1 « Le ciel, l’enfer et le diable ne font plus autant recette » résume d’un trait Boudon (p. 42). Ce qui ne veut pas dire qu’ils étaient tous écoutés sans mot dire : « Avec Dieu, on pouvait s’arranger, commettre quelques erreurs, rester à l’occasion dans le vague, tandis qu’avec les organes qui recélaient la vie, fragile et complexe, c’était une autre histoire. » Jean Carrière, L’Épervier de Maheux, 1972, p. 92.
2 Et le respect de ce qu’il est, ou veut être : « Je peux bien vendre mon âme au diable/Avec lui on peut s’arranger/Puisque ici tout est négociable/Mais vous n’aurez pas ma liberté de penser. » Ma liberté de penser, chanson de Florent Pagny, textes de Lionel Florence et David Obispo, 2003.
3 Voir l’article « Une guerre des dieux… négociée ? », Négociations, volume 2004/1.
4 Christophe Dupont, « Le “négociable” et le “non-négociable”. Différenciation et typologie », Revue française de gestion, 2004.
5 Laurent Mermet, « Comptabiliser les enjeux distributifs pour éclairer les processus de négociation » Négociations 2005/1
6 Aurélien Colson, « Gérer la tension entre secret et transparence », Revue française de gestion, 2004. « The Ambassador between Light and Shade : The Emergence of Secrecy as the Norm for International Negotiation », International Negotiation, vol. 13/2008. « La négociation diplomatique au risque de la transparence », Négociations, volume 2009/1.
7 Voir le chapitre II, 3, de Négociations. Essai de sociologie du lien social, 2000.
8 Nous reprenons là, à grands traits, le propos de Georg Simmel dans son étude sur La différenciation sociale, dans Sociologie et épistémologie, 1981. En liminaire de son ouvrage, Sociologie (1999), Simmel écrit ceci (dans Le Problème de la sociologie, p. 43) : « Il y a société là où il y a action réciproque de plusieurs individus. Cette action réciproque naît toujours de certaines pulsions ou en vue de certaines fins. Les pulsions érotiques, religieuses ou simplement conviviales, les fins de défense ou de l’attaque, du jeu ou de l’acquisition de biens, de l’aide ou de l’enseignement, et une infinité d’autres encore, font que l’homme entre dans des relations de vie avec autrui, d’action pour, avec, contre autrui, dans des situations de corrélation avec autrui, c’est-à-dire qu’il exerce des effets sur autrui et subit ses effets. »
9 De la Démocratie en Amérique, T. II, 2. Tocqueville indique : « Du moment où l’on traite en commun les affaires communes, chaque homme aperçoit qu’il n’est pas aussi indépendant de ses semblables qu’il se le figurait d’abord et que, pour obtenir leur appui, il faut souvent prêter son concours. »
10 Elle peut également nuire au bon déroulement du processus : « Dans le cas de la réforme de La Poste, rappelle Michel Rocard, nous avons gagné grâce à la discrétion. Nous ne voulions rien cacher à personne. Mais le problème était d’éviter la montée en puissance symbolique, et donc, en matières premières pour les hurlements. La prise de risques, inhérente à toute négociation, ne supporte en effet la publicité qu’à la fin », dans « L’Art de négocier, l’art de réformer. Regards sur le cas français et quelques expériences gouvernementales. Entretien avec Michel Rocard », Négociations, volume 2005/1. Sur les risques de cet « effet d’audience », voir l’article de Dean Pruitt, « Les communications de coulisse dans les négociations intergroupes : avantages et risques », Négociations, volume 2009/1.
11 Vision rationaliste ? Certes. Et qui semble oublier l’un des modes d’action du négocié : il procède de côté, avec une bonne dose d’opacité, de silences, de louvoiements ou de théâtralisation ; et ces modes d’action semblent fort éloignés d’une éthique habermassienne de la discussion, fondée sur l’échange du meilleur argument. Mais n’oublions pas que si l’on peut (toujours) négocier de mauvaise foi, on ne peut (jamais) échapper à la clause de revoyure sociale : nous sommes inscrits dans des systèmes d’interdépendance tels qu’il nous est pratiquement difficile de faire, durablement, cavalier seul.
12 « Dans ces conditions, ajoute Durkheim (p. 377), chacun reçoit la chose qu’il désire et livre celle qu’il donne en retour pour ce que l’une et l’autre valent. Cet équilibre des volontés que constate et consacre le contrat se produit donc et se maintient de soi-même puisqu’il n’est qu’une conséquence et une autre forme de l’équilibre même des choses. Il est vraiment spontané. Il est vrai que nous désirons parfois recevoir, pour le produit que nous cédons, plus qu’il ne vaut ; nos ambitions sont sans limites et, par conséquent, ne se modèrent que parce qu’elles se contiennent les unes les autres. »
13 Aristote, Éthique à Nicomaque, 1142b 28. La délibération négociée, pour reprendre la distinction d’Aristote, est « de sens déterminé » (et non « de sens absolu ») : « Elle n’aboutit à un résultat correct que par rapport à une fin elle-même déterminée. »
14 « Créon : Ta prière vient trop tard : la décision est prise. » « Médée : Prendre une décision sans écouter l’une des parties/Quand bien même cette décision serait équitable, ce n’est pas agir selon l’équité », Médée, Sénèque (v. 199-202).
15 Roger-Pol Droit, préface, Platon – Le Monde de la philosophie, Flammarion, 2008. p. XVIII.
16 Ce sont là les trois raisons que commentent Patrick Pharo, dans Le Sens de la justice, 2001, pour expliquer « pourquoi doit-on respecter les contrats ? », p. 28-35 : « Le caractère moral de la promesse, le caractère utilitaire de la coordination conventionnelle, le caractère rationnel et prédictible d’un ordre social contractuel. »
17 « L’accord officiel donné hier par les Cris à la réalisation d’un projet de dérivation de la rivière Rupert et à la construction d’une centrale hydroélectrique de 1 200 MW sur la rivière Eastmain change fondamentalement les règles du jeu parce qu’il pourrait éviter à Hydro-Québec un débat de fond sur la justification énergétique et environnementale de ce double projet […]. C’est le gouvernement québécois, unique propriétaire d’Hydro-Québec qui nommera la moitié des représentants qui travailleront au sein de ces comités d’évaluation avec leurs vis-à-vis Cris, eux-mêmes nommés par le Grand Conseil de cette nation, qui vient d’approuver en principe le projet Rupert-Eatsmain. » Le Devoir, 24 octobre 2001.
18 Comme ce fut le cas lors des multiples débats précédant, en France, la réforme des régimes de retraite, en 2003 ; pas mal des scénarios imaginés (notamment ceux qui ajoutaient l’étage de la capitalisation au dispositif de répartition, sans augmenter les cotisations) impliquaient, que cela fut dit ou non, le sacrifice de certaines catégories sociales, notamment celles déjà à l’âge de la retraite, ou proches de l’être. Et l’on imagine, même si cela ne fut pas le cas, qu’une certaine unanimité des actifs aurait pu se faire jour, veillant à ne pas augmenter leurs cotisations sociales, ce qui aurait signifié, du fait de l’augmentation du nombre de retraités, une détérioration relative du sort de ces derniers.
19 « Considérons des agents A, B, C qui sont engagés dans une transaction marchande ou plus généralement dans la négociation d’un contrat. Au cours de la transaction ou de la négociation du contrat, ces agents expriment leurs préférences ou leurs intérêts et procèdent à l’évaluation des différentes décisions possibles. La décision prise a des effets positifs ou négatifs, que l’on convient de nommer externalités, sur une série d’agents X, Y, Z (distincts de A, B, C…) qui n’interviennent pas dans cette transaction ou cette négociation, soit parce qu’ils n’ont pas les moyens d’intervenir, soit parce qu’ils ne désirent pas intervenir. Ne pas tenir compte dans ses comptes des effets produits sur d’autres agents par ses propres activités, telle est l’origine du débordement nommé externalité. » Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthes, Agir dans un monde incertain, p. 322. Pour une analyse et divers exemples de conflits d’externalités entre intérêt public et enjeux localisés, voir l’article de Sanda Kaufman, « Processus et dispositifs d’intervention dans les décisions publiques aux États-Unis », Négociations, volume 2006/2.
20 On peut cependant se demander, avec Olivier Godard, qui fut l’ardent et pédagogique défenseur, en France, de ce commerce des « droits à polluer », s’il existe une raison morale qui ferait obstacle à ce que des échanges commerciaux négociés participent aux efforts de réduction des émissions nocives provoquées par l’usage du pétrole, du gaz ou du charbon, puisque ce sont à travers des échanges commerciaux que nous parviennent ces produits et que nous les utilisons pour effectuer d’autres échanges commerciaux. Voir son article « “Droits à polluer” : où est le virage ? », Le Monde, 27 janvier 2000.
21 Louis Simard, « Négocier l’action et l’utilité publiques. Les APC du transport de l’électricité en France et au Québec », Négociations, volume 2006/2.
22 Voir l’entretien avec Guy Rocher, « La “Fabrique” de la loi à l’épreuve de la démocratie. Décréter, consulter, négocier », Négociations, volume 2004/1.
23 Voir également, de Fred Iklé, sa notice « Negotiation », parue dans l’International Encyclopedia of Social Sciences, 1968, traduite en français dans le volume 2007/2 de la revue Négociations.
24 Contester, souligne Amartya Sen dans Éthique et économie, 1993, p. 21, que les êtres humains adoptent toujours une attitude exclusivement intéressée n’équivaut pas à affirmer qu’ils agissent toujours de façon intéressée : « Il serait extraordinaire que l’intérêt personnel ne joue pas un rôle majeur dans une multitude de décisions ; les transactions économiques normales s’effondreraient si l’intérêt personnel n’occupait pas une place importante dans nos choix. La véritable question est de savoir s’il existe une pluralité de motivations, ou si l’intérêt personnel est le seul motif qui guide les êtres humains. » Poser ainsi la question, c’est y répondre : oui, il existe une pluralité de motivations dans nos décisions d’action, et les motivations d’ordre éthique ne sont pas, loin s’en faut, les dernières.
25 Christian Morel a proposé d’intéressants commentaires sur ce point focal : « Variations sur la négociation tacite et le point focal de Thomas Schelling », Négociations, 2004/1.
26 Exemples tirés de Schelling, Stratégie du conflit, 1986, chapitre I, 3.
27 « Renonce ! » Telle était la devise gravée sur la chevalière de Thomas Carlyle, rappelle Fonty, l’un des deux personnages du roman de Günter Grass, Toute une histoire (1997), pendant le repas… des noces de sa fille. L’injonction, un tel jour, provoque le trouble chez les convives. Fonty précise sa propre lecture de cette maxime protestante : il a décidé, un jour, de renoncer à la foi et « ne plus servir que le doute » (p. 250). Mais que ce renoncement serve la foi ou s’en détourne, il est toujours un puissant motif d’action pratique. Savoir abandonner, ce qui constitue l’un des principes mêmes de la négociation, constitue un principe fondateur du vivre-ensemble.
28 Nous reprenons là les mots de Alfred Schütz et Thomas Luckman, The structures of the Life-World, 1974, p. 60, cités par Nathalie Zaccaï-Reyners, Le Monde de la vie, 1996, p. 25.
29 Ainsi Roy Lewicki et Joseph Litterer, reprenant, dans l’avant-dernier chapitre de leur ouvrage Negotiation (1985), intitulé « Converting Win/Lose to Win/Win », les suggestions de Fisher et Ury, plaident-ils pour une centration du négociateur, moins sur ses propres intérêts que sur ceux de l’autre partie – et de le faire avec compréhension. Il convient, disent-ils, « non pas d’agir tactiquement de telle sorte que l’autre vienne sur vos positions, mais d’imaginer les voies par lesquelles vous pouvez bouger vers les siennes » (p. 298).
30 « Si on se met à la place de son homologue, on comprendra son problème et ce qu’il convient de faire pour le résoudre. » Roger Fisher et William Ury, Réussir une négociation, 1982, p. 121-122.
31 Ce qui ne signifie pas : « concéder plus », mais le faire de façon appropriée.
32 Pour une présentation de ces biais en négociation – et les moyens de les réduire, voir Margaret Neale et Max Bazerman, Cognition and Rationality in Negotiation, 1991 ; pour une réflexion plus générale sur ces « souricières cognitives », voir Christian Morel, Les Décisions absurdes, 2002.
33 Ainsi d’Amos, jeune juif de la Jérusalem d’avant la création de l’État d’Israël en 1948, campé par Amos Oz dans Une Histoire d’amour et de ténèbres, 2004. Ce dernier lit avec avidité les journaux et, à partir de sa lecture, invente « d’ingénieux arguments capables de nous concilier les cœurs britanniques les plus endurcis » ou prononce « des discours destinés à aider à la compréhension et la réconciliation des arabes qui pourraient même nous présenter des excuses, voire verser des larmes de sympathie devant nos souffrances et nous manifester leur profonde admiration pour notre noblesse d’esprit et notre grandeur d’âme ». « J’aurais pu les convaincre, pense-t-il, alors qu’il se transporte en pensée devant des foules haineuses à la sortie des mosquées, leur démontrer rationnellement que, si nos slogans et nos desiderata ne comportaient rien qui puisse les choquer, les vociférations des foules arabes surexcitées n’étaient pas jolies jolies ni civilisées, et qu’elles ne leur faisaient guère honneur non plus. À l’époque, j’étais moins un enfant qu’une somme d’arguments massue. Un petit chauvin déguisé en pacifiste. Un nationaliste hypocrite et doucereux. Un propagandiste sioniste de neuf ans : nous étions les bons, les vertueux, les innocentes victimes, David face à Goliath, les brebis parmi les loups, l’agneau du sacrifice, le chevreau de la Haggada de Pâques, l’orgueil d’Israël, et eux – les Anglais, les Arabes et toutes les nations – c’étaient des loups, le monde mauvais, fourbe et assoiffé de notre sang – ils devaient avoir honte » (p. 355).
34 Dans les mots de Nagel : en organisant le monde de telle façon que l’harmonie morale soit atteinte, c’est-à-dire : sans conversion radicale à la moralité et de manière à ce que le choc des deux morales soit affaibli, et que cela nous permette « de mener des vies personnelles intenses, sans nier les revendications de nos concitoyens ».
35 Voir, à ce sujet, le dossier « Identités, reconnaissance et négociations », Négociations, volume 2007/1.
36 Ou encore : satisfaire ce que Pierre Rosanvallon (2008, p. 156) nomme « une généralité procédurale-négative », soit « l’aspiration des citoyens à un traitement équitable de chacun, fondé sur le refus des discriminations autant que des traitements de faveur ».
37 Sur cette thématique des mécanismes de la démocratie participative, voir Loïc Blondiaux, Le Nouvel Esprit de la démocratie, 2008. Sur la question des débats publics, consulter : Martine Revel et al., Le Débat public : une expérience française de démocratie participative, Paris, La Découverte, 2007.
38 « Parmi les traits essentiels de cette situation, il y a le fait que personne ne connaît sa place dans la société, sa position de classe ou son statut social, pas plus que personne ne connaît le sort qui lui est réservé dans la répartition des capacités et des dons naturels, par exemple l’intelligence, la force, etc. J’irais moi-même jusqu’à poser que les partenaires ignorent leurs propres conceptions du bien ou leurs tendances psychologiques particulières. » John Rawls, Théorie de la justice, 1987, p. 38.
39 Lavinia Hall, « La Négociation médiée et le conflit quotidien », Négociations, volume 2006/2.
40 Voir : Alain Pekar Lempereur, Aurélien Colson et Jacques Salzer, Méthode de médiation. Au cœur de la conciliation, 2008, et Arnaud Stimec, La Médiation en entreprise, 2004.
41 Voir le dossier « Négociations et médiations : perspectives croisées », Négociations, volume 2006/2.
42 Ce raisonnement s’inspire de celui de John Rawls (1971) quand il s’interroge sur ce que les individus doivent connaître sous un voile d’ignorance, de manière à ce que la position originelle puisse être équitable. Nous nous appuyons également sur la reformulation de Paul Ricœur, dans Soi-même comme un autre, p. 269-273.
43 Sur ce point du président de séance et du droit égal de chacun à prendre la parole, voir l’article de Bertrand de Jouvenel, « Seminar Exercice. The Chairman’s Problem », American Political Science Review, 1961, traduit dans Négociations, volume 2005/2, « Le Problème du président de séance ».
44 Et pas seulement libérale : toute tradition politique. Car l’échange, la cessibilité des biens, les règles (négociées) de ces échanges sont autant d’actes ne relevant pas de l’arbitraire d’un tyran et synonymes d’une décision rationnelle, donc politique, à distance d’une parole royale ou d’une pratique magique. Comme le souligne Lucien Sfez dans son petit ouvrage La Décision, 1984, quand le territoire subit la loi de l’isonomie, qu’il devient mesurable, que des éléments peuvent être cédés après des discussions entre partenaires revendiquant leur égalité et leur liberté, que ce débat peut être public, empreint de logique, alors naît la décision rationnelle et la parole politique qui la porte.
45 C’est contre Habermas que Ricœur formule sa critique d’une éthique de la discussion trop épurée pour être ainsi « en prise avec la réalité ». « La stratégie propre à l’éthique de la discussion, écrit en effet Habermas, consistant à acquérir les contenus d’une morale universelle à partir des présuppositions générales de l’argumentation, est féconde précisément pour cette raison que la discussion représente une forme de communication plus exigeante, et dépassant les formes concrètes de la vie [c’est nous qui soulignons], dans laquelle les présuppositions de l’agir orienté vers l’incompréhension sont généralisées, abstraites et décloisonnées, c’est-à-dire étendues à une communauté de communication idéale comprenant tous les sujets capables de parler et d’agir. » Jürgen Habermas, De l’Éthique de la discussion, 1992 (1991), p. 22. Le souci d’une rationalisation morale de la négociation, nous semble-t-il, doit être celui, d’une part, d’une re-localisation, de manière à réduire le risque d’une universalisation castratrice et, d’autre part, d’une centration sur le concret des situations, à partir des mondes vécus. Les « formes concrètes de vie », mieux que leur dépassement, devraient être le centre des préoccupations.
46 « Ce qui fait de la conviction un partenaire inéliminable, c’est le fait qu’elle exprime les prises de position d’où résultent les significations, les interprétations, les évaluations relatives aux biens multiples qui jalonnent l’échelle de la praxis, depuis les pratiques et leurs biens immanents, en passant par les plans de vie, jusqu’à la conception que les humains se font, seuls ou en commun, de ce que serait une vie accomplie. » Soi-même comme un autre, p. 335.
47 Ce qui corrige l’idée du spectateur équitable comme personnage isolé, jugeant en solitaire et à la seule lumière de sa propre expérience. Il faut imaginer, au contraire, un aréopage de spectateurs équitables, confrontant périodiquement leurs conceptions et leurs formules de compromis, entre eux et avec les parties aux prises.
48 Pour une pédagogique présentation d’une méthode pragmatique de négociation, à partir de la négociation basée sur les intérêts (ici, élargis aux IPBM, « intérêts, préoccupations, besoins et motivations »), voir Arnaud Stimec, La Négociation, 2005.
49 On mobilise ici cette éthique de la discussion dans un sens (partiellement) non habermassien. Pour ce dernier, en effet, un consensus acquis discursivement, à propos de, et par des normes valides universellement et reconnues comme telles par tous les participants et les individus concernés, s’inscrit à l’opposé du compromis motivé stratégiquement, noué entre des intérêts particuliers. C’est le sens même de sa distinction entre l’agir stratégique, orienté vers le succès, et l’agir communicationnel, orienté vers l’intercompréhension. Adoptons donc la thèse de Philippe Zarifian (1996) : ces deux agir ne s’opposent pas ; et le premier type n’est pas moins moral que le second ; il est « enveloppé » dans le second, et peut même « devenir l’un des vecteurs dans une interrogation plus vaste sur le pourquoi de l’activité industrielle elle-même » (et, ajoutons-nous, le pourquoi de tout monde social organisé). Cela dit, vérifions avec Habermas lui-même que notre effort n’est pas vain. Il semble que non : « Dans les sociétés modernes, le champ de ce qui nécessite une régulation et qui ne concerne plus que des intérêts particuliers, et qui se trouve par conséquent renvoyé à une négociation de compromis, et non à un consensus acquis discursivement, croît lui aussi. Dans ce domaine, nous ne devrions pas oublier que, de leur côté, les compromis équitables nécessitent une procédure moralement justifiée. » Habermas, 1992, p. 26.
50 Sixième article d’une « paix perpétuelle entre les États ». Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, 1998 (1795), p. 14.
51 Ou dans ceux de Callon et Barthe : s’efforcer de « décider sans trancher ». Voir leur entretien dans Négociations, volume 2005/2.
52 Figures qu’il oppose, 1) au tertius gaudens, le tiers qui profite de l’interaction entre deux individus pour poursuivre ses propres fins ; et 2) au tiers faisant sienne la devise divide et impera, poussant au conflit entre ces deux acteurs pour mieux asseoir sa domination. Voir Simmel, 1999, p. 112-152. Pour différentes approches du tiers en négociation, voir Elisabeth Volkrick, « Intervenir en tiers aujourd’hui », Négociations, volume 2007/1.
53 Pour un survol pédagogique des thèses de ces chercheurs nord-américains (et de nombreux autres) : Gérard Hébert, Traité de négociation collective, 1992, chapitre 29, et Michel Cousineau, Économie du travail, 1989.
54 C’est le cas du conflit entre Antigone et Créon ; chacun s’efforce de délégitimer la morale de l’autre et ne vouloir agir qu’en vertu de la sienne propre. Il nous faut donc reconnaître, souligne Ricœur (1990, p. 290), que « l’unilatéralité des principes moraux confrontée à la complexité de la vie est source de conflits ».
55 Voir, à ce sujet, les rapports Womeng et Prometea, rédigés pour la Commission européenne, accessibles via les sites [www.womeng.net/overview/Synthesis_Report.pdf] ; [www.prometea.info/conference2007/].
56 Qu’ils soient de types « marchands », ou « politiques », au sens que lui donne une certaine tradition en sciences politiques depuis l’article fondateur d’Alessandro Pizzorno, 1977. On rejoint là l’argumentation de Flanders (1968) selon laquelle la négociation collective d’entreprise, loin d’être un simple rapport de marché au sujet de la détermination du prix du travail, est en fait « une institution qui recouvre un processus politique, manifeste des relations de pouvoir et contribue à modifier la nature du “management” ».
57 Bien qu’il ne la définisse point, Olgierd Kuty, dans son ouvrage La Négociation des valeurs (1996), indique cependant que celle-ci porte en elle « une redéfinition des valeurs ». Il y a négociation valorielle, dit-il, quand « des valeurs concrètes et locales sont remodelées ». Mais il ne nous renseigne pas sur comment ces valeurs sont – concrètement – remodelées. La présente étude vise à enrichir l’analyse sur ce point.
58 L’intérêt, dit Kant, est « la dépendance de la volonté, déterminée de façon contingente par la raison » ; le besoin : « la dépendance de la faculté de désirer à l’égard des sensations ». Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1986, p. 123.
59 Mais, dirait Boudon, du point de vue de celui qui agit, il lui semble qu’il a intérêt à agir ainsi, selon son interprétation de la situation, selon ses croyances, selon ce qu’il lui semble convenable de faire (« même si elles peuvent apparaître à l’observateur pressé ou engagé comme “irrationnelles” »). Raymond Boudon, L’Art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses, 1990.
60 Cet exemple, les autres qui suivent, et tout le raisonnement, proviennent de Jean-Daniel Reynaud, Les Règles du jeu, p. 231-235. Nous invitons le lecteur à s’y reporter, pour quelques pages lumineuses à propos du débat intérêts/valeurs.
61 « Nous adhérons, remarque Charles Larmore, à plusieurs principes moraux différents qui nous imposent des exigences indépendantes […] et sont donc susceptibles de nous tirer dans des directions inconciliables. » Charles Larmore, Modernité et morale, 1993, p. 105.
62 St-Germain et la négociation, film de Gérard Corbeau, 2003. Ce film est une excellente introduction à la négociation distributive et aux diverses méthodes de marchandage.
63 C’est ce que suggère aussi Ch. Dupont dans sa réflexion sur le non négociable. Il propose de distinguer, d’une part, la non négociabilité d’une croyance religieuse ou d’une valeur morale et, d’autre part, la négociabilité des modalités d’exercice de cette croyance ou la mise en œuvre de cette valeur. L’exemple de l’Édit de Nantes et du règlement des « guerres de religion » au XVIe et XVIIe siècles plaiderait pour cette possibilité… Pour une analyse plus complète du problème et ses implications pratiques, voir Christophe Dupont, Le « négociable » et le « non négociable ». Différenciation et typologie, 2004.
64 Ce raisonnement emprunte beaucoup à celui de Dominique Leydet (2006) mais nous assumons seul l’usage que nous en faisons…
65 Ricœur (1990) parlerait ici de « jugement en situation », sans adjonction d’une morale telle que sa mise en œuvre conduirait à la négation des individus qui s’en réclament. Créon et Antigone pourraient ainsi s’accorder sur un dispositif de conciliation valorielle, par exemple en co-reconnaissant la légitimité des règles morales que chacun défend.
66 Une culture dite « sub-politique » par Beck, faite d’engagements politiques actifs et d’initiatives citoyennes, d’extension de droits prétendant à une validité universelle, de possibilités accrues de dénoncer et se protéger, de politisation des actions économiques, de moralisation de la production industrielle, de pluralité des formes de travail et des mondes du travail. Voir tout le chapitre 8, de La Société du risque : « Pas de limites à la politique : gestion politique et mutation technico-économique dans la société du risque », p. 399-493.