Introduction
Le goût de l’indiscipline et de la curiosité
p. 11-21
Texte intégral
1Ce livre offre une observation in situ de l’échange en actes entre disciplines conçu comme un regard, une pratique, une expérience et un savoir-faire différents sur de mêmes objets relevant de l’observation du politique au sens le plus large possible. Pour respecter la diversité des points de vue et des attentes des deux directeurs d’ouvrage, y compris dans leurs redondances, il nous a semblé plus productif de proposer sous le même chapeau introductif, deux textes distincts, au même titre que la conclusion de l’ouvrage se décline également sur un mode pluriel.
Le goût de l’indiscipline (Michel OFFERLÉ)
2Cet ouvrage est le résultat d’une histoire, d’une appétence et d’un pari. L’histoire renvoie aux transformations qui se sont produites depuis deux décennies dans les espaces disciplinaires travaillant la question du politique, en histoire, en sociologie, en science politique, voire en anthropologie. Pour qui voudrait comparer les territoires et les enclaves, les échanges et les emprunts, les enjeux et les problématiques, à vingt ans de distance, la transformation de la cartographie serait une des premières conclusions à formuler.
3L’appétence évoque le colloque qui s’est tenu dans le cadre de l’Association française de science politique et qui a réuni de nombreux chercheurs des disciplines précitées autour des pratiques de l’échange interdisciplinaire1. Le pari est de présenter aujourd’hui le produit retravaillé de ces Journées qui est le résultat de cette histoire et de cette appétence.
4Cette publication réunit quinze publications de jeunes chercheurs, docteur(e) s ou doctorant(e)s, et trois contributions de chercheurs plus confirmés. La ligne générale qui avait été convenue était de se livrer à un exercice d’épistémologie en pratique. Non pas de présenter les résultats empiriques de recherches publiées par ailleurs, ni de débattre en termes métathéoriques sur les bienfaits du déplacement des frontières disciplinaires, sur la nécessité de penser dans ou contre sa propre discipline, ou encore sur les vertus d’une interdisciplinarité dolente ou agressive. Il s’agissait plus simplement pour les 8 politistes, les 6 historiens et les 3 sociologues de retraverser le cours de leurs terrains respectifs et de redécouvrir, en les ponctuant et en les objectivant, les opérations pratiques de dialogue, de vagabondage, de prédation et d’heuristique interdisciplinaire.
5À quoi cela sert-il d’aller « voir ailleurs ». Comment fait-on pour lier commerce avec les autres, par la lecture, l’écriture et le terrain parfois partagé ?
6Cet ouvrage, fait de lieux d’investigation multiples, a un objet commun qui se veut, sous la forme d’une présentation de ce savoir-faire collectif en action, une contribution à la fabrique en pratique de l’interdisciplinarité et les conditions de possibilité, les réussites mais aussi les chausse-trapes de sa mise en œuvre.
7Ses auteurs sont soit des historiens travaillant avec les sciences sociales, soit des politistes et des sociologues travaillant sur un matériau historique, soit des sociologues et des politistes liant commerce avec des travaux d’historiens. « Les questions devraient se poser d’elles-mêmes », écrivent Alain Chatriot et Claire Lemercier. Cela n’est sans doute pas le cas pour tout chercheur et comme le rappelle Irene Di Jorio, ce livre est fait par des « propagandistes » prêts à ouvrir des brèches.
La peur des autres
8C’est peut-être le premier mouvement, comme enfoui et toujours là, que l’on ressent à la lecture de ces textes, tant les disciplines apparaissent comme des môles dessinés et fantasmés. Les objets sont disciplinaires tout autant que les outils pour les traiter, méthodes de constitution des données ou catégories de classement pour les penser et les ordonner, le type de style littéraire pour en rendre compte.
9Il y a des traditions historiographiques dans lesquelles les sociologues risqueraient de pénétrer par effraction et avec le sans gène du néophyte ou la suffisance de l’outsider sympathique mais terriblement amateur et insuffisant. Un sociologue du samedi moins pertinent encore que l’historien du dimanche qui lui, peut produire des matériaux. Au mieux, peut-il exister des manières complémentaires d’apprivoiser un terrain. Le sociologue écrirait gras en prenant des points d’appui qui ferment le jeu ; le concept fait peur qui annihile le travail patient de la collecte de la preuve et de la souplesse de son rendu. Une généralisation ne vaudrait pas une heure de peine et se heurterait à des conventions d’écriture qui, non seulement bannissent ce qu’il est convenu de stigmatiser comme jargon, mais inhibent le détour théorique, perçu comme un à-côté inutile voire comme un bas-côté hasardeux (Liora Israël). Et nombre d’historiens contemporanéistes peuvent arguer de la maîtrise d’un ensemble d’outils autosuffisants et générés dans le commerce que les historiens entretiennent avec leurs sources, leurs terrains, leurs pairs et leurs lecteurs. Peut-être est-il en définitive difficile de les énumérer, puisque les historiens indexent rarement leurs travaux sous une entrée thématique-conceptuelle, et parce que, ici comme ailleurs, il existe moins une histoire unifiée, que des historiens, irréductibles les uns aux autres. Pourtant, les historiens ici présents ne sont plus impressionnés par cette prétention en surplomb, parce qu’ils sont à la fois dans leur discipline et parce qu’ils savent que les concepts des autres ne mordent pas et peuvent tout au contraire fournir à tout moment de la recherche des prises dans l’heuristique du terrain, dans l’inventivité de la constitution et de la lecture des sources et dans l’administration de la preuve. Le détour par les autres est aussi – la métaphore du voyage aidant – un retour sur soi et une redécouverte de sa propre discipline ; et un regard autre qui, en miroir, recrée de l’interrogation dans les évidences d’autrui.
10Sur l’ubac de la caricature inverse, le métier d’historien pourrait se résumer à une querelle d’archives qui fonde le droit à la parole de ces spécialistes dont le pouvoir d’intimidation repose tout à la fois sur leur capacité à inventorier les traces, de seconde main bien souvent, que les agents sociaux ont laissé de leurs interactions, de leur virtuosité à travailler dans un espace de sources, parfois immense, mais, toujours par définition, clos. Et de leur prétention au monopole de la manipulation légitime de moyens de preuve entourés d’un halo de technicité, de respectabilité et de positivité ultime. À la question : « faut-il faire confiance aux historiens ? », le premier réflexe inciterait à la prudence, tant le chantage fantasmé ou réel, à l’incommunicabilité de la ressource première prêtée aux historiens, apparaît comme un droit d’entrée si exorbitant qu’il vaut mieux, se contenter de lire ce qu’ils écrivent, sans prétendre réécrire ce qu’ils ont lu.
11Le regard des sociologues sur les archives (Pierre-Yves Baudot, Delphine Dulong, Christophe Le Digol ou Gildas Tanguy) pourra ainsi dénaturaliser d’une autre manière les diverses formes de critique des sources que les historiens n’ont cessé de mettre en œuvre depuis Langlois et Seignobos. L’archive, on le sait bien, est le produit d’un travail de production et de destruction. On y observe parfois directement la réalité du travail administratif (classement, catégorisations, supports, formulaires) le plus souvent des prescriptions institutionnelles et de l’observation au second degré des pratiques des autres, agents sociaux ordinaires ?2 Mais on n’observe jamais ces archives seul ; le regard qu’on y porte est constamment référé à cette cartographie intérieure que chaque chercheur s’est constituée dans et parfois contre sa discipline.
12À l’inverse, le « faut-il faire confiance aux sociologues ? » peut inciter l’historien à passer son chemin tant le retour sur investissement peut sembler dérisoire, ou à donner du temps au temps, et attendre que l’obsolescence programmée des conceptualisations sociologiques, ne permettent sous la gangue éphémère des élaborations théoriques, de traiter ces textes-là comme d’autres textes, de les considérer au bout du compte comme des sources savantes parmi d’autres, que l’on fera figurer, avec peut-être un peu plus de considération, parmi les « documents d’époque ». Entre la méfiance, l’ignorance, la déférence, l’indifférence, la remise de soi ou le rejet, il a fallu trouver une autre voie.
Penser avec, penser contre
13On aura compris que ces moments de la recherche, ont été intégrés et dépassés par les auteurs de cet ouvrage et que les frontières disciplinaires, tout en étant bien réelles, sont l’objet et l’enjeu de chevauchements multiples.
14D’abord, faut-il le rappeler, la posture interdisciplinaire est beaucoup plus répandue qu’on pourrait le penser, mais les commerces entre disciplines ne peuvent se faire qu’entre certaines fractions des disciplines qui se reconnaissent comme interlocutrices. La plupart du temps, les relations prolongées qui fondent des pratiques et des horizons d’échange entre les disciplines, impliquent des signes et des signaux de reconnaissance qui permettent la fréquentation et la fréquentabilité de ceux situés de l’autre côté de la ligne de séparation institutionnelle : appartenance à une institution, à une revue, à un laboratoire, rencontre dans un séminaire ou un colloque interdisciplinaire, publication dans telle revue ou telle collection, repérage de citations et apprentissage des grappes de références croisées, fondent ainsi les réputations scientifiques, les goûts et les dégoûts, et les conditions de possibilité en pratique d’un travail commun ou en commun, et la possibilité des conditions d’une forme de réflexivité sur le liant d’un groupe à distance ou d’un groupe mobilisé : ainsi peut-on trouver des alliés ailleurs, qu’ils soient temporaires ou compagnons de route.
15Les typologies empruntées à des politologues peuvent ainsi servir à certains historiens de la politique pour avancer sur leur terrain, sans avoir le sentiment d’abjurer le métier d’historien et sans prendre un engagement dans un parti de la science (Julien Fretel et Rémi Lefebvre). Et il existe des chercheurs éclectiques qui peuvent user a minima et sans engagement de relations prolongées de tel ou tel service que la boîte à outils découverte ailleurs peut offrir. Cette extériorité aux enjeux disciplinaires et cette habilitation aux emprunts folâtres peuvent faire naître des rencontres improbables ou des malentendus créatifs.
16Mais bien souvent on n’emprunte qu’à ceux qui présentent des formes de ressemblance à soi, sur le morceau de la rive d’en face. À moins qu’il ne faille préférer une autre métaphore, et admettre que la cohabitation disciplinaire n’est rendue supportable que parce qu’il existe des alliés à l’extérieur, dans le passé et dans le présent des disciplines, que l’on a plus de plaisir à lire, à faire travailler et à citer. Il n’y a pas une histoire, une science politique ou une sociologie, mais des fractions disciplinaires qui, par-delà les césures, peuvent choisir de travailler ensemble.
17Les textes réunis ici n’appartiennent pas à une école, fût-elle socio-historique. Ils témoignent des usages croisés, des emprunts, des stimulations que démontrent depuis plus d’une décennie les recherches dans le domaine de l’histoire du politique et rendent compte des appropriations et des transferts que l’on peut imaginer pour avancer sur son terrain et dans son objet. Centraux ou marginaux ils permettent de penser avec et de penser contre sans pour autant rejouer un énième avatar de l’histoire relationnelle des sciences sociales. Ils témoignent d’une libération et d’une désinhibition : nul n’est propriétaire d’une question historiographique, nul n’est tributaire d’une définition disciplinaire d’un concept, nul n’est inéligible à telle ou telle méthode des sciences sociales à condition d’en faire l’apprentissage, nul n’est tenu par une pré-définition des usages interdisciplinaires, la recherche historique peut être pratiquée par les sociologues du politique pour elle-même lorsqu’il s’agit de devenir soi-même un arpenteur d’archives, comme moyen de rupture, comme détecteur de manques et d’alerte, comme instrument de comparaison temporelle systématisée ou idéale-typique, comme réservoir de schèmes d’analyse ou d’expériences, comme adjuvant pour lutter contre la néomanie (Bénédicte Havard-Duclos) ; et bien sûr comme dispositif heuristique de construction d’objet quand l’histoire régressive, la contextualisation et l’anachronisme bien tempéré se conjuguent pour redécouvrir la pertinence de l’encastrement du passé dans le présent et les limites des arrogances contradictoires du présentisme et de l’idolâtrie de la recherche des origines et du présumé dévoilement des généalogies3. Mettre à plat ce que d’autres font de l’objet, apparaît ainsi comme une saine objectivation du collège invisible avec lequel nous dialoguons en permanence (Axelle Brodiez, Liora Israël).
18Et la boîte à outils conceptuelle que les sociologues ont construite n’est pas une arche sainte figée mais une heuristique permanente qui permet de porter des regards différents sur les sources, d’ouvrir de nouveaux objets et d’enrichir, d’amender ou de relativiser voire d’infirmer un outil ou une tradition théorique. Le plaisir de continuer à se dire historien, de penser dans sa discipline est bien revendiqué dans tous ces textes. Mais ils peuvent permettre un changement de regard qui réoriente le point de vision sur la source et invite à s’ouvrir à la nécessité de trouver d’autres sources pour suivre les nouvelles questions que le nouveau point d’observation aura conduites à investir (Axelle Brodiez, Sarah Gensburger, Marie-France Legay, Guillaume Mouralis). Même lorsqu’il s’agit de déconstruire une certitude historiographique stabilisée (Julien Fretel et Rémi Lefebvre, Laure Blévis), de réinterpréter autrement un ensemble de sources (Delphine Dulong), de revenir sur la genèse d’une procédure (Christophe Le Digol), c’est avec une culture historique affirmée et un respect des acquis des historiens que les politistes travaillent : savoir revenir aux sources, prendre au mot les mots des contemporains.
Les coûts et les rétributions du militantisme interdisciplinaire
19Toutes ces contributions sont animées d’un réel plaisir d’écriture car elles rendent compte, à des titres divers, d’un mouvement triple qui les animent, d’une sorte de révolution initiatique qui autorise et implique le vagabondage prédateur et l’heuristique du doute face aux routines et aux certitudes institutionnalisées qui sont la condition de possibilité de fonctionnement des disciplines professionnalisées.
20Il s’est agi d’abord de surmonter la double peur d’aller chez les autres, de s’y perdre, de n’être pas à la hauteur, et de devenir étranger à soi-même, à sa propre discipline avec le cortège des sanctions intellectuelles et disciplinaires qui peuvent s’en suivre. Il s’est agi aussi de pouvoir penser autrement sans avoir les contraintes et les limites de ses pairs et donc de pouvoir se permettre de commettre des impairs, de lire les textes en oubliant les para-textes, de cultiver les malentendus productifs ou aussi de risquer d’importer de l’autre discipline comme autant de nouveautés des tours de main, des objets ou des concepts qui y sont déjà devenus obsolètes. La maîtrise des enjeux et des positions de plusieurs espaces de production de problèmes, de controverses et de résultats n’est pas facile à gérer ; et sans doute faut-il s’en remettre à ses informateurs et alliés d’en face pour savoir apprendre à se repérer. Le risque est encore d’être évalué avec d’autres critères de jugement que ceux qui consacrent habituellement une bonne recherche, une bonne écriture, une bonne démonstration, selon les critères stabilisés et rarement objectivés qui peuvent avoir cours dans les comités de rédaction, dans les collections d’ouvrages, dans les jurys de recrutement ou dans les conseils de sélection de communications de colloques, mono-disciplinaires : le spectre du rappel à la chronologie d’un côté et de l’injonction conceptualisante de l’autre ne sont pas loin.
21Il s’est agi enfin de revenir autrement et autre dans sa propre discipline ; pas seulement par un effet de positionnement (il y peut y avoir des bénéfices secondaires dans la posture du passeur), mais d’abord en y important un regard différent sur ses propres objets et sur la façon dont les frontières et les « ça va de soi » de la discipline sont devenus des impensés. Toutefois, cela implique d’assumer aussi le coût de la traduction4 et de l’adaptation, car à quoi bon les placages théoriques ou les ouvertures à l’historicité et aux usages des temporalités multiples s’il ne s’agit que d’une incursion non balisée sur un territoire étranger qui ne produira qu’un effet de rejet. Avec le risque encore de ne pouvoir exprimer dans le langage trop étroit de sa discipline ce que le commerce prolongé avec les autres aura contribué à remodeler et à déformer.
22Toutes ces contributions portent sur l’objet politique qu’aucun des auteur (e) s ne cherche d’ailleurs à enserrer dans une définition plate (voir tout particulièrement Tom Charbit et Philippe Olivera). Peut-être n’est-ce pas là un hasard qu’il puisse y avoir un entraînement créateur et prédateur, autour de cet objet-là, puisqu’il n’appartient à personne, en dépit de la prétention de « la science politique » à en monopoliser le maniement et parce que sa définition même est moins un préalable à une recherche qu’un sigisbée qu’il faut s’accoutumer à rendre présent et présentable tout au long des opérations de toute investigation sur ce territoire. Mais la double proclamation du « retour du politique » et du « renouvellement de l’histoire politique » qui fonctionnent bien souvent en couple, sans que les tenants et les aboutissants de ces quatre vocables – retour, renouvellement, histoire politique, politique – soient clairement interrogés, doit inciter aussi à la circonspection.
23Il n’y a pas d’irénisme dans tout cela et sans doute pas de positions figées parmi tous les contributeurs que séparent des nuances, parfois des oppositions dans leurs champs respectifs et dans leur commerce croisé avec les autres, différemment proches et sollicités de l’autre discipline. Mais en tout état de cause, est-ce un effet générationnel et le signe d’une transformation significative d’une nouvelle socialisation disciplinaire – cursus multi-positionnés, offre interdisciplinaire plus continue, ouverture moins limitée en terme de carrière aux tropismes interdisciplinaires, multiplication des groupes de travail transversaux –, les auteurs réunis ici n’ont plus désormais à sauter le pas. On pourra juste se demander de quel état de leurs disciplines ils sont représentatifs…
24S’il y a une clé de lecture efficace, une réception que l’on pourrait anticiper du côté du public qui s’appropriera ces textes, c’est que cette fabrique de l’interdisciplinarité qui est le fil conducteur de leur réunion en un volume, puisse servir à d’autres travaux et à d’autres pratiques communes ; qu’elle soit une incitation au goût de l’indiscipline qui est la condition même du travail intellectuel.
Le goût de la curiosité (Henry ROUSSO)
25Cet ouvrage, et le colloque dont il est issu, sont nés d’une rencontre suscitée par Michel Offerlé. Son goût de l’indiscipline a eu pour effet de réveiller le goût de la curiosité pour ce qui se passe hors des frontières du territoire historien, d’autant que l’offre était ici très ouverte. Elle ne visait pas à consolider des acquis, encore moins à développer un manifeste, mais au contraire à sensibiliser des chercheurs de tous horizons, certains déjà rompus aux usages interdisciplinaires, notamment dans le champ spécifique et circonscrit de la socio-histoire5, d’autres dans l’attente d’une première confrontation, d’un échange concret sur le terrain, pour tout dire d’une opportunité qui les aiderait à franchir les frontières à la fois réelles et fantasmées entre les disciplines. Le choix d’une « épistémologie en train de se faire », pour utiliser un topos de la sociologie contemporaine, a donc constitué le pacte préalable à cette rencontre.
Petite généalogie
26Il convient toutefois de préciser que cette démarche s’inscrit dans un contexte, dans une filiation, dans une continuité, bref dans une histoire inscrite à la croisée de plusieurs chemins. Elle s’insère d’abord dans une réflexion renouvelée depuis une vingtaine d’années sur la meilleure manière de faire se rencontrer l’histoire, la sociologie et la science politique, un indice parmi d’autres que cette rencontre supposée fondatrice des sciences sociales il y a désormais plus d’un siècle, continue de ne pas aller de soi6. Si personne ne songe plus aujourd’hui à jeter les bases d’une science sociale unique et englobante, si la réflexion théorique récente ne semble pas avoir produit en la matière de rupture épistémologique notable, on a vu en revanche se multiplier les dispositifs de dialogue et d’échange et plus encore l’exigence de l’interdisciplinarité dans les systèmes d’évaluation. En effet, autant le choix d’une telle démarche peut encore pénaliser des carrières individuelles, quelle que soit la discipline, autant l’affichage interdisciplinaire est devenu une condition indispensable pour le financement de projets collectifs au CNRS, dans le cadre de l’Agence nationale de la Recherche (ANR), au sein des dispositifs européens ou internationaux : c’est une contradiction qui mérite réflexion sur les usages et les affichages politiques de l’interdisciplinarité.
27Notre démarche s’inscrit ensuite dans un double mouvement d’acculturation disciplinaire. D’un côté, on voit de plus en plus de politistes investir le champ d’un passé de moins en moins contemporain, en particulier un XIXe siècle un temps délaissé par les historiens et source majeure d’innovations politiques promises à une durée de vie longue. De l’autre, l’émergence d’une histoire du temps présent a engendré un dialogue renouvelé avec des sciences sociales dont le présent et le passé proche ont longtemps constitué le terrain de prédilection7. Nous sommes quelques-uns à l’avoir écrit depuis longtemps : aucune historiographie du contemporain n’est envisageable hors d’une insertion dynamique dans les sciences sociales, étant acquis que ni la sociologie, ni la science politique n’ont plus, depuis longtemps, le monopole d’une « histoire en train de se faire », tandis que d’autres disciplines, comme l’anthropologie, investissent elles aussi de plus en plus et le champ du temps présent, et le champ du politique des sociétés développées.
28Enfin, il faut faire mention ici du « retour du politique » en histoire dans les années 1980 qu’il ait pris la forme d’une histoire sociale du politique ou d’une histoire des cultures politiques8. Ce renouveau s’est constitué, on le sait, pour partie en réaction aux impasses du structuralisme et à l’essoufflement d’une historiographie qui niait ou minimisait l’importance du politique, de l’événement, de la contingence. Il s’est développé en parallèle au regain d’intérêt pour l’histoire contemporaine et il a contribué à réamorcer un dialogue entre historiens et politistes, du moins certains courants de la science politique. Toutefois, le rapproche ment reste pour le moins insuffisant, les historiens contemporanéistes du politique étant dans l’ensemble plus circonspects que les politistes (comme le rappelle Marc Lazar dans son texte) devant l’interdisciplinarité. Il est vrai qu’à y regarder de près, le débat – ou l’absence de débat – entre historiens et politistes masque parfois un conflit de postures épistémologiques, notamment autour de la place qu’occupent les conceptions « constructivistes » dans le champ politique9.
Usages du passé en histoire et en science politique
29De prime abord, cet ouvrage ne recherche pas une unité thématique et relève d’un éclectisme assumé quant aux sujets et terrains évoqués. C’est le résultat de la méthode adoptée : à la demande ciblée et donc déjà orientée, nous avons préféré l’appel d’offres entièrement ouvert ; le choix des communications, sur plus d’une centaine de réponses, s’est fait, lui, sur la base des propositions qui mettaient le plus en relief les questions de méthode, les passages de frontières, les usages hétérodoxes et les emprunts, sauvages ou réfléchis, à d’autres disciplines, donc sur les manières de faire plutôt que sur les contenus. Entre le colloque et la publication, le choix a été un peu plus réduit pour conserver une certaine unité à l’ensemble. Ce faisant, le résultat reflète, d’une part, ce que pouvait être l’attente de jeunes chercheurs qui tous, ici, ayant pris quelques risques intellectuels dans leur travail, cherchaient un lieu d’échanges disciplinaires. Il montre, d’autre part, l’état actuel de nos disciplines où l’appétence dont parle Michel Offerlé se rencontre plus volontiers chez les sociologues et les politistes que chez les historiens.
30Comment expliquer ce relatif déséquilibre, assez net dans le taux de réponses initial ? Outre la volonté d’une partie du milieu des historiens de rester à l’intérieur de frontières en apparence sûres et reconnues, on peut invoquer leur formation qui reste encore trop imperméable aux grands textes fondateurs des sciences sociales, la peur d’un certain « théoricisme » du discours sociologique et politique – une réalité dont il ne faut pas exagérer l’importance ou l’impact –, le refus d’apprendre une nouvelle langue, pour ne pas dire un jargon, lequel est encore parfois utilisé dans l’autre sens comme pratique de distinction, sinon d’exclusion, enfin, la permanence pour ne pas dire la résistance d’une conception quelque peu étroite de certains courants de la discipline historique, rétifs aussi bien à l’interdisciplinarité qu’à la réflexion épistémologique ou à l’approche non nationale et comparative de l’histoire : ces trois conservatismes vont d’ailleurs souvent de pair et montrent que le projet historiographique d’un Marc Bloch, qui avait placé la comparaison, la réflexivité et l’interdisciplinarité au cœur de la pratique renouvelée de l’histoire il y a maintenant plusieurs décennies, est loin d’avoir gagné la partie, alors même que Marc Bloch est devenu une figure consensuelle de la discipline (et même au-delà) – non sans quelques abus et contresens.
31Au lecteur de juger du résultat qui offre un panorama assez diversifié des attitudes réciproques face aux méthodes qui ne sont pas celles de sa propre discipline. Certes, on trouvera encore ici ou là des réflexes attendus : la peur que suscite l’« archive » chez les politistes qui, paradoxalement, contribuent à renforcer une fétichisation que les mêmes dénoncent chez leurs collègues historiens (le phénomène est notamment évoqué par Pierre-Yves Baudot et Gildas Tanguy), ou encore les précautions oratoires des historiens maniant parfois les concepts avec une infinie prudence. Mais ces attitudes sont résiduelles. En revanche, l’ouvrage permet d’esquisser une analyse concrète des différents usages actuels du passé dans la science politique et des diverses approches historiques des phénomènes politiques.
32Charles Tilly distingue quatre formes d’analyse historique en sociologie : la critique sociale qui reconstruit le passé « pour mieux éclairer les choix du présent et de l’avenir » ; l’identification de modèles, qui recherche des récurrences et des permanences dans le temps, si possible dans la longue durée ; l’extension diachronique du champ de l’analyse qui consiste a généraliser dans le passé des configurations observées pour des époques récentes, et relève d’une forme d’approche comparative ; enfin, l’analyse de processus qui fait des rapports espace-temps non pas une variable mais un élément structurel de compréhension des phénomènes sociaux, et qui a visiblement les préférences de l’auteur à la condition que le sociologue ou le politiste se confrontent à la singularité de l’analyse historique en préalable à toute montée en généralité10.
33Cette grille de lecture offre un possible point de repère pour les textes présentés ici. On trouvera en effet, en particulier chez les politistes, un usage du passé qui considère celui-ci comme un champ d’expérience plus étendu que le temps présent. Le recours à un champ temporel plus vaste permet alors d’engranger des données à une plus grande échelle ou d’éprouver une construction théorique sur une matière plus étendue et plus diversifiée. Investir des périodes plus anciennes permet en outre aux sociologues et aux politistes en terme de stratégie professionnelle, de travailler sur des terrains moins concurrentiels au sein de leurs disciplines même s’ils doivent affronter la concurrence des historiens, occupants « naturels » des lieux ainsi revisités (Delphine Dulong, Tom Charbit et Philippe Olivera).
34On trouvera également le souci d’enraciner des phénomènes politiques dans leur genèse et dans une historicité qui leur est propre tout en tenant compte des facteurs sociaux ou des éléments de récurrence. Dans cette perspective, l’accent est alors mis sur les ruptures et les continuités, sur les temporalités différenciées, sur les conditions sociales situées d’un phénomène politique, autant de notions que partagent désormais aussi bien les sociologues que les historiens qui cherchent à déconstruire ce qu’on pourrait appeler un « sens commun de l’Histoire » (Axelle Brodiez, Christophe Le Digol, Irene Di Jorio, Marie-Laure Legay, Claire Lemercier et Alain Chatriot). Dans la même logique, il y a ceux qui s’intéressent au poids du passé dans le présent, au fait que les acteurs comme les institutions étant doués de mémoire, utilisent leur propre « réservoir d’expériences » (Bénédicte Havard-Duclos). Le passé est alors appréhendé comme une catégorie de l’action, voire une politique publique lorsque le passé devient lui-même un champ d’action pour le présent (Sarah Gensburger). Enfin, il y a ceux qui veulent déplacer le questionnement sur un objet déjà largement étudié et cherchent alors une véritable confrontation disciplinaire laquelle ne vise pas un discours syncrétique, mais bien un changement de regard (Liora Israël sur la résistance française, Guillaume Mouralis sur la transitologie, Julien Fretel et Rémi Lefebvre sur les partis politiques en France).
35Par souci d’ouverture et parce que chaque texte offre des regards multiples sur les liens entre disciplines, nous avons classé les contributions en trois parties assez larges :
- Une première partie porte sur les « croisements » disciplinaires, les emprunts réciproques, les doubles approches ; on est ici plutôt dans le registre de la rencontre, de l’échange, de l’interdisciplinarité au sens précis du terme, les auteurs estimant nécessaire de connaître l’autre discipline pour approfondir leur sujet.
- Une deuxième partie concerne une série d’« objets revisités » par des chercheurs d’autres disciplines, qu’ils relèvent plutôt de l’histoire et que reprennent avec une autre approche des sociologues ou des politistes, ou bien l’inverse, dans une logique que l’on peut qualifier de pluridisciplinaire en ce qu’elle offre un regard pluriel, consensuel ou concurrentiel, sur un même objet.
- La troisième partie concerne une réflexion commune sur « archives et savoirs d’État », lesquels constituent d’abord des sources primaires ou secondaires importantes sinon dominantes dans les sciences sociales portant sur le temps présent, que ce soit pour l’histoire, la sociologie ou la science politique. Ils sont ici appréhendés non seulement en tant que sources mais en tant que productions sociales, politiques, culturelles, ce qui permet de souligner les différences d’approches entre disciplines, notamment vis-à-vis des « archives » ou des « témoins », sujets et méthodes désormais très largement transdisciplinaires.
36On trouvera enfin chez tous les auteurs – et c’est heureux – le goût originel qui fait la singularité de chaque discipline. Pratiquer les sciences sociales, c’est être curieux du monde dans lequel nous vivons, c’est vouloir expliquer un devenir qui vient parfois de loin, se déploie dans le présent et bientôt dans le futur. Aimer l’histoire, c’est aimer aussi ce qui nous est étranger, ce qui est révolu, ce qui n’adviendra plus jamais mais avec lequel nous conservons un lien parfois ténu et mystérieux. C’est aimer aussi le passé, du moins la représentation que nous nous en faisons au fil du temps, pour lui-même et non pas seulement pour comprendre notre temps, c’est être curieux de l’expérience des hommes et des femmes qui nous ont précédés pour conserver avec eux une certaine filiation, pour ne pas rompre complètement la chaîne du temps et nous retrouver isolés dans un présent sans racines.
Notes de bas de page
1 Journées d’études « Science politique/Histoire », organisées du 4 au 6 mars 2004, à la Fondation nationale des sciences politiques, sous la direction de Michel Offerlé et Henry Rousso, par l’Association française de science politique, le Centre de recherches politiques de la Sorbonne (Paris 1) et l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS), avec le concours de l’École doctorale de science politique de Paris 1 et de l’École doctorale de l’IEP de Paris.
2 Voir à ce sujet la récente journée organisée par le Groupe de recherche « Histoire/Science politique », de l’AFSP sur « L’observation historique du travail administratif. L’État et les étrangers au XX e siècle », Toulouse, 7 février 2007. Le GHRISPO, coordonné par François Buton, Guillaume Mouralis, Michel Offerlé, Renaud Payre et Henry Rousso, a été constitué pour partie à la suite des Journées de mars 2004.
3 Cf. « Temps, histoire et historicité : un point de vue historien », remarques conclusives de Frédéric Audren, Sandrine Kott, Antoine Lilti, Nicolas Offenstadt et Stéphane Van Damme à l’ouvrage dirigé par Pascale Laborier et Danny Trom, Historicités de l’action publique, CURAPP-GSPM, PUF, 2003, p. 515-527.
4 Sur la pratique de l’interdisciplinarité, cf. Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, Belin, Socio-Histoires, 1996.
5 Sur cette question, outre les travaux de Michel Offerlé, voir la récente mise au point de Gérard Noiriel, Introduction à la socio-histoire, Paris, La Découverte, 2006 (coll. « Repères »).
6 On renverra ici à l’introduction de Pascale Laborier et Danny Trom à l’ouvrage collectif qu’ils ont dirigé : Historicités de l’action publique, op. cit., qui comporte une présentation succincte de ces débats ainsi qu’une bibliographie. En la matière, il faut renvoyer aux travaux de Charles Tilly, As SociologymeetsHistory, NewYork, Academic Press, 1981 et ses nombreux articles publiés en français. Voir également : « Les liaisons dangereuses : histoire, sociologie, science politique », Politix, n ° 6, printemps 1989 ; « Histoire du politique, histoire du politique », Genèses, n ° 20, 1995 et n ° 24, 1996 ; « La sociologie historique : débats sur les méthodes », Revue internationale des sciences sociales, n ° 139, 1992, ainsi que les travaux d’Yves Deloye dont : Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, 1997.
7 Cet ouvrage présente une forme de continuité avec un séminaire qui s’est tenu à la fin des années 1980, à l’Institut d’histoire du temps présent qui a toujours compté en son sein des sociologues ou des politistes. Cf. Denis Peschanski, Michael Pollak, Henry Rousso (dir.), Histoire politique et sciences sociales, Bruxelles, Complexe, 1991. Ce séminaire était contemporain – mais distinct – du « tournant critique » opéré presque en sens inverse par les Annales et tout un courant de l’histoire sociale au sujet précisément de l’illusion d’une science sociale globale : « Histoire et sciences sociales : un tournant critique », Annales, novembre-décembre 1989, 44-6.
8 Parmi les ouvrages-manifestes de ce courant, cf. René Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Paris, Seuil, 1988 ; Serge Berstein et Pierre Milza (dir.), Axes et méthodes de l’histoire politique, Paris, PUF, 1998 ; Serge Berstein (dir.), Les cultures politiques en France, Paris, Seuil, 1999 ; Jean-François Sirinelli, Comprendre le XXe siècle français, Paris, Fayard, 2005.
9 . On en a un bon exemple avec le collectif dirigé par Michel Dobry, Le mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003 qui prétend s’attaquer, non sans quelques outrances, à une certaine lecture de l’histoire de France en réunissant politistes, sociologues et historiens. Derrière le rejet de la thèse dite « immunitaire » qui désigne l’analyse d’une prégnance supposée faible du fascisme dans la France des années trente et quarante, l’ouvrage défend bien une posture épistémologique qui veut, dans l’analyse des mouvements politiques, « substituer à la logique classificatoire une perspective relationnelle » (Michel Dobry dans l’avant-propos, p. 12).
10 . Charles Tilly, « L’analyse historique des processus politiques », in Pascale Laborier et Danny Trom (dir.), op. cit., p. 23-57.
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