Chapitre XIV. Le CDLP, sur le seuil du marché du livre
p. 311-316
Texte intégral
1En 1958, la direction du PCF accepte de créer un nouvel organisme chargé de la distribution traditionnelle en librairie, Odéon-Diffusion. Le PCF se retrouve donc propriétaire de 3 organismes de diffusion : le CDLP pour les organismes du Parti et les collectivités, Odéon-Diffusion pour les librairies, et l’Agence (ALAP) pour les ouvrages édités en Europe de l’Est et l’URSS. Le PCF dispose également de son réseau de librairies, les Librairies de la Renaissance française, soit près de 40 établissements à la fin des années soixante1. L’effort est notable mais à relativiser : à la même époque les Français bénéficient environ de 3 000 librairies et de 20 000 autres points de vente.
2L’entreprise de diffusion destinée aux libraires et au monde non militant de manière générale, Odéon-Diffusion, est fondée le 1er septembre 1958, avec pour directeur R. Hallery2. Pourquoi Odéon-Diffusion ? La montée en puissance de Hachette et des Presses de la Cité dans la diffusion du livre, la recherche par les éditeurs de nouveaux modes de diffusion comme les Clubs, les tensions entre le CDLP et les éditeurs du Parti, tout encourage le PCF à recourir aux vieilles méthodes : créer une énième entreprise pour répondre aux imperfections et récriminations des uns ou des autres et aux changements de conjoncture. Surtout, cette décision démontre que les responsables communistes des entreprises de diffusion ne veulent pas se laisser trop distancer par les entreprises « bourgeoises » sur le marché de masse, comme Hachette qui s’interroge à cette époque sur l’organisation de la diffusion via les supermarchés naissants3. La création d’Odéon-Diffusion doit aussi aider au développement des librairies militantes, qui bénéficient d’un certain regain d’intérêt du public4. Aider mais aussi surveiller : il est hors de question de laisser ces librairies se développer sans contrôle, à la fois pour des raisons financières et politiques. Pour protéger le PCF, ces librairies doivent « avoir un statut commercial et être une société commerciale indépendante de l’organisation du parti » et être placée sous le contrôle d’une « Commission consultative » au niveau fédéral. Commercialement, elles doivent servir de relai à Odéon-Diffusion et à l’ALAP, ce qui signifie que Odéon-Diffusion a été fondée sans infrastructure ni personnel : ce sont ces librairies qui feront fonction de service commercial, puisqu’elles en sont les « succursales ».
3À côté de cette nouvelle organisation commerciale, la pratique militante la plus traditionnelle est rappelée, avec un vocabulaire parfois marqué par le XIXe siècle. Ces librairies pourraient ainsi « utiliser un réseau de colporteurs [sic], rémunérés ou bénévoles, avoir des vendeurs dans les entreprises ou dans les localités éloignées de sa ville résidentielle5 ». Les fédérations demeurent les relais indispensables à la diffusion des livres et revues utiles aux militants, à qui on propose encore le système d’abonnement, afin d’« apporter à chaque militant mieux et plus vite les solutions du Parti aux grands problèmes de l’heure », de « rendre plus efficaces les efforts de chacun pour l’union des forces ouvrières et démocratiques6 ». Ce qui conduit invariablement à un endettement chronique des fédérations après du CDLP7.
4Alors que, d’après les travaux de Julien Hage, les librairies engagées connaissent un âge d’or, que la production des Éditions sociales, de la Farandole et de Cercle d’art montre un dynamisme certain, Odéon-Diffusion se délite au bout de quelques années. Face à ces résultats décevants, la direction du PCF affiche son indifférence foncière pour la diffusion non militante, préférant surveiller de près le CDLP et la diffusion auprès des collectivités. D’après A. Spire, J. Jérôme organise la fusion d’Odéon-Diffusion et du CDLP en 19658. Cette décision traduit un choix de stratégie : la priorité est donnée aux organisations, associations, comités d’entreprises, bibliothèques populaires et municipales, plutôt qu’aux librairies. En revenant au CDLP, le PCF semble vouloir de concentrer sur un monde qu’il connaît bien, les militants, et se désintéresser de ce nouveau public qui pousse les portes de la librairie de François Maspero, la Joie de Lire. Pourtant, à la fin des années soixante, c’est la clientèle des librairies qui fait les beaux jours du CDLP. En 1969, le secteur collectivité constitue 25 % du chiffre d’affaires du CDLP et celui de la librairie de détail 47,6 %9. Christian Echard écrit à R. Leroy en 1970 que le CDLP a dans sa clientèle 2 200 librairies, hors réseau des librairies de la Renaissance française10, ce qui signifierait une implantation dans la plupart des librairies françaises. C’est la revanche posthume d’Odéon-Diffusion et la confirmation de l’existence d’un vrai marché pour le livre politique.
5A. Voguet qui dirige le CDLP depuis 1955 est remplacé en 1966 par Christian Echard. Ancien secrétaire général du Mouvement de la jeunesse communiste entre 1962 et 1966, il maintient la ligne de la direction du PCF lors du conflit avec une partie des jeunes communistes. Cette nomination donne une nouvelle impulsion au CDLP. L’entreprise révise d’abord sa propre politique d’édition. A. Voguet avait poursuivi les éditions du Club des amis du livre, bien que le contexte économique pour les clubs de livre fût devenu défavorable. La politique éditoriale s’en ressent : réédition de classique de la littérature, à raison de 3 à 4 titres par an (3 100 exemplaires en moyenne), et de rares contemporains (Stil, Triolet, Wurmser). C. Echard tente de relancer ce secteur avec une nouvelle collection vendue par courtage, le Livre Club Diderot (LCD), en 1967, mais dont la ligne éditoriale ne change guère. Cette initiative profite toutefois du regain de ce créneau commercial à la fin des années soixante. Le LCD sert également de relais pour la vente par courtage d’œuvres touchant les militants, comme les œuvres complètes de Lénine ou la collection « Grands Musées » de Cercle d’art11.
6La mission du CDLP, fournir des imprimés aux organisations, fédérations, associations, comités d’entreprise et collectivités territoriales, ne change pas. Mais cette époque est marquée par un double phénomène : l’existence de livres importants de dirigeants publiés par des éditeurs bourgeois et la croissance du livre politique dans le marché éditorial français. De fait, le CDLP est amené à négocier avec les principaux grossistes en librairie, Hachette et les Presses de la Cité, entre autres12. Ces négociations inspirent à C. Echard des ambitions nouvelles et des idées sur la mise en place de relations commerciales jugées équilibrées : « Nous ne pouvons pas prétendre égaler Hachette ou Séquana [Julliard] ou Forum [R. Laffont]. Ils fondent leur puissance sur les monopoles et les banques (et l’État qui les sert), mais nous avons nos propres atouts, d’abord le canal des organisations où beaucoup se fait (il nous est envié par les éditeurs bourgeois qui comptent sur nous chaque fois pour diffuser 50 % et plus des livres qu’ils éditent sur notre marché [sic]). C’est positif, d’autant qu’ils nous apportent eux-mêmes la diffusion sur le leur13. » Pour C. Echard, c’est certain, le CDLP est dans une conjoncture favorable, voire en position de force. Il peut devenir un acteur qui compte dans le marché du livre.
7Cette stratégie heurte les maisons d’édition du Parti. Leurs dirigeants accusent le CDLP de les négliger et de donner la priorité aux éditions « bourgeoises » pour complaire à ces derniers et obtenir une entrée sur leur propre marché. Or, alors que le contexte n’a jamais été aussi favorable pour les Éditions sociales et aussi cruciale pour les EFR, le CDLP ne les aide pas à toucher les collectivités et ne répond pas à leurs besoins prioritaires, entrer chez les libraires14. Pour G. Besse, les Éditions sociales sont d’autant plus menacées par les éditions Maspero que la diffusion en librairie est médiocre15. De même, M. Braun dénonce les insuffisances du CDLP, qu’elle rend responsable de l’échec de la collection de poche de EFR ; faut-il s’en étonner quand le chiffre d’affaires des EFR au CDLP est de 2 %… : « Il me semble que nos livres devraient être au moins prioritaires dans nos librairies, il suffit parfois de regarder leurs vitrines. Pour la plupart d’entre elles, lorsqu’il y a un livre ou deux des EFR c’est un triomphe16 ! » Si, jusqu’alors, le silence sur les publications était le fait de l’attitude jugée tendancieuse de la presse « bourgeoise17 », le CDLP a désormais sa part de responsabilité. Les éditeurs accusent la publicité, dont le CDLP a la charge, d’être mal organisée ou inexistante, le service de presse au sein du Parti d’être réduit à une portion congrue. De plus, le CDLP ne communique pas ou mal les chiffres de diffusion, ce qui ne permet pas d’organiser au mieux les réimpressions et de connaître précisément la clientèle, motif de querelle entre éditeurs et diffuseurs depuis 1932 !
8Depuis longtemps, édition et entreprise de diffusion accueillent des militants au chômage ou de permanents ayant besoin d’une couverture temporaire. Le phénomène semble connaître une autre ampleur au CDLP, devenu le « foyer » de permanents de tout type (235 employés en 196918). « Au CDLP on manque de collaborateurs vraiment compétents », écrit G. Besse à F. Billoux en 196719. A. Spire décrit la même situation en 1970 : « Le CDLP servait de réceptacle, de refuge à de nombreux militants licenciés pour action syndicale ou fait de grève. […]. Pendant des années on a même cru évident qu’un bon militant ne pouvait que faire un bon responsable du CDLP20. » Même si la majeure part du chiffre d’affaires du CDLP est réalisée dans les librairies de détail, A. Spire estime en 1970 que l’entreprise pourrait notablement mieux faire : le nombre de représentants est insuffisant (7) et les erreurs dans les commandes et problèmes de délais deviennent légendaires dans la profession. Enfin, le LCD est – comme le Club des amis du livre (progressiste) en son temps – une pomme de discorde entre le grossiste et les éditeurs. Comme Aragon dans les années cinquante, les Éditions sociales accusent le CDLP de ne pas collaborer avec les éditeurs et même de leur préférer des éditeurs bourgeois pour certaines coéditions, comme Robert Laffont pour la Grande Histoire de la commune, par G. Soria (1970). Le Club « a un grand nombre de préoccupations sans rapport avec les Éditions sociales21 ». Ces accusations sont graves, multiples, souvent anciennes, parfois injustes : ainsi, les chiffres démontrent que le CDLP est parvenu à s’implanter dans la distribution traditionnelle.
9C’est finalement la stratégie de propagande politique de la direction du PCF, dont l’intérêt pour les questions d’édition est de plus en plus faible, qui est visée indirectement. Car non seulement les dirigeants acceptent d’être édités ailleurs mais l’énergie, les moyens déployés par le CDLP pour diffuser ces livres sont sans commune mesure avec les moyens alloués à la diffusion des catalogues des éditions du Parti : le CDLP aurait diffusé 22 000 exemplaires des Communistes et la révolution de René Andrieu (Julliard) sur un tirage total de 50 000 exemplaires, 35 000 exemplaires de L’Avenir du Parti communiste français de W. Rochet (B. Grasset) sur 60 000, et 12 000 pour les Mémoires de J. Duclos (Fayard) sur 30 000 exemplaires22. Comme si la direction du PCF semblait davantage compter sur les éditeurs « bourgeois » pour diffuser sa bonne parole politique, avec l’aide du CDLP, que sur ses propres maisons d’édition.
10Mais, même si elle est fascinée par la capacité de diffusion des entreprises « bourgeoises », la direction du PCF demeure attachée à des formes de diffusion proprement partisane. Tandis que les Ventes du CNE déclinent, le PCF soutient la Vente du livre marxiste depuis 1956, organisée par le CERM à partir de 196123. Ces journées deviennent de plus en plus populaires, élargies aux éditeurs « bourgeois », bien qu’elle ne présente que les « ouvrages théoriques, politiques, scientifiques et les revues du même caractère (Cahiers du Communisme, La Nouvelle Critique, Économie et politique, La Pensée, l’École et la Nation etc.) ». Ces Journées du Livre marxiste deviennent une manifestation politique incontournable au sein du Parti24.
11Face aux conflits entre éditeurs et diffuseur, la direction du PCF choisit, comme souvent, de ne pas trancher : en 1970, la politique de diffusion du PCF doit reposer à la fois sur les délégués à la littérature au niveau fédéral, les tables de littérature, les organisations et collectivités liées au PCF, les librairies de la Renaissance française, les librairies traditionnelles et, si l’on en croit C. Echard, les diffuseurs « bourgeois ». Dans ce grand écart politico-commercial, on lit la stratégie d’un parti qui veut toucher le plus grand nombre, mais – accusent ses propres éditeurs – sans mettre en avant sa propre production éditoriale. Le conflit entre CDLP et éditeurs rejoue celui entre deux aspirations distinctes, la diffusion politique de masse, par tous les moyens, et le désir de reconnaissance comme éditeurs véritables et lieux de créations intellectuelles, affrontement qui n’a jamais cessé depuis 1932.
Notes de bas de page
1 J. Hage. « L’âge d’or des librairies partisanes et militantes ». Histoire de la librairie française. Éd. du Cercle de la librairie, 2008, p. 324-325 ; 37 librairies : 263 J. 66, Fonds R. Leroy, AD Seine-St-Denis ; - Vers 1970, la police dénombre 23 librairies « du PCF ». En général, elles se trouvent dans des locaux appartenant ou occupées par les Fédérations. Les Librairies du PCF, [1970], Centre de diffusion du livre et de la presse, Ga C12, Arch. PPo.
2 Centre de diffusion du livre et de la presse, Ga C12, Arch. PPo.
3 J.-P. Mazaud. De la librairie au groupe Hachette (1944-1980). Op. cit., p. 260.
4 J. Hage. L’âge d’or des librairies partisanes et militantes. Op. cit.
5 Secrétariat. Décisions du 17 juillet 1959, Fonds PCF, AD Seine-St-Denis.
6 CDLP. Pour aider à la diffusion des livres et des brochures nous vous proposons. L’office des nouveautés. L’abonnement brochures. 4 p. (BnF, Q10).
7 Note confidentielle adressée aux dirigeants des fédérations communistes, Centre de diffusion du Livre et de la Presse, Ga C12, Arch. PPo (sur dérogation).
8 A. Spire. Profession permanent. Le Seuil, 1980, p. 76-77.
9 [Rapport sur les Éditions sociales], s. d. (1969), dact., 41 f., Fonds Guy Besse, AD Seine-St-Denis (sur dérogation).
10 C. Echard (en accord avec F. Billoux). Note au secrétariat du Comité central concernant la Vente du livre marxiste 1970, 19 février 1970, dact, 3 f., 263 J. 67, Fonds Roland Leroy, AD Seine-St-Denis.
11 Note de C. Echard sur CDLP, 18 février 1969, 263 J. 67, Fonds Roland Leroy, AD Seine-St-Denis.
12 Lettre de C. Echard à R. Leroy, le 3 octobre 1969, 263 J. 67, Fonds Roland Leroy, Seine-St-Denis.
13 Ibid.
14 Lettre de G. Besse à R. Leroy, 2 janvier 1968, Fonds Roland Leroy, AD Seine-St-Denis.
15 Lettre de G. Besse à FB, 25 juin 1967, Fonds Guy Besse, AD Seine-St-Denis (sur dérogation).
16 Madeleine Braun. Rapport sur les Éditeurs français réunis. 1er décembre 1970, dact., 15 f., 263 J 66, Fonds Roland Leroy, AD Seine-St-Denis.
17 A. Stil. Une vie à écrire. Op. cit., p. 220.
18 Les librairies du PCF [1969], Ga C12, Arch. PPo (sur dérogation).
19 Lettre de G. Besse à FB, 25 juin 1967, Fonds Guy Besse, AD Seine-St-Denis (sur dérogation). Souligné dans le texte.
20 A. Spire. Profession permanent. Le Seuil, 1980, p. 107.
21 [Rapport sur les Éditions sociales], s. d. (1969), dact., 41 f., Fonds Guy Besse, AD Seine-St-Denis (sur dérogation).
22 Op. cit.
23 Secrétariat. Décisions, 13 juillet 1955, Fonds PCF, AD Seine-St-Denis.
24 Témoignage de Lucien Sève.
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