétie n’a donc rien de figé ; bien au contraire, elle est ouverte à toute interprétation et évolution.
22Ces différentes évolutions que l’on constate – illusion d’unité chez les Tatars, tiraillements identitaires chez les Meskhètes – se reflètent également dans la signification donnée à la déportation. Les idéologues tatars de Crimée y voient un génocide. C’est ce que démontre en 1970, devant la Cour de Tachkent, Mustafa Džemilev, l’un des plus importants idéologues du mouvement, rejetant la responsabilité de la déportation sur le gouvernement stalinien et plus généralement sur la politique soviétique. Il étaye son argumentation par les résultats d’un recensement effectué par les militants du mouvement dans les années soixante, selon lequel 46,2 % des déportés tatars auraient péri au cours de la seule première année et demie d’exil32. Ces chiffres seuls suffiraient pour justifier de façon indiscutable la lutte engagée pour l’obtention d’une totale réhabilitation33. Il donne également au mouvement tatar une visibilité plus forte sur la scène internationale. À partir des années soixante-dix, les appels du mouvement incorporent des références aux textes internationaux ratifiés par l’URSS. Le terme de génocide est utilisé avec une forte dimension accusatrice qui sert la stratégie de victimisation établie par le mouvement34. Il permet, en effet, de penser le groupe comme la victime collective d’une politique globale d’annihilation. De fait, la notion de génocide est étendue à toute l’histoire des relations russo-tatares. La déportation n’est pas considérée comme un acte de génocide isolé, mais comme l’étape ultime d’une politique menée depuis 178335. Ce récit historique présente une version linéaire de l’histoire, passant outre plusieurs épisodes non assumés, dont la collaboration de plusieurs centaines de Tatars avec l’occupant allemand36.
23La notion de génocide fournit donc une nouvelle grille de lecture du présent et du passé. Elle est intégrée à la rhétorique du mouvement et sert à structurer, dès le début des années soixante-dix, la grande majorité des documents tatars. En revanche, ce terme est totalement absent du discours des musulmans de Géorgie avant les années 1990. Par ailleurs, les tabous sont nombreux dans leur histoire. Les pro-Turcs nient la réalité des marqueurs identitaires géorgiens chez certains, tandis que les pro-Géorgiens taisent les violences meskhètes anti-géorgiennes de 1920. Ces « oublis » s’inscrivent dans un conflit de mémoires : les déportés font de la déportation de 1944 la clé de compréhension de leur identité, histoire et mouvement, mais le récit mémoriel et l’histoire officielle géorgiennes écartent cette date au profit du conflit turco-géorgien de 1920, faisant tacitement de la déportation la conclusion logique de ces relations antagonistes37.
Tatars de Crimée et Meskhètes au moment de la Perestroïka
24L’arrivée de M. Gorbatchev au pouvoir entraîne un nouvel espoir parmi les peuples réprimés non réhabilités. Les changements à la tête de l’URSS ont été, d’une manière générale, considérés par les militants tatars de Crimée et meskhètes comme une chance d’ouvrir à nouveau un dialogue jusque-là stérile. Toutefois, pour ces deux minorités, les forces mobilisables sont très affaiblies par trois décennies de lutte sans résultat concret, par les effets de leur diasporisation et par la répression. Surtout, ces deux mouvements sont minés par de multiples dissensions et divisions particulièrement accentuées dans le cas meskhète. À partir de 1985, l’illusion d’unité maintenue jusque-là dans la communauté tatare se dissout quand se crée un schisme entre les différentes tendances du mouvement.
25Les militants tatars de Crimée s’emploient d’abord à obtenir la libération de Mustafa Džemilev devenu l’emblème de la résistance tatare. Condamné à sept reprises et privé de liberté pendant plus de 15 ans, il est érigé en martyr vivant de la cause tatare de Crimée, son combat assimilé à celui de toute la « nation ». En 1986, poursuivi alors qu’il n’a pas fini de purger sa sixième condamnation, M. Džemilev est libéré à la suite de l’intercession d’Andreï Sakharov auprès de M. Gorbatchev. À partir de ce moment, la machine pétitionnaire se remet à fonctionner et les actions symboliques se multiplient. Hommes et informations circulant mieux, des actions concertées sont mises en place à travers l’URSS : manifestations, rassemblements folkloriques, envoi de centaines de représentants à Moscou...
26La pression que le mouvement nationaliste tatar de Crimée fait peser sur les autorités soviétiques porte ses fruits. Après plusieurs actions au fort retentissement sur la place Rouge38, une délégation tatare est reçue le 6 juillet pour exposer les revendications du mouvement. À une époque où les maîtres mots commencent à être « ouverture » et « transparence », une commission gouvernementale est chargée d’examiner les « questions complexes » soulevées par les Tatars de Crimée39. Présidée par Andreï Gromyko, président du Présidium du Soviet suprême, elle ne comprend toutefois aucun Tatar. S’estimant exclus des débats, les militants tatars décident de ne pas reproduire les erreurs de 1967 et organisent des manifestations aux quatre coins de l’URSS. La stratégie s’avère payante, puisqu’un groupe de représentants est reçu par la Commission Gromyko le 28 juillet 1987, et des groupes de travail mixtes sont mis sur pied dans les différents lieux d’exil40. Très vite, les représentants tatars prennent conscience de la stérilité des discussions, les autorités soviétiques reproduisant un discours asséné depuis plusieurs décennies, à savoir que les Tatars se sont « intégrés » en Asie centrale.
27C’est donc dans un climat tendu que la Commission Gromyko remet trois rapports sur la « question tatare » entre octobre 1987 et juin 1988. Ces documents établissent que le gouvernement doit agir dans l’intérêt de toutes les nationalités et invitent les autorités locales à créer des conditions permettant aux Tatars de Crimée d’étudier dans leur langue et de vivre leur culture. Mais, ils ne leur reconnaissent pas formellement le droit au retour. Les militants du mouvement interprètent ces décisions comme un nouveau camouflet. Toutefois, la donne a changé : les Tatars de Crimée commencent à regagner massivement la péninsule à partir de 1988, à un moment où les expulsions cessent sur décision des autorités centrales. Ils n’obtiennent toujours pas de permis de résidence (propiska), mais passent outre cet obstacle administratif. Parallèlement, leur mobilisation s’intensifie en Asie centrale comme en Crimée, ce qui accentue les tensions entre communautés et force le gouvernement soviétique à reconsidérer les conclusions de la Commission Gromyko.
28Le 12 juillet 1988, une deuxième Commission présidée par Genadij Ânaev, alors secrétaire général du Conseil central des syndicats, est mise en place pour examiner les questions nationales des peuples déportés non réhabilités. Trois Tatars font cette fois partie de la Commission, mais leur pouvoir de décision est nul41. Pour la première fois depuis 1944, une lueur d’espoir apparaît puisque le texte, qui reprend dans les grandes lignes la Résolution publiée le 24 novembre par le Soviet suprême, dénonce les déportations et réhabilite collectivement les peuples qui ne l’avaient pas été en 1956. La question du retour reste malgré tout en suspens : d’un côté, la Commission en reconnaît le principe ; d’un autre côté, elle estime que les nombreux problèmes qu’elle soulève – logement et tensions interethniques – devront être étudiés et résolus par une troisième Commission. La résolution de la question tatare n’est donc que très partielle, et ce, pour trois raisons principales. Premièrement, la troisième Commission, nommée le 29 janvier 1990, suspend ses activités à l’automne 1990 du fait du délitement du pouvoir central soviétique. Deuxièmement, le retour en Crimée est amorcé et, malgré la désorganisation et les tensions qu’il engendre, il ne connaît pas de ralentissement. À l’été 1990, 100 000 Tatars ont regagné la Crimée sur les 500 000 supposés42 ; ils seront presque autant en 1991. Enfin, la configuration politique a changé : l’afflux massif des Tatars dans la péninsule de Crimée territorialise la lutte en la concentrant sur ce territoire national retrouvé.
29À ce développement s’ajoute l’expression publique des désaccords qui caractérisent le mouvement depuis sa création. Deux tendances se dégagent : la première, modérée, revendique le rétablissement de la RSSA de Crimée mais prône la concertation avec les autorités soviétiques. La seconde, plus radicale, liée aux mouvements dissidents et représentée entre autres par Mustafa Džemilev, considère la « démocratisation » de la société soviétique comme la solution au problème tatar et préconise d’accentuer la pression sur les autorités centrales43. De ces deux courants émergent deux organisations politiques aux revendications semblables, mais aux répertoires d’action différents. La première est incarnée par le Mouvement national des Tatars de Crimée (Nacional’noe Dviženie Krymskih Tatar, NDKT) créé en avril 198844. La seconde, l’Organisation du mouvement tatar de Crimée (Organizaciâ Krymskotatarskogo Nacional’nogo Dviženiâ, OKND), apparaît en mai 1989. Elle élit son président en la personne de M. Džemilev et se dote de statuts. Son programme reprend les revendications exprimées depuis 1956, mais promeut une intensification des manifestations et des réunions publiques et encourage les retours en Crimée. Dès 1989, l’OKND répond à une logique de projet, formulant sa propre conception de l’intérêt général articulé autour de l’exigence du retour en Crimée et de la restitution de droits collectifs. Cette organisation est également modelée par une forte logique de mobilisation, ses leaders concevant leurs actions comme un moyen d’inclure des membres du groupe par une participation politique fortement encadrée. L’OKND s’impose comme l’organisation politique la plus populaire auprès des communautés tatares dispersées, alors que la situation politique ne cesse d’évoluer en Crimée.
30En 1954, la région de Crimée a été placée sous juridiction ukrainienne. Même si cette décision n’a eu aucune conséquence immédiate, les bouleversements apportés par la Perestroïka et l’émergence de l’idée d’indépendance de l’Ukraine affectent les relations entre les autorités de la péninsule et le gouvernement de la RSS d’Ukraine. La majorité russe de Crimée, fortement conservatrice, considère à bien des égards le transfert de la péninsule à l’Ukraine comme une usurpation et exprime des velléités de rattachement à la Russie. Le changement de statut de la Crimée intervient ainsi sans la consultation préalable de Kiev : le 30 janvier 1991, les autorités de Crimée convoquent un référendum sur le rétablissement de l’autonomie de la péninsule, statut perdu en 1946 peu après la déportation des Tatars de Crimée. Le « oui » l’emporte très largement : 93,26 % de la population soutiennent cette initiative et la Crimée devient une république autonome au sein de la RSS d’Ukraine45.
31Les Tatars de Crimée qui ont regagné la péninsule ne prennent pas part au vote, suivant les consignes de leurs leaders. Les dirigeants de l’OKND estiment en effet que le référendum ne prend pas en considération les intérêts tatars46. Cette décision peut apparaître comme un paradoxe aux vues des revendications antérieures du mouvement nationaliste tatar, mais la restauration de cette autonomie s’entend pour les militants tatars dans le sens défini en octobre 1921. Dès lors, les dirigeants de l’OKND prennent le parti d’une confrontation directe avec les autorités de Crimée. Estimant que les Tatars de Crimée ne sont pas représentés au sein de la nouvelle république, ils convoquent le 27 juin 1991 une Assemblée du peuple tatar, le Kurultaj, qui élit un Comité exécutif, le Medžlis. Cette Assemblée prend le nom de second Kurultaj, en référence au premier Kurultaj de décembre 1917. Les évolutions politiques de la fin 1991 sont ainsi placées dans une continuité inventée avec un passé considéré comme glorieux. D’ailleurs, l’une des premières décisions du Kurultaj consiste en l’adoption d’une déclaration de souveraineté sur la Crimée. Cette déclaration de principe ne conduit pas à une déclaration d’indépendance, mais rappelle le lien indéfectible qui unit les Tatars à la Crimée. Ce choix politique relève donc d’une stratégie de re-territorialisation d’une identité déracinée. Il conditionne également la confrontation qui se dessine entre les autorités russes de Crimée et le Kurultaj, confrontation qui prend une dimension institutionnelle après la naissance de l’Ukraine indépendante et l’effondrement de l’URSS.
32Le Comité de lutte des Meskhètes poursuit quant à lui l’envoi de pétitions, mais, affaibli et éclaté, le directoire ne semble pas s’apercevoir que la base, déçue, se détache progressivement du mouvement. En effet, aucune des promesses de rapatriement ne s’est concrétisée. Le 10e Kurultaj de février 1986 ne réunit plus que les seuls pro-Turcs. L’organisation VOKO devient VOK, élit puis démet un président, et finalement désigne Ûsuf Sarvarov à sa tête en avril 1987. La carte de l’ethnicité devient dès lors prééminente pour les Meskhètes majoritairement d’orientation pro-turque. En décembre 1987, le Conseil des ministres de la Géorgie adopte une résolution autorisant 300 familles de « Meskhs » (des pro-Géorgiens) à s’installer en Géorgie. Cette promesse dérisoire affaiblit la position des pro-Géorgiens, dont un grand nombre de déçus se rallie aux pro-Turcs lors du Kurultaj de « l’unité » en juin 198847. La petite organisation pro-géorgienne de Halil Umarov-Gozališvili met ses derniers espoirs dans l’activisme des dissidents géorgiens. Or, leur leader Zviad Gamsakhourdia, figure politique de l’opposition qui vise le pouvoir, révise sa position positive à leur encontre à la suite de la répression violente que conduisent les forces armées soviétiques lors de la manifestation nationaliste pacifique géorgienne du 9 avril 1989 à Tbilissi.
33Le traumatisme collectif de ce « dimanche noir » monte la population et les dissidents géorgiens unis contre les autorités soviétiques et, par extension, contre tous les « ennemis internes » de la Géorgie multiethnique. Abkhazes sécessionnistes, sud Ossètes autonomistes, mais aussi minorités arménienne et azéries sont soupçonnées d’attenter à la stabilité de la République. Z. Gamsakhourdia, auparavant fervent défenseur de la cause des « compatriotes musulmans » devenu personnalité politique de premier plan, se fait le héraut d’une Géorgie ethnocentriste, orthodoxe et xénophobe. Par réaction anti-russe, toutes les minorités sont désormais perçues comme autant de leviers potentiels sur lesquels s’appuie une URSS chancelante. Parmi elles, les « Meskhs », qualifiés désormais de « Turcs », apparaissent comme les héritiers des Ottomans ennemis. Des pogroms menés par les hommes de main de Gamsakhourdia expulsent de Géorgie plusieurs centaines de familles d’exilés qui s’y trouvent.
34Mi-juin 1989, des soulèvements populaires armés éclatent dans plusieurs localités de la vallée de Ferghana, en Ouzbékistan, et visent les quartiers meskhètes (et quelques Tatars de Crimée). Les pogroms font un millier de blessés dont une majorité de Meskhètes et officiellement une dizaine de morts48. Les forces de l’ordre, d’abord impuissantes, protègent les Meskhètes en les regroupant dans des camps militaires retranchés constamment attaqués. Un pont aérien permet finalement d’évacuer plusieurs victimes vers la Russie. 15 000 Meskhètes sont ainsi officiellement accueillis dans les Terres-non-noires de Russie. Au total, plus de 90 000 Meskhètes fuient l’Ouzbékistan. Les médias, accourus nombreux sur place pour couvrir « l’événement » qui a lieu en même temps que le Congrès des députés du peuple, sortent de l’oubli ce « peuple » victime d’un conflit dit ethnique, mal endémique des années gorbatchéviennes. Mais cet intérêt retombe rapidement, le cas des Meskhètes se complexifiant avec l’éclatement d’autres conflits et leur dispersion sur tout le territoire de l’URSS : des diasporas se constituent en Russie, Azerbaïdjan, Ukraine, Tadjikistan.
35En mai 1990, VOKO s’établit à Moscou et devient Vatan. Û. Sarvarov se fait le porte-parole de tous les Meskhètes auprès des instances gouvernementales et non-gouvernementales. Des Vatan locaux servent plus ou moins de relais dans les républiques qui hébergent des Meskhètes. La stratégie de mobilisation légale et pacifique est poursuivie, avec quelques actions d’éclat comme la tentative de « raid » pacifique vers la Géorgie annulé en août 1991. En mars 1991, la Résolution du Soviet suprême sur la réhabilitation des peuples réprimés redonne espoir, mais la Géorgie ultranationaliste de Zviad Gamsakhourdia est hermétiquement fermée à tout dialogue sur le sujet honni du rapatriement des musulmans de Meskhétie.
36Fragilisés, méprisés, diasporisés, les déportés de Meskhétie et leurs descendants ne constituent plus une communauté unie, encore moins un groupe ethnique soudé. Les différentes organisations souvent opposées les unes aux autres, toutes marginalisées, expriment des revendications identitaires variées et la majorité des Meskhètes qui ne se reconnaissent dans aucune d’entre elles semblent soit indifférents aux questions identitaires, soit hésitants et prudents sur ces sujets trop idéologiques ou politiques.
37Les parcours des Tatars de Crimée et des musulmans de Meskhétie représentent à n’en pas douter des cas d’étude singuliers dans l’histoire soviétique. Ils permettent de repenser deux dimensions centrales parfois trop vite occultées des relations entre les minorités réprimées et le pouvoir central. Au-delà de l’inégalité de la lutte et du peu de résultats concrets obtenus par chacun de ces mouvements nationalistes, on ne peut que constater l’activisme et le dynamisme de leurs militants. Ils peuvent ainsi être considérés comme « les pionniers des campagnes légalistes pour la défense des droits civiques fondamentaux49 ». Ceci est d’autant plus remarquable qu’ils se manifestent dans le contexte très trouble et évolutif du dernier gouvernement soviétique et qu’ils s’expriment malgré une structure organisationnelle très lâche. Cette dimension a toutefois contribué à leur survie lors des phases de répression intense, particulièrement dans les années soixante-dix. Privés de leurs principales ressources, éloignés de leurs bases du fait de leur lassitude et de leurs dissensions internes, ces mouvements n’en ont pas moins développé certaines stratégies d’adaptation. Jouant à la fois du légalisme et de stratégies de confrontation, ils ont produit des modes de résistance efficaces face aux actions et non-actions des dirigeants soviétiques50. Les mouvements tatars de Crimée et meskhètes illustrent ainsi la vitalité de la société civile soviétique longtemps considérée inerte. De plus, ils montrent que les politiques de répression des gouvernements soviétiques n’ont que peu atteint leurs objectifs, aussi flous ont-ils été. Malgré le bras de fer inégal engagé tout au long de la période étudiée, les gouvernements soviétiques successifs n’ont jamais obtenu de victoire franche tandis que ces minorités, plus ou moins organisées et mobilisées politiquement, ont réussi à faire entendre leurs voix dissidentes.
38Par ailleurs, cette répression sur fond de stigmatisation des mouvements tatars de Crimée et meskhètes a eu un effet inverse aux objectifs recherchés. Le traitement que l’URSS a réservé à ces minorités – déportation et négation de l’entité collective – a en effet fait surgir et encouragé une réflexion identitaire capable de remédier à leur déliquescence géographique et statutaire. Les mouvements tatars de Crimée et meskhètes ont induit de constantes négociations identitaires. Tous deux ont su faire circuler les récits ainsi construits, sans toutefois parvenir à faire adhérer la totalité des populations tatare et meskhète à leur vision du futur. Certains ont ainsi exprimé le désir de rester en Asie centrale quand la Perestroïka a ouvert de nouveaux horizons. Si l’unanimité est impossible à atteindre, la capacité de ces mouvements à élaborer et à reproduire des récits concurrents aux discours officiels représente toutefois les principaux acquis sur lesquels se fondent la lutte qui s’engage au cours de la période soviétique.
Notes de bas de page
1 Werth N., « Un État contre son peuple. Violences, répression, terreurs en Union soviétique », Courtois S. et alii, Le Livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Paris, Robert Laffont, 1997, p. 224.
2 Seitmuratova A., « The Elders of the New National Movement : Recollections », E. Allworth (ed.), The Tatars of Crimea. Return to the Homeland. Durham and London, Duke University Press, 1998, p. 172-179.
3 Enver Odabašev, Latifšah Baratašvili sont tous deux professeurs d’histoire.
4 Baratašvili L. et Baratašvili K., « My, Meshi... », Literaturnaâ Gazeta no 9, 1988, p. 141.
5 Ûnusov A., Meshetinskie Turki : dvaždi deportirovannyj narod, Bakou, Zaman, 2000, p. 69.
6 Osipov A. G., « Dviženie meshetincev za repatriaciû (1956-1988) », Moscou, Ètnografičeskoe obozrenie no 5, 1998, p. 96.
7 Malkki L., « National Geographic : the Rooting of Peoples and the Territorialization of National Identity among Scholars and Refugees », Gupta A. et Ferguson J. (ed.), Culture, Power, Place. Explorations in Critical Anthropology, Durham, Londres, Duke University Press, 1997, p. 52-75.
8 Ûnusov A., op. cit., p. 71 ; Baratašvili L. et Baratašvili K., « My, Meshi... », Literaturnaâ Gazeta no 10, 1988, p. 103.
9 Kurultaj : terme turcophone signifiant congrès ou assemblée.
10 Ûnusov A., op. cit., p. 72.
11 Ibid., p. 73.
12 Sheehy A. et Nahaylo B., Crimean Tatars, Volga Germans and Meskhetians, Soviet Treatment of some National Minorities, Londres, Minority Rights Group Report no 6, 1980, p. 14.
13 « Obrašenie k Belgradskomu sovešaniû... Politburo CK KPSS, VS SSSR, obšestvennosti. V kanun 60-letiâ pobedy Oktâbrâ vosstanovit’zavoevaniâ Oktâbrskoj revolûcii v Krymu, rastoptannye v 1944 g. vragami Sovetskoj vlasti », Materialy Samizdata no 10/78 – Arhiv Samizdata, no 3174, 15 février 1978, p. 6.
14 Šabanov E., « Kak èto bylo...? », Qasevet, Simféropol, no 19, 1990, p. 2-5.
15 Umerov E., « Vospominaniâ veterana Krymskotatarskogo dviženiâ », Vatan, no 3, 1994, p. 14-46.
16 Carrère d’Encausse H., L’Empire éclaté, Paris, Flammarion, 1978, p. 203.
17 Podgonyi N. et Georgadze M., « Ukaz Presidiuma Verhovnogo Soveta SSSR o graždanah tatarskoj načional’nosti proživavših v Krymu », Moscou, 5 septembre 1967, Gublogo M. N. et Červonnaâ S., Krymskotatarskoe nacional’noe dviženie. Istoriâ. Problemy. Perspektivy, Moscou, CIMO, t. 2, 1992, p. 51.
18 Ces articles 190-1 et 190-3 ont été ajoutés au Code pénal de la RSFSR en 1966, puis transposés dans les Codes criminels des différentes RSS ; Sheehy A. et Nahaylo B., op. cit., p. 10.
19 Vaissié C., Pour Votre Liberté et pour la nôtre : le combat des dissidents de Russie, Paris, Robert Laffont, 1999.
20 Alekseyeva L., Soviet Dissent Movements for National, Religious and Human Rights, Middletown, Wesleyan University Press, 1985, p. 151.
21 Sheehy A. et Nahaylo B., op. cit., p. 26.
22 Reddaway P., Uncensored Russia : Protest and Dissent in the Soviet Union ; The Unofficial Moscow Journal, a Chronicle of Current Events, New York, American Heritage Press, 1972, p. 192 ; Nahaylo B. et Swoboda V., Soviet Disunion. A History of Nationalities Problem in the USSR, Londres, Hamish Hamilton, 1990, p. 192.
23 Osipov A. G., op. cit.
24 Tomlinson K. G., « Coping as Kin : Responses to Suffering amongst Displaced Meskhetian Turks in Post-Soviet Krasnodar, Russian Federation », University College London Department of Anthropology, unpublished PhD thesis of Philosophy, 2002, p. 59.
25 Seitmuratova A., op. cit., p. 155-179.
26 Thiesse A. M., La Création des identités nationales, Europe XVIIIe -XXe siècles, Paris, Seuil, 2001, p. 224.
27 Bernstein M., « Celebration and Suppression : The Strategic Uses of Identity by the Lesbian and Gay Movement », American Journal of Sociology, vol. 103, no 3, novembre 1997, p. 531-565.
28 Oberschall A., Social Movements. Ideologies, Interests and Identities, New Brunswick, Transaction Publishers, 1993.
29 Rousso H., Le Syndrome de Vichy, Paris, Seuil, 1987.
30 Par étrangère, il faut ici comprendre toute influence atlantiste et américaine ainsi que toute « cinquième colonne » pro-turque.
31 Umarov-gozališvili H., Tragediâ Meshov, Tbilissi, Kegel, 1994, p. 101 ; Ûnusov A., op. cit., p. 77.
32 Džemilev M., « Zašititel’naâ reč’Mustafy Džemileva », Sudebnyj process Il’i Gabaâ i Mustafy Džemileva. Šet’Dnej « Belaâ Kniga », New York, Fonds Crimée, 1980, p. 333.
33 Voir Chaumont J.-M., La Concurrence des victimes : Génocide, identité et reconnaissance, Paris, La Découverte, 2002.
34 Campana A., « Sürgün : The Crimean Tatars’deportation and exile », Semelin J. (dir.), Online Encyclopedia on Mass Violence, 2008, http://www.massviolence.org/Surgun-The-Crimean-Tatarsdeportation-and-exile?decoupe_recherche=crimean%20Tatars
35 « Obrašenie k Belgradskomu sovešaniû... », op. cit., p. 1-2.
36 Uehling G., Beyond Memory. The Crimean Tatars’ Deportation and Return, New York, Palgrave Macmillan, 2004, p. 49-77.
37 Tournon S., « Case Study : The Deportation of Muslims from Georgia », Semelin J. (dir.), Online Encyclopedia on Mass Violence, 2008, http://www.massviolence.org/The-Deportation-of-Muslimsfrom-Georgia?decoupe_recherche=meskhetes
38 « Informaciâ o demonstracii na Krasnoj plošadi i o povtornom prieme P. Demičevym, 6 juillet 1987 », Moscou, 7 juillet 1987, Materialy Samizdata no 26/87 – Arhiv Samizdata, no 6029, 3 août 1987, p. 2.
39 « TASS Report », 23 juillet 1987, Pravda, 24 juillet 1987, p. 2, CDSP, Columbus, vol. XXXIX, no 30, 26 août 1987, p. 2.
40 « A. Gromyko Receives a Group of Crimean Tatars », Pravda, 28 juillet 1987, p. 2, CDSP, Columbus, vol. XXXIX, no 30, 26 août 1987, p. 3.
41 Marie J.-J., Les Peuples déportés d’Union Soviétique, Bruxelles, Complexe, coll. « Questions au XXe siècle », 1995, p. 160.
42 Ibid., p. 160.
43 « Informaciâ o vtorom Vsesoûznom sovešanii predstavitelej iniciativnyh grupp Nacional’nogo dviženiâ krymskih tatar 13-14 iûnâ 1987 v g. Taškente », Tachkent, juin, Materialy Samizdata no 26/87 – Arhiv Samizdata, no 6024, 3 août 1987.
44 « Informaciâ o Četvertom Vsesoûznom sovešanii predstavitelej iniciativnyh grupp Nacional’nogo dviženiâ krymskih tatar 23-24 aprilâ 1988 v g. Pahta », Pahta, 24 avril 1988, Materialy Samizdata no 34/88 – Arhiv Samizdata, no 6244, 18 juillet 1988.
45 « Žiteli Kryma Vykazalis’za vossozdanie avtonomii », reproduction de Ukrinform-Tass, Soviet Media News Budget, 21 janvier 1991.
46 Wilson A., « Politics in and around Crimea : a Difficult Homecoming », Allworth E. (ed.), The Tatars of Crimea, Return to the Homeland, Durham, Londres, Duke University Press, 1998, p. 292.
47 Ûnusov A., op. cit., p. 78-80.
48 Lur’e M. I. et Studenikin P. A., Zapah gari i gore. Trevožnij iûn’ 1989. Moscou, Kniga, 1990 ; Osipov A. G., « Ferganskie sobytiâ 1989 goda (konstruirovanie ètničeskogo konflikta) », Abašin S. N. et Buškov V. I. (red.), Ferganskaâ dolina. Ètničnost’. Ètničeskie processy. Ètničeskie konflikty. Moscou, Nauka, 2004, p. 164-218.
49 Nahaylo B. et Swoboda V., op. cit., p. 145.
50 Allworth E., « Mass Exile, Ethnocide, Group Derogation : Anomaly or Norm in Soviet Nationality Policies? », Allworth E. (ed.), op. cit., 1998, p. 189.
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