Les Tchétchènes et Ingouches, entre résilience et résistances passives
p. 97-115
Texte intégral
1Le processus de réhabilitation des Tchétchènes et des Ingouches est celui qui a engendré les plus grandes difficultés1. Les Tchétchènes et les Ingouches représentent le plus gros contingent parmi les « peuples punis » : en 1956, 355 000 Tchétchènes et Ingouches sont comptabilisés au Kazakhstan et 76 986 au Kirghizistan2. De plus, les autorités centrales craignent que des conflits n’éclatent entre les anciens déportés et les colons installés sur le territoire de la RSSA de Tchétchéno-Ingouchie démantelée en 1944. Ainsi, 78 000 colons en provenance de la RSFSR, d’Ukraine et de Moldavie ont été déplacés dans la région de Groznyj après 1944 ; 46 000 dans les districts passés sous administration de la RSSA du Daghestan ; enfin 55 000 ont été assignés dans les districts attribués à la RSSA d’Ossétie du Nord, dont 26 000 Ossètes3. Se rajoute à une situation potentiellement explosive l’hostilité exprimée par les dirigeants de la région de Groznyj à l’endroit du retour des anciens déportés. De fait, ce retour se fait dans un climat de tensions qui conditionne largement les évolutions politiques, sociales et économiques de la RSSA de Tchétchéno-Ingouchie rétablie par décret le 9 janvier 1957.
2La période de l’après-déportation n’a attiré que récemment le regard des chercheurs. Il est vrai que les deux conflits qui ont frappé la Tchétchénie entre 1994 et 1996, puis entre 1999 et 2009, ont rendu toute recherche difficile4. Mais au-delà de l’accès aux sources, force est de constater que les événements marquants de la fin de la perestroïka et de l’ère postsoviétique ont accaparé les énergies. Pourtant, se pencher sur les années 1950-1980 ouvre des perspectives nouvelles sur la compréhension des évolutions observées après 1991. En effet, si les processus de retour et les découpages territoriaux donnent lieu à des tensions récurrentes, on assiste au cours de ces trois décennies à des processus apparemment contradictoires, mêlant discriminations et accommodations, résilience et résistances passives, soviétisation et préservation de spécificités identitaires fortes.
Le retour des Tchétchènes et des Ingouches
Des retours désordonnés
3Le décret du 16 juillet 1956 du Présidium du Soviet suprême de l’URSS met fin aux restrictions administratives qui s’imposent aux Tchétchènes et aux Ingouches, mais ne leur accorde pas un droit au retour. Les anciens colons spéciaux sont contraints de signer un formulaire leur interdisant de retourner dans les régions d’où ils ont été déportés5. Après des mois de tergiversation en haut lieu, les autorités centrales décident en novembre 1956 d’autoriser le retour et de rétablir la RSSA de Tchétchéno-Ingouchie6. Elles cherchent alors à éviter toute précipitation et, pour ce faire, mettent en place des mécanismes d’encadrement des retours. À cette fin, plusieurs commissions sont créées, dont un comité de pilotage (orgkomitet) en décembre 1956. Ce comité, qui comprend plusieurs Tchétchènes et Ingouches, est chargé de coordonner les retours qui doivent être échelonnés sur trois ans, de 1957 à 1960. Un tel étalement doit permettre de minimiser tout risque de tensions et de construire les infrastructures dont la RSSA de Tchétchéno-Ingouchie manque cruellement : logements, hôpitaux, écoles7.
4Parallèlement, les autorités centrales allouent en 1957 une aide de 7,5 millions de roubles aux régions du Nord Caucase accueillant des rapatriés ; 2,8 sont attribués à la RSSA de Tchétchéno-Ingouchie8. Des prêts à taux préférentiel sont instaurés pour construire ou rénover les habitations et acquérir du bétail, de même que des exonérations de taxes9. Un programme de soutien aux personnes âgées est même adopté10. Des initiatives sont promues pour relancer l’économie : construction d’usines, achat de matériel agricole11. Les autorités de la RSFSR et les autorités locales complètent le dispositif par des aides additionnelles12.
5Cependant, le plan mis sur pied par les autorités centrales soviétiques est contrecarré par les retours massifs et désordonnés des Tchétchènes et des Ingouches. Dès l’annonce de la réhabilitation, plusieurs dizaines de milliers se sont spontanément précipités sur les routes : 140 000 sont recensés au printemps 1957 en Tchétchéno-Ingouchie13. Les autorités locales d’Asie centrale tentent certes de ralentir le mouvement : des barrages sont dressés sur les routes et dans les gares, et les contrevenants sont arrêtés dans les trains. Ces actions donnent lieu à des protestations. Les autorités du district de Karaganda au Kazakhstan se retrouvent ainsi aux prises avec les mécontents14. De plus, elles doivent gérer l’urgence de la situation, offrir un toit provisoire aux Tchétchènes et Ingouches interceptés et rassurer les populations locales. Si Moscou entérine ces mesures « policières » qui n’ont pas de base légale, aucune action ne parvient à enrayer les retours : le comité de pilotage n’a, dans les faits, que peu d’influence15.
6La pression que les anciens colons spéciaux font peser sur les autorités centrales et locales fait dire à Anatoli Lieven que les Tchétchènes et les Ingouches ont « forcé la main du gouvernement soviétique16 ». Premièrement, des confrontations éclatent dès 1954 sur les lieux d’exil, mettant face à face des Tchétchènes, des Ingouches, des Russes et des Kazakhs, le plus souvent à la suite d’incidents banals17. Deuxièmement, les retours sont plus rapides que prévu. Cette tendance est observée chez les autres peuples déportés du Caucase du Nord, mais dans des proportions bien moindres. Pour la seule année de 1957, 56 992 familles tchétchènes et ingouches regagnent la RSSA, alors que le plan en prévoit 17 00018. Le mouvement continue en 1958, si bien qu’au printemps 1959 la très grande majorité a quitté l’Asie centrale19. Certains choisissent toutefois d’y rester. Fin 1961, 34 000 Tchétchènes et 22 000 Ingouches sont dénombrés au Kazakhstan et au Kirghizistan20.
Retours et heurts interethniques
7La rapidité des retours et leur part d’improvisation engendrent des heurts qui dégénèrent à plusieurs reprises en affrontements violents. De 1956 à 1965, 16 affrontements interethniques d’envergure sont recensés21. Ces tensions relèvent de trois dynamiques principales : la volonté de plusieurs anciens déportés de récupérer leur maison ; l’opposition des populations russophones à leur retour ; l’impossibilité pour certains de retourner dans leurs régions d’origine.
8Les Tchétchènes et les Ingouches trouvent le plus souvent leurs maisons occupées par des colons, quand elles ne sont pas détruites. Or, nombreux sont ceux qui refusent de s’installer ailleurs que dans l’ancienne demeure familiale. Certains usent d’intimidations, voire de violences, pour récupérer leur bien perdu. D’autres au contraire sont brutalisés par des colons qui ne veulent pas entendre parler de restitution. D’autres encore s’installent plus prosaïquement dans la cour ou sur le terrain de leur ancienne propriété. Plusieurs familles sont également retrouvées entassées dans des bâtiments publics22. La pénurie de logements que connaît la RSSA à la fin des années cinquante ajoute à la compétition sociale. Ce climat de tensions provoque le départ volontaire de quelque 36 000 Russes23 et de plusieurs milliers de Daghestanais. Comme le relate Haji Mahomet, dans un témoignage recueilli en décembre 1994 par Anatoli Lieven, « ils [les Russes] semblaient avoir peur de nous24 ».
9Toutefois, la majorité des colons russophones est restée. Installés pour la plupart à Groznyj et dans ses environs, ils voient d’un mauvais œil le retour des anciens déportés25. En 1958, un incident en apparence banal dégénère en émeute. Un Russe meurt au cours d’une rixe avec des Tchétchènes. Le août, près de 10 000 manifestants envahissent les rues de Groznyj, scandant des slogans anti-tchétchènes et antisoviétiques. Les bureaux locaux du Comité régional du Parti sont mis à sac, des officiels pris à partie, des Tchétchènes violentés. Un certain Šviauk, ingénieur sans responsabilité politique, propose un projet de résolution demandant que toute référence aux Tchétchènes et aux Ingouches soit soustraite du nom officiel de la RSSA, que la population tchétchène et ingouche soit limitée à 10 % de la population totale et que les « privilèges » qui leur ont été accordés soient abolis. Seule une intervention de la milice met fin aux désordres, mais la tension reste vive26.
10Si les émeutes d’août 1958 à Groznyj représentent un événement isolé, elles illustrent le « syndrome » qui touche les communautés russophones à partir de 195727. Ainsi, les réactions hostiles des colons russes, souvent soutenus par des officiels du Parti, contribuent à ethniciser des conflits ponctuels. Les Tchétchènes et les Ingouches sont toujours vus comme des « nations déloyales28 ». Cette dimension explique pour partie la récurrence des tensions au cours des décennies suivantes.
11Le troisième type de conflits résulte de la décision des autorités centrales d’entériner certains découpages administratifs opérés lors du démantèlement de la RSSA de Tchétchéno-Ingouchie, privant les anciens déportés du droit de retour dans certaines de leurs régions d’origine. C’est d’abord le cas des Tchétchènes Akkins concentrés avant 1944 dans le district d’Auh, placé sous administration daghestanaise. Tous ne sont pas autorisés à regagner ce territoire dont les contours ont été modifiés. Là où les Akkins peuvent rentrer, les autorités locales tentent de faire cohabiter les différentes communautés, mais elles se heurtent à l’opposition des colons. Ainsi en 1957, dans le village de Moksob, les Avars expulsent les Akkins que les autorités locales veulent provisoirement répartir dans leurs maisons29. Les tensions ponctuent les années 1960-1980, les Akkins réclamant un droit au retour sans restriction et le rétablissement des frontières du district d’Auh. Des conflits interpersonnels dégénèrent en affrontements entre villages, embrasant à plusieurs reprises cette région située à la frontière tchétchéno-ingouche30.
12C’est enfin le cas des Ingouches originaires du district de Prigorodnyj. Les frontières de la RSSA de Tchétchéno-Ingouchie sont âprement négociées en 1956 au sein d’une commission gouvernementale mise sur pied à cet effet. Présidée par A. Mikoïan, elle rassemble des officiels du Parti, des représentants des RSSA du Daghestan, d’Ossétie du Nord, et des intelligentsias tchétchène et ingouche. Après moult discussions, décision est prise de rétablir la RSSA de Tchétchéno-Ingouchie dans ses frontières initiales, à l’exception de la ville de Kizliar donnée au Daghestan, et du district de Prigorodnyj31. Ce dernier passe sous administration de l’Ossétie du Nord. Les représentants ingouches ne ménagent pas leur peine pour faire valoir le « droit historique » des Ingouches sur cette région : rencontre avec Mikoïan le 9 juin 1956 et envoi de pétitions individuelles et collectives32. L’argumentation développée entend démontrer que le district de Prigorodnyj est le cœur historique de la « nation » ingouche, car il abrite l’aoul d’Anguš où vivaient près de 40 % des Ingouches avant 194433. Elle souligne également la loyauté des Ingouches durant la Révolution, leur mobilisation contre les Armées blanches et leur soutien à Ordjonikidze34. Enfin, les représentants ingouches insistent sur le fait que la décision de ne pas réintégrer le district de Prigorodnyj dans les frontières de la RSSA de Tchétchéno-Ingouchie rend la réhabilitation incomplète.
13Toute protestation s’avère vaine, la décision étant prise à Moscou. Bien que les autorités ossètes du nord promettent d’accueillir les Ingouches originaires de ce district, il en est autrement sur le terrain. Le retour des Ingouches dans le district de Prigorodnyj se fait de manière anticipée et désordonnée. En mars 1957, 8 000 Ingouches y sont comptabilisés. Estimant leur pleine capacité atteinte, les autorités ossètes bloquent le processus de retour. Ceux qui sont parvenus à regagner ce district sont victimes de discriminations orchestrées par des membres du Parti. Ainsi, dans le district de Kosta-Hetagurov, une consigne officielle datant d’octobre 1956 interdit aux habitants de vendre ou de louer leurs maisons aux Ingouches et les transactions déjà effectuées doivent être annulées35.
14La cohabitation de ces deux communautés est parsemée de nombreux soubresauts, créant un climat de tensions récurrentes. Les mobilisations se font le plus souvent à l’appel des intelligentsias ingouche ou ossète. Ainsi, en 1973, les Ingouches se mobilisent pour dénoncer le non-retour du district de Prigorodnyj et les discriminations dont ils s’estiment victimes36. Quelques années plus tard, en octobre 1981, à la suite d’un événement banal, plusieurs milliers d’Ossètes se rassemblent à Ordjonikidze pour demander l’expulsion des Ingouches37. La gestion policière de ces protestations n’est pas accompagnée d’une réflexion en haut lieu sur les causes de ces tensions. Ces dernières restent le plus souvent interprétées comme des résurgences « nationalistes », donc comme la résultante de comportements déviants.
15Les dynamiques qui sous-tendent les tensions interethniques relèvent de logiques multiples. Elles superposent concurrence des mémoires et des récits historiques, incompréhension mutuelle, peurs et compétition pour l’accès aux ressources dans une région économiquement sous-développée. Pourtant, malgré des tensions, une sorte de modus vivendi semble s’installer à compter du milieu des années 1960. Les anciens déportés sont résolus à se reconstruire une vie sur leur territoire d’origine. Les évolutions des années 1970 et 1980 dénotent cette volonté exprimée par les élites tchétchènes et ingouches de vivre « comme les autres38 ». Mais elles font également apparaître un fossé qui va en s’accentuant entre les élites et une population oscillant entre conformité, traditions et résistances passives.
Tchétchènes et Ingouches dans les années 1960-1980
Entre méfiance institutionnalisée et indifférence relative
16L’examen de la liste des dirigeants de la Tchétchéno-Ingouchie révèle une tendance très largement confirmée à tous les échelons de gouvernement de la RSSA : les Tchétchènes et les Ingouches sont sous-représentés, aussi bien dans les organes administratifs et politiques de la RSSA que dans ceux du Parti. Ainsi, aucun Tchétchène n’accède à la direction de la RSSA avant 1989. En 1961, on trouve 19,7 % de Tchétchènes et d’Ingouches dans les instances régionales du Parti et on en comptabilise 14,3 % dans les organisations affiliées au Parti39. La RSSA reste dirigée principalement par des représentants des minorités russes, jugées plus fiables. Cette situation crée un certain malaise parmi les élites tchétchènes et ingouches, qui profitent des manifestations de 1973 pour revendiquer, entre autres, un meilleur accès aux postes à responsabilité40. Toutefois, la réponse des autorités est en total décalage avec ces demandes, puisqu’elle prend la forme de concessions culturelles. D’une manière générale, ni les instances centrales du pouvoir soviétique, ni celles de la RSFSR ne semblent avoir porté une grande attention aux évolutions politiques, sociales et économiques survenues dans la RSSA au cours de cette période41.
17Pourtant, selon un schéma éprouvé dans les autres Républiques non russes, la RSSA de Tchétchéno-Ingouchie connaît à compter du milieu des années soixante-dix une relative indigénisation de ces élites dirigeantes. Cette tendance s’explique principalement par des facteurs démographiques et culturels. Tout d’abord, l’évolution de la société tchétchène sous les effets combinés des politiques de modernisation sociale et de soviétisation favorise la formation d’élites appartenant aux nationalités titulaires de la RSSA, même si les progrès sont en deçà des évolutions constatées ailleurs42. Ensuite, le poids démographique des Tchétchènes et des Ingouches ne cesse d’évoluer. Ainsi, à la fin des années 1960, ils représentent 41 % de la population totale de la République ; ce pourcentage passe à 58 % en 1989. Cette augmentation s’explique par le très fort taux de natalité dans un contexte où pointe un début de déclin démographique en URSS43. À cela s’ajoute le départ volontaire de plusieurs dizaines de milliers de Russes qui fuient la morosité économique.
18La situation est jugée globalement peu favorable par nombre de Tchétchènes et d’Ingouches. Cette observation est confirmée par la désaffection relative qui s’exprime à l’endroit des élites locales. Ainsi, certains leur reprochent d’être avant tout des « carriéristes » et des « intrigants » peu préoccupés des conditions de vie de leurs co-nationaux44. De là naissent des ressentiments diffus, que traduit une sorte d’insatisfaction sociale et politique permanente45. Les conditions économiques, culturelles et sociales ne font alors que renforcer une perception qui semble largement répandue.
Retards économiques et stratégies de contournement
19La déportation et les retours hypothèquent le développement économique d’une région qui a accumulé les retards depuis le début du XXe siècle. Ils engendrent deux types de bouleversements. D’une part, le paysage et le tissu économiques ont subi des évolutions au cours de la période d’exil avec l’implantation d’un réseau de fermes collectives et d’industries46. D’autre part, les autorités tentent, à partir de 1957, de convertir les Tché-tchènes et les Ingouches en ouvriers47. Les résultats sont médiocres, principalement parce que les emplois dans l’industrie font défaut.
20Selon les statistiques officielles, au 1er janvier 1958, sur les 87367 Tchétchènes et Ingouches en âge de travailler, 11427 sont au chômage. L’écrasante majorité travaille dans l’agriculture ; seuls 4043 se retrouvent dans le secteur industriel48. La situation ne fait que s’aggraver. Le marché de l’emploi est rapidement saturé, alors que la population tchétchène et ingouche croît à un rythme rapide et rajeunit. De plus, la création des industries pétrochimiques ne bénéficie pas aux membres des nationalités titulaires. En effet, les Tchétchènes et les Ingouches restent sous diplômés par rapport à la moyenne49. Mais ils éprouvent surtout des difficultés à accéder à ces emplois dans un contexte où chaque branche de l’économie semble « appartenir » à une nationalité. Aux Tchétchènes et Ingouches la production agricole et, dans une moindre mesure, industrielle, et aux Russes et aux autres nationalités le pétrole, l’exploitation de ses dérivés, les infrastructures et les services de base50. Une telle inclinaison aboutit à des discriminations à l’embauche.
21Ce contexte favorise le développement du marché noir. La vocation initiale des « marchés aux puces », autorisés pour permettre aux habitants de vendre leurs biens usagés, est très vite détournée : plus de 70 % des articles vendus se révèlent être neufs. Ils sont alimentés par des contrefaçons ou des marchandises détournées des usines de la région, le plus souvent avec la complicité des responsables locaux qui falsifient les comptes des entreprises d’État pour écouler la production à un prix plus avantageux51. La corruption est généralisée dans la RSSA. La presse centrale soviétique insiste particulièrement sur cette dimension52. Le miroir s’en trouve certainement grossi, mais le phénomène n’est pas négligeable.
22De nombreux hommes tchétchènes et ingouches, ne trouvant pas d’emplois rémunérateurs dans la RSSA, optent pour le travail saisonnier dans d’autres régions de l’URSS, particulièrement dans le domaine lucratif de la construction. Les jeunes sont souvent incités par leurs familles à partir. Ce système crée un mouvement important de migration et rapporte des richesses dans la République. Les statistiques officielles recensent 26 000 Tchétchènes et Ingouches dans les escouades de travailleurs saisonniers en 1985, mais la réalité est très certainement sous-estimée53. Outre le fait qu’il pousse les jeunes hommes à quitter l’école sans avoir achevé leur scolarité, ce système a des effets pervers sur l’économie de la RSSA. Le départ des saisonniers se faisant au moment des récoltes, la RSSA connaît un déficit de main-d’œuvre auquel les officiels du Parti remédient en mobilisant des jeunes à partir de 11 ans54. Cependant, tous les Tchétchènes n’acceptent pas de s’éloigner durant plusieurs mois de leur famille. Parmi ceux qui refusent, certains vivent de prestations sociales ; d’autres se tournent vers le trafic, de pétrole en particulier55. Ceux qui optent pour le travail saisonnier développent des réseaux resserrés, qui joueront un rôle très important dans les années quatre-vingt-dix56.
23De fait, la RSSA de Tchétchéno-Ingouchie est frappée par un taux de chômage élevé, même s’il est difficile de fournir des estimations précises. Cette réalité est en effet masquée dans les documents officiels. Des témoignages convergents font toutefois état du désœuvrement qui frappe les campagnes, en hiver surtout57. Cette situation se manifeste également par un décalage croissant entre les villes et les campagnes58. Le contexte économique dégradé entraîne des difficultés sociales qui reflètent le manque criant d’investissements dans la RSSA. Dans les années quatre-vingt, 40 % de la population rurale avait un revenu en dessous du niveau de subsistance ; 60 % des femmes n’avaient officiellement pas d’emploi59. C’est certes sans compter sur les revenus « annexes » tirés du marché noir, mais cela reflète une tendance officiellement reconnue comme difficile. La RSSA de Tchétchéno-Ingouchie se retrouve parmi les plus mauvais élèves de l’URSS dans les domaines de l’emploi, de l’égalité homme-femme (pourtant un credo des autorités centrales), mais aussi de la santé60.
La russification partielle des Tchétchènes et des Ingouches
24Les politiques soviétiques ont fait progresser le niveau d’éducation et ont promu le développement culturel des deux nationalités titulaires. Les interprétations données à cette période divergent pourtant. Û. Ajdaev souligne l’épanouissement de la littérature tchétchène au cours des années 1970-80, bien qu’il reconnaisse qu’une telle évolution aurait pu se produire sous un autre régime61. D’autres préfèrent, dans une logique plus partisane, insister sur les conséquences de la déportation en matière culturelle. Džohar Dudaev pointe en 1991 ainsi le très faible taux de scolarisation à la fin des années cinquante, qu’il estime révélateur du peu d’intérêt que les autorités centrales et locales portent aux anciens déportés. Selon les données qu’il énonce, 1,7 % des enfants tchétchènes sont scolarisés contre 4,07 % pour les Ingouches62. Ces chiffres ne sont pas corroborés par les statistiques officielles. Selon ces dernières, entre 1957 et 1961, le nombre d’écoles passe de 365 à 414, et le nombre d’enfants scolarisés de 80 400 à 153 10063. En 1977, la RSSA abrite 569 établissements scolaires qui accueillent 288 000 élèves64. Toutefois ces données ne distinguent pas les Tchétchènes et les Ingouches des autres nationalités.
25La sous scolarisation de la fin des années cinquante – les chiffres avancés par Džohar Dudaev sont extraordinairement bas, mais reflètent incontestablement une tendance – est progressivement inversée. Le manque de professeurs, particulièrement au primaire, représente un problème récurrent que les autorités locales ne parviennent pas à juguler. Des classes sont fermées pendant plusieurs mois et de nombreuses fermes collectives ne disposent d’aucune école65. De plus, certains parents vivant dans un milieu rural éloigné refusent d’envoyer leurs enfants à l’internat66. D’autres, invoquant la « tradition », gardent leurs filles à la maison.
26D’une manière générale, les documents officiels vantent les progrès accomplis, mais le fossé creusé par les retards accumulés n’est pas comblé. En 1989, la RSSA enregistre le plus faible taux de diplômés du niveau supérieur de toute l’URSS, soit 4,67 %67. Si deux journaux d’envergure nationale sont publiés en tchétchène (Leninan nek [le Chemin de Lenine] créé en 1923, republié en 1958 et Orga créé en 1958) et deux en ingouche (Serdalo [L’étoile], créé en 1923, republié en 1958 et Loaman Ijure, créé en 1958), leur tirage, ajouté à celui de publications de moindre envergure, ne dépasse pas les 32 000 exemplaires68. De même, le nombre de publications en langue vernaculaire est faible : de 1965 à 1972, il est de 25,5 % pour les Tchétchènes, de 41 % pour les Ingouches, mais de 76,6 % pour les Ossètes. Encore ce pourcentage n’est-il que peu significatif, puisque la traduction en tchétchène d’ouvrages russes représente près de 80 % des publications dans les années soixante69.
27Enfin, la langue russe prédomine très largement dans l’enseignement, du primaire à l’université de Groznyj, créée en 1972. Les langues tchétchène et ingouche, passées comme les autres langues locales au statut de « langues étrangères » après l’adoption de la loi de 1978, sont enseignés une heure par semaine dans certaines écoles70. La préférence donnée au russe renvoie à deux réalités. En 1957, d’un côté les enseignants et les manuels manquent ; de l’autre, la russification des régions périphériques se poursuit et la RSSA n’y échappe pas. Le russe est en effet une langue de communication administrative, mais est aussi utilisé au quotidien, dans les zones urbaines tout du moins. Toutefois, si les langues nord-caucasiennes dans leur ensemble ont connu un repli, elles restent très largement pratiquées. Lors des recensements de 1959 et 1970, plus de 99 % des Tchétchènes et des Ingouches avouent leur attachement à leur langue, et près de 96 % disent l’employer quotidiennement71.
28Malgré la russification, Tchétchènes et Ingouches ont donc préservé leur langue respective. Le maintien de cette spécificité identitaire ne relève pas de stratégies concertées, mais bien d’un attachement à un idiome transmis prioritairement dans le cadre familial. Des historiens soviétiques notent ainsi que même les Tchétchènes qui vont travailler ailleurs continuent à utiliser la langue nationale aux côtés du russe72. Il en va de même pour la religion.
Le rôle de l’islam dans la préservation des spécificités identitaires
29La déportation et l’exil ont provoqué une accélération des processus de politisation de la religion entamés avant 1944. L’islam est ainsi devenu un73 refuge pendant l’exil, et l’adhésion aux confréries soufies a augmenté chez74 tous les peuples déportés du Caucase du Nord. À partir de 1956, les sentiments religieux et nationaux se mêlent et les confréries soufies deviennent des « agents du nationalisme moderne ». Les autorités craignent75 cette influence religieuse et n’autorisent ni la reconstruction des mosquées, ni l’édification de maisons de prières76. Dans le même temps, près de 100 mosquées fonctionnent au Daghestan voisin77.
30Une telle décision est généralement perçue comme une marque de défiance supplémentaire, alors que les Tchétchènes et les Ingouches de retour sur leur territoire d’origine découvrent avec stupeur que les cimetières, mosquées et mausolées ont été pour la plupart détruits ou détournés de leurs fonctions premières78. Il faut attendre 1978 pour que les autorités centrales autorisent l’ouverture de deux mosquées. Non seulement ce nombre est très nettement insuffisant, mais surtout il est à comparer aux concessions faites aux orthodoxes, minoritaires dans la population, qui bénéficient de trois églises79. Les restrictions imposées aux musulmans sont le plus souvent vues comme une discrimination sciemment orchestrée en haut lieu80.
31Cette interdiction a des effets inverses à ceux recherchés. Elle encourage en effet le développement de pratiques clandestines et favorise le resserrement des réseaux de solidarités autour des confréries. Ces dernières organisent des prières soit dans des lieux symboliques (cimetières, mausolées), soit dans les maisons des cheikhs autoproclamés. Les confréries continuent à régir les différentes étapes de la vie : naissance, circoncision, mariage, enterrement, rituels que plus de 90 % des musulmans de la République pratiquent81. Les pèlerinages à l’intérieur de la République et le culte des saints sont très largement répandus. Malgré les interdictions, des monuments de pierre portant des inscriptions arabes sont érigés au bord des routes82. Les confréries jouent donc un rôle central dans le maintien et la reproduction des rituels religieux. Elles contribuent également au développement des traditions tchétchènes et ingouches83. Elles assument enfin un enseignement parallèle. Leurs membres publient des textes à vocation religieuse par les samizdats et ont mis sur pied une radio clandestine84.
32Le nombre de confréries ne cesse d’augmenter, même si tout recensement s’avère une entreprise périlleuse85. La répression et la propagande athée n’ont que peu d’effet86. Il faut dire que les dirigeants locaux font preuve d’une détermination toute relative à les combattre. Les structures claniques et les confréries se superposent au système des fermes collectives : on assiste donc à une transposition au niveau kolkhozien de groupes de solidarité antérieurs et à un détournement du système soviétique, à l’instar de ce qui se pratique en Asie centrale87. Des rapports font ainsi état de la participation des dirigeants locaux et d’officiels du Parti aux prières du vendredi88. Les responsables locaux craignent les personnalités religieuses, car elles possèdent un grand ascendant sur la population89. Les lois coutumières continuent très largement à régir les sociétés tchétchène et ingouche90, reléguant bien souvent le système juridique soviétique au second plan.
33Le rejet partiel et circonstancié des normes soviétiques renforce la perception très largement répandue dans les rapports officiels de la constitution d’un « État dans l’État ». Toutefois, cette forme de résistance est très largement passive. De plus, le « réveil national » observé dans les Républiques non russes entre 1956 et 1968 a été dilué chez les Tchétchènes et les Ingouches par les conséquences de la déportation, de l’exil et des retours91. Dès lors, il s’avère plus pertinent d’évoquer la persistance d’un fort sentiment d’appartenance, sans pour autant l’opposer aux processus de soviétisation et de russification. Tchétchènes et Ingouches prendraient le « meilleur » des deux mondes dans lesquels ils évoluent, superposant éléments de modernité et maintien des traditions92. Une telle combinaison a été enregistrée dans d’autres régions du Caucase du Nord et en Asie centrale. Les Tchétchènes et les Ingouches ne constituent donc en rien une exception, sauf à noter les impacts sur le long terme de la déportation et la persistance de ressentiments diffus parmi une population jeune et, pour partie, désœuvrée. Ces éléments ont été convertis en ressources de la mobilisation à compter de 1988, dans un contexte d’effervescence nationaliste généralisée.
La Perestroïka et la montée de mouvements nationalistes tchétchènes et ingouches
Les premières mobilisations
34En 1987 et 1988, les premiers effets de la Perestroïka se font sentir au Caucase. À l’image des évolutions observées ailleurs en URSS, les premières vagues de mobilisation sont d’abord motivées par des préoccupations écologiques et économiques. Dans la RSSA de Tchétchéno-Ingouchie, la situation économique ne cesse de se dégrader tout au long des années 1980. La décision de Moscou de s’attaquer à l’industrie du vin pour freiner l’alcoolisme dans le pays lui assène un coup supplémentaire. Elle conduit à une réorientation de nombreuses fermes collectives vers des secteurs moins rentables, telle que la production de lait. Cette mesure est globalement mal accueillie : plusieurs Tchétchènes et Ingouches y voient une attaque contre l’économie déjà chancelante de la RSSA93.
35Toutefois, ce n’est qu’en 1988 que les premières manifestations d’ampleur sont organisées dans la République. Réunis à compter d’avril 1988 tous les dimanches à Gudermes, localité située à une trentaine de kilomètres à l’est de Groznyj, plusieurs milliers de manifestants dénoncent l’attitude des autorités locales et centrales, qui restent sourdes à leurs demandes d’informations sur les conséquences pour l’environnement de la construction d’un complexe biochimique à la périphérie de la ville. À partir du 12 juin, des manifestations sont organisées simultanément à Groznyj. Très vite, les revendications écologiques cèdent la place à une dénonciation de la situation économique et à l’expression d’inquiétudes quant à l’état des relations interethniques. Sont également formulées des demandes de rectification de l’histoire officielle qui stipule que les peuples du Caucase du Nord se sont volontairement ralliés à l’Empire russe au XIXe siècle94. Peu après, un Tchétchène, membre de la section du Parti communiste d’Urus-Martan, lance un mouvement d’exhumation et de reconstruction des cimetières tchétchènes détruits lors de la déportation95. Les revendications se déplacent donc sur le terrain des mémoires et de l’histoire.
36Présentées comme spontanées, ces manifestations sont cependant encadrées par l’Union d’assistance à la Perestroïka – Front populaire. Très peu structurée, cette organisation agrège les mécontentements divers qui s’expriment à la faveur de la Perestroïka. Le climat d’effervescence généralisée favorise la naissance d’autres organisations politiques96. Certaines connaissent une radicalisation rapide : Bart (l’Unité), créée en juillet 1989 et dont la plate-forme comprend des revendications étendues à tout le Caucase du Nord, lance un appel à la grève en août 1990. Parallèlement, les militants de Bart, que Timur Muzaev désigne comme des « nationaux radicaux97 », s’allient à une organisation apparue quelques mois plus tôt, le Parti démocratique vainakh. Rassemblant Tchétchènes et Ingouches, ce dernier devient le principal opposant au pouvoir communiste local. Pourtant, selon une logique observée depuis les retours de déportation, les Ingouches se mobilisent indépendamment des Tchétchènes, même s’ils continuent à se réclamer d’une solidarité commune. Les demandes ingouches portent toujours sur le retour du district de Prigorodnyj, alors que plusieurs organisations tchétchènes orientent leurs revendications vers l’obtention de la souveraineté de la République. Des demandes de rétablissement d’une structure nationale proprement ingouche, sur la base de l’autonomie brièvement accordée entre 1934 et 1936, se font également entendre lors de manifestations organisées à Nazran98.
37Les autorités locales semblent débordées. La nomination en juin 1989 d’un Tchétchène, Doku Zavgaev, au poste de premier secrétaire du Parti communiste de la RSSA, puis son accession en mars 1990 au poste de président du Soviet suprême de la RSSA de Tchétchéno-Ingouchie, ne calment pas le jeu. La convocation du Congrès national tchétchène en novembre 1990 oblige le pouvoir local à revoir sa position.
Le Congrès national tchétchène et l’émergence d’une mouvance indépendantiste tchétchène
38Le 23 novembre 1990, un Congrès national tchétchène rassemble près de 1000 délégués d’origine tchétchène en provenance de toute l’URSS et de divers groupes de la diaspora tchétchène de Jordanie, Syrie, Turquie et des États-Unis99. Les députés de ce Congrès, auquel Doku Zavgaev et diverses tendances participent, érigent le développement de la culture et de la langue tchétchènes en priorité100. Puis, ils adoptent à l’unanimité une Déclaration de souveraineté nationale de la République de Tchétchénie, Hohči-čo’. Les délégués tchétchènes réclament l’obtention du statut de République Socialiste Soviétique (RSS), à l’image des revendications portées par les Tatars de la Volga en 1986101.
39Le Soviet suprême de la RSSA entérine un projet de résolution reprenant les demandes du Congrès et se prononce à la majorité absolue pour l’exclusion du terme « soviétique » de toute dénomination officielle. La République Socialiste Soviétique Autonome de Tchétchéno-Ingouchie devient alors la République de Tchétchéno-Ingouchie. Les Ingouches restent partie prenante de ce processus, mais l’idée une République séparée102 fait de plus en plus son chemin. Le président de la RSFSR Boris Eltsine, en visite dans la République le 24 mars 1991, promet d’examiner cette demande103. Toutefois, une telle déclaration doit être lue à la lumière de la compétition qui l’oppose à M. Gorbatchev. Elle reste ainsi sans lendemain, même si la demande officielle du Soviet suprême de la RSSA a trouvé quelque écho à Moscou.
40La deuxième session du Congrès national tchétchène s’ouvre en mai 1991. Les désaccords apparus en novembre 1990 s’amplifient. Les factions radicales confirment leur progression, supplantant les factions modérées et les centristes104. Parmi les radicaux figurent Zeliham Ândarbiev, l’un des fondateurs de Bart et l’un des idéologues des mouvances séparatistes/islamistes ; Bislan Gantamirov, leader du parti la Voie islamique et Džohar Dudaev, général quasi-inconnu en Tchétchéno-Ingouchie. Invité en novembre 1990 à la première session du Congrès, il se rapproche du Parti démocratique vainakh et accepte de poser sa candidature à la présidence du Comité exécutif du Congrès national du Peuple tchétchène105. Élu le 6 décembre à ce poste, il entre en fonction en mars 1991 après avoir démissionné de l’Armée soviétique.
41Les travaux de la deuxième session du Congrès portent principalement sur la souveraineté de la République de Tchétchénie. Les délégués fixent les frontières de la RSSA de Tchétchéno-Ingouchie, telles que définies par le décret de février 1957, mais excluent les deux districts peuplés à majorité d’Ingouches106. La séparation entre Ingouches et Tchétchènes se concrétise territorialement. Elle répond à la fois aux orientations du Congrès tchétchène qui domine la vie politique et aux demandes ingouches. La préférence ethnique l’emporte donc et l’idée d’un peuple vainakh solidaire, associant « les frères tchétchènes et ingouches » se délite, diluant le sentiment de destin exacerbé durant l’exil107.
42Les Tchétchènes font un pas de plus vers une République proprement tchétchène. Le Congrès adopte une déclaration demandant la définition d’une nouvelle relation juridique entre la République de Tchétchénie et la RSFSR, et la signature d’un traité de coopération d’abord avec la RSFSR, puis avec l’URSS. Ce faisant, le Comité exécutif du Congrès, dirigé par D. Dudaev, prend de plus en plus la forme d’un organe dirigeant parallèle. Les « Aînés » et le clergé musulman soutiennent majoritairement ces orientations, alors que l’intelligentsia culturelle, divisée, reste en retrait108. Une dyarchie s’installe : pour contrecarrer la popularité et les positions du Congrès national tchétchène, le Soviet suprême patronne la tenue à la fin du mois de juin d’un Congrès des peuples de Tchétchéno-Ingouchie109.
43Les tensions entre le Soviet suprême qui détient la légitimité du pouvoir, et le Congrès qui peut se prévaloir d’un assez large soutien populaire, deviennent quotidiennes. Le putsch d’août 1991 marque un tournant définitif. Alors que des mesures extraordinaires sont instaurées dans toute l’URSS, les dirigeants du Parti démocratique vainakh prennent position pour B. Eltsine et en appellent à la désobéissance civile envers les anciennes structures du pouvoir110. D. Zavgaev, qui se trouve alors à Moscou pour défendre l’idée d’une RSS tchétchéno-ingouche, tarde à réagir. Condamnant le silence des autorités de la RSSA, D. Dudaev promet l’adoption d’une nouvelle constitution, d’une loi sur la citoyenneté et l’organisation d’élections démocratiques111. Il trouve un écho favorable dans les franges rurales de la population et parmi les jeunes. Mais l’ascension de D. Dudaev et surtout son maintien au premier rang de la scène politique ne peuvent s’expliquer sans tenir compte du rôle de personnalités moscovites, proches des cercles du pouvoir. En d’autres termes, les tergiversations sur l’attitude à adopter et les luttes de faction ont permis à D. Dudaev de s’accaparer le pouvoir, alors que D. Zavgaev est désavoué. Toutes les tentatives de conciliation entre les différents protagonistes échouent. Les « nationaux-radicaux » convoquent des élections le 31 octobre 1991 et annoncent une victoire contestée. Le 1er novembre 1991, D. Dudaev est proclamé premier président de la République de Tchétchénie indépendante.
44Les événements de ces deux mois ont été reconstruits en « révolution » a posteriori. Il s’agit là d’une vision idéalisée des évolutions politiques qu’a connues la République tchétchène à partir d’août 1991. Au-delà de la mobilisation de la population à l’appel des leaders radicaux, il faut distinguer, au travers de la complexité de la situation, une lutte entre trois groupes d’acteurs principaux : les partisans de D. Dudaev qui se prononcent pour l’indépendance ; l’opposition tchétchène que D. Zavgaev, en fuite au nord de la République, tente d’organiser112 ; et les représentants des cercles du pouvoir moscovite. Cette dimension préfigure ce que sera l’illusoire État tchétchène indépendant.
Conclusion
45L’indépendance de la Tchétchénie est loin d’avoir été une option partagée par tous. Pour tenter de rallier le plus grand nombre de Tchétchènes, les leaders de la mouvance indépendantiste ont agité le spectre de la menace d’une nouvelle déportation orchestrée par les « Russes » pour justifier leurs orientations113. Une telle stratégie n’a ni suffi à convaincre la totalité des Tchétchènes, ni séduit les Ingouches qui ont choisi une autre voie. Le divorce entre Tchétchènes et Ingouches n’a en cela rien de surprenant. Ainsi, contrairement à la version officielle qui vantait les mérites d’un rapprochement entre deux peuples frères, Tchétchènes et Ingouches ont maintenu chacun une spécificité. Cette dernière ne s’exprime pas dans leurs langues proches, ni dans leurs deux trajectoires parallèles, mais plutôt dans la gestion politique des conséquences de l’après déportation. Ce sont donc des dynamiques nationalistes divergentes qui ont mis fin en 1991 à l’union revendiquée. Les conséquences de la déportation doivent ainsi être envisagées sur le long terme et seul un regard sur les évolutions des années 1950-1980 permet de comprendre les logiques à l’œuvre en 1991.
46Cette remarque s’applique également aux dynamiques politiques et sociales qui ont traversé la société tchétchène en 1990 et 1991. Les leaders de la mouvance indépendantiste ont en effet trouvé un fort appui dans une population jeune, désœuvrée et très marquée par les stigmates de la déportation. Les difficultés économiques et sociales, les discriminations à l’embauche, de même que le sentiment d’abandon ressenti face au désintérêt relatif des autorités centrales forment autant de catalyseurs de la mobilisation chez ces jeunes qui quittent leur campagne pour participer aux événements de Groznyj. Les indépendantistes ont enfin pu jouer de la préservation et de la reproduction d’un sens exacerbé des spécificités identitaires, malgré la soviétisation et la russification. Écartelée entre deux mondes dans un contexte d’incertitudes, cette jeunesse se tourne massivement vers ceux qui leur semblent porter les attentes sociales et politiques de tout un peuple ; parallèlement, elle se détourne des élites politiques et culturelles alors aux responsabilités.
Notes de bas de page
1 Nekrich A., The Punished Peoples. The Deportation and Fate of Soviet Minorities at the End of the Second World War, New York, Norton, 1978, p. 176.
2 Patiev Â., Inguši : deportaciâ, vozvrašenie, reabilitaciâ, 1994-2004, Dokumenty, Materialy, Kommentarii, Magas, Serdalo, 2004, p. 391. http://www.ingushetiya.ru/history/ingushi_deportaciya_vozvr_reab_1944_2004/107.html
3 Ibid., p. 415-416.
4 Tishkov V., Chechnya : Life in a War-Torn Society, Berkeley, University of California Press, 2004, p. 32.
5 Patiev Â, op. cit., p. 394.
6 Ibid., p. 410.
7 Ibid., p. 411.
8 Artizov A. et alii (red.), Reabilitaciâ : kak èto bylo, Dokumenty prezidiuma CK KPSS, 1953-1956, Moscou, MFD, 2000, p. 251.
9 Patiev Â, op. cit., p. 440-441.
10 Nekrich A., op. cit., p. 147 ; Tishkov, op. cit., p. 44.
11 Artizov A. et alii (red.), op. cit., p. 221-226.
12 Patiev Â, op. cit., p. 439, 447, 451.
13 Ibid., p. 243.
14 Kozlov V. A., Mass Uprisings in the USSR : Protest and Rebellion in the Post-Stalin Years, Armonk, Sharpe, 2002, p. 77.
15 Ibid., p. 78-79.
16 Lieven A., Chechnya : tombstone of the Russian Power, New Haven, Londres, Yale University Press, 1998, p. 321.
17 Kozlov V. A., op. cit., p. 75-76.
18 Patiev Â, op. cit., p. 446.
19 Kozlov V. A., op. cit., p. 79.
20 Patiev Â, op. cit., p. 442.
21 Tishkov V., op. cit., p. 43.
22 Kozlov V. A., op. cit., p. 88-89.
23 Nekrich A., op. cit., p. 148.
24 Lieven A., op. cit., p. 322.
25 Voir le témoignage dans Astigarraga I., Tchétchénie. Un peuple sacrifié, Paris, l’Harmattan, 2000, p. 50.
26 Kozlov V. A., op. cit., p. 96-109.
27 Ibid., p. 87.
28 Derluguian G. M., Bourdieu’s Secret Admirer in the Caucasus, A World System Biography, Chicago, The Chicago University Press, 2005, p. 243.
29 Artizov A. et alii (red.), op. cit., p. 220-221.
30 Kazikhanov A. et Shamov G., « Time to Untangle the Knots », Izvestia, 31 juillet 1989, p. 6, reproduit dans Current Digest of the Soviet Press (the) (CDSP) vol. XL, no 34, 1989, p. 36.
31 Patiev Â, op. cit., p. 417.
32 Ibid., p. 399 ; Zubkova E., « Vlast’i razvitie ètnokonfliktnoj situacii v SSSR, 1953-1985 gody », Otečestvennaâ istoriâ, no 4, juillet-août 2004, p. 12.
33 Patiev Â, op. cit., 436. Le terme « aoul » signifie village, le plus souvent bâti en zone montagneuse.
34 Ibid., p. 432-435. Ordjonikidze a été l’un des responsables de l’implantation du parti bolchevique dans le sud de la Russie. Allié de la première heure de Staline, il n’en a pas moins été éliminé en 1937.
35 Ibid., p. 455.
36 Zubkova E., cit. op., p. 20.
37 Ibid., p. 18.
38 Patiev Â, op. cit., p. 404.
39 Ibid., p. 463.
40 Gammer M., The Lone Wolf and the Bear. Three Centuries of Chechen Defiance of Russian Rule, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2006, p. 189.
41 Tishkov V., op. cit., p. 37.
42 Gammer M., op. cit., p. 190.
43 Dunlop J., Russia Confronts Chechnya, Roots of a Separatist Conflict, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 80 ; Lieven A., op. cit., p. 323.
44 Ibragimov K. H., Sedoj Kavkaz, Moscou, tome II, GPU, 2001, p. 336.
45 Tishkov V., Ethnicity, nationalism and Conflict in and after the Soviet Union. The Mind Aflame, Londres, Sage Publications, Oslo, International Peace Research Institute, United Nations Research Institute for Social Development, 1997, p. 194.
46 « Exile : How they were deported »,http://amina.com/article/exile.html
47 « There Were no Ready-Made Models in the Development of National Relations. The Historians L. Dobrizheva and Y. Polyakov Reflects on This (Interview Conduted by Georgy Melikyants) », Izvestia, 22 mars, p. 3, reproduit dans CDSP, vol. XL, no 11, 1988, p. 4.
48 Ibid., p. 447.
49 Ibid., p. 463.
50 Ibragimov K. H., Sedoj Kavkaz, Moscou, t. 1, GPU, 2001, p. 43 ; Tishkov V., Chechnya, Life on a War-Torn Society, op. cit., p. 41.
51 Dmitriyev Yu. et Mironov M., « High-Level Payoffs Enable Swindlers to Take Over Entire Factories », Trud, 9 avril 1981, p. 4, reproduit dans CDSP, vol. XXXIII, no 19, 10 juin 1981, p. 14.
52 Orlovsky G., Sovetskaya Rossia, 31 mars 1981, p. 2, reproduit dans CDSP, vol. XXXIII, no 13, 1981, p. 19 ; Orlovsky G. et Pankov M., « The End of an Underground Firm », Sovetskaya Rossia, 13 décembre 1982, p. 6, reproduit dans CDSP, XXXIV, no 8, 24 mars 1982, p. 15 ; Artemenko V., « Be Tough on Yourself », Pravda, 18 février 1984, p. 2, reproduit dans CDSP, vol. XXXVI, no 7, 14 mars 1984, p. 19.
53 Chebalin E., « Two Sides to “Easy Money” », Pravda, 13 juin 1985, p. 3, reproduit dans CDSP, vol. XXXVII, no 24, 10 juillet 1985, p. 4.
54 Ibid., p. 4-5.
55 Henze P., Islam in the North Caucasus : the Example of Chechnya, Santa Monica, Rand, 1995, p. 23.
56 Derluguian G. M., op. cit., p. 246.
57 Chebalin E., op. cit., p. 4.
58 Derluguian G. M., op. cit., p. 244.
59 Ibid., p. 245.
60 En 1988, c’est dans la RSSA de Tchétchéno-Ingouchie que le taux de mortalité infantile est le plus élevé. Tutorskaya S., « With Complete Candor : What the Medical Statistics Say », Izvestia, 11 septembre 1988, reproduit dans CDSP, vol. XL, no 37, 1988, p. 18.
61 Ajdaev Û. (red.), Čečency : istoriâ i sovremennost’, Moscou, Mir domu tvoemu, 1996, p. 288.
62 Dudaev D., « Za čto my boremsâ? My pobedim, potomu čto my pravy », 1991, Bakanaev A. (dir.), 1994, Ternistnyj pyt’k svobode, Groznyj, Éditions Kniga, 1992,http://www.chechenpress.com/ichkeria/history/ternisty.html
63 Patiev Â, op. cit., p. 464.
64 « Čečeno-ingušskaâ avtonomnaâ sovetskaâ socialističeskaâ Respublika », Bol’šaâ Sovetskaâ Ènciklopediâ, vol. 29, 1978, 4e édition, p. 76.
65 « Problems of the Undersized School », Učitelskaja Gazeta, 11 mai, p. 2, reproduit dans CDSP, vol. XXXIV, no 22, 30 juin 1982, p. 19.
66 Ibragimov K. H., op. cit., t. 1, p. 22.
67 Jaimoukhina A., The Chechens. A Handbook, Londres, Routledge Curzon, 2005, p. 201.
68 Wixman R., Language Aspects of Ethnic Patterns and Processes in the North Caucasus, Chicago, University of Chicago, 1980, p. 158.
69 Wixman R., op. cit., p. 159.
70 Jaimoukhina A., op. cit., p. 201.
71 Wixman R., op. cit., p. 180.
72 « There Were no Ready-Made Models in the Development of National Relations. The Historians L. Dobrizheva and Y. Polyakov Reflects on This (Interview Conduted by Georgy Melikyants) », op. cit., p. 4.
73 Bennigsen A. et Lemercier-Quelquejay C., « L’Islam parallèle en Union soviétique. Les organisations soufies dans la République de Tchétchéno-Ingouchie », Cahiers du Monde Russe et Soviétique, vol. XXI, no 1, 1980, 49-63 ; Nekrich A., op. cit., p. 155.
74 Ro’i Y., Islam in the Soviet Union from the Second World War to Gorbachev, New York, Columbia University Press, 2000, p. 407.
75 Gammer M., op. cit., p. 195.
76 Ro’i Y., op. cit., p. 304.
77 Derluguian G. M., op. cit., p. 243.
78 Lieven A., op. cit., p. 323.
79 Ro’i Y., op. cit., p. 704.
80 Ibid., p. 417.
81 Ibid., p. 81-82.
82 Ajdaev Y., « Separate Good from Evil – Notes on our Traditions », Pravda, 20 août 1986 : 6, reproduit dans CDSP, vol. XXXVIII, no 33, 1986, p. 19.
83 Umarov S., « Muridism at Home », Nauki i religii, 10 October 1979, p. 30-32, reproduit dans CDSP, vol. XXXII, no 1, 6 février 1980, p. 9.
84 Gammer M., op. cit., p. 196.
85 Ro’i Y., op. cit., p. 416.
86 Ibid., p. 349.
87 Roy O., La Nouvelle Asie Centrale ou la fabrication des nations, Paris, Seuil, 1997, p. 12.
88 Umarov S., op. cit., p. 9.
89 Ro’i Y., op. cit., p. 663.
90 Ibragimov K. H., op. cit., t. 1, p. 84.
91 Derluguian G. M., op. cit., p. 98.
92 Gammer M., op. cit., p. 195.
93 Ibragimov K. H., op. cit., t. 1, p. 286.
94 « Dépêches du 7 e t 14 août 1988 », Asuev Š., Tak èto bylo..., Groznyj, 1988-1991,http://www.chechenpress.com/ichkeria/takbylo/sstuplenie.html et http://www.kavkazcenter.com/russ/history/asuev_book/asuev.shtml
95 « Dépêche du 3 septembre 1988 », Asuev Š., op. cit.
96 Abdullaeva Z., « The Groznyj I know – How it was – How it is », The Moscow Times, no 13, 2002, p. 13.
97 Muzaev T., Čečenskaâ Respublika, organy vlasti i političeskie sily, Moscou, Panorama, 1995, p. 159.
98 « Dépêches du 9 et 10 mars 1990 », Asuev Š., op. cit.
99 « Dépêche du 23 novembre 1990 », Ibid.
100 « Dépêche du 24 novembre 1990 », Ibid.
101 Smith G. (ed.), The Nationalities Question in the Post-Soviet States, Londres et New York, Longman, 1996, p. 81.
102 « Dépêche du 28 novembre 1990 », Asuev Š., op. cit.
103 « Dépêche du 24 mars 1991 », Ibid.
104 Hasbulatov R., Čečnâ : mne ne dali ostanovit’vojnu. Zapiski mirovorca, Moscou, Paleia, 1995, p. 8.
105 Doudaïeva A., Le Loup tchétchène. Ma vie avec Djokhar Doudaïev, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2005, p. 92.
106 « Dépêche du 9 juin 1991 », Asuev Š., op. cit.
107 Zakaev A., Čagaev I., « Čečenskij vybor », 2001, disponible sur Internet : http://www.chechenpress.com/ichkeria/history/vybor/kvoprosy.shtml
108 « Dépêche du 9 juin 1991 », Asuev Š., op. cit.
109 « Dépêche du 21 juin 1991 », Ibid.
110 « Dépêche du 20 août 1991 », Ibid.
111 « Dépêche du 23 août 1991 », Ibid.
112 Krutikov E. et Akonov P., « Ne daj Allah tomu slučit’sâ », Golos no 42, Bakanaev A. (dir.), 1994 Ternistnyj pyt’k svobode, Groznyj, Éditions Kniga, 1992, http://www.chechenpress.com/ichkeria/history/ternisty.html
113 Dudaev D., op. cit.
Auteur
aurelie.campana@pol.ulaval.ca
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