Les mouvements sociaux ouvriers en Bretagne dans les années 1950-1980
Approche historiographique et état des lieux
p. 29-39
Texte intégral
1Il ne s’agit pas ici de faire une synthèse des savoirs en construction sur les mouvements sociaux ouvriers de la région Bretagne (quatre départements), mais de donner une première approche des travaux historiques universitaires portant sur les conflits et les grèves dans une région d’industrie diffuse. Or, de la fin des années 1950 aux années 1980, région surtout agricole, la Bretagne s’industrialise rapidement avant de connaître une crise du « modèle industriel » breton selon l’expression du géographe rennais Michel Phlipponneau1. En effet, à part quelques pôles urbains et portuaires déjà anciens, la Bretagne ne connaît un véritable processus d’industrialisation que dans les années 1955-1975, lors des Vingt Glorieuses plutôt que les célèbres Trente Glorieuses, sous l’action du CELIB2 présidé par René Pleven et l’impulsion de l’État qui appuie une certaine décentralisation industrielle qu’il ne faut pourtant pas exagérer. Avec la Deuxième « révolution agricole » qui transforme les campagnes et une forte croissance urbaine nourrie par l’exode rural, la société bretonne connaît de profondes mutations qui aboutissent à la constitution d’une jeune « classe ouvrière », peu formée, féminisée (dans l’agro-alimentaire, le textile ou l’électronique), mal payée, peu syndiquée et sans tradition de luttes, issue d’une société rurale imprégnée de catholicisme. Cette nouvelle réalité sociale mouvante se démarque des pôles industriels et urbains anciens, souvent liés à l’État (arsenaux de Brest, de Lorient, de Rennes, manufactures des tabacs de Morlaix et de Nantes), fortement syndiqués (à la CGT mais aussi à la CFTC, puis à la CFDT), avec leur culture ouvrière et leurs traditions de lutte. Ce prolétariat vote à gauche, socialiste le plus souvent mais aussi communiste. Dans cette région française cohabitent de nouvelles couches ouvrières dans les industries agro-alimentaires (IAA, abattoirs, salaisons, charcuterie…), le bâtiment, dans les petites bourgades rurales ou semi-rurales, qui constituent un prolétariat en formation, surexploité, mais qui en prend conscience dans les années 1970, et des couches de cadres, de techniciens et d’ouvriers travaillant dans des secteurs de pointe (électronique, téléphonie dans le Trégor) relevant de la « nouvelle classe ouvrière » alors définie par Serge Mallet3. Ces nouvelles catégories ouvrières vont animer les luttes sociales de la période en particulier lors de deux temps forts : le « Mai breton » (mai-juin 1968) et l’année 1972, celle de la grève emblématique du Joint Français à Saint-Brieuc qui n’est que la partie émergée d’un mouvement plus profond et diversifié. Conflits et grèves sont alors nombreux, faisant éclore de nouvelles formes de luttes tout au long des années 1970, souvent animées par le CFDT.
2Notre objectif n’est pas d’étudier ces conflits en eux-mêmes mais d’en dresser un inventaire partiel, un premier bilan de type historiographique, non exhaustif. Premier constat : il existe encore assez peu de travaux universitaires d’historiens, en dehors de quelques mémoires de maîtrise, alors qu’on peut trouver des éléments chez les géographes et les sociologues4. Citons en particulier la thèse de sociologie de Jean-Noël Retière qui a étudié les sociabilités et les réseaux de la ville de Lanester (Morbihan) mais qui ne traite pas des luttes sociales5. Second constat : dans cette histoire sociale en plein renouvellement, des pistes prometteuses viennent d’être ouvertes par Vincent Porhel dans une thèse soutenue en 2005 à l’université Rennes 26 dans le prolongement des problématiques sur Les Années 1968 élaborées lors d’un colloque de l’IHTP-CNRS en 19987. À partir de sources écrites et orales (41 entretiens avec des acteurs des grèves et des responsables syndicaux), Vincent Porhel a écrit une histoire classique de cinq conflits importants mais il s’est aussi situé d’emblée à la croisée de l’histoire sociale et culturelle, dans une histoire des représentations en interrogeant la plus ou moins forte présence de la question identitaire bretonne dans ces luttes, et surtout l’évolution des perceptions de cette question pour dégager le poids croissant des enjeux régionaux, voire régionalistes. Avant de s’intéresser au choc du « Mai breton » et aux conflits sociaux des années 1970, il convient d’en dégager à grands traits les conditions de production.
La Bretagne : une région qui s’industrialise et une société qui se transforme rapidement des années 1950 aux années 1980
3Pour avoir une vue d’ensemble de ces transformations, on peut s’appuyer sur les travaux de Michel Phlipponneau, chercheur et acteur très engagé dans l’aménagement et le développement de la région, notamment au sein des commissions spécialisées du CÉLIB jusqu’à sa rupture avec René Pleven au milieu des années 1960 et son passage à gauche (FGDS8). En 1970, dans Debout Bretagne !9, le géographe rennais dressait un bilan du chemin parcouru dans la modernisation de la région en pointant les réussites et en soulignant les limites ; ouvrage prolongé avec Le Modèle industriel breton déjà cité. Une synthèse historique de Jacqueline Sainclivier publiée en 1989, La Bretagne de 1939 à nos jours10, dégage deux grandes périodes pour l’après-guerre : celle de la « Reconstruction » (de 1944 au milieu des années 1960) et celle d’une « Bretagne nouvelle tournée vers le XXIe siècle (1965-1989) ». Dans cette dernière période, 15 pages (p. 363-378) sont consacrées aux transformations de l’industrie dans une région bretonne comprenant la Loire-Atlantique et 15 pages (p. 428-443) aux mouvements sociaux, centrées sur mai 1968 et ses conséquences dont une seule sur les conflits des années 1970. L’analyse concerne surtout les syndicats ouvriers (effectifs, résultats aux élections à la Sécurité sociale). Cette faible part des conflits ouvriers est le reflet de l’état de la recherche historique à la fin des années 1980.
4Quelle est l’ampleur et quelles sont les limites des bouleversements de la société industrielle de 1962 à 1990 ? En 1990, selon les cartes de l’évolution de l’emploi industriel des agglomérations dressées par Michel Phlipponneau11, deux éléments se détachent en dehors des pôles rennais et brestois : d’abord une croissance forte de l’emploi (de 100 à 200 %) des petites villes par rapport aux plus grandes (Lorient, Quimper) du fait de l’essor des industries agro-alimentaires12 ou de la téléphonie grâce au CNET13 dans la région de Lannion. Ensuite, une coupure ouest/est faisant apparaître un déclin relatif de l’emploi industriel en pays bretonnant par rapport au pays gallo beaucoup plus dynamique. Les grands ports comme Brest et Lorient sont touchés par la diminution des emplois industriels tout comme les ports de pêche de la côte sud du fait de la disparition dans les années 1970 des conserveries de sardines14. L’attractivité du bassin rennais s’est renforcée alors que la mono-industrie de la chaussure à Fougères a presque disparu générant à la fin des années 1970 une lutte prolongée chez Réhault.
5La structure géographique éclatée du modèle industriel breton, avec son tissu de PME, a eu des incidences sur les relations sociales car, en dehors du BTP, l’emploi industriel s’est développé fortement dans des cantons ruraux sauf dans le centre Bretagne et le pays bigouden. Le caractère diffus de l’industrialisation de 1962 à 1990 apparaît avec la baisse relative de l’emploi industriel au profit du tertiaire dans les quatre agglomérations où il passe de 28,9 % de la région en 1962 à 22,1 % en 199015. Dans le même temps, des petites villes (plus de 200 % à Vitré, à la Gacilly avec Yves Rocher, à Loudéac, à Lannion) et des cantons ruraux connaissent une forte croissance, essentiellement endogène.
6Qu’en est-il de l’impact de la décentralisation industrielle tant célébrée par les gaullistes dans les débuts de la Ve République ? Il existe certes des réussites spectaculaires comme l’installation de deux usines Citroën à Rennes (la Barre Thomas en 1954 et La Janais au début des années 1960) créant 10 000 à 12 000 emplois pour des OS recrutés dans les campagnes dans un rayon de 80 kilomètres. Les syndicats maison dont la CFTC veillent au calme social et à la productivité rendant longtemps difficile l’implantation syndicale de la CGT et de la CFDT. En 1968, comme d’autres entreprises automobiles, Citroën n’est pas touchée par les grèves. À Rennes ou à Brest comme à Lannion, l’électronique et la téléphonie font essaimer des entreprises de pointe. Soutenu par d’importantes subventions, le Joint Français (CGE) s’installe à Saint-Brieuc en 1962 (1 031 ouvriers en 1970). Mais en terme d’emplois, il ne faut pas surestimer ces opérations de décentralisation. La croissance endogène du BTP et des IAA est principale dans cet essor économique (beaucoup de PME). Ces dernières représentent de 20 à 40 % de la production nationale de l’abattage des bovins, porcins, poulets et de la collecte du lait. Ce dernier secteur va générer des conflits très durs dans les années 1970. En effet, en Bretagne en 1968, la décentralisation industrielle concernait 77 établissements (4,6 % de la France) dont près de la moitié en Ille-et-Vilaine et moins de 20 000 emplois (5,9 % de la France) sur environ 150 000, c’est-à-dire que les installations compensent à peine les disparitions d’emplois. C’est dans ce contexte que se situe la lutte des Forges d’Hennebont qui mobilise sans succès toute la région de Lorient contre leur disparition16. à son apogée en 1975, le processus de décentralisation concerne 100 entreprises et 36 864 emplois sur 167 000 salariés industriels (4,6 % des établissements en France et 6,1 % des effectifs) mais en 1982 le recul est amorcé : 86 entreprises, 35 400 emplois17. C’est donc dans ce contexte de mutations économiques et sociales rapides et profondes qu’il convient d’examiner l’historiographie et le déroulement des conflits sociaux.
Les conflits sociaux des années 1950-1960
7Sur ces questions, l’essentiel des travaux disponibles porte sur la IVe République et assez peu sur les années 1960. Dans la structure des entreprises, leur mode de gestion, les types de conflits (journées d’action nationale à l’appel des syndicats et grèves ponctuelles sur des revendications précises dans une entreprise), on observe une certaine permanence des pratiques jusqu’aux années 1966-1968. Dans un tissu de PME avec quelques entreprises plus importantes, on assiste à des conflits classiques sur le pouvoir d’achat, les conditions de travail, voire l’opposition aux licenciements quand la société n’a plus assez de commandes. En janvier 1952, la CFTC soutenue par la CGT déclenche une grève sur ce problème à l’usine de bois Chalos à Saint-Brieuc. Dans les années 1950, c’est le cas des usines métallurgiques briochines (Côtes-du-Nord) où la CGT et le PCF sont bien implantés18. Mais ces mobilisations catégorielles débouchent parfois sur une politisation comme lors des huit meetings intersyndicaux (CGT, CFTC, FO, FEN) du 1er mai 1952 contre la CED dans les Côtes-du-Nord. En Ille-et-Vilaine, ce processus des « conflits sociaux dans un département sous-industrialisé » dans les années 1950 a été étudié19. Il fait aussi apparaître de 1948 à 1958 des conflits classiques mais avec une rupture en 1953 liée à la grande grève nationale, puis à l’impact des événements de 1955 à Saint-Nazaire et une poussée gréviste à l’automne 1957. Deux aspects se dégagent de la période en Ille-et-Vilaine, mais sans doute aussi ailleurs en Bretagne : un mouvement de « nationalisation » des grèves et conflits (en 1947, 1953, 1957) avec localement des alliances fréquentes entre une CFTC en plein essor et une CGT en recul marqué depuis la Libération. C’est aussi souvent le cas dans le Finistère (à Brest et à Quimper) et dans les Côtes-du-Nord. Dans ce département, au début des années 1950, la CGT, dont l’UD est dirigée de 1952 à 1954 par le chrétien progressiste Prual, veut sortir de son ghetto alors que la CFTC qui veut s’émanciper de la tutelle de l’Église et du MRP y est favorable. Les années 1947-1958 ont donc été étudiées en Bretagne, notamment à travers la CGT20, mais beaucoup moins les années 1960. Trois mémoires portent sur le Finistère au tournant des années 1950 dont deux abordent les luttes sociales : les grèves de la fin 1947 suivies par seulement 2 000 salariés du privé sur 10 000 et celles de 1947 à 1950 à Brest. Lors d’une grève du bâtiment du 17 mars au 24 avril 1950 très soutenue, les forces de l’ordre tirent le 17 avril tuant par balle l’ouvrier de l’arsenal Edouard Mazé21. Les années 1960-1970 viennent d’être abordées avec une étude des pratiques grévistes avant et après mai 196822. Dans ce département, de 1963 à 1975, 148 conflits sociaux ont été répertoriés dans l’industrie (hors bâtiment) dont 28,5 % de débrayages.
8Pour les années 1960, Vincent Porhel a analysé le dernier conflit des Forges d’Hennebont (1966) portant sur une entreprise ancienne, datant de 1860, condamnée par la concurrence européenne. C’est un bastion ouvrier masculin de la CGT, un isolat sidérurgique dans des campagnes blanches, avec une tradition de luttes (grèves dures de 1905-1906 et du début des années 1950 dont celle de juin 1952 contre l’arrestation de Jacques Duclos). Mais au début des années 1960, le climat a changé : c’est toute une région (population, élus, parlementaires) qui se mobilise pour tenter de sauver une entreprise qui n’est plus concurrentielle. On en appelle à l’aide de l’État, de la CEE, et au grand notable local souvent ministre Raymond Marcellin. Le 26 octobre 1963, à l’appel des syndicats ouvriers et paysans, des commerçants et de l’évêque de Vannes, 25 000 personnes, tracteurs en tête, marchent sur Lorient. C’est aussi un conflit instrumentalisé par les notables dans lequel le CÉLIB joue sa crédibilité. Les Forges d’Hennebont deviennent le symbole identitaire d’une Bretagne « sous-développée » sur le plan industriel. Mais rien n’y fait et l’entreprise ferme entre 1966 et 1968. Grâce aux aides de l’État, d’autres entreprises s’installent et les ouvriers sont reclassés. Cette lutte a secrété une mémoire douloureuse ou un relatif oubli des acteurs. Pourtant, ce conflit de type ancien a développé des formes nouvelles de mobilisation et constitue avec d’autres (à Redon en 1967), « la préhistoire de mai 1968 » dans la région.
Le choc de mai 1968 en Bretagne
9En 1968, en Bretagne, on met généralement l’accent sur la grande manifestation du 8 mai (120 000 personnes) dans les villes de l’Ouest avec les élus et les notables en tête. Mais il s’agit d’un mouvement interclassiste sur le slogan : « L’Ouest veut vivre ! » qui n’a rien à voir avec les événements parisiens. On n’a pas assez souligné que c’est l’ouest bretonnant de la région qui, se sentant laissé à l’écart du développement économique, s’est le plus mobilisé. Les événements de Mai et Juin eux-mêmes sont brièvement évoqués dans la collection « L’Histoire des villes » parue chez Privat, mais le vaste mouvement gréviste est peu analysé. Une étude s’est efforcée de lier le déroulement des événements dans les villes (avec les mobilisations paysannes) des Côtes-du-Nord, un département peu urbanisé, peu industrialisé et dépourvu de centre universitaire, avec les mutations économiques et sociales des années 1960 tout en soulignant les convergences syndicales antérieures (ouvrières et paysannes)23. Ce département, fief de René Pleven et de Marie-Madeleine Dienesch, est intéressant car la gauche y est bien implantée (Yves Le Foll, député PSU de Saint-Brieuc élu en 1967, un PCF assez fort) et il traverse des difficultés économiques dans un climat social tendu au printemps 1968 (une cinquantaine d’entreprises fermées depuis 1965 selon la CGT, d’autres menacées). Le 8 mai, le 13 mai et dans les grèves illimitées à partir du 17 mai, la mobilisation est très forte, appuyée par des manifestations paysannes le 24 mai (routes coupées). Mai 1968 laisse donc une empreinte durable dans ce département où la CFDT va se retrouver à la tête de plusieurs conflits sociaux dans les années 1970-1976.
10Des luttes novatrices s’enclenchent lors de ces événements à l’usine CSF24 à Brest où, comme le montre Vincent Porhel, se construit un véritable mythe de l’autogestion lancé par la presse : le 25 mai 1968, Ouest-France écrit : « à la CSF, l’autogestion est à l’ordre du jour », information relayée par Le Monde du 29 mai25. C’est une entreprise décentralisée en 1963 qui produit des radars pour l’armée et compte 1 100 employés, avec des cols blancs (un laboratoire de recherche et des agents techniques) et une unité de production d’OS (600 ouvriers dont 200 femmes) recrutés dans une région très catholique et baignant pour beaucoup dans des mouvements d’action catholique (JOC, ACO26). De ce fait, la CFTC devenue CFDT est presque hégémonique. De jeunes cadres bretons ont ainsi pu rentrer au pays et les jeunes OS, souvent plus qualifiés que la maîtrise, supportent de plus en plus mal la discipline imposée par les « petits chefs ». Le 20 mai 1968, la CSF donne le signal des grèves avec occupation de sites dans le Finistère – l’arsenal suit le lendemain. Le mouvement tient jusqu’au 21 juin. Il est animé par des militants de la CFDT, du PSU et de l’UDB27. En fait, posant des revendications classiques, les grévistes de la CSF ont créé des commissions ouvrières réclamant davantage une cogestion qu’une autogestion, concept dont beaucoup ignorent le sens exact. Les Brestois apprennent d’ailleurs au cours d’une réunion des syndicalistes grévistes du groupe à Paris, le 2 juin, que leur usine est en autogestion… Si pour certains militants de la CFDT, l’autogestion est bien une perspective, elle n’a pas été mise en pratique pendant le conflit, alors que la CGT critique violemment ces velléités de cogestion du capitalisme. À l’automne 1968, gênée par le flou des différents termes utilisés, la direction fédérale de la CFDT avance le mot de « démocratisation » pour qualifier les structures mises en place par les salariés dans l’entreprise et qui disparaissent peu à peu. Après coup, en novembre 1969 dans Syndicalisme, la CFDT se garde bien d’évoquer l’autogestion à la CSF, mais le mythe va perdurer. De fait, cette expérience originale de la CSF qui a conduit à une politisation au sein de l’entreprise (PSU, UDB, extrême gauche) débouche sur un conflit dur mais minoritaire en novembre 1969 (avec séquestration du directeur) et un échec syndical qui sonne comme une « revanche de 1968 », une reprise en main par la hiérarchie. Pour Vincent Porhel, ce conflit brestois emblématique de 1968 exprime une inversion des représentations, l’industrialisation de la Bretagne étant désormais perçue comme positive et réussie.
Les conflits des années post-1968 en Bretagne
11Les luttes sociales sont alors nombreuses et diversifiées ; elles mobilisent souvent des secteurs non syndiqués qui se battent contre les bas salaires et de très mauvaises conditions de travail. Souvent une section syndicale CFDT se forme juste avant de déclencher la grève, et parfois après. Ce syndicat joue un rôle moteur dans des conflits longs avec occupation, et l’appui très actif de comités de soutien dans lesquels militent les syndicalistes (en général sans la CGT), le PSU et les organisations d’extrême gauche (LCR trotskiste, marxistes-léninistes dits maoïstes du Travailleur de l’Ouest, du PCMLF, voire de la Gauche prolétarienne débarquée de Paris comme lors de la grève du Joint Français à Saint-Brieuc). La longue grève briochine de cette entreprise de la CGE pour une classique hausse de salaires (rattrapage par rapport à la région parisienne et par rapport à Chaffoteaux-et-Maury de Saint-Brieuc où les salaires des OS et des OP sont supérieurs de 36 à 54 %) du 10 mars au 8 mai 1972 (grève illimitée avec occupation et intervention des gardes mobiles qui occupent eux-mêmes l’usine le 17 mars) met en évidence le mépris d’une direction extérieure qui laisse pourrir la grève et le choix de l’État d’utiliser sa police pour briser le conflit. Ces attitudes combinées déclenchent une mobilisation régionale considérable de solidarité pour une grève intersyndicale mais dirigée par Jean Le Faucheur, le charismatique leader de la CFDT (membre du PSU). Manifestations monstres (18 000 personnes le 18 avril), solidarité matérielle des syndicats paysans et financière des comités de soutien de toute la région, concerts de soutien des nombreux artistes bretons engagés font de ce conflit une lutte sociale et culturelle identitaire bretonne et régionaliste qui n’est pas obligatoirement vécue comme telle par les grévistes, mais qui marque un tournant dans les relations sociales une fois la victoire obtenue à la suite de pressions gouvernementales sur la CGE28. L’évêque de Saint-Brieuc apporte son soutien et le conseil général présidé par René Pleven, ministre de Georges Pompidou, va jusqu’à voter des subsides aux grévistes. C’est la dignité de toute la région qui est en jeu mais ce conflit voit aussi se cristalliser un discours critique sur une industrialisation au rabais et une exploitation de la main-d’œuvre.
12À l’automne 1972, les retombées du Joint Français se manifestent dans deux conflits durs dans les campagnes des Côtes-du-Nord avec des processus de mobilisation (sur les bas salaires) et de soutien identiques. Le premier touche la firme américaine de montage de matériel d’élevage Big Dutchman à Saint-Carreuc, à 15 km au sud de Saint-Brieuc. Paul Trémel, un sabotier parti aux États-Unis en 1945, est revenu installer l’entreprise dans son village en 1962. En septembre 1972, il refuse une augmentation de salaire (plus 20 centimes) et de discuter avec la CFDT. Il décrète le lock-out et part aux États-Unis. Le mouvement dure deux mois du 11 septembre au 6 novembre 1972 et remporte un relatif succès29. Un autre conflit éclate à la SA des Kaolins de Plémet près de Loudéac (140 employés dont 110 ouvriers) dans une entreprise qui n’a pas bougé en 1968. De jeunes ouvriers reforment une section CFDT et déclenchent une grève illimitée de deux mois avec occupation (25 septembre – 23 novembre 1972). La solidarité s’étend grâce aux syndicats, aux partis de gauche et aux comités de soutien qui organisent douze fêtes en deux mois, Fest noz et concerts de chanteurs bretons (Gwernig, Gilles Servat…). Ce mode de mobilisation, rôdé avec le Joint Français, se développe dans la région où les « grèves sauvages » sans préavis et avec occupation sont fréquentes jusqu’aux années 1976-1977. Mais nous manquons d’une étude d’ensemble pour mesurer l’ampleur du phénomène.
13Pourtant, dès 1974 et malgré l’effet LIP, ce type de lutte atteint ses limites comme l’illustre le conflit dans les abattoirs de la firme Doux qui possède plusieurs usines en Bretagne. À Pédernec, près de Guingamp, un conflit dure du 4 décembre 1973 au 29 avril 197430. Dans cet abattoir de volailles, les conditions de travail sont très dures et le turn over des ouvrières important. Contrairement aux luttes précédentes, et malgré un actif comité de soutien, la popularisation se fait mal, malgré l’appui de l’Agence de presse libération (APL) et du nouveau quotidien Libération. Les autres usines du groupe ne suivent pas et beaucoup d’éleveurs s’opposent aux grévistes malgré l’appui du MODEF et de certains groupes de Paysans Travailleurs. Imitant LIP, le comité de soutien propose d’abattre et de vendre des volailles (quatre opérations en un mois) mais Charles Doux, le patron, est inflexible. Le 1er mars 1974, les ouvriers acceptent la proposition de reprise du médiateur mais le patron décrète un lock-out punitif de deux mois (et sept licenciements). C’est un demi-échec pour une CFDT en porte-à-faux qui n’a pas vraiment contrôlé ce mouvement. Comme le souligne Vincent Porhel, l’élan du Joint Français se brise à Pédernec, en deux ans, alors que la crise et la montée du chômage changent la donne. Il faudrait une analyse de tous les conflits sociaux de la période pour être aussi affirmatif. Il n’en reste pas moins vrai qu’une importante fraction du militantisme politique non ouvrier se réoriente dans la seconde moitié des années 1970 vers des luttes de types sociétale, écologiste et antinucléaire (contre la pollution de L’Amoco Cadiz ou la construction d’une centrale à Plogoff, dans le sud Finistère).
14Un long conflit méconnu semble effectivement fermer ce cycle des années 1970 à l’entreprise de chaussures Réhault à Fougères31. Dans cette cité industrielle (79 % de l’emploi en 1975) encore marquée par la chaussure, la SA Réhault dépose son bilan et est mise en liquidation en janvier-février 1976, jetant 655 salariés à la rue dans une ville administrée par le député-maire RPR Michel Cointat. Le conflit le plus long de France démarre : quatre ans et quatre mois, 1 600 jours jusqu’au 2 juillet 1980, date de remise des clés à l’entreprise Barbier (chaussures) qui a racheté les locaux. Au départ, le Front syndical fougerais se mobilise pour les Réos, mais le personnel de cette entreprise longtemps florissante (1 200 salariés en 1966) est un peu à part dans la cité. Car « l’esprit réos » a été forgé par un patron empreint de catholicisme social, qui a été maire MRP, et a associé ses employés depuis un accord de 1953 avec le comité d’entreprise. Dans une entreprise cogérée avec la CFTC, les salariés intéressés aux bénéfices sont vus comme une sorte « d’aristocratie ouvrière ». Alors que la société Réhault est en crise depuis plusieurs années, la CFDT (400 adhérents) est puissante, mais elle s’isole rapidement face à la CGT (150 membres). En 1976, la CFDT voulant conserver l’outil de travail s’oppose à toute reconversion et à deux propositions de reprises partielles soutenues par l’UL de FO. Le front syndical vole en éclats rapidement, la section CGT disparaît alors que la section CFDT qui gère le conflit en AG décide d’occuper l’usine et de faire redémarrer la production. En liaison avec les LIP, Fougères devient « un carrefour des luttes ». Mais la mobilisation animée par un comité de lutte élu par l’AG s’étiole car la population ne soutient pas le mouvement et la section CFDT s’oppose de plus en plus à son Union régionale. Extérieur aux salariés, le comité de soutien aux Réos devient un lieu d’affrontement entre les partis de gauche (PS, PSU) et d’extrême gauche (LCR et trois partis marxistes-léninistes maoïstes dont L’Humanité Rouge-PCMLF). Le PCF et la CGT n’y participent pas. De septembre 1976 à juillet 1980, le conflit s’enlise : les occupants sont tolérés dans les locaux malgré des décisions de justice d’expulsion mais ils s’en vont peu à peu32. La relance de la lutte en juin 1978 avec le jumelage avec des tanneries du Puy n’a pas abouti et le mouvement se délite dans un attentisme sans perspective. Dans ces luttes défensives, l’heure n’est plus aux grandes mobilisations sociales, en Bretagne ou ailleurs, car la crise économique fait des ravages et le syndicalisme ouvrier est déjà entré dans une longue phase de recul.
***
15Cet état des lieux à la fois historiographique et des acquis de la recherche historique sur les conflits sociaux en Bretagne dans les années 1950-1970 que nous avons essayé de dresser montre que si ce terrain n’est pas encore très labouré, il n’est plus vierge. Sur ce vaste chantier, des pistes novatrices ont été ouvertes récemment. Les années 1968-1976-1978 apparaissent comme une sorte « d’âge d’or » des luttes sociales dans une société bretonne en pleine transformation. À travers la grève avec occupation, les comités et les grandes manifestations de soutien, des pratiques neuves se développent. Pendant quelques années, la CFDT semble jouer un rôle moteur, relayé par un certain activisme de l’extrême gauche. Mais peut-être est-ce là un effet de loupe un peu déformant, lié à la focalisation sur des conflits importants, qu’il faudra sans doute nuancer avec une étude plus globale des luttes sociales en mesurant les effets du recentrage de la CFDT, déjà à l’œuvre à la fin des années 1970.
Notes de bas de page
1 Phlipponneau M., Le Modèle industriel breton 1950-2000, Rennes, PUR, 1993.
2 Comité d’études et de liaisons des intérêts bretons (CÉLIB).
3 Mallet S., La Nouvelle classe ouvrière, Paris, Le Seuil, 1963.
4 Notre enquête porte sur les travaux soutenus à l’université de Bretagne occidentale à Brest et à l’université Rennes 2. Nous n’avons pas d’éléments sur l’université de Bretagne sud de Lorient, mais ses axes de recherche ne portent guère sur l’histoire sociale du temps présent.
5 Retière J.-N., Identités ouvrières. Histoire d’un fief ouvrier en Bretagne 1909-1990 (Lanester), Paris, L’Harmattan, 1994.
6 Vincent Porhel a étudié cinq conflits sociaux du milieu des années 1960 à 1981 dans sa thèse dirigée par Jacqueline Sainclivier et intitulée : Mémoires, industrialisation, conflits. La construction des représentations sociales et culturelles dans les années 1968 en Bretagne au filtre de cinq conflits sociaux (1966-1981) (Rennes 2). Elle a été publiée sous le titre : Ouvriers bretons. Conflits d’usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968, Rennes, PUR, 2008, 325 p. Sa maîtrise d’histoire portait sur mai 1968 au collège littéraire universitaire de Brest, UBO, 1988.
7 Dreyfus-armand G., Frank R., Lévy M.-F., Zancarini-Fournel M. (dir.), Les Années 1968. Le temps de la contestation, Bruxelles, Complexe, 2000.
8 Phlipponneau M., Inventaire des possibilités d’implantations industrielles en Bretagne (1956) et Le Problème breton et le programme d’action régionale, Paris, A. Colin, 1957. FGDS : Fédération de la gauche démocrate et socialiste.
9 Ouvrage publié aux Presses universitaires de Bretagne, à Saint-Brieuc.
10 Aux éditions Ouest-France, à Rennes.
11 Phlipponneau M., Le Modèle industriel breton, op. cit., p. 13, 133 et 134.
12 À Vitré, Montfort, Lamballe, Loudéac, Carhaix, Châteaulin, Landivisiau, etc.
13 Centre national d’études en télécommunications.
14 Jean-Christophe Fichou a étudié la quasi-disparition de cette branche dans son HDR soutenue à l’UBO-Brest en 2006 : Les Conserveries de sardines et les conserveurs sur le littoral atlantique français (1852-1969).
15 Brest, Lorient, Saint-Brieuc sont touchées alors que Rennes progresse.
16 Porhel V., op. cit., ch. i : « Le dernier conflit des Forges d’Hennebont (1966) », p. 21-60.
17 Phlipponneau M., op. cit., p. 18.
18 Archives départementales des Côtes d’Armor, 46 W 8, rapports des RG (1956-1958).
19 Sainclivier J., L’Ille-et-Vilaine 1918-1958. Vie politique et sociale, Rennes, PUR, 1998, ch. viii, p. 348-360. Cette étude s’appuie sur le dépouillement des archives, de la presse et sur quatre maîtrises d’histoire soutenues à Rennes 2 sur Les Mouvements sociaux en Ille-et-Vilaine : Maugendre J. : 1944-1947 (1987), Mahec L. : 1948-1953 (1987), Herbochon L. : 1954-1958 (1989), Le Goff L. : 1954-1959 (1989).
20 Geslin C. (dir.), « La CGT en Bretagne. Un centenaire », Les Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, t. 102, no 3, 1995. En particulier, Bougeard Ch., « La CGT dans les Côtes-du-Nord des années 1920 au milieu des années 1950 », p. 115-141.
21 Vilatte L., La Vie politique et syndicale dans l’arrondissement de Quimper en 1947, UBO, 1996 ; Le Gall V., Les Luttes sociales à Brest (mai 1947-avril 1950), UBO, 1997 ; Raguenez Y., La Scission CGT-FO du Finistère, UBO, 1999.
22 Bondu A., Les Mouvements ouvriers dans le Finistère de 1960 à 1980, master 2, UBO, 2008.
23 Bougeard Ch., « Mai 1968 dans les Côtes-du-Nord », inLagrée M. et Sainclivier J. (dir.), L’Ouest et le Politique, Rennes, PUR, 1995, p. 179-191.
24 La compagnie générale de téléphonie sans fil fusionne avec Thomson en 1968.
25 Porhel V., « L’autogestion à la CSF de Brest », Les Années 1968, op. cit., p. 379-397 et Ouvriers bretons, op. cit., ch. ii, p. 61-112. En fait, l’article du Monde parle « d’entreprise démocratique ».
26 La Jeunesse ouvrière chrétienne et l’Action catholique ouvrière.
27 L’Union démocratique bretonne, mouvement autonomiste et régionaliste fondé en 1964.
28 La bibliographie avec des ouvrages publiés à chaud est considérable. Voir Porhel V., op. cit., ch. iii, p. 113-167 et Azé J.-F., Les Organisations qui ont soutenu la grève du Joint Français à Saint-Brieuc, Rennes 2, 2004.
29 Labarre P., Côtes-du-Nord, automne 1972 : deux grèves ouvrières en milieu rural, Rennes 2, 1992.
30 Porhel V., Ouvriers bretons, op. cit., ch. iv, p. 169-221.
31 Étudie à chaud par Hamard J., Le Conflit Réhault et la ville de Fougères, Rennes 2, s. d. et une série d’articles dans Le Pays de Fougères en 1984-1985.
32 Dont le leader CFDT de la section d’entreprise au début 1979.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008