Conclusion
p. 191-195
Texte intégral
1Nous avons accompagné pendant deux siècles quelques-uns des acteurs du négoce bayonnais. En une suite de tableaux, j’ai essayé de brosser un portrait aussi fidèle que possible de tous les personnages que j’ai côtoyés pendant toutes ces années. Vivre dans leur intimité me les a rendus très proches, comme m’est devenue familière la ville de Bayonne des XVIIe et XVIIIe siècles. J’ai étendu cette étude aux familles alliées à la famille Lamaignère, car mon objectif était de comprendre les ressorts qui animaient tout ce groupe de négociants de la moyenne bourgeoisie de Bayonne, « une ville moyenne » dont ils partageaient l’évolution.
2Après cette longue investigation dans cette histoire où chaque famille suit son destin individuel, essayons de faire le point : tous travaillaient beaucoup, la dureté des temps ne leur laissait guère le loisir de philosopher, car il leur fallait travailler dur pour acquérir, sol après sol, les moyens de gagner leur vie au mieux et de s’enrichir si possible.
3Quels étaient leurs atouts ? Qu’en ont-ils fait ? Quelles permanences observons-nous dans leurs itinéraires ? Quelles ruptures sont nées de la Révolution et de l’Empire ? Comment ont-ils fait face aux difficultés inévitables de la vie ? J’ai essayé de répondre à toutes ces questions.
4Et tout d’abord, de quels atouts disposaient-ils ? Les Lamaignère ont eu la chance de naître dans la riche Chalosse productrice de vins, de blés et de denrées facilement exportables qu’il vendent à Dax et à Bayonne, et d’y naître dans une famille de propriétaires viticulteurs, donc dans une famille relativement aisée. Ils ont eu aussi la chance de bénéficier d’un certain capital culturel puisqu’en 1630 Arnaud I sait lire et écrire ce qui facilite son intégration dans la bourgeoisie bayonnaise. Soucieux de l’avenir de ses fils, il leur donne une éducation qui leur permet de fréquenter les principales places de commerce de l’Europe occidentale, comme Saint-Malo, Londres et Amsterdam. Mais il néglige de faire le même investissement pour ses filles qu’il marie dans le milieu marchand bayonnais. Nous observons donc ici deux stratégies que nous avons retrouvées tout au long de notre travail : départ des fils vers une nouvelle place de commerce au marché plus porteur et consolidation des acquis locaux par l’unions des filles à des jeunes gens de milieu identique.
5Deuxième atout : les Lamaignère s’adaptent à toutes les situations ; à « la disgrâce du commerce1 », ils répondent en adoptant d’autres comportements professionnels, ils prennent le large et deviennent capitaines de navires tout en restant négociants, cette double activité leur permettant de jouer sur les deux tableaux. La ville de Bayonne est-elle trop éloignée des centres vitaux du grand commerce, ils « délocalisent » leur activité comme le fait Jean I en s’installant à Nantes et en créant un comptoir à Lisbonne avec ses neveux. Sont-ils dans une impasse douteuse, ils s’embarquent pour des terres lointaines, le Maranhao pour Pierre II, l’Isle de France pour son frère Arnaud IV. Rien ne les arrête, les difficultés stimulent leur imagination fertile et décuplent leur énergie. Même à terre, on les sent toujours en partance.
6À cette capacité à se plier aux contingences s’ajoute une solidarité de tous les instants : « Je fais une entreprise pour le bien de tous2 » écrit Arnaud IV au comte de Clonard. Cette communauté d’intérêts s’étend à tout le réseau de leurs correspondants et le travail en équipe au sein du clan s’accompagne d’entraide interfamiliale et engendre un certain succès, variable bien sûr selon les périodes et les individus. Nous pouvons ajouter qu’« assiduité et persévérance » constituent le fondement du travail du négociant et que ces mots reviennent inlassablement dans les conseils prodigués par Arnaud IV à ses neveux3.
7D’Arnaud I à Jean IV, un peu plus d’un siècle s’est écoulé, de « marchand et bourgeois de Bayonne », les Lamaignère sont devenus « négociants » et font partie de l’élite bayonnaise qui rédige les Mémoires adressés au Roi sur les difficultés du commerce4. Ce n’est plus vers Terre Neuve et le Canada qu’ils arment leurs navires, c’est vers Saint-Domingue, mais ils se livrent toujours à un négoce orienté vers l’exportation des produits locaux et l’importation de produits à forte valeur ajoutée, le sucre remplaçant la morue.
8Quelles permanences observons-nous chez les Lamaignère ? D’abord la fidélité au prénom Arnaud, référence à l’ancêtre éponyme vivant en Chalosse, d’Arnaud I (né en 1607 à Monfort en Chalosse) à Arnaud VI (mort en 1807 à Nantes), puis la fidélité au métier de négociant de 1630 à 1846, d’Arnaud I à Pierre Haudaudine : c’est la fierté de cet état de négociant qu’Arnaud IV revendique dans sa correspondance et que Pierre Haudaudine affirme dans son testament.
9Au sein de ce groupe émerge une famille animée par un dynamisme fondé sur un projet différent de celui des Lamaignère, c’est la famille Drouilhet. Le système adopté par les Lamaignère est le développement par le négoce et la mer, le système qu’ont choisi les Drouilhet est le développement par le négoce et la finance. Leur dynamique sociale s’appuie sur le travail, sur le choix des bonnes filières, l’aptitude à saisir des opportunités ciblées sur un désir d’accumulation capitaliste, et, encore et toujours, « l’assiduité et la persévérance ». Et ils sont mûs par ce moteur puissant qu’est l’ambition de s’élever socialement.
10Si les points de départ sont les mêmes, milieu identique, instruction comparable, culture négociante, unions matrimoniales dans les mêmes familles, pluriactivité des individus, les itinéraires divergent très rapidement. Les Drouilhet ont des finalités bien différentes. Même s’ils partent d’un potentiel identique énuméré plus haut, très vite ils ne connaissent d’autre objectif que l’enrichissement personnel, au point que cela altère leurs relations familiales. Ils adhèrent pleinement aux valeurs du négoce : « travailler, accumuler, transmettre5 », qu’ils appliquent à la lettre, mais c’est un programme d’où semble absent toute solidarité interfamiliale. Si les Drouilhet utilisent l’esprit de groupe de leurs collaborateurs et parents, c’est au service de leur « Firme », et parfois même, accroîssent-ils leur patrimoine aux dépens de leurs proches. En cela, ils préfigurent un certain type de financiers âpres au gain que l’on retrouve dans la littérature du XIXe siècle et tout particulièrement dans Balzac.
11Leur souci d’accumulation et de transmission de leurs acquis est canalisé vers leur projet de réussite sociale et d’accès au « second ordre ». Étienne vit à Madrid pendant toute sa vie professionnelle mais il prend sa retraite à Bayonne où il a multiplié les acquisitions de biens fonciers et où l’enracinent ses titres de « Bourgeois de Bayonne, d’Homme d’Armes et d’Écuyer ». Et s’il fait dans son testament de nombreux legs aux églises et aux pauvres de Bayonne et de Madrid, nous ignorons si ces dons obéissent à un souci réel de charité ou à une ultime manifestation de son besoin de reconnaissance sociale.
12Quels étaient les atouts des Drouilhet ? Tout d’abord leur esprit d’entreprise, dès Pierre Drouilhet qui, « maître voillier », signe autant d’actes notariés d’obligation et de prêt que de contrats de fourniture de voiles6. Pour Pierre Drouilhet le commerce de l’argent accompagne l’aventure maritime ; comme Arnaud I Lamaignère il place ses bénéfices dans un capital foncier, plutôt citadin que rural. Son fils Jean le puîné franchit une étape supplémentaire en acquérant la « savonnette à vilains », viatique pour le « second ordre ». Ses petits-fils Étienne et Gratien pérennisent cette politique d’accumulation de biens et confortent l’image de réussite de la famille Drouilhet en confirmant leur appartenance au « second ordre ».
13C’est avec Étienne que s’épanouit la maison de commerce Drouilhet. Jeune négociant à Madrid, il a l’opportunité de gérer le règlement des dettes de la reine Marie-Anne de Neubourg et c’est là le début de sa fulgurante ascension madrilène. Il est un excellent directeur d’hommes et possède une grande aptitude à utiliser les compétences de ses collaborateurs à son profit.
14Là se trouvent les clefs du succès des Drouilhet. Il existait chez Jean Drouilhet et ses fils une stratégie de carrière et de promotion sociale, un désir de s’inviter au banquet de la Fortune, pourtant leur progression n’a pas eu le caractère spectaculaire de celle d’un Jean Joseph de Laborde ou d’un François Cabarrus, qui, issus du même négoce bayonnais, évoluèrent plus brillamment que Jean Drouilhet, comte de Carrion de Calatrava, moins ambitieux.
15Chez les Lamaignère, cette dynamique ascendante semble absente, faut-il l’attribuer à la disparition prématurée de plusieurs générations de pères, à un manque d’envergure ou à l’absence de cette motivation qu’est la vanité ? La « savonnette à vilains » ne tente aucun Lamaignère, ni les Lamaignère de Bayonne, moins fortunés que les Drouilhet, ni les Lamaignère de Nantes où cet investissement était fréquent dans le milieu négociant et qui en avaient les moyens financiers.
16Nous observons enfin la présence d’une troisième voie, celle qu’ont choisie les « Lamaignère Drouilhet » de Nantes. En déplaçant le centre de gravité de la maison de commerce Lamaignère vers Nantes, Arnaud Louis lui a donné les moyens de se pérenniser et de se développer ; en effet, dès le décès de Jean IV à Bayonne en 1780, il n’y a plus de maison de commerce Lamaignère de Bayonne. Jean IV est le dernier Lamaignère de Bayonne à avoir exercé ce métier de négociant auquel cette famille attachait tant de considération. À Nantes, « Johannes Lamaignère Drouilhet », comme les Bons Pères appelaient Jean III, et son frère Pierre III ont su conjuguer les qualités des deux lignées dont ils étaient issus, adaptabilité et solidarité pour les Lamaignère, rigueur comptable et pragmatisme pour les Drouilhet.
17Que ce soit à Bayonne, à Nantes ou à Saint-Domingue, les divers protagonistes de cette longue histoire ont supporté les conséquences de la Révolution et de l’Empire du mieux qu’ils l’ont pu. Les uns et les autres ont affronté ces événements à l’aune de leur intelligence, de leur expérience et de leurs moyens financiers, en s’adaptant à la situation. Françoise Labarthe Lamaignère n’est pas différente de Jérôme D’Espinose lorsqu’elle cherche à protéger le patrimoine de ses enfants, elle fait ce qu’elle peut mais elle est impuissante à influer sur le cours des choses. En épousant la fille d’un « marchand-blattier rue Port de Suzée », son fils Jean-Marie régresse et se trouve dans une position sociale inférieure à celle de son arrière-arrièregrand-père, Arnaud I « bourgeois et marchand de Bayonne ».
18L’histoire des Lamaignère de Bayonne, négociants et marins, pourrait se résumer en une courbe ascendante, assez lente de 1630 à 1726, elle atteint son apogée à partir de 1740 et s’y maintient jusqu’en 1780, date du décès de Jean IV. Après la Révolution et les guerres de l’Empire, les Lamaignère régressent et ont peine à faire face aux mutations du XIXe siècle. Certes, l’absence du père est la rupture principale qui précipite leur déclin, mais en 1789 « tout un monde d’armateurs et de négociants semble disparaître, noyé dans la tourmente7 ». Les temps ont changé et un monde nouveau émerge dans la violence.
19Quelle est l’évolution des Drouilhet après la Révolution ? Leur descendance féminine est totalement aristocratique : à Paris les Mornay de Montchevreuil, bien en Cour, et à Bayonne les Abbadie de Barrau qui ont rompu avec le négoce des laines aragonaises qui les avaient enrichis. Pour les uns et les autres, le souvenir de Pierre Drouilhet « maître-voilier » s’est estompé. L’évolution des Drouilhet, négociants et banquiers, suit une courbe croissante, très régulière, qui les mène de la rue du Bourgneuf où ils résident en 1681 à la maison Vanduffel, place d’Armes, à Bayonne où s’installe Étienne en 1777, puis enfin au château de Castex où séjourne sa petite-fille Salvadora Drouilhet de Barrau après 1789.
20En 1815, un monde nouveau se construit sur les ruines de l’Empire. Vingt-cinq années de guerres transforment en profondeur la société et l’économie. L’occupation d’une partie de l’Europe a eu pour conséquence de permettre la circulation des idées et des techniques. C’est alors qu’à Nantes, Pierre IV Lamaignère abandonne le négoce pour s’investir dans l’agriculture expérimentale, comme le fait à Bayonne son cousin Jean-Pierre Haubman. De négociant à propriétaire-rentier, l’évolution des Lamaignère de Nantes est exemplaire d’une certaine réussite bourgeoise : devenu propriétaire-rentier, Pierre IV Lamaignère récolte les fruits de ses placements, il vit des revenus de ses terres et de ses loyers. Son évolution reste dans la ligne droite du négoce : « travailler, accumuler, transmettre ».
21À Bayonne, le journalisme est la grande aventure dans laquelle se lancent Édouard Lamaignère, Frédéric Bastiat et Jean Lamaignère. Ils se consumment dans l’exercice de cette profession où ils investissent leur conviction, leur intelligence, leur énergie et leur argent. Pugnaces et courageux, ils se battent pour leurs idées, cette aventure nouvelle et exaltante est celle de leur époque, qui est celle des Balzac, Gauthier et Sue.
22Si le dynamisme de ces négociants et leur opportunisme leur a permis de progresser jusqu’en 1780, 1789 sonne le glas du monde dans lequel ils vivaient et travaillaient, la Révolution et les guerres de l’Empire ont provoqué leur déclin comme celui de Bayonne. Ils n’ont pourtant pas démérité et il semble que dans tous les cas, les Lamaignère comme les Drouilhet se soient conformés aux usages de leur milieu professionnel et social, en adéquation avec leur temps.
23Les Lamaignère auraient-ils pu éviter de subir ce déclin en quittant Bayonne, en s’installant dans une ville plus importante, à l’économie fondée sur des marchés plus porteurs ? La réussite des Lamaignère de Nantes nous incite à le penser mais, plus fondamentalement, nous pouvons penser que leur dynamisme s’était épuisé, comme celui du monde auquel ils avaient appartenu.
Notes de bas de page
1 AD P-A III E 3793 Lesseps: 21 avril 1718.
2 AD Morbihan Fonds Delaye E 2379 : lettre du 28 juillet 1776.
3 AD Morbihan, Fonds Delaye, toute la correspondance des liasses E 2365 et 2366.
4 Arch. CCI Bayonne G 58 no 7 : 13 juillet 1740.
5 Pétré-Grenouilleau O., op. cit., p. 42.
6 AD P.-A. Minutes des notaires Pierre Delacroix, et Decapdeville, années 1680-1690.
7 Pétré-Grenouilleau O. (présenté par), Moi, Joseph Mosneron-Dupin (1748-1833), armateur négrier nantais. Portrait culturel d’une bourgeoisie négociante au siècle des Lumières, p. 5.
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