Chapitre XII. Les années soixante. Années « politiques » de l’édition française ?
p. 277-280
Texte intégral
1Le paysage de l’édition littéraire est peu modifié pendant la première décennie de la Ve République. Hachette, Albin-Michel, Flammarion, Gallimard domine le secteur littéraire et le monde des prix. Survivantes de la Libération avec Seghers, les Éditions de Minuit, dirigées depuis 1948 par Jérôme Lindon, trouvent leur salut éditorial et économique dans le Nouveau Roman, les sciences sociales et la lutte anticoloniale. Nées en 1935, dirigées par Paul Flamand et Jean Bardet depuis la Libération, les éditions du Seuil s’imposent à la fois dans le domaine littéraire et, à partir du milieu des années cinquante, celui en développement des sciences humaines1. La croissance de l’édition française s’appuie en partie sur les succès à grand tirage. Sur ce terrain, ce secteur toujours dominé par René Julliard et Robert Laffont, qui poursuivent la tradition de Bernard Grasset par leur maîtrise de la publicité et leur dynamisme commercial. Les romans policiers, de science-fiction et d’espionnage connaissent toujours un sensible développement, en particulier avec des collections à prix modique, comme chez Fleuve noir aux Presses de la Cité, ou chez Gallimard avec la « Série noire ».
2Le succès du Livre de poche a donné dans une certaine mesure un second souffle à cette branche de l’édition. Le succès se confirme, même s’il s’avère que ce type de collection ne touche guère les milieux populaires, qui étaient pourtant les premiers visés. Au bout de dix ans, on estime que le Livre de poche a permis de gagner seulement 1 % de nouveaux lecteurs. L’édition en poche est donc achetée par les clients habituels de l’édition. Malgré cela, à la suite d’Hachette, les Presses de la Cité lancent en 1962 « Presses-Pocket ». Le dynamisme de l’édition française ne s’explique pas seulement par l’utilisation croissante des techniques de marketing. Il repose aussi sur la volonté d’étendre les réseaux de distribution, des librairies traditionnelles aux nouveaux lieux de consommation que sont les supermarchés, en passant par les librairies de gare toujours dynamiques. Frédéric Ditis fut à la tête de cette tendance forte, en innovant doublement en 1958. Il lance la collection de poche « J’ai lu », avec pour ambition de les vendre dans les nouveaux centres de consommation de masse que sont devenus Prisunic et Monoprix. Les clubs de livres se multiplient également sans parvenir cependant à étendre infiniment leurs parts de marché, avant que ce créneau commercial ne soit relancé avec la création de France loisirs par l’allemand Bertelsmann en 1970. Le succès relatif du Livre de poche est emblématique de cette volonté ancienne de conquérir de nouveaux lecteurs par de nouvelles techniques de vente. Mais l’édition française se heurte à des pratiques culturelles, mieux connues à cette époque : les premières enquêtes sur la lecture des Français montrent qu’environ la moitié des Français des années cinquante-soixante ne lise pas de livre2. La croissance de l’édition est portée par les lecteurs existants et non par la conquête des non-lecteurs.
3Ce contexte économique favorable permet la renaissance d’un secteur marginal de l’édition, l’édition engagée. Après la Belle Époque, avec le socialisme normalien, l’anarchisme et l’extrême-droite, après les gauches des années vingt et une nouvelle génération droitière et fasciste, les années soixante sont un nouveau moment du XXe siècle où l’imprimé investit l’espace et les débats publics. À droite, les lois d’amnistie des collaborateurs ont permis le développement de petites maisons d’édition dynamiques. À gauche, deux maisons d’édition symbolisent particulièrement ce nouvel âge d’or. Après des années difficiles, les Éditions de Minuit renaissent. En 1951, la parution de Molloy et Malonne meurt de Samuel Beckett constitue un premier tournant, plaçant Minuit dans le monde de l’avant-garde littéraire, au travers de ce que la critique appellera le Nouveau Roman. Cette position est renforcée au moment de la guerre d’Algérie, avec la parution de Pour Djamila Bouhired en 1957 et La Question d’Henri Alleg l’année suivante. Les éditions Maspero sont liées à la fois à l’époque et à l’histoire du monde ouvrier. Né en 1932, François Maspero, issu d’une famille d’universitaires et engagée dans la Résistance, entre au Parti communiste à l’été 1955 mais le quitte en décembre 1956. Parallèlement, il ouvre une librairie dans le Quartier latin, l’Eschalier en 1955, puis la Joie de lire en 1957. Sa librairie, comme d’autres avant elle, devient un lieu de rencontre intellectuelle et politique. Elle sert aussi et surtout de point de départ d’un développement proprement éditorial, les éditions François Maspero, marquées à gauche, défendant en particulier les textes anticolonialistes puis tiers-mondistes3. Les Éditions du Seuil font également partie de celles qui affichent leur anticolonialisme, publiant Franz Fanon, Francis Jeanson, Pierre-Henri Simon. Autre symbole spectaculaire de la perméabilité de leur catalogue à l’actualité, elles publient en 1967 en les Citations du président Mao Tsé-toung, alias le Petit Livre rouge, dont plus de 250 000 exemplaires seront vendus4. Ces maisons d’édition et librairies sont d’importants lieux de sociabilité intellectuelle et politique, et la guerre d’Algérie fut sans conteste un moment décisif, où le monde intellectuel et journalistique se mobilise. Les publications « Algérie française » ont dominé dans le monde éditorial, mais la défense des droits de l’homme et de l’autodétermination reste, elle, dans les mémoires5. Ce moment est de fait une des matrices du renouveau de l’édition politique, événement qui a touché, directement ou non, toutes les strates de la société française.
4Le développement des sciences sociales a permis également à ces lieux de sociabilité de construire des passerelles entre l’espace politique et le monde universitaire : la sociologie, l’anthropologie, la linguistique, la psychanalyse ou l’histoire, deviennent autant de domaines par lesquels l’intellectuel expert peut interroger la société, voire agir sur elle6. Cette tendance est d’autant plus marquée que l’intellectuel-type a changé de figure : après l’homme de lettres de la Belle Époque, après le philosophe de l’Entre-deux-guerres et de la Guerre froide, c’est désormais le chercheur en sciences humaines qui domine l’espace public. Le lectorat a lui-même changé de dimension. À partir des années cinquante, le monde de l’enseignement explose, qu’il s’agisse de lycéens, d’étudiants ou de professeurs. En 1947, les lycéens étaient 700 000, ils sont trois millions en 1967. Les étudiants passent de 154 000 en 1949, à 227 000 en 1959 puis à 500 000 en 19687. L’impact démographique est renforcé par la force des expériences politiques communes (crises de 1956, guerre d’Algérie, la Chine maoïste, la révolution cubaine, tiers-mondisme, féminisme). La contestation sociale et politique trouve un écho favorable auprès des nouvelles générations intellectuelles, qui vivent des expériences politiques décisives et ont leurs propres aspirations8. Ainsi, face à un marché de l’édition littéraire presque imprenable, les Éditions du Seuil rencontrent le succès avec ses collections de vulgarisation qui attirent notamment les lycéens et étudiants. Parmi ses titres phares, Lénine de Nina Gourfinkel en 1959 dans la collection « Le temps qui court ». Le Seuil, grâce à François Wahl, réussit à développer un fonds novateur en sciences humaines (linguistique, anthropologie, sociologie, théorie littéraire…), publiant Roland Barthes, Alain Touraine, Jacques Lacan, Paul Ricœur, développant des collections comme « Le Champ freudien » ou « L’Ordre philosophique ». Au travers notamment de la collection « Textes à l’appui » en 1959 ou de « Pédagogie » en 1968, les éditions Maspero défendent aussi les sciences humaines, sans parler de « Théorie » en 1965 dirigée par Louis Althusser9. J. Lindon n’est pas en reste, avec la revue marxiste et collection « Arguments » en 1960, les collections le « Sens commun » dirigée par Pierre Bourdieu en 1965 ou « Critique » en 1967. Les éditions Anthropos, créées par Serge Jonas en 1964, constituent un autre foyer dynamique en ce domaine, fondant la revue L’Homme et la société et éditant les œuvres complètes de Fourier.
5Les catalogues de Maspero, Minuit et du Seuil sont une parfaite photographie du développement, parfois parallèle, parfois croisé, des textes politiques « purs » et des textes de sciences sociales. Preuve de la renaissance de l’édition politique, les éditeurs généralistes n’hésitent pas à profiter du créneau10. D’une certaine manière, la massification de la culture profite autant aux romans d’espionnage qu’à la littérature engagée. Mais, rappelons-le, cette massification concerne d’abord d’autres médias, et en particulier le dernier venu, la télévision : en 1967, 61,9 % des foyers en sont équipés, contre 1 % en 1954.
Notes de bas de page
1 Les éditions du Seuil ont été créées par l’abbé Jean Plaquevent et Henri Sjöjberg en 1935. H. Serry. Les Éditions du Seuil : 70 ans d’histoire. IMEC Éditions, 2008, 207 p.
2 N. Robine. Lire des livres en France des années 1930 à 2000. Éditions du Cercle la librairie, 2000, p. 187 et suiv.
3 J. Hage. « L’âge d’or des librairies partisanes et militantes ». Histoire des librairies françaises, Cercle de la librairie, 2008, p. 321-331 ; Ibid. « Une brève histoire des librairies et des éditions Maspero, 1955-1982 ». François Maspero et les paysages humains. À plus d’un titre – La Fosse aux ours, 2009, p. 93-197.
4 H. Serry. Les Éditions du Seuil. Op. cit., p. 78.
5 N. Hubert. De l’encre sur la plaie : éditeurs et éditions en France pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962. Th. de doct. d’histoire, dir. J.-Y. Mollier. Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 2007, 816 p.
6 La licence de psychologie est créée en 1947, celle de sociologie en 1958. B. Poucet. Enseigner la philosophie : Histoire d’une discipline scolaire, 1860-1990. CNRS Éditions, 1999, p. 294.
7 P. Guillaume. Histoire sociale de la France au XXe siècle. Op. cit., p. 56 et suiv.
8 D. Fischer. L’Histoire des étudiants en France de 1945 à nos jours. Flammarion, 2000, 612 p.
9 J. Hage. « Une brève histoire des librairies et des éditions Maspero, 1955-1982 ». Op. cit.
10 J. Hage. « Les Petits livres rouges (1966-1976) ». 68. Une histoire collective. La Découverte. 2008, p. 457-461.
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