Chapitre VI. Lecture sociale des politiques financières municipales
p. 193-218
Texte intégral
1Pour toute institution, l’analyse des finances publiques reste un excellent moyen de qualifier la nature profonde des pouvoirs publics dans leur rapport à la société dont ils ont à améliorer la vie collective. La manière d’obtenir des ressources et la ventilation des dépenses sont des révélateurs concrets des priorités qui sous-tendent l’action des responsables, elle-même directement en relation avec un modèle social, une hiérarchie des valeurs et une vision du monde. Les municipalités françaises de l’époque moderne entrent naturellement dans cette problématisation sociale et éthique de l’action publique, même si leur intégration dans le royaume comme cellule administrative de base, n’en fait pas des petites républiques indépendantes. Ainsi, les préoccupations des édiles façonnées selon leur culture sociale, religieuse et civique demeurent-elles soumises aux impératifs de la monarchie qui trouve dans les villes des relais essentiels pour le recouvrement de ses ressources et le financement de ses propres priorités. Aborder la question des finances municipales revient donc à observer comment s’opère un ajustement constant entre une politique communautaire locale, exprimée à travers le prisme d’une responsabilité intimement liée à une conception hiérarchique et chrétienne de la société, et une politique monarchique nationale conçue selon les besoins de la grandeur du roi et le contexte variable de la conjoncture politique, économique, religieuse et diplomatique, le tout dans un processus lent et irrégulier de construction d’une administration royale inspirée par les principes absolutistes.
2Dans un premier temps, il s’agit d’analyser comment les villes de l’Ouest peuvent illustrer les marges d’adaptation dans ce schéma global de fonctionnement, dans une société construite sur la logique fondamentale du privilège. Dans une politique des ressources, la préférence pour l’octroi, la taxation des habitants, avec sa variation d’assiette, et le recours systématique à l’emprunt ne revêtent pas la même signification sociale. Dans le chapitre des dépenses, le militaire dispute la prépondérance aux autres dépenses vitales comme la lutte contre les famines et les épidémies, le financement de la police communautaire et l’embellissement urbain, le tout sous la pression des exigences fiscales de la royauté, ce qui impose parfois des choix dramatiques. Dans un second temps, l’analyse précise des réalités tourangelles a pour but de mieux comprendre comment des impératifs souvent contradictoires s’articulent dans un équilibre instable dans un territoire communautaire donné.
Société urbaine, corps de ville, finances et pouvoir royal
Les finances municipales dans la logique des privilèges
3Les villes de l’Ouest de l’époque moderne étaient les héritières du système politique des « bonnes villes » conçu par la monarchie française dans le cadre de la guerre de Cent Ans et de la nécessaire restauration de son autorité qui s’en suivit1. Pour appuyer son effort militaire contre les invasions anglaises et consolider des bases de soutien au sein de la guerre civile, celle-ci prit le parti de s’appuyer sur les villes, leurs capacités défensives et leur puissance financière2. Cette alliance politique prit la forme d’une démarche contractuelle dans laquelle le loyalisme urbain était garanti par la cession de nombreux privilèges économiques, juridiques, financiers et politiques3. Les plus emblématiques furent les exemptions fiscales, intéressant toute la population dans le cas de la taille ou simplement l’oligarchie urbaine dans celui les lods et ventes et les francs-fiefs, et la reconnaissance d’une large autonomie de gestion des affaires urbaines en faveur des corps de ville. L’époque moderne a correspondu à une lente et irrégulière remise en cause de cette politique par suite d’une reformulation royale de la définition des privilèges et de la recherche d’une administration étatique centralisée par suite de l’inclination absolutiste de la monarchie4, même si l’analyse de l’infiltration de ces institutions par les élites sociales a totalement renouvelé notre compréhension de la nature exacte de ce nouvel État moderne5.
4Les nombreuses guerres, correspondant à la promotion de la France comme principale puissance en Europe et dans le monde, d’abord contre l’Espagne et ensuite contre l’Angleterre, ont été la principale cause de la montée régulière des exigences financières envers les villes, avec une forte accélération au XVIIe siècle étant donné les conséquences de la révolution militaire qui a transformé totalement, quantitativement et qualitativement, les données des grands affrontements entre les États européens6. Parallèlement à ces prélèvements du trésor royal pour le soutien de la gloire du roi, ce dernier a fait glisser la justification de la préservation des privilèges de la logique de l’échange réciproque, basé sur la symbolique de l’union entre les villes et le monarque, à celle de la pure grâce royale, témoignage de l’amour du roi tout-puissant envers ses peuples. Ce renversement de l’univers politique de l’entente cordiale7 ne s’est pas fait sans résistance des sociétés urbaines et l’explosion fiscale provoquée par Richelieu s’est traduite dans les villes, à l’instar des réactions des campagnes, par de nombreuses émeutes populaires dans lesquelles l’émotion antifiscale était souvent appuyée par les problèmes frumentaires. Ainsi, pendant un demi-siècle allant de 1625 à 1675, les sociétés urbaines virent éclater de nombreuses révoltes avant que le ralliement progressif des élites urbaines au nouveau modèle monarchique ne laisse les catégories populaires de plus en plus seules8 et que la répression répétée ne s’équilibre plus avec des soulagements fiscaux concédés, ce qui se traduisit par la résignation et les solutions d’équilibrage interne à l’intérieur des communautés urbaines désormais contrôlées de très près par l’intendant depuis les règlements financiers particuliers imposés par Colbert après banqueroute partielle pour assainir la situation et l’édit général sur la tutelle des villes de 16839. Cet encadrement fut même renforcé au XVIIIe siècle avec la création des subdélégués de l’intendance, dont un bon nombre fut propulsé à la tête des corps de ville par suite d’un puissant patronage politique.
5Ceci ne se traduisit pourtant pas par une meilleure maîtrise de l’équilibre des finances urbaines car telles n’étaient pas les intentions profondes du pouvoir royal dans son contrôle financier des villes. Celles-ci furent de plus en plus considérées comme des instruments majeurs du crédit d’État, permettant de lever les rentes auprès des prêteurs rassurés par le cautionnement des finances urbaines, c’est-à-dire par le rôle intermédiaire des oligarchies municipales pour protéger autant que faire se peut les intérêts particuliers des créanciers. Ainsi, les finances municipales furent de plus en plus imbriquées dans celles de la monarchie comme outil de gestion devenu indispensable10. Les différences de potentiel de crédit liées à la taille de la ville et au dynamisme de son économie suscitèrent des traitements très différents de la part du contrôle général11. Les grandes villes, à forte concentration d’élites sociales et au rôle affirmé dans le commerce international, furent particulièrement sollicitées, sans ce que cela se traduise par une mise en péril de leur situation financière car elles avaient justement du répondant. Bien des petites villes furent beaucoup plus affectées, même si la charge fut relativement moins lourde, car elles ne disposaient pas de cette capacité à rebondir très rapidement en profitant des phases de relance commerciale qui suivaient automatiquement les périodes de guerre.
6Il est certain que la pesanteur de l’héritage historique dans la constitution du royaume joua aussi à plein. L’État monarchique n’eut pas de scrupule à frapper plus fort là où il le pouvait pour compenser sa modération là où il savait rencontrer de la résistance. On connaît la capacité des États de Bretagne à négocier le prélèvement royal, même si cette politique servait plus les intérêts de la noblesse rurale que des municipalités urbaines dans la mesure où le rejet de l’essentiel de la fiscalité sur la consommation des boissons sous la forme des devoirs entrait en concurrence directe avec les octrois urbains12. Toutefois, il ne faut pas oublier que ces mêmes élites, très liées au marché comme producteurs de surplus agricoles, n’avaient aucun intérêt à affaiblir la dynamique économique et sociale des villes, relais essentiels du commerce interrégional et international. Ainsi, les États de Bretagne surent-ils toujours défendre les privilèges commerciaux urbains. Dans l’Ouest français, il ne faut donc jamais oublier cette différence de statut fondamental qui sépare la Bretagne du reste des autres provinces13, ce qui lui a permis de préserver une sous-fiscalisation appréciable.
7L’inégalité géographique du prélèvement fiscal renvoie largement à l’histoire de la formation du royaume, avec des demandes très fortes dans les provinces les plus anciennement intégrées et des exigences plus modérées dans la périphérie des provinces plus tardivement annexées14. Cette tendance globale fut toutefois corrigée par l’obligation faite aux villes frontières de prendre en charge la construction des infrastructures militaires de défense comme l’illustrent les villes du Nord15 ou les villes des arsenaux des façades atlantique et méditerranéenne16. Ainsi, la modulation de l’endettement et les choix de banqueroute partielle ne correspondirent jamais à une volonté de redistribution de ressources en faveur des corps de ville pour les aider dans l’amélioration de la gestion de l’espace urbain et des conditions de vie des habitants, mais à une préservation des capacités de réponse du crédit urbain, c’est-à-dire des placements des élites sociales, soit directement dans le cadre privé soit indirectement par le biais des dons aux établissements hospitaliers et religieux, toujours intéressés par les rentes municipales ou étatiques.
8Les finances municipales provenaient de deux canaux ordinaires différents : les ressources procurées par les revenus des biens patrimoniaux et la levée des octrois sur les produits entrant et sortant de la ville, classés et taxés dans des pancartes validées par le pouvoir royal. Les ajustements entre les gonflements de dépense et les contractions des ressources étaient réglés par des emprunts dont le remboursement était basé sur la restauration d’une meilleure conjoncture. Lorsque celle-ci se faisait attendre, faisant grimper le niveau d’endettement à une hauteur insupportable, ou lorsque l’urgence des demandes royales l’imposait, il fallait soit solliciter la création de nouveaux octrois, soit se résoudre à une levée d’argent exceptionnelle sur les habitants.
9Dans presque toutes les villes de l’Ouest, les ressources apportées par les propriétés patrimoniales ne représentaient qu’une part infime des revenus municipaux, à l’image de Tours où elles ont oscillé le plus souvent entre 12 et 18 %, la première moitié du XVIIe siècle apparaissant comme une période d’écrasement. L’apport des patrimoniaux nantais se limitait même à environ 10 %. L’essentiel venait donc des octrois, ces taxes à la consommation levées sur un très grand nombre de produits, principalement assises sur les boissons et tout spécialement le vin ou la bière, mais aussi sur les grains, les poissons, le bois et le foin, concédées par le pouvoir royal dans des baux dont il fallait obtenir le renouvellement périodique, mais aussi l’augmentation en nombre pour couvrir des dépenses précises jugées indispensables. À l’échelle française, l’Ouest formait avec le Centre et le Languedoc les trois grandes zones où l’importance relative des octrois atteignait son maximum, à la différence de la Provence, de la Guyenne et plus généralement de la zone nord-est, de la Picardie à la Franche-Comté. Dans cette configuration, Angers formait une étonnante exception17.
10Comme ailleurs, il existait des loyers de terrains ou d’édifices, souvent cédés à la ville à partir du domaine royal, ou quelques taxes de circulation terrestre comme un droit de pontonnage prélevé sur les animaux et les véhicules passant les ponts acquis en 1542 afin de les entretenir. En se limitant à cette version traditionnelle, Angers serait restée rangée au milieu de toutes les autres villes de l’Ouest. Son originalité était fondée sur la cession en privilège par Louis XI en 1475, lors de la création du corps de ville, d’un impôt appelé cloison, créé à la fin du XIVe siècle par le duc d’Anjou pour le financement des murs, des portes et des ponts. Levé à Ingrandes, à la frontière avec la Bretagne, aux Ponts-de-Cé et à Rochefort, cette taxe bénéficiait essentiellement du trafic fluvial sur la Loire, les trois péages apportant 90 % de la recette, le complément étant perçu sur la Maine, aux portes de la ville, à quelques points intra-muros et dans la proche banlieue. Dans une assemblée générale de la ville du 2 janvier 1657, la pancarte des produits taxés fut réactualisée, tout en maintenant les exemptions sur les marchandises apportées pour les foires et sur les provisions personnelles des familles, ce qui avantageait celles de l’élite urbaine disposant de belles métairies ou même de closeries dans la proche campagne, surtout dans un rayon de 20 kilomètres.
11La cloison bénéficia du trafic commercial traditionnel sur la Loire aux XVIe et XVIIe siècles, principalement assis sur la descente des vins d’Anjou et de Touraine, des toiles d’Anjou, du Maine et du Poitou, du papier et de la quincaillerie du Massif Central et sur la remontée du sel atlantique et des laines de Castille. Le développement du commerce colonial à partir du port de Nantes, avec la belle croissance du raffinage du sucre à Orléans et la fourniture du marché parisien, suscita une envolée au XVIIIe siècle jusqu’à atteindre 44 000 livres de revenus qui, ajoutées aux 6 000 livres des autres menues rentes ordinaires, ont assuré un joli pactole au corps de ville sur la gestion duquel l’intendance de Tours ne pouvait pas intervenir. Ceci protégeait une indépendance de gestion exceptionnelle dans le cadre français, le contraste étant toutefois saisissant entre le règne de Louis XIV où les revenus patrimoniaux ne suffisaient pas pour faire face aux dépenses ordinaires fixées par l’arrêt du Conseil du 9 septembre 1667 et le reste du XVIIIe siècle où l’excédent permit l’accumulation d’un trésor de guerre fort utile pour les interventions en période de crise frumentaire dans les années 1780 par exemple. Des dépenses ordinaires passant de 13 000 livres à 26 600 livres de 1720 à 1780 permirent une thésaurisation atteignant 100 000 livres en 1773 et 142 400 livres en 1789, malgré une dépense de 296 400 livres de 1764 à 1789.
12Quelle interprétation sociale donner de l’évolution des fermes d’octroi, principale source de financement de l’action municipale ? Doit-on y rechercher un indicateur même imparfait du niveau de consommation de la société urbaine18, avec ses phases d’essor et de contraction, renvoyant à la complexe conjoncture enserrant les villes, depuis les mouvements démographiques liés à l’instabilité de la situation frumentaire et sanitaire jusqu’aux phases économiques dans lesquelles l’environnement rural de la ville peut s’ajouter ou s’opposer aux apports venus des échanges internationaux ? Doit-on plutôt y lire un reflet des compromis établis entre les divers groupes de pression s’affairant autour de la gestion d’une ressource financière non négligeable avec des intentions fort différentes pouvant aller de la défense de l’intérêt général dans la police urbaine à la simple recherche du profit dans une pure opération spéculative ? Deux grandes variables paraissent avoir commandé principalement les ajustements. En premier lieu, l’oligarchie municipale, tout en veillant à ne rien laisser échapper du commerce conduit par la ville, entendait concentrer l’effort sur les produits de première nécessité destinés au marché purement local, sans pénaliser tous les produits, et spécialement ceux de plus forte valeur, qui ne faisait que passer par la ville. Elle était partagée entre la volonté de dégager suffisamment de ressources pour mener à bien ses missions de police urbaine garantissant la paix sociale dans l’espace urbain et la volonté de ne pas surtaxer pour ne pas décourager les échanges. Par ailleurs, l’estimation finale dépendait largement de l’attitude des financiers susceptibles de répondre aux adjudications des fermes, ce qui renvoyait à leur appréciation des conjonctures croisées évoquées ci-dessus. Les effets psychologiques des crises politiques et militaires, principalement des guerres maritimes en ce qui concerne les villes de l’Ouest français, pouvaient supplanter une analyse raisonnée des capacités réelles de l’économie urbaine. Le niveau de fiscalisation étatique ne pouvait qu’affecter de manière décisive le rapport entre l’offre municipale et la réponse des preneurs sur le marché des octrois, en pesant aussi bien sur les perceptions des uns et des autres quant aux limites de la négociation.
13En suivant les octrois nantais dans un long XVIIe siècle terriblement marqué par la répétition des guerres, mais aussi par l’émergence de la place portuaire au plus haut niveau du commerce colonial atlantique et la mise en place d’une stricte tutelle de l’administration royale, il est intéressant de mesurer l’impact des différents facteurs évoqués19. Trois phases historiques apparaissent assez nettement20. Durant les deux premiers tiers du XVIIe siècle, le corps de ville est parvenu à maintenir ses ressources sur un niveau moyen annuel de 40 000 à 42 000 livres tournois. La période des guerres maritimes de Louis XIV révèle une désorganisation du marché financier qui se lit dans la circonspection des financiers et la consolidation du pessimisme des édiles nantais. L’addition de l’âpreté des enchérisseurs et de l’excessive inquiétude des bailleurs a conduit à l’acceptation de conditions souvent fort inférieures aux normes habituelles, sous-évaluation qui était en contradiction avec l’essor de l’armement maritime et l’évolution du mouvement portuaire. Une volonté de révision des baux se fit jour en pleine guerre de Succession d’Espagne, mais il fallut attendre le règlement du conflit et la relance des trafics coloniaux atlantiques pour atteindre brusquement des niveaux encore inconnus, représentant plus qu’un doublement des recettes municipales.21
14Ainsi pour répondre à la question posée sur le sens de l’évolution des octrois, il nous semble que ce dernier renseigne beaucoup mieux sur l’état du marché financier lié aux finances urbaines que sur le niveau de consommation de la société. L’adjudication des fermes renvoie beaucoup plus à une appréciation de la conjoncture à venir à moyen terme dans laquelle les facteurs psychologiques l’emportent souvent sur les facultés d’analyse raisonnée de l’activité urbaine. Peut-on poser la question d’une certaine complicité des élites échevinales avec les réseaux financiers en leur permettant une élévation des profits par l’acceptation complaisante d’un prix sous-évalué ? Doit-on les exonérer de ces soupçons en rappelant que les maires et échevins avaient littéralement le couteau sous la gorge étant donné les demandes en rafale du trésor royal devant soutenir un intense effort militaire dans des conditions de plus en plus dramatiques ? L’analyse des réseaux financiers intéressés par les trésoreries municipales et de leurs bases d’investisseurs n’est pas encore suffisamment poussée pour risquer une réponse à ce délicat problème.
Défense des privilèges et ouverture sociale de la vie municipale : Nantes à la fin du règne de Louis XIV
15Au XVIIe siècle, les grandes orientations de la politique municipale sont déterminées au sein du bureau servant, exécutif regroupant le maire et six échevins, aidés par le procureur du roi syndic, premier officier municipal, mais élu selon la tradition par la population. Sur un rythme moyen de 80/90 séances annuelles, ce bureau de ville traite toutes les affaires courantes et fixe en général la ligne à suivre envers la monarchie. Pourtant, lorsque les solutions envisagées entraînaient des conséquences financières pour la communauté, le bureau de ville élargissait volontiers le cercle de la consultation afin d’asseoir la réponse sur un cautionnement social plus élargi, tout en garantissant la prééminence de l’expression de la « saine et maire partie » de la société urbaine. La tendance générale du XVIIe siècle a toutefois correspondu à la lente érosion de ces habitudes participatives22, avant que l’attaque massive et systématique de Louis XIV contre les privilèges fondamentaux pour obliger les villes à monnayer leur prolongation ne vienne relancer provisoirement une vie politique municipale en étiolement.
16Lorsque le besoin d’une consultation se faisait sentir, le premier réflexe était de réunir le grand bureau municipal, c’est-à-dire d’inviter les anciens maires et échevins déjà passés par les charges à rejoindre leurs collègues en fonction. Le corps de ville, ainsi complètement reconstitué dans sa mémoire d’action, a toujours été considéré comme le véritable détenteur de la légitimité communautaire bien que nous ne connaissions qu’un seul conflit qui vit en 1631 le maire, soutenu par quatre des échevins, se faire désavouer par la majorité des anciens maires et échevins appelés en arbitrage par deux échevins en opposition à un projet de fermeture sociale du corps électoral23. Si des discussions ont eu lieu, elles sont demeurées en interne, ce qui nous les rend invisibles puisque non traduite par le greffier dans le registre des délibérations. Il est raisonnable de penser que l’homogénéité sociale et culturelle dans le corps de ville était suffisante pour faciliter l’établissement assez aisé d’une convergence autour des magistrats en place. Si tous les anciens édiles étaient invités, tous ne répondaient avec le même civisme. Les procès-verbaux montrent que les anciens maires se déplaçaient moins que les anciens échevins. Il serait intéressant de tenter de relier ces attitudes différentes à des conceptions particulières du passage par la municipalité, en s’intéressant au poids de facteurs sociaux comme celui d’une tradition lignagère ou celui de la capitalisation des honneurs dans la dynamique ascensionnelle, mais aussi à l’environnement culturel de l’intérêt pour la chose publique, principalement lié à la variabilité des sensibilités religieuses. Pour rendre plus concret ce questionnement, peut-on poser comme hypothèse que les familles les plus engagées dans le mouvement dévot de la réforme catholique ont été les plus engagées dans la vie municipale au nom de leurs exigences missionnaires ?
17Pour organiser la défense des privilèges menacés à partir des années 1690, le corps de ville intégral a varié les solutions d’élargissement24. En octobre 1688, les créanciers ont été appelés dans une délibération consacrée à l’exemption des lods et ventes, taxe perceptible par un seigneur sur tout nouvel acquéreur d’un bien dans son fief, ici le seigneur roi dans le ressort de sa prévôté correspondant surtout aux parties centrale et orientale de la ville de Nantes. Il ne s’agit que d’une stricte application des ordres du pouvoir royal qui, depuis la remise en ordre des finances des villes, a imposé la consultation préalable de tous les créanciers avant toute demande d’octroi, de levées de nouvelles taxes ou d’emprunt. Cette procédure est de nouveau observable les 6 et 22 avril 1693 pour le financement du maintien de l’exemption du droit de franc-fief.
18Les 24 février et 24 août 1701, le grand bureau municipal s’est ouvert à des notables (marchands, avocats, procureurs, notaires, professeurs de droit, receveur des épices de la Chambre des comptes) qui ne sont pas identifiés comme représentants officiels d’un corps précis, ce qui reste une situation originale. Même s’il s’agit d’une extension dans les mêmes milieux qui alimentent l’échevinage dans cette période, on ne voit pas sur quel principe institutionnel ils ont pu être convoqués. Les situations professionnelles ne renvoient pas vers prioritairement vers la clientèle roturière habituelle opérant sur le marché des seigneuries et désireuses de ne pas payer la taxe sanctionnant sa non-appartenance au second ordre.
19L’adjonction des juge et consuls du tribunal commercial est beaucoup plus logique étant donné les liens institutionnels et sociaux entre ces deux autorités. Pour être créé en 1565, le consulat du commerce a eu besoin du patronage de la toute nouvelle municipalité obtenue du pouvoir royal par le lobby marchand. Le même esprit oligarchique caractérise les deux corps et le règne de Louis XIV a vu la plus forte proportion de marchands dans l’échevinage. Même si le consulat commence à ne plus supporter la tutelle de la ville sur sa procédure élective, en revendiquant son émancipation pour la composition de la liste des éligibles en 1699, il demeure tant de points d’affinité que leur invitation paraît totalement naturelle. Le 22 juillet 1681, ce type de séance eut à se préoccuper des prétentions du commissaire chargé de la réformation du domaine royal qui prétendait retoucher les très anciennes pancartes des octrois, arrêtées en 1565 et 1571 et confirmées depuis par le pouvoir royal. L’ordre du jour du 21 décembre 1682 portait le même thème, avec en sus la question des lods et ventes puisque la ville était en procès devant le Conseil d’État contre les fermiers de ces taxations. Le 11 décembre 1686, le refus de payer le droit de « bouette » (boîte) au péage d’Ingrandes, au passage de l’Anjou à la Bretagne, justifia l’adjonction de douze notables marchands en sus des juges et consuls. Le 5 mars 1696, ce furent les plaintes des marchands contre la perception du droit de 45 sols par barrique d’eau-de-vie vendue dans le comté de Nantes qui commandèrent ce type de séance. Comme les exemples l’indiquent, ce type d’ouverture était principalement lié à la défense des intérêts commerciaux nantais.
20On entrait dans la véritable consultation de la communauté d’habitants lorsque l’échevinage décidait de convoquer la dénommée « assemblée générale des ordres de la ville », ce qui correspondait à la réunion au grand bureau de six députés des trois grands corps nantais jugés symboliquement représentatifs depuis les origines de la municipalité et même du conseil des bourgeois des XVe et XVIe siècles, à savoir deux députés de l’Église (deux chanoines), deux députés de la Chambre des Comptes (maîtres ou auditeurs), et deux députés du Présidial (conseillers). Les registres de délibération montrent que, dans la seconde moitié du règne de Louis XIV, seuls les chanoines furent régulièrement présents, en opposition aux officiers du Présidial peu motivés et surtout aux officiers des Comptes, volontairement absents par mépris d’une institution inférieure. Les assemblées générales des 13 décembre 1700, premier février et 13 mars 1702, convoquées pour la défense de l’exemption des francs-fiefs, en sont de parfaites illustrations. Ce fut cette structure qui accepta, le 9 juillet 1706, le versement de 45 000 livres au trésor royal pour éviter l’obligation d’acheter des lettres de bourgeoisie dont la ville avait jusque-là la jouissance gratuite depuis les premières concessions ducales du XIVe siècle, augmentées ensuite par les rois de France au XVIe siècle. L’intérêt du procès-verbal tient dans la description de la séance, un peu plus précise qu’à l’ordinaire : « … et Messieurs ayant pris place, scavoir Monsieur le maire à la teste de l’assemblée en habit noir, l’espée au costé, et avis de luy, Monsieur le sous-maire, et du costé du président, le corps de ville en robbe de magistrature, et avis du bureau servant estoient messieurs les députtés de l’Église et à costé les députtés du Siège aussy en robbe de cérémonie, et du costé du sous-maire Messieurs les antiens eschevins en robbe et habits noirs25. »
21L’intégration des attaques contre les privilèges urbains dans la panoplie multiple des expédients fiscaux dans la seconde moitié du règne personnel de Louis XIV a eu comme conséquence de réveiller d’anciennes formes participatives du XVIe siècle, mais délaissées dès le début du XVIIe siècle.
22Il en est ainsi de la consultation des paroisses qui avaient constitué au siècle précédent la structure municipale de base pour les délibérations sur les grands problèmes urbains et pour la levée des taxes extraordinaires commandées par leur résolution. Même si les assemblées paroissiales n’avaient jamais été utilisées comme circonscription électorale de base dans un système à deux degrés comme à Angers par exemple, elles avaient servi de relais prioritaire entre le conseil des bourgeois, puis l’échevinage et l’ensemble de la communauté d’habitants. Pour Nantes, la dissolution du système ne fut guère compensée par le recours aux compagnies de milice lors de graves crises sociales, tant épidémiques et frumentaires. Pourtant, de juillet 1691 à septembre 1692, huit séances associant les députés de paroisse à l’assemblée générale des ordres de la ville se sont préoccupées de l’exemption des lods et ventes. En août et septembre 1697, trois assemblées ont cherché comment défendre le privilège ancien de dispense de l’arrière-ban (service militaire, passé sous forme financière, dû par tout propriétaire de fiefs). Le 18 novembre 1693, ce conseil élargi a ouvert le dossier des francs-fiefs. Il en fut de même lors de la seconde attaque avec deux séances en janvier 1702.
23Cette relance de la participation des habitants via les fabriques paroissiales ne provoqua pas un élan massif, preuve que des habitudes de distanciation des procédures de délibérations municipales étaient déjà bien ancrées dans les mentalités. Le suivi de l’année 1692, en plein cœur de la crise, en donne un très bel exemple. Le 3 janvier, seules quatre paroisses ont répondu à l’appel et « attendu qu’il ne s’est pas trouvé nombre compétant pour dellibérer, a esté arresté… qu’il sera donné une copie de la lettre escrite par messieurs les députés à Paris à messieurs les fabriqueurs26 ». Le 25 février, la présence de seulement deux paroisses oblige à reproduire la même procédure « pour à leur diligence (les fabriqueurs) faire assigner chapitre à dimanche prochain…, et les arrestés qu’ils feront seront apportés duemant garantis à l’assemblée généralle par deux de leurs députés revestus de pouvoirs suffisans pour authoriser la dellibération27 ». Cette relance s’est révélée efficace puisque le 3 mars sept paroisses sont représentées. « Sur quoy, après avoir ouy les marguilliers et députtés des paroisses et monsieur le sénéchal président ayant pris les voyes de tous messieurs présents à l’assemblée, a esté d’un commun consentement arresté que sa Majesté sera très humblement suppliée d’agréer la somme de 100 000 livres28. » Le roi exigeant 200 000 livres, une nouvelle assemblée du 27 mars, réunissant encore sept paroisses, entérine le versement de cette somme. La meilleure représentation paroissiale fut atteinte en septembre avec une séance à huit et une autre à neuf délégations.
24Sur neuf exemples de consultation des généraux de paroisse, il convient de noter que ce sont les deux paroisses les plus peuplées qui ont été les plus assidues : la paroisse portuaire et commerciale de Saint-Nicolas a toujours été représentée, suivie de Sainte-Croix, paroisse boutiquière et officière avec beaucoup d’avocats et de procureurs, qui n’a manqué qu’une réunion. Il existe ainsi une corrélation très nette entre la composition sociale de l’échevinage sous Louis XIV et la sociologie des paroisses quant au différentiel de mobilisation pour la défense des privilèges municipaux. Tout n’est pourtant pas aussi simple puisque si la bonne participation de Saint-Vincent (deux absences) confirme l’engagement de Sainte-Croix, le manque d’intérêt des responsables de Saint-Saturnin, paroisse de transition entre Sainte-Croix et Saint-Nicolas, surprend. Une des clés explicatives pourrait bien être quand même le profil sociologique général : les paroisses les plus aristocratiques et les paroisses les plus pauvres se sont rejointes dans un certain désintérêt.
25Toutes ces innovations ne furent qu’un feu de paille puisque dès 1703 la traditionnelle assemblée générale est redevenue la forme privilégiée de la consultation la plus large. Le réflexe communautaire face à la marchandisation des privilèges les plus classiques n’aura duré que le temps de l’attaque. Dès la décennie 1710, la logique de bureaucratisation sur le seul bureau de ville a repris son cours, pour s’imposer totalement sous l’autorité du subdélégué-maire Gérard Mellier dans les années 172029.
Les villes de l’Ouest dans le royaume au temps de la réforme de L’Averdy
26Persuadé, comme les marquis d’Argenson et de Mirabeau avant lui, que la réforme des finances de l’État monarchique passait par une certaine forme de déconcentration ou de décentralisation en faveur des villes, le contrôleur général L’Averdy fit de la réforme des municipalités (1764-1765) un des axes majeurs de son ministère (1763-1768). Dans son esprit, la relance de la vie municipale, par une meilleure association délibérative des différents corps sociaux urbains, était intimement liée au redressement des finances municipales, base indispensable pour refonder solidement la solidité du trésor royal30. À la veille de sa chute, il rappelait encore à Louis XV qu’à son entrée en fonction « toutes les villes du royaume se trouvaient dans une position semblable à celle de l’État, arriérées dans leurs revenus, surchargées de dettes énormes et sans ordre dans leur administration31 ». Il commença donc par dresser un état des lieux en commandant une grande enquête financière aux municipalités, aux établissements religieux, aux hôpitaux et aux corporations. Il n’en reste plus qu’une mise au net des réponses des villes, réalisée en 1766 par un commis du contrôle général, document très précieux pour une comparaison à échelle nationale.
27Les données fournies par les villes, deux à trois ans après la guerre de Sept Ans qui a profondément affecté le commerce international et provoqué l’explosion des exigences financières de l’État, révèlent une situation financière globalement satisfaisante, avec une balance générale positive contrastant avec le déficit structurel de l’État. Par ailleurs, avec une moyenne nationale de 25 %, le niveau d’endettement des villes demeure inférieur à celui de la monarchie qui avoisine les 40 %. Cette perspective globale masque cependant des différences de situation considérables.
28Le premier marqueur intéressant à considérer est le poids relatif du prélèvement financier municipal par habitant, afin de différencier les politiques des corps de ville, allant de la sous-fiscalisation volontaire à la surfiscalisation obligée. En rapportant la somme des revenus globaux déclarés aux chiffres de population estimés pour 473 villes, le niveau moyen de pression fiscale municipale se situe à environ 5 livres par habitant, alors que l’ensemble du prélèvement étatique doit tourner autour de 10 livres. Toutefois, la variation réelle du taux d’imposition municipale varie dans une fourchette allant de un à trente. Les discordances évidentes entre les montants des revenus municipaux et la puissance démographiques des villes prouvent que les politiques menées par les corps de ville étaient loin d’être homogènes. Si Chartres avait une population cinq fois inférieure à celle de Rouen, ses revenus étaient huit fois inférieurs, mais de même niveau que ceux d’Angers, deux fois plus peuplée. Un relevé rapide des principales villes de l’Ouest à travers l’enquête L’Averdy fournit une illustration éloquente de cette hétérogénéité32.
Villes | Revenus | Population | L./hab. |
Nantes | 213859 | 60000 | 3,6 |
Orléans | 139 139 | 50000 | 2,8 |
La Rochelle | 118885 | ||
Rennes | 103407 | 35000 | 2,9 |
Caen | 75161 | 35000 | 2,2 |
Saint-Malo | 68000 | 15000 | 4,5 |
Angers | 64846 | 30000 | 2,2 |
Brest | 62007 | 30000 | 2,1 |
Laval | 60605 | 15000 | 4 |
Saumur | 53391 | ||
Morlaix | 47816 | 10000 | 4,8 |
Fontenay | 45293 | ||
Parthenay | 42405 | ||
Lorient | 37396 | 15000 | 2,5 |
St-Maixent | 32158 | ||
Vannes | 23353 | 9000 | 2,6 |
Les Sables | 23240 | ||
Thouars | 20119 | ||
Quimper | 18578 | 8000 | 2,3 |
Tours | 17806 | 22000 | 0,8 |
Blois | 15936 | 0,7 | |
Poitiers | 15024 | 21000 | 0,7 |
Le Mans | 13910 | 16000 | 0,9 |
St-Brieuc | 13268 | 6500 | 2 |
Redon | 13200 | 3000 | 4,3 |
Guingamp | 13150 | 4000 | 3,4 |
Auray | 12400 | 4000 | 3,1 |
Hennebont | 11420 | 3500 | 3,3 |
29Afin de bien caractériser la position des villes de l’Ouest, il convient de préciser les moyennes nationales par catégories, la taille de la ville étant un facteur essentiel de différenciation33.
Ventilation des villes françaises par classes démographiques
Population | Villes et bourgs | Population totale (en habitants) | Revenus (millions LT) | Revenu moyen (LT) |
< 2 000 h | 58 | 95000 | 0,204 | 2,1 |
2 000/5 000 | 248 | 821000 | 2,214 | 2,7 |
5 000/10 000 | 99 | 658000 | 2,016 | 3,1 |
10 000/20 000 | 38 | 550 000 | 2,821 | 5,1 |
20 000/50 000 | 23 | 672 000 | 3,284 | 4,9 |
50 000/100 000 | 5 | 329000 | 3,010 | 9,1 |
> 100 000 h | 2 | 809000 | 8,431 | 10,4 |
Total | 473 | 3 934 000 | 21,98 |
30La comparaison entre les deux tableaux éclaire brutalement une évidence, à savoir le grand décalage entre les villes de l’Ouest et la situation ordinaire en France, ce qui traduit une faible fiscalisation urbaine. Dans la plupart des exemples des villes moyennes entre 10 000 et 50 000 habitants, le niveau de revenu, fourni essentiellement par les octrois, est de moitié inférieure à la moyenne française. Trois exceptions sont quand même à signaler avec Morlaix, Saint-Malo et Laval. Les deux premières concernent des ports qui ont connu leur apogée aux XVIe et XVIIe siècles, mais qui ont beaucoup de difficulté à trouver leur place dans le commerce international du XVIIIe siècle. Il en est résulté une contraction démographique qui explique certainement le coefficient élevé dans la mesure où les revenus sont restés accrochés à une situation économique antérieure bien meilleure. Laval ? L’écart est encore plus criant pour les grandes villes dépassant les 50 000 habitants où le rapport tombe même au tiers. La situation nantaise apparaît donc hors norme, surtout lorsqu’on compare son niveau d’imposition avec d’autres grandes villes comme Rouen (5,3), Toulouse (6,2), Bordeaux (8,4), mais surtout Lille, Marseille et Lyon avec un record de 18 livres par habitants. Il est délicat d’interpréter de telles oppositions.
31La forte culture du privilège et l’habitude globale d’une faible fiscalisation pourraient être invoquées pour la Bretagne, mais il n’apparaît guère de différence avec les provinces d’Anjou, du Maine, de Touraine et du Poitou. On a plutôt l’impression que cela renvoie vers l’héritage de la position géostratégique de ces provinces dans la logique directrice de la politique extérieure française, essentiellement continentale jusqu’au dernier quart du XVIIe siècle. Éloignées des fronts principaux, ne connaissant guère le soldat et ses conséquences financières, les villes ont pu se maintenir dans une tradition de prélèvement ordinaire faible. L’impact des guerres civiles, principalement des conflits religieux du dernier tiers du XVIe siècle, n’a pas bouleversé cette donne, même dans une situation comme celle de Tours où la ville s’est vue obligée d’édifier une nouvelle muraille de ville au début du XVIIe siècle. Cette obligation a plongé la ville dans les embarras financiers, sans pousser à une forte redéfinition de la fiscalité urbaine sur le long terme. La comparaison des revenus urbains par classes démographiques dans les généralités du royaume plaide pour ce type d’analyse puisqu’elle met en évidence la France de l’Est pour la fixation des plus hauts niveaux. Dans cette perspective, la culture du privilège provincial aurait néanmoins un certain effet puisque la Bretagne, avec une répartition équilibrée des diverses catégories de villes dans le classement des revenus urbains, se sépare des autres provinces de l’Ouest plus hétérogènes, avec un nombre plus élevé de petits revenus inférieurs à 2 000 livres en opposition avec une assez forte valeur relative pour les revenus les plus hauts, surtout pour le Poitou avec un nombre significatif de villes entre 20 000 et 50 000 livres tournois.
32Quant à la structure budgétaire interne, l’enquête permet de dégager trois grands types de situation à l’échelle du royaume. Dans les petites villes (moins de 5 000 habitants et moins de 3 000 livres de revenu), la situation financière était généralement très malsaine : certaines n’avaient pas pu emprunter, ce qui avait fait exploser le déficit, d’autres se trouvaient très endettées. Les villes de taille moyenne avaient le plus souvent des finances saines et équilibrées, avec un taux d’endettement très faible, excepté dans le Midi de la France. Selon leur positionnement dans l’économie d’échanges du XVIIIe siècle, elles digérèrent plus ou moins vite les crues fiscales de la guerre de Sept Ans, parfois au prix d’un ralentissement des travaux d’embellissement ou d’une hausse du taux d’endettement dans des limites raisonnables. Les grandes villes formaient un monde à part. Alors que leur balance budgétaire était le plus souvent positive, leur taux d’endettement atteignait souvent un niveau très élevé car elles servaient d’instrument financier pour les emprunts de l’État monarchique. À la différence des petites villes, elles disposaient de moyens de réaction qui leur permettait de redresser assez rapidement la situation. Bénéficiant plus que n’importe quel autre type de ville de la reprise économique, elle pouvait faire baisser le service de la dette en dégageant des surplus budgétaires grâce à une cure temporaire d’austérité dans les dépenses.
33Dans l’Ouest, il faut souligner l’originalité de la position d’Angers et de Tours, classées à la limite inférieure des villes à fort déficit budgétaire (> 20 % des recettes). Les raisons en sont fort différentes : à Tours, c’est une situation subie par suite de la très forte cotation pour le don gratuit de 1758 ; à Angers, c’est une politique délibérée, les édiles préférant couvrir leur déficit par des emprunts plutôt que puiser dans leurs réserves financières alimentées régulièrement par leur taxe patrimoniale de la cloison sur le trafic fluvial.
Éthique et logique sociale des corps de ville dans les budgets municipaux
La politique des ressources
34Dans la plupart des cas, l’essentiel des moyens d’action des corps de ville provenait de la levée des octrois. Le dérapage et l’enlisement dans les déficits budgétaires venaient d’une élévation des dépenses à laquelle il était impossible de résister, soit pour des raisons politiques parce qu’il importait de répondre aux exigences du pouvoir royal pour mieux protéger les privilèges urbains, soit pour des raisons sociales parce qu’il s’agissait de prévenir les émeutes urbaines en cas de crise économique et particulièrement frumentaire, soit pour des raisons éthiques parce qu’il était du devoir religieux de la notabilité de prodiguer des secours charitables aux plus démunis dans les périodes de cherté et de manque de travail ou lors des assauts de redoutables épidémies34. Dans les trois cas, la réponse de l’oligarchie municipale était fondamentalement d’ordre social puisqu’il s’agissait de démontrer que le contrat politique traditionnel, qui justifiait l’attribution du gouvernement urbain à la « saine et maire partie » de la société urbaine par sa capacité à assurer l’existence vitale de la plus grande partie de la population, gardait toujours son efficacité. La défense de l’ordre social, dans laquelle les idéaux moraux d’essence religieuse, revivifiés par la rivalité des réformes catholique et protestante, se mêlaient inextricablement à la protection de la hiérarchie naturelle structurant la cohésion de la société urbaine35, entretenait un barrage culturel très puissant contre le principe d’aligner les dépenses sur les ressources lorsque la conjoncture basculait dans une situation de crise.
35La solution la plus fréquente était d’utiliser des prêts relais en attendant que le redressement économique rétablisse des finances en excédent permettant de rembourser les prêteurs, formés le plus souvent par le trésorier municipal (miseur dans les villes bretonnes) ou des particuliers et des institutions comme les établissements religieux et hospitalier qui valorisaient ainsi leurs fonds entretenus par les legs charitables des généreux donateurs. Lorsque le prélèvement royal connaissait une forte augmentation ou que le déficit s’installait durablement, la solution la plus simple était de solliciter des suppléments d’octroi. On y recourait sous la contrainte car la convergence entre l’hostilité de la masse des consommateurs taxée sur des produits de première nécessité et les craintes des milieux marchands de voir s’enclencher une baisse de la demande entretenait un puissant rempart mental contre ce type d’ajustement. Toutefois, dans la catégorie des médecines désagréables, ce n’était pas la pire. Elle était finalement préférée à la solution plus brutale de la taxation directe sur les familles, même si cette dernière était toujours présentée comme un remède extraordinaire justifié par la résolution d’une crise particulière. Dans cette solution de dernier recours, encore fallait-il savoir si la charge allait englober la plus grande partie de la population, en n’exceptant que les insolvables, ou si elle touchait en priorité les « aisés », toujours au nom du contrat moral et politique régissant le gouvernement de la cité.
36Il est frappant de constater que la plupart du temps les différentes solutions ont été utilisées les unes après les autres comme si l’introduction de la variété dans les prélèvements permettait d’en atténuer les effets psychologiques sur la population et donc d’en faciliter l’acceptation. N’oublions pas non plus que cette diversification a pu aussi correspondre à l’obligation de mobiliser tous les moyens disponibles par suite d’une hausse spectaculaire des besoins financiers, surtout lorsqu’une flambée de la fiscalité étatique survenait dans une mauvaise phase économique et sanitaire. Toutefois, ce serait une erreur de réduire cette variation à des comportements purement matériels renvoyant à la gestion des relations des élites avec l’autorité royale et à la préservation d’un ordre social urbain très favorable à leur suprématie. N’oublions pas que les familles qui sont entrées dans les échevinages l’ont fait sur la base du volontariat alors que bien d’autres s’en sont totalement désintéressées. Si la recherche des honneurs individuels et de la considération sociale pour le lignage a été un puissant facteur pour des familles ambitieuses en quête d’ascension sociale36, il ne serait pas heureux de borner là leurs motivations. L’histoire de la culture politique urbaine de l’époque moderne a tout intérêt à s’intéresser beaucoup qu’elle ne l’a fait à l’esprit civique entretenu dans les lignages qui ont le plus investi les corps de ville37. La conscience du service à rendre à l’ensemble de la communauté et les obligations charitables entretenues dans une perception religieuse de la responsabilité publique forment un fonds culturel à beaucoup mieux caractériser. La variété des solutions financières négociées au sein de l’oligarchie municipale est sans doute un excellent témoignage de cet état d’esprit et des compromis qu’il a fallu passer entre une éthique de service, la défense d’une hiérarchie sociale justifiée comme naturelle et l’efficacité technique de système de perception pour assurer une réponse rapide face à un problème grave menaçant la communauté urbaine38.
37Pendant longtemps, les levées d’octroi ont été concédées par adjudication à des fermiers travaillant naturellement, non seulement avec leurs capitaux propres, mais aussi à partir de l’épargne que des membres des élites sociales voulaient bien leur confier, comme dans tout le système fisco-financier qui s’est surtout développé à partir du XVIIe siècle avec le gonflement des besoins de l’État monarchique39. Il serait intéressant de connaître la ramification des familles qui sont entrées dans ce système en s’intéressant plus aux finances urbaines. Malheureusement, cette question demeure encore aujourd’hui un champ d’études quasi inexploré. Nous n’avons pas de sociographie nous permettant de poser la question des liens établis entre les intérêts privés des élites urbaines et le financement de la police urbaine ou la défense des privilèges communautaires. Nous ne pouvons que suggérer quelques lignes directrices qui devraient être discutées à partir de diverses monographies. Il est certainement essentiel de distinguer les petites et les grandes villes sur le long terme. Si elles partagent pendant longtemps, peut-être jusqu’au règne de Louis XIV, les mêmes caractéristiques générales, il est certain qu’elles divergent profondément ensuite, les premières se maintenant volontiers dans leur système traditionnel, les secondes étant de plus en plus intégrées dans le système fisco-financier à l’échelle du royaume.
38Notre simple apport se résume donc à dresser le profil de l’évolution nantaise comme hypothèse de travail à vérifier ou à contredire, en n’oubliant pas qu’il s’agit d’une grande ville qui connaît un essor économique et démographique considérable au XVIIIe siècle lui permettant de doubler sa population en passant de 40 000 à 80 000 habitants, croissance généralisée préparée par une redéfinition de ses grands circuits commerciaux à partir du milieu du XVIIe siècle.
39Jusque vers 1660, la miserie nantaise a été confiée le plus souvent à un marchand nantais, plutôt d’envergure moyenne, nettement inférieure à la surface de ceux qui siégeaient comme échevins. Cela laisse supposer une mobilisation de l’épargne essentiellement locale. Une des questions intéressantes serait de savoir si les fluctuations sociales dans le recrutement des échevins ont eu un impact ou non sur le marché de la rente municipale. En d’autres termes, le placement dans la gestion des octrois n’est-il qu’un élément particulier du marché rentier global, intéressant structurellement beaucoup les vrais bourgeois rentiers et les officiers de toute catégorie ou relève-t-il, et dans quelle mesure, de la diversification des revenus des commerçants selon la logique des réseaux d’affaires puisque la trésorerie est naturellement confiée à un marchand ? Bien sûr, il ne faut pas confondre le miseur qui règle les dépenses municipales sur les ordonnances du bureau de ville et le fermier qui lève les octrois et effectue ensuite ses versements dans la caisse du miseur. Mais il convient tout de même de rappeler que le trésorier municipal est considéré comme le premier banquier de la ville puisqu’il est admis qu’il doit effectuer des avances dont il ne récupère les fonds que bien après sa sortie de charge. Entre les miseurs-prêteurs et les marchands-financiers, bien des flux d’argent pouvaient circuler. Reste toutefois l’obligation pour les grands marchands de consacrer en priorité leurs profits à l’autofinancement de leur maison de commerce, qu’ils travaillent en individuel ou en sociétés étroites.
40Le règne de Louis XIV apparaît à bien des égards comme une phase de transition faisant passer d’un marché rentier local à l’action de réseaux financiers d’ampleur régionale. Le signe de ce basculement en est l’arrivée à la miserie de Guillaume Paulus, secrétaire de Guillaume d’Harouys, trésorier des États de Bretagne nommé en 1657 avant d’être démis pour situation de faillite en 1687. Les dernières décennies du règne sont dominées par le réseau de Nicolas Ballet, dans lequel a débuté son neveu, un certain Gérard Mellier, avant d’acquérir un office de trésorier de France, d’être repéré et promu subdélégué de Nantes par l’intendant en 1710 et propulsé au poste de maire de la ville par l’effet d’un puissant patronage politique de 1720 jusqu’à son décès en 172940. Ensuite, les espoirs de gonflement des recettes par suite de l’envolée de la consommation nantaise font passer la miserie, dont la charge a été transformée en office vénal, dans les affaires de la Ferme générale41, ce qui indique l’insertion du système des octrois dans les grands réseaux financiers parisiens42.
La politique des dépenses
41Est-il possible de prétendre qualifier socialement la ventilation des dépenses municipales ? Cette question n’est pas purement formelle car une bonne partie de cette répartition a toujours échappé à la stricte volonté municipale, directement ou indirectement. D’autre part, l’époque moderne n’a pas d’homogénéité sur les trois siècles. Jusqu’à Louis XIV, il n’existait pas de contrôle a priori des finances municipales, les chambres des comptes n’effectuant que la vérification a posteriori de la régularité des opérations comptables dans la trésorerie43. Tout a changé lorsque Colbert a entrepris l’assainissement des finances municipales pour préserver l’outil financier indispensable à la monarchie pour le placement de ses rentes publiques. Dans une série d’arrêts du conseil, couronnée par l’édit général de 1683, un règlement a fixé la ventilation des dépenses ordinaires avec comme priorité affichée la préservation du service de la dette. Toutefois, l’importance des problèmes de la vie urbaine a rendu rapidement obsolète cet encadrement qui s’est trouvé de plus en plus marginalisé face à la montée de l’extraordinaire, ce qui imposa aux corps de ville d’entretenir de bonnes conditions de négociation avec l’intendance afin de pouvoir préserver autant que possible une capacité à définir financièrement une politique municipale originale.
42Ainsi, les prélèvements royaux, incluant les impositions ordinaires, à l’exception de la taille dont les villes ont souvent été exemptées à sa création au XVe siècle, les taxations extraordinaires dont la forme la plus classique est restée le don gratuit, la transformation des charges municipales électives en offices vénaux avec l’espoir ou l’obligation de les faire racheter par les municipalités, le chantage monnayé de la menace de suppression de certains privilèges, et toute sorte d’autres expédients, représentent-ils toujours une part significative des dépenses municipales qu’il faut assumer en priorité sous peine d’entrer dans des conflits avec l’autorité royale souvent fort dommageables pour les libertés urbaines44.
43Les dépenses militaires relèvent plus ou moins de la même logique. Aux XIVe et XVe siècles, elles furent à l’origine des concessions de privilèges politiques aux villes puisqu’il était impératif d’associer fortement ces dernières dans la défense du royaume au cours de la guerre de Cent Ans. Durant l’époque moderne, la sanctuarisation progressive du royaume a établi de plus en plus une distinction fondamentale entre les villes de frontière et les villes de l’intérieur. Alors que les secondes ont vu leurs investissements dans leurs appareils militaires décroître régulièrement jusqu’à la destruction des murailles dans la seconde moitié du XVIIIe siècle45, les premières ont été de plus en plus chargées pour l’augmentation et l’entretien des moyens de défense, surtout après la mise en place de la « ceinture de fer » de Vauban durant le règne de Louis XIV46. Seules les guerres civiles et les prises d’armes nobiliaires ont ralenti le processus de démilitarisation de la plupart des villes, avec parfois des initiatives vraiment à contre-courant comme l’obligation pour Tours de se doter d’une nouvelle enceinte sous le règne d’Henri IV. D’une certaine façon, ces obligations militaires des villes de l’intérieur nous ont déjà introduits dans la politique municipale car le privilège d’autodéfense et de non-logement des gens de guerre fut pendant longtemps un des symboles les plus forts de l’autonomie politique urbaine, de son républicanisme bourgeois, de son patriotisme citadin et de sa volonté de contribuer volontairement au soutien de la monarchie. Ce système conceptuel des rapports des villes et de l’autorité monarchique n’a pas survécu à l’inflexion idéologique de nature absolutiste qui a marqué le règne de Louis XIV. Les villes et leurs représentants, malgré leurs récriminations, ont dû s’habituer à loger des militaires des régiments de passage en répartissant la charge sur les habitants et en louant ou en réquisitionnant les plus grands logements pour les utiliser en casernement47. Les archives municipales sont remplies de doléances contre cette nouvelle forme d’imposition dont les autorités urbaines prennent soin de se faire exempter.
44Pour qualifier socialement une politique municipale par le biais de ses choix financiers, restent donc trois grandes catégories de dépenses. Les frais de fonctionnement incluent non seulement les frais administratifs, les gages versés aux officiers municipaux et les gratifications accordées aux élus, mais surtout les coûts de représentation, principalement pour les députations de la ville auprès du roi et de la cour, d’instances administratives comme le parlement ou politiques comme l’assemblée des trois états en Bretagne, mais aussi pour la mise en scène du pouvoir urbain dans de grandes cérémonies civiques dont les entrées royales ou princières furent longtemps la manifestation la plus éclatante avant d’être supplantées par de grandes célébrations des victoires royales et des heureux événements de la dynastie48. Les dépenses de cohésion sociale passaient principalement par quatre canaux : les importations volontaristes de céréales en temps de crise climatique et agricole et de cherté des prix, la lutte contre les épidémies, l’assistance aux pauvres dans le soutien aux actions des ordres religieux, mais principalement au travail des hôpitaux, et dans l’attention variable accordée aux questions d’instruction publique49. La paix sociale dépendait aussi de la cohabitation d’une forte densité de population sur un espace restreint à partager, donc de son entretien et de son « embellissement » au sens ancien. Cela se traduisait par des investissements dans des bâtiments publics (hôtel de ville, hôpitaux, collège, halles de divers types, bourse du commerce, théâtre), le pavage des rues, des places et des chemins de banlieue, l’entretien des ponts, des rivières, des quais, et tous les programmes d’urbanisme à partir du XVIIIe siècle.
45Une comparaison entre Angers, Nantes50 et trois villes du Nord de la France peut aider à dégager quelques perspectives relatives à notre interrogation.
Ventilation des dépenses de la ville de Nantes
Rubriques | 1663-1665 | 1680-1682 | 1693-1694 | 1711-1712 |
Rentes | 23,88 % | 42,65 % | 22,50 % | 20,80 % |
Fonctionnement | 27,89 % | 28,01 % | 53,39 % | 36,17 % |
Travaux | 38,66 % | 19,37 % | 16,30 % | 16,83 % |
Autres charges | 09,57 % | 09,97 % | 07,81 % | 26,20 % |
Total en livres t. | 86579 | 86279 | 63614 | 84065 |
46Pour un bon angle d’attaque pour la comparaison entre Angers et Nantes, il convient de regrouper les quatre premières rubriques angevines pour les mettre en face de la rubrique nantaise « fonctionnement ». Les rentes, les travaux ou urbanisme, et les charges peuvent se comparer car la rubrique nantaise est essentiellement fournie par le coût du logement des gens de guerre. Les frais de fonctionnement de la municipalité d’Angers représentent une part très importante du budget, environ la moitié, et le coût de la défense de ses droits et privilèges y tient une place très significative. Cela n’affecte pas trop les investissements d’embellissement urbain qui se maintiennent autour de 20 %, car le service de la dette reste modéré malgré un alourdissement à partir de 1740. La comparaison avec Nantes ne peut porter que sur la première partie du tableau pour respecter une bonne concordance chronologique. Le décalage statistique dans le niveau d’endettement ne peut relever de la seule stratégie politique, surtout sous la première moitié du règne de Louis XIV, phase de remise en ordre des finances municipales. L’endettement nantais intègre certainement des emprunts rendus nécessaires par la réponse à la pression fiscale de la monarchie (défense des privilèges les plus anciens, versement de don gratuit), alors que ces types de versement sont identifiés à part dans le cas angevin. Cela doit aussi traduire une différence structurelle, mais aussi politique, en ce qui concerne l’utilisation des octrois. Quand Angers peut financer assez largement sans beaucoup emprunter grâce aux revenus de sa « cloison » patrimoniale, Nantes traduit une stratégie de recours systématique à l’emprunt pour maintenir au plus bas niveau possible le niveau des octrois. Même pour deux villes de l’intérieur, la charge militaire du logement des gens de guerre, qui affecte directement l’ensemble de la population, et plus durement ceux qui n’ont pas leurs aises, pèse de plus en plus lourdement sous le règne de Louis XIV. C’est la transformation de l’espace urbain qui sert finalement de variable d’ajustement, le corps de ville d’Angers y consacrant finalement une part relative plus importante de ses ressources que celui de Nantes, justifiant ainsi les critiques du subdélégué Mellier contre l’abandon de la ville avant d’en devenir le maire en 1720.
Ventilation des dépenses de trois villes du Nord (%)
Rubriques | Lille 1740-1780 | Douai 1750-1784 | Valenciennes 1730-1789 |
Dettes | 20,35 | 08,88 | 16,58 |
Impôts royaux et armée | 43,51 | 42,17 | 55,79 |
Dépenses urbaines | 33,28 | 40,82 | 26,67 |
Divers | 2,86 | 08,11 | 00,96 |
47Toutefois, la comparaison avec trois villes de la frontière nord du royaume fait immédiatement ressortir la différence. Le poids de l’investissement militaire dans la contribution à l’effort de défense se fait sentir à un niveau inconnu dans les deux villes ligériennes. La part réduite consacrée aux dépenses urbaines – catégorie additionnant le fonctionnement et l’embellissement dans ces dernières – est la conséquence logique de cette mobilisation des finances urbaines des villes du Nord au service des intérêts militaires de l’État.
Notes de bas de page
1 Chevalier B., Les bonnes villes de France du XIVe au XVIe siècle, Paris, Aubier, 1982.
2 Rigaudiere A., Gouverner la ville au Moyen Âge, Paris, Anthropos, 1993.
3 Chevalier B., « L’État et les bonnes villes au temps de leur accord parfait (1450-1550) », dans Bulst N. et Genet J.-Ph. (éd.), La ville, la bourgeoisie et la genèse de l’État moderne (XIIe-XVIIIe siècles), Actes du colloque de Bielefeld (1985), Paris, éd. CNRS, p. 71-85.
4 Hamon Ph., L’argent du roi. Les finances de François Ier, Paris CHEFF, 1994. Antoine M., Le cœur de l’État. Surintendance, contrôle général et intendance des finances, 1552-1791, Paris, Fayard, 2003.
5 Cornette J., « L’histoire au travail. Le nouveau “siècle de Louis XIV” : un bilan historiographique depuis vingt ans (1980-2000) », dans Histoire, Économie, Société, 2000, p. 561-565. Id. (dir.), La monarchie entre la Renaissance et la Révolution, 1515-1792, Paris, Le Seuil, 2000. Dessert D., Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, Paris, Fayard, 1984.
6 Chagniot J., Guerre et société à l’époque moderne, Paris, PUF, 2001, p. 29-46, 122-130, 275-301.
7 Crocq L., « Privilèges fiscaux et hiérarchie sociale : le déclassement des “bourgeois de Paris” du milieu du XVIIe siècle à la Révolution », Études et Documents, CHEFF, XI, 1999, p. 55-95.
8 Berce Y.-M., Histoire des croquants, Genève, Droz, 1974 ; Paris, Le Seuil, 1994. Id., Fêtes et révoltes, Paris, Hachette, 1994. Nicolas J., La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789, Paris, Le Seuil, 2002. Beik W., Urban Protest in Seventeenth-Century France. The culture of Retribution, Cambridge University Press, 2004 (1997).
9 Emmanuelli F.-X., Un mythe de l’absolutisme bourbonien. L’intendance du milieu du XVIIe siècle à la fin du XVIIIe siècle (France, Espagne, Amérique), Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 1981. Smedley-Weill A., Les intendants de Louis XIV, Paris, Fayard, 1995.
10 Chevalier B., « Fiscalité municipale et fiscalité d’État en France du XIVe à la fin du XVIe siècle, deux systèmes liés et concurrentiels », dans Genet J.-Ph., Le Mene M. (dir.), Genèse de l’État moderne, prélèvements et redistribution, Paris, éd. CNRS, 1987. Beik W., Absolutism and Society in Seventeenth-Century France. State Power and Provincial Aristocracy in Languedoc, Cambridge, CUP, 1985. Guignet Ph., Le pouvoir dans la ville au XVIIIe siècle : pratiques politiques, notabilité et éthique sociale de part et d’autre de la frontière franco-belge, Paris, EHESS, 1990.
11 Felix J., Finances et politique au siècle des Lumières. Le ministère L’Averdy (1763-1768), Paris, 1999.
12 Collins J. B., Classes, Estates and Order in Early Modern Brittany, Cambridge, CUP, 1994 ; La Bretagne dans l’État royal. Classes sociales, États provinciaux et ordre public de l’Édit d’Union à la révolte des Bonnets rouges, Rennes, PUR, 2006 (traduction française, augmentée d’une table ronde), p. 139-174, 251-271.
13 Id., « Les finances bretonnes du XVIIe siècle : un modèle pour la France ? », dans L’administration des finances sous l’Ancien Régime, Paris, CHEFF, 1997, p. 307-315.
14 Morineau M., « Panorama de l’Ancien Régime fiscal en France », dans Bayard F., (éd.), Les finances en province sous l’Ancien Régime (colloque Bercy 1998), Paris, CHEFF, 2000, p. 313-324.
15 Guignet Ph., « Logiques financières, contraintes étatiques externes et fluctuations conjoncturelles : l’inégale originalité du modèle financier des grandes villes de la France du Nord au XVIIIe siècle », dans Bayard F., op. cit., p. 229-257.
16 Acerra M., Rochefort et la construction navale française (1661-1815), Paris, Librairie de l’Inde, 1995. Boulaire A., Brest et la Marine royale de 1660 à 1790, thèse Histoire, Atelier Lille III, 1990. Le Bouedec G., Le port et l’arsenal de Lorient, de la Compagnie des Indes à la Marine cuirassée, Paris-Lorient, Librairie de l’Inde, 1994, tome I. Peter J., Vauban et Toulon : histoire de la construction d’un port-arsenal sous Louis XIV, Paris, Economica, 1994. Id., Le port et l’arsenal du Havre sous Louis XIV, Paris, Economica, 1995.
17 Maillard J., Le pouvoir municipal à Angers de 1657 à 1789, Angers, Presses universitaires d’Angers, 1984, t. 2, p. 26-30. Id., « Les ressources de la ville d’Angers au XVIIIe siècle », dans Bayard F., op. cit., p. 167-177.
18 Saupin G., « Les octrois de la ville de Nantes à la fin de l’Ancien Régime », dans Le Page D., Usages et images de l’argent dans l’Ouest Atlantique aux Temps modernes, Enquêtes et documents, no 35, Rennes, PUR, 2007, p. 211-229.
19 Saupin G., « Les octrois de Nantes, de la création de la municipalité à 1732 », dans Haudrere Ph. (dir.), Pour une histoire sociale des villes (Mélanges J. Maillard), Rennes, PUR, 2006, p. 43-57.
20 Joalland Y., La ferme des octrois de la ville de Nantes de 1635 à 1729, maîtrise sous la direction de Saupin G., université de Nantes, 2000.
21 La régie municipale a fourni 85 000 l.t. en 1760, 125 000 l.t. en 1763, 212 000 l.t. en 1767, 344 000 l.t. en 1788.
22 Saupin G., Nantes au XVIIe siècle. Vie politique et société urbaine, 1565-1720, Rennes, PUR, 1996, p. 118-122.
23 Saupin G., « Ville et culture politique au XVIIe siècle : l’oligarchie municipale nantaise en crise en 1631 », dans Crocq L. (éd.), Le prince, la ville et le bourgeois, Paris, Nolin, 2004, p. 153-174.
24 Saupin G., « Les Nantais et la défense de leurs privilèges sous le règne de Louis XIV », Bulletin de la Société Archéologique et Historique de Nantes et de Loire-Atlantique, 1993, t. 129, p. 92-103.
25 Arch. munic. Nantes, BB 67, 09.07.1706.
26 Arch. munic. Nantes, BB59, 03.01.1692.
27 Arch. munic. Nantes, BB 59, 25.02.1692.
28 Arch. munic. Nantes, BB 59, 03.03.1692.
29 Saupin G., « La distribution du pouvoir politique à Nantes dans les années 1720 », dans Rousteau-Chambon H. (éd.), Jacques V Gabriel et les architectes de la façade atlantique, Paris, Picard, 2004, p. 57-74.
30 Bordes M., La réforme municipale du contrôleur général Laverdy et son application (1764-1771), Paris, Toulouse, Faculté des Lettres, 1968. Durand S., « L’arrogante victoire des gens de robe : l’application de la réforme Laverdy à Verdun (1765-1771) », Annales de l’Est, 1997, no 2, p. 301-320.
31 Arch. nationales, K 885, 4. Cité par Felix J., « Finances urbaines au lendemain de la guerre de Sept Ans », dans Bayard F. (éd.), op. cit., p. 181.
32 Felix J., « Finances urbaines… », op. cit., p. 217-220.
33 Id., ibid., p. 193.
34 Croix A., La Bretagne aux 16e et 17e siècles ; la vie, la mort, la foi, Paris, Maloine, 1981, t. 1, p. 715-728.
35 Durand Yves, L’ordre du monde. Idéal politique et valeurs sociales en France du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, SEDES, 2001, p. 25-49, 209-218.
36 Saupin G., « Considération sociale : les choix socioprofessionnels des familles des maires de Nantes du XVIIe siècle sur le temps long », dans Pontet J. (dir.), À la recherche de la considération sociale, Bordeaux, MSH Aquitaine, 1999, p. 105-119.
37 Ruggiu F.-J., « Pour une étude de l’engagement civique au XVIIIe siècle », Histoire urbaine, 2007, no 19, p. 145-164.
38 Guignet Ph., Vivre à Lille sous l’Ancien Régime, Paris, Perrin, 1999, p. 112-132, 413-418.
39 Bayard F., Le monde des financiers au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1988.
40 Gaston-Martin, Nantes au XVIIIe siècle. L’administration de Gérard Mellier, Toulouse, 1928. Gilbert M.-C., La vie politique nantaise au XVIIIe siècle (1710-1720), maîtrise, sous la direction de Saupin G., université de Nantes, 1993. L’analyse du personnage et de son environnement vient d’être réactualisée dans un colloque tenu à Nantes en novembre 2009. Gérard Mellier, trésorier de France et général des finances, subdélégué de l’intendant et maire de Nantes. L’entrée de Nantes dans la modernité. Les actes seront publiés sous la direction de Le Page D. et Rousteau-Chambon H.
41 Saupin G., La vie municipale à Nantes sous l’Ancien Régime, 1565-1789, thèse de 3e cycle, université de Nantes, 1981, p. 200-203.
42 Durand Y., Les fermiers généraux au XVIIIe siècle, Paris, 1971.
43 Le Page D., « Les activités professionnelles des gens des comptes de Bretagne au XVIe siècle », dans Cassan M. (dir.), Offices et officiers moyens en France à l’époque moderne, profession et culture, Limoges, PULIM, 2004, p. 43-73.
44 Garnot B., « Les budgets de la ville de Chartres de 1727 à 1788 », Études et Documents, CHEFF, t. V, 1993, p. 80-98.
45 Favier R., « Finances municipales et développement urbain à Vienne au XVIIIe siècle », dans Bulletin du Centre d’Histoire économique et sociale de la région lyonnaise, 1975, no 3, p. 33-34. L’auteur observe qu’au XVIIIe siècle les charges militaires ne mettent plus en péril les finances municipales comme elles le faisaient au siècle précédent.
46 Guignet Ph., « Logiques financières… », dans Bayard F. (éd.), op. cit., p. 239-243.
47 Perreon S., L’armée en Bretagne au XVIIIe siècle. Institution militaire et société civile au temps de l’intendance et des États, Rennes, PUR, 2005, p. 333-354. Chagniot J., Paris et l’armée au XVIIIe siècle. Étude politique et sociale, Paris, Economica, 1985, p. 372-376, 382-389.
48 Boutier J., Dewerpe A. et Nordman D., Un Tour de France royal. Le voyage de Charles IX (1564-1566), Paris, Aubier, 1984. Bryant L. M., The King and the City in the Parisian Royal Entry Ceremony, Genève, Droz, 1986.
49 Croix A., op. cit., chap. VII : La famine ; chap. VIII : L’épidémie ; chap. IX : Les hôpitaux ; chap. X : L’argent. De nombreux exemples, avec de riches citations d’archives, pour toutes les villes de Bretagne.
50 Le tableau nantais a été recalculé à partir des données fournies par Gérard P., Éthique d’une action. Les budgets municipaux à Nantes (quatre comptes entre 1663 et 1712), maîtrise sous la direction de Saupin G., université de Nantes, 1994, afin de favoriser au mieux la comparaison avec la présentation de Maillard J.
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