Chapitre I. L’héritage de la « Vieille Maison », 1920-1924
p. 19-27
Texte intégral
1L’Internationale communiste a mené une campagne de propagande vers l’Europe dès sa constitution en 1919. Elle a utilisé son Service d’éditions1, mais aussi d’autres relais par-delà les frontières. En France, ce sont la Librairie du Travail, née en 1917 dans le milieu syndical2, la Bibliothèque communiste, fondée par le jeune socialiste et journaliste Boris Souvarine en janvier 19203, et les éditions Clarté d’Henri Barbusse à partir de juillet 19204, dans une veine plus littéraire. Une trentaine de brochures parues en 1919-1920 ont été publiées, sous des formes diverses, qui ont permis de toucher un public relativement varié, socialistes, syndicalistes et monde enseignant, avec des chiffres de tirage parfois conséquents – jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires. Dans ce contexte, la paix revenue, la Librairie de l’Humanité fait pâle figure. Paralysée à la fois par la censure (jusqu’en 1919) et par les divisions internes à la SFIO, elle ne participe pour ainsi dire pas au débat sur l’adhésion à l’Internationale5. C’est pourtant à elle qu’est confiée la mission de fournir la littérature politique nécessaire au jeune Parti communiste français.
2Lorsque le PCF hérite de la Librairie de l’Humanité en 1920 lors du congrès de Tours, il se place en rupture idéologique et organisationnelle avec la SFIO en raison notamment de la conception nouvelle d’agit-prop. Les deux notions – propagande et agitation –, sont unies dans la pensée léniniste, héritée de G. Plekhanov, et répondent à la conception bolchévique du parti politique. Avant-garde du prolétariat, outil de la révolution, le parti communiste doit être composé de révolutionnaires professionnels, d’où l’importance donnée à la formation politique, et donc à la propagande. Quant aux masses, elles doivent être menées à la révolution par une idéologie vulgarisée, la littérature d’agitation6. Ce sont désormais les deux missions dévolues à la Librairie de l’Humanité.
3Dans les conditions d’adhésion à l’Internationale communiste, est précisé qu’il faut rompre avec la vie et la culture démocratique. Ainsi la propagande n’a plus de rapport avec l’actualité électorale. Selon le premier article, la propagande est dirigée et contrôlée par le comité directeur du Parti communiste, que le parti soit « légal ou illégal ». Il est précisé qu’« il est inadmissible que les éditions puissent mésuser de leur autonomie pour conduire une politique qui ne réponde pas complètement à celle du Parti ». L’article 2 est consacré à la propagande dans l’armée et les articles 3 et 8 à la propagande dans les campagnes et dans les colonies. Enfin l’article 18 rappelle l’obligation de « publier tous les documents officiels importants du Comité exécutif de l’Internationale communiste7 ». Contrairement à ce que laisse entendre cette liste, les débats sur l’adhésion à la Troisième Internationale n’ont pas concerné le statut des éditions mais celui de la presse. L’édition n’est traitée que par un seul biais : celui des comptes financiers de l’année 19208. La Librairie de l’Humanité, pour laquelle socialistes et communistes ne se sont pas battus, va pourtant affronter de plein fouet les conséquences l’adhésion au Komintern.
4Les quatre premières années du Parti communiste français sont une période de flottement et de crises successives. Les premiers communistes, marqués par les pratiques propres à la « vieille maison », sont sommés de correspondre au nouveau militant défini par le Komintern. Le jeune Parti communiste SFIC (Section française de l’Internationale communiste) est à l’image des résultats du Congrès de Tours : une alliance générationnelle (la génération du Feu et les socialistes d’avant-guerre), politique (les anciens minoritaires, majoritaires et zimmerwaldiens) et idéologique (les bolchéviks convaincus et les socialistes). En juillet 1923, lors de son IIIe Congrès, l’Internationale communiste adopte la stratégie du front unique : les sections doivent se muer en parti de masse. Ce changement de stratégie met à l’épreuve la discipline de la section française, qui, pour certains, ne s’impose pas. Pour l’Internationale, la situation française est ingérable, et elle met tout en œuvre pour que la section française soit dirigée fermement et se réorganise de manière conforme au modèle imposé, en ce qui concerne notamment la discipline et l’ouvriérisation du Comité directeur.
5La direction de la Librairie de l’Humanité est confiée B. Souvarine, propagandiste talentueux. Il est secondé par Henri Suchet, ancien employé d’Alcan, qui devient l’administrateur de la librairie et responsable des activités de diffusion et de distribution. Il organise l’inventaire du fonds et édite un catalogue, disparu à ce jour9. Le choix des hommes ne tient en rien du hasard : de la même génération, tous deux ont travaillé dans la presse ou l’édition, sont devenus des « propagandistes » professionnels, et sont d’anciens zimmerwaldiens. Dans un premier temps, la répression ne leur facilite pas la tâche : de janvier à mars 1921, B. Souvarine est en prison. En juin 1921, B. Souvarine, membre du Comité directeur, est envoyé à Moscou où il devient le délégué français permanent au Comité exécutif de l’Internationale. À l’issue du IIIe Congrès de l’Internationale, B. Souvarine devient membre du Comité exécutif du Præsidium et du Secrétariat. Il est surtout responsable du Département de la Presse de l’IC. Bien qu’éloigné géographiquement, le directeur de la Librairie surveille de près la situation française, envoyant courrier sur courrier. À Paris, le Bureau politique a désigné A. Dunois en 1922 comme directeur adjoint de la Librairie10. Propagandiste chevronné également, son itinéraire et sa génération l’éloignent de Souvarine et Suchet. Il est plus âgé (il a 43 ans) et a fait des études supérieures – il est licencié ès lettres et droit11. Il est rejoint par Charles Massart, d’origine belge, qui travaille également à L’Humanité12. C’est à A. Dunois que B. Souvarine adresse ses missives. Les résultats inquiètent. Jules Humbert-Droz, missi dominici envoyé par le Komintern pour suivre la « question française », écrit le 13 mars 1923 à G. Zinoviev : « Il n’y a pas de doute que le travail ici se fait très lentement et sans méthode. Cela provient en grande partie du fait que le directeur des éditions change constamment. Dunois s’en occupe en l’absence de Souvarine, mais dès que ce dernier revient, il reprend tout en mains et transforme les plans de Dunois. […] Cependant, comme Souvarine est très chatouilleux en ce qui concerne les compétences, je ne m’occuperai ici des éditions que si j’en reçois le mandat précis de l’Internationale13. » Les relations entre le directeur et son adjoint sont donc mauvaises14. J. Humbert-Droz, qui ne s’entend pas avec B. Souvarine, reconnaît qu’A. Dunois « n’a aucun don d’organisation, ni aucun esprit de méthode15 ».
6Héritage de la « veille maison » socialiste, l’appareil éditorial communiste est marqué par la diversité. Chaque courant a ses propres revues et journaux. Au fur et à mesure des tensions internes et également de l’affaiblissement progressif du Parti communiste (100 000 adhérents en octobre 1921, 56 000 en 1923), cette situation évolue : B. Souvarine fait transférer le fonds de la Bibliothèque communiste au profit de la Librairie de l’Humanité dès 192116. Le mouvement Clarté vend à la fin mars 1923 au PCF le fonds de sa librairie17. La Librairie de l’Humanité devient progressivement LA maison d’édition des communistes français, avec une autonomie très relative. Le Parti communiste français doit rendre des comptes à l’Internationale communiste ; sa Librairie de l’Humanité doit faire de même vis-à-vis du Service d’éditions du Komintern. Mais ses responsables directs renâclent. En 1924, un courrier de B. Souvarine à Bela Kun montre les tensions entre les services d’éditions français et international : « Il faut tenir compte de la capacité du public ouvrier français, écrit B. Souvarine, et ne pas s’imaginer qu’il suffit de décider d’imprimer des gros volumes pour obtenir qu’on les lise. Or, il ne s’agit pas d’imprimer, mais de faire lire. Si l’on imprime un volume de six cents pages, ou cinq volumes d’égale importance, la plus grande partie restera dans les caves de la librairie18. »
7Alors que le PCF s’enfonce dans une grave crise interne, la détérioration des relations de B. Souvarine avec une partie de la direction française et du Komintern conduit à son retrait des éditions le 25 janvier 1924. A. Dunois est nommé directeur « des éditions de l’Internationale et du Parti19 », changement de dénomination qui signe la reprise en main par le Komintern. B. Souvarine continue néanmoins de défendre ses convictions. Le 21 mars 1924, il envoie une « lettre » ouverte aux abonnés du Bulletin communiste, dont il est toujours directeur. Le 25 mars, le Comité directeur lui retire ses responsabilités à la tête du Bulletin. Cependant, le Parti le charge d’éditer en avril 1924 un recueil d’articles qu’a écrit L. Trotsky en décembre 1923, sous le titre de Cours nouveau20. La préface que B. Souvarine a écrite de sa propre initiative fait scandale, et, avec la complicité de son ami H. Suchet, il organise la diffusion de l’ouvrage via la Librairie de L’Humanité. Pour la direction française, Souvarine a commis une faute impardonnable : il a utilisé les éditions et la librairie du Parti à des fins personnelles21. Il est finalement exclu le 19 juillet 1924. Claude Calzan est désigné comme responsable de la Librairie de l’Humanité le 3 avril 192422. A. Dunois demeure attaché à la Librairie, comme adjoint. La valse des postes et des responsabilités ont sans nul doute perturbé la vie de la Librairie de L’Humanité. Mais elle est à l’image de la direction du Parti communiste, et non un problème propre à la Librairie : B. Souvarine est exclu du Parti non parce qu’il a été un mauvais éditeur mais en sa qualité de cadre dirigeant. Politiquement, les éditions sont secondes.
8Le rattachement de la Librairie de L’Humanité au PCF a une conséquence manifeste. En 1920, La Librairie de L’Humanité publie 6 titres, en 1924 40. L’agit-prop n’est donc pas un simple mot. De 1921 à 1924, l’auteur le plus publié est Léon Trotsky avec 9 titres. Il est suivi par Jean Jaurès (8), Georgi Zinoviev (7), Lénine (6), Charles Rappoport (5), Marcel Cachin (5), Paul Vaillant-Couturier (5), Renaud Jean (4), Karl Marx (3) et Friedrich Engels (3). Les Français constituent la moitié de ce groupe, contre 3 auteurs soviétiques. Si on met à part le cas de Jaurès, 2 de 4 auteurs français, R. Jean et P. Vaillant-Couturier sont nés dans les années 1890, et, mobilisés pendant la guerre, appartiennent à la génération du Feu, tandis que C. Rappoport et M. Cachin font figure d’anciens. Si la Librairie de L’Humanité fait une place à la jeune génération, c’est bel et bien le savoir-faire, ici le savoir-écrire, qui compte. Le rejet des anciennes élites du mouvement ouvrier à Tours n’a pas conduit à un rejet des intellectuels du catalogue. La formation et la propagande demeurent leur affaire23.
9En 1921, la Librairie de l’Humanité édite principalement 62 % d’essais et 27 % de textes émanant de congrès. En 1924, cette répartition change : 45 % d’essais, 24 % de textes provenant de congrès et de discours, 14 % de biographies et 10 % de livres d’histoire. Les discours correspondent aux temps forts de la vie du Parti communiste français. Au mieux, ils représentent le tiers de la production. La littérature romanesque est totalement absente jusqu’en 1927. Un des genres prisés par le PCF est la biographie et l’autobiographie. De 1921 à 1924, le Parti communiste édite 9 titres de ce genre : 4 sont consacrés à Lénine, dont 3 publiés après sa mort. 3 de ces textes sont écrits par G. Zinoviev, et 1 par H. Guilbeaux. Aucun autre étranger ne bénéficie d’une biographie. Maurice Dommanget, Paul-Louis et Marcel Cachin célèbrent quant à eux les grandes figures du mouvement ouvrier français : G. Babeuf, L. Blanc, Vidal, C. Pecqueur, E. Cabet, J. Jaurès et J. Sadoul. Les livres d’histoire comptent 13 titres sur cette même période, mais ce chiffre inclut l’Histoire socialiste de la Révolution française, de J. Jaurès, éditée en 8 volumes entre 1922 et 1924, vendue initialement par souscription. L’édition a été préparée par Albert Mathiez, à partir de la première édition élaborée par l’éditeur Jules Rouffavant-guerre, entre 1902 et 190924. A. Mathiez écrit bien entendu sur la Révolution française (La Question sociale pendant la Révolution française, 1921) et Paul-Louis sur l’histoire du Parti socialiste (Histoire du Parti socialiste en France, 1870-1914, 1922). En 1923, l’acculturation commencée lors de la campagne pour l’adhésion à la IIIe Internationale reprend. La Librairie de l’Humanité aborde l’histoire russe à deux reprises : la révolution de 1905 avec L. Trotsky (1923) et l’histoire du parti bolchevik pendant la révolution de 1917 par Viachtcheslav Molotov (1924). Le jeune Parti communiste vit simultanément dans deux mondes politiques. L’héritage du XIXe siècle est encore d’actualité.
10La formation des militants représente le quart des essais, avec d’abord le livre de Charles Rappoport, Précis du communisme25. Il est suivi en 1923 par Nikolaï Boukharine avec ABC du Communisme, et en 1924 par Joseph Staline avec le Léninisme théorique et pratique. Ces deux ouvrages sont pensés comme des « manuels ». C’est ainsi que le présente A. Dunois en 1923 : « L’ABC est le livre de lecture type, le manuel de vulgarisation qu’il faut toujours avoir sous la main parce qu’il contient des réponses intelligibles à toutes les questions que se posent les prolétaires attentifs qui entrent dans nos rangs et dont nous avons à faire l’instruction26. » Le livre de Staline est lui-même un « manuel commode du léninisme27 ». La volonté affichée de s’accaparer la pensée marxiste fait long feu. La Librairie publie 4 textes de Marx : l’Adresse inaugurale (1921), Critique des programmes du Gotha, le Manifeste (1922), Genèse du capital (1924). Mais, en 1924, en annonçant les publications à venir, A. Dunois informe les militants que le PCF renonce à publier le Capital, pour des raisons financières28.
11Les éditions sont structurées presque pour moitié par des collections29, ce qui permet à l’éditeur d’orienter les lecteurs. Poursuivant l’héritage socialiste, la Librairie de l’Humanité continue la série des « Pages socialistes » (4 titres entre 1922 et 1924), qui accueille les textes de Marx, Engels, G. Plekhanov. En 1922 elle crée une autre collection pour accueillir les textes des socialistes français du XIXe siècle, « Histoire des doctrines socialistes » (1922-1924), volumes écrits par M. Dommanget et Paul-Louis. Le rachat de la « Bibliothèque communiste » de B. Souvarine entraîne une représentation importante dans le catalogue de cette série, avec 12 titres, d’une pagination moyenne de 225 pages. Mais la collection la plus importante est la « Petite Bibliothèque communiste », créée en 1921, avec 19 titres. Sa pagination moyenne de 67 pages et son prix inférieur à 2 francs montrent qu’il s’agit d’une collection populaire destinée à une large diffusion. Or ces textes sont tous des traductions du russe et traitent essentiellement de l’Internationale communiste.
12La vocation « populaire » des textes se retrouve dans leur présentation matérielle et commerciale. Les éditions du Parti communiste français sont constituées essentiellement de brochures, qui représentent 72 % de la production entre 1921 et 192430. Le prix moyen des publications est inférieur à 2,50 francs, soit environ 1,45 euros en euros constants. La Librairie de l’Humanité tire en moyenne à 6 800 exemplaires31, soit des tirages équivalents à ceux des éditions « bourgeoises ». Nous sommes loin d’une diffusion de masse, même certains titres se distinguent : le Sens du Ve Congrès et le Dixième Anniversaire du carnage impérialiste sont initialement imprimés à 25 000 exemplaires.
13L’analyse de la production de la Librairie de l’Humanité montre une « kominternisation » progressive du catalogue. Si la publication de l’Histoire socialiste de la Révolution française de J. Jaurès illustre l’attachement au passé socialiste, l’édition des premiers manuels de marxisme-léninisme et l’importance de la collection « Petite Bibliothèque communiste » illustrent la naissance d’une autre culture politique. L’héritage socialiste cohabite avec une nouvelle politique éditoriale venant de Moscou, qui combat avec telle ou telle brochure les différentes déviations32. Les textes les plus abordables en termes de prix et de pagination sont les textes russes.
14À la fin de l’année 1920, la situation financière de la Librairie est délicate. Elle dégage certes des bénéfices à hauteur de 9 900 euros33, mais l’essentiel de sa valeur est représenté par son stock (soit 15 400 euros). Or, ce stock est constitué de livres et de brochures datant clairement d’une autre époque politique et destiné à se déprécier, par sa nature et en raison de l’inflation34. Pourtant, en janvier 1922, le PCF juge que la Librairie de l’Humanité est « en pleine prospérité » alors que le chiffre d’affaires demeure modique en dépit des efforts entrepris en faveur de la diffusion militante35. La diffusion relève de « la Direction du Parti », seule autorité légitime auprès des organisations locales, autorité que d’évidence la Librairie n’a pas36. Toutefois, les responsables de la Librairie prennent quelques initiatives. En 1921, la Librairie propose un abonnement, le Livre du mois, composé de nouvelles parutions et destiné « aux membres de l’enseignement, bibliothécaires, secrétaires de groupes et organisation37 ». À partir de 1923, elle dispose d’un vrai magasin au 120, rue Lafayette38.
15La diffusion consiste dans un premier temps en une politique tarifaire favorable aux membres du Parti (rabais de 10 à 20 % du prix marqué) et en l’envoi de colis aux fédérations. Le résultat est décevant. La Librairie persévère39. En 1923 les résultats sont toujours médiocres, et ce constat amer s’accompagne du poncif du modèle des « bons » ouvriers et militants allemands et, tout nouveau, russes : « Les ouvriers d’Allemagne et de Russie lisent Marx et Engels, R. Luxembourg et Mehring, Lénine et Trotsky. Et vous, ouvriers français, vous ne lisez ni ceux-là, ni Proudhon, ni Bakounine, ni Sorel, ni Guesde, ni Jaurès40. » Pour soutenir l’usage du « colis », la Librairie institue la fonction locale de responsable de la littérature : « Les fédérations vont être invitées à désigner en leur sein un correspondant pour la Librairie, qui ne pourra pas être le premier venu, et qui travaillera sous le contrôle des délégués interfédéraux41. » Désormais, chaque organisation locale est responsable de la diffusion du Parti communiste. La préparation des élections législatives de mai 1924 est l’occasion de le réaffirmer. Georges Marrane, alors membre du Bureau d’organisation, envoie en avril 1924 une circulaire aux fédérations leur annonçant qu’on leur confie un « lot de brochures » et qu’elles sont chargées « d’en faire effectuer la vente au prix marqué », sans préciser que les brochures ainsi confiées leur sont d’ores et déjà facturées42.
16Ce bilan contrasté s’explique en partie par l’héritage du congrès de Tours, où la figure de l’intellectuel socialiste, dirigeant et formateur, avait été clairement rejetée. La place du livre de la Librairie de l’Humanité dans la vie militante s’en est trouvée fragilisée. A. Dunois rapporte la déclaration d’un militant : « Le marxisme, c’est le communisme des types calés et seulement des types calés43. » Lorsque le Secrétariat annonce l’éviction de B. Souvarine en juillet 1924 aux lecteurs de l’Humanité, le propos est clair : « Journaliste brillant et polémiste habile », « défendant une classe dont il n’était pas issu, il n’en comprit qu’imparfaitement les besoins » ; Pis ! « Poussé par la déformation professionnelle, il perdit le contact avec le prolétariat. Il s’en [remit] au Livre, il oublia la Vie ! », « du haut de [son] savoir livresque44 ».
17Média de masse par excellence depuis la Belle Époque, la presse polarise l’attention de l’autorité politique. Le livre ou la brochure, apanage des intellectuels et autres littérateurs, inquiète. Cependant, il y a indéniablement un changement d’échelle. La Librairie édite trois fois plus de textes qu’avant-guerre. La Librairie de l’Humanité n’est pas une maison d’édition, mais un « service » à la disposition du parti politique et du Komintern. Ses responsables ne sont pas des éditeurs mais des militants. Elle n’est ni autonome ni porteuse d’un projet éditorial propre : elle est le miroir d’une organisation politique, traversée de multiples tensions.
Notes de bas de page
1 M.-C. Bouju. « Le Livre comme arme de propagande : Le cas des relations entre le Service d’édition de l’Internationale communiste et la France (1919-1939) ». Communisme, no 97-98, 2009, p. 7-23.
2 M.-C. Bardouillet. La Librairie du Travail. Centre d’histoire du syndicalisme–Maspero, 1977.
3 J.-L. Panné. Boris Souvarine. Le désenchanté du communisme. R. Laffont, 1993, 491 p.
4 Groupe Clarté, Ba 1990, Arch. PPo.
5 F. Cépède. Les Maisons d’édition du Parti socialiste S.F.I.O., 1905-1939. Op. cit., p. 59.
6 J.-M. Domenach. La Propagande politique. PUF, 1979, p. 21-28.
7 Le Congrès de Tours. Éditions sociales, 1980, p. 124-127.
8 Op. cit., p. 186-205.
9 Il s’agit peut-être d’un catalogue publié sous le titre les Bons Livres, édité par le Librairie de l’Humanité en 1922. Il comportait 4 000 titres. L’Humanité, 12 avril 1922, p. 2.
10 Décisions du Bureau politique, 22 mars 1923, IML, 45, Fonds PCF, AD Seine-St-Denis.
11 Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, [CD Rom], Éditions de l’Atelier, 1997
12 « Charles Massart (1877-1964) ». Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français. Op. cit.
13 Archives de Jules-Humbert-Droz. I, Origines et débuts des partis communistes des pays latins, 1919-1923. Dordrecht (Holland) : D. Redeil publishing company, 1970, p. 456.
14 Lettre à G. Zinoviev du 21 avril 1923. Op. cit., p. 456.
15 Lettre à G. Zinoviev du 23 juin 1923. Op. cit., p. 456.
16 D. Tartakowsky. Écoles et éditions communistes, 1921-1933. Op. cit., p. 66.
17 4 168 euros (5 000 en francs courants) : Décisions du Bureau politique, 31 mars 1923, IML, 45, Fonds PCF, AD Seine-St-Denis.
18 Lettre de Boris Souvarine à Bela Kun, 22 février 1924, 495/30/56, RGASPI.
19 Décisions du Comité directeur, 25 janvier 1924, IML, 62, Fonds PCF, AD Seine-St-Denis.
20 D. Tartakowsky. Les Premiers Communistes français. Op. cit., p. 63.
21 J.-L. Panné. Boris Souvarine. Op. cit., p. 140-144 ; - A. Vassart. « Les Mémoires inédites [2e partie] ». Les Cahiers d’histoire sociale, été-automne 1995, no 4, p. 87-115.
22 Décisions du Bureau politique, 3 avril 1924, IML, 62, Fonds PCF, AD Seine-St-Denis.
23 D. Tartakowsky. Les Premiers Communistes français. Op. cit., p. 29.
24 A. Mathiez. « Jaurès et la révolution française ». L’Humanité, 9 février 1922, p. 1. En 1927, les deux premiers volumes sont épuisés (« Courrier des lettres ». L’Humanité, 20 octobre 1927, p. 4) ; - S. Basart. Les Éditions Jules Rouff (1877-1912), monographie d’un éditeur populaire. Maîtrise d’histoire, dir. Jean-Yves Mollier : université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 1994, 103 p. ; - P. Bouretz. « Jean Jaurès : Histoire socialiste de la révolution française, 1901-1904 ». Dictionnaire des œuvres politiques. PUF, 2001, p. 493-504 ; - J. Friguglietti. Albert Mathiez, historien révolutionnaire (1874-1932). Société des études robespierristes, 1974, p. 154-156.
25 Il y eut une première édition en 1921, puis une réédition chaque année jusqu’en 1924.
26 A. Dunois. « L’ABC du communisme ». L’Humanité, 17 novembre 1923, p. 4.
27 P. Marion. « La littérature communiste : le léninisme théorique et pratique ». L’Humanité, 11 août 1924, p. 1.
28 A. Dunois. « La Genèse du Capital ». L’Humanité, 5 février 1924, p. 1-2.
29 53 titres, sur 127, font partie d’une collection.
30 J’entends par brochures tous textes inférieurs à 128 pages. Graphique 3.
31 495/78/19, RGASPI. Voir Graphique 2.
32 D. Tartakowsky. Les Premiers Communistes français. Op. cit., p. 34.
33 Euros constants.
34 Le Congrès de Tours. Éditions sociales, 1980, p. 186-188, 195 et 205.
35 Congrès national de Paris, 20010216/40/1063, CAC.
36 Op. cit.
37 « Abonnez-vous aux Livres du mois ». L’Humanité, 20 octobre 21, p. 3.
38 Auparavant, elle se trouvait au 142, rue Montmartre. G. C. « La Librairie de l’Humanité est ouverte ». L’Humanité, 11 octobre 1923, p. 2.
39 A. Dunois. « Pour notre librairie ». L’Humanité, 24 février 1922, p. 2 ; - C. Massart. « Une tribune de la librairie : développons la Librairie de l’Humanité ». L’Humanité, 16 juillet 1922, p. 2.
40 J. Bouquin. « Que lisez-vous ? » L’Humanité, 2 mars 1923, p. 3.
41 A. Dunois. « L’annuaire du travail ». L’Humanité, 30 octobre 1923, p. 1-2.
42 Bureau politique, 9 avril 1924. IML, 64, Fonds PCF, AD Seine-St-Denis ; - G. Marrane. Circulaire aux fédérations, no 32, 16 avril 1924. IML, 66, Fonds PCF, AD Seine-St-Denis.
43 A. Dunois. « Du communisme ». L’Humanité, 17 novembre 1923, p. 4.
44 Le Secrétariat. « Le cas Souvarine : décision de l’Internationale Communiste ». L’Humanité, 19 juillet 1924, p. 1.
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