1 L’interprétation de ce type de règle est donc réservée aux magistrats. La loi, énonçait Thomas Hobbes (Léviathan, XXVI, 1971, p. 295, § 81), est « la parole de celui qui commande aux autres », « la pensée du législateur ». Son interprétation dépend strictement de celle-ci et « les interprètes ne peuvent être personne d’autre que ceux qu’aura institué le souverain, à qui seuls les sujets doivent obéissance » (§ 77, p. 294). Le juge interprète cette loi, non comme une sentence privée, « mais parce qu’il la donne de par l’autorité du souverain, et qu’elle devient ainsi la sentence du souverain » (§ 82, p. 296).
2 « Pour respecter la règle, il faut l’enfreindre ; et pour l’enfreindre, il faut la respecter », Jean-Pierre Dupuy, Paul Dumonchel, L’Enfer des choses. René Girard et la logique de l’économie, 1979, p. 83.
3 Par Erving Goffman, Les Rites d’interaction, 1974, p. 48.
4 Exemples d’une règle de procédure : « La NCAO, négociation collective annuelle obligatoire, se déroule tous les ans pendant la période suivante : du 15 juillet au 15 août » (article 2). D’une règle de contenu : « Les demandes de départ en congés doivent être émises trois mois à l’avance » (article 8). Accord d’entreprise, société SEML, Nouméa.
5 Pour un exposé, systématique et illustré, de ces types de règles, voir Christian Morel, La Grève froide, 1995.
6 Nous reprenons ici la typologie en trois classes de règles proposée par Jean-Daniel Reynaud dans Les Règles du jeu, 1989, p. 76.
7 Jusqu’à ce que la minorité conteste l’assertion voulant que la règle majoritaire soit l’expression de la volonté générale. Le « droit du nombre » ainsi remis en cause, s’ouvre un débat sur la légitimité des décisions publiques. Voir à ce sujet Pierre Rosanvallon, La Légitimité démocratique, 2008.
8 Est repris ici le raisonnement de Georg Simmel (1999, p. 215) à propos du vote majoritaire : « Un vote n’a de sens que lorsque les intérêts présents peuvent s’allier pour se constituer en unité. Si des aspirations divergentes empêchent cette centralisation, alors il est contradictoire de vouloir confier à une majorité le soin de prendre une décision, puisqu’il n’y a pas concrètement cette volonté unitaire qu’elle serait évidemment plus capable de reconnaître que la minorité. C’est une contradiction apparente, mais qui éclaire la situation au plus profond : c’est justement quand on constate ou qu’on suppose le principe d’une unité supra-individuelle que le vote majoritaire est possible ; quand elle fait défaut, l’unanimité est nécessaire, qui remplace pratiquement cette unité de principe par une égalité de fait, cas par cas. »
9 Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1986, p. 136-137.
10 « Lorsque je souhaite que les autres n’abusent pas de moi, je souhaite également ne pas abuser des autres » ; « Ce que je n’aimerais pas que les autres me fassent, pour rien au monde je ne voudrais le faire aux autres » ; « Zigong dit : “Y a-t-il un mot qui puisse guider l’action toute une vie durant ?” Le maître : “Mansuétude. N’est-ce pas le maître mot ? Ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse, ne l’inflige pas aux autres”. » Confucius, Entretiens, V, 11 ; XII, 2 ; XV, 23, Paris, Le Seuil, 1981.
11 Matthieu, 7, 12. Voir également l’évangile selon Luc (6, 31) : « Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pour eux. »
12 Weber, on le sait, distinguait, outre « la tradition », deux autres types de validité d’ordre légitime : en vertu d’une croyance – « affective » (« validité de l’exemplarité ») ou « rationnelle en valeur » (« validité de ce qu’on a jugé comme absolument valable ») –, ou en vertu de la légalité, « disposition à laquelle on croit ». Le concept de domination prolonge le raisonnement wébérien : il désigne la probabilité, pour un ordre légitime, « de trouver obéissance de la part d’un groupe d’individus » – ces derniers faisant du contenu de cet ordre la maxime de leurs conduites.
13 L’épisode a donné lieu à une fiction cinématographique, assez proche du script original, Jusqu’au bout, Maurice Failevic, 2004. On y découvre, romancée mais véridique, une négociation sociale classique, avec concessions, points d’ancrage, menaces, bluff, intrication d’enjeux, négociation intra-organisationnelle (entre le permanent parisien et « la base »), etc. Ce film est un bon outil pédagogique.
14 Nous reprenons ici la définition classique et durkheimienne de la règle. Voir Jean-Daniel Reynaud, Les Règles du jeu, 1989, p. 29.
15 Sur cette modélisation en trois séquences – diagnostic, formule, détails – voir l’ouvrage de W. Zartman et Maureen Berman, The Practical Negotiator, 1982. Pour des développements concrets, cf. l’entretien avec Zartman, « Transférer le conflit d’un niveau militaire à un niveau politique. Expériences de négociations et de médiations internationales », Négociations, volume 2004/2.
16 « Chaque mot est analysé, le lieu même de la signature est discuté : il faut encore et toujours négocier » (Alexis Keller, L’Accord de Genève, p. 37).
17 « C’est bien de l’affrontement que sort la règle. Même si la négociation a été totalement “pacifique” (c’est le cas très majoritaire, en France comme en Belgique ou en Allemagne), même si la menace d’une pression directe est restée très lointaine ou très indirecte, il s’est bien agi d’une confrontation de propositions, d’une opposition de prétentions économiques et de logiques sociales, d’une exploration des forces et faiblesses de l’autre. Et c’est bien de cet affrontement que l’accord tire sa force. » Jean-Daniel Reynaud, Les Règles du jeu, p. 120.
18 « Ce n’était pas qu’elle se moquait des règles : simplement elle les oubliait » écrit Margaret Atwood en décrivant son personnage Laura Chase, l’une des deux sœurs mises en scène dans Le Tueur aveugle, 2002.
19 « Cette loi DADVSI, d’août 2006, n’est pas appliquée parce qu’elle est inapplicable. Elle punit de trois ans d’emprisonnement et de 300 000 euros d’amende les pirates du Net – qui sont neuf millions en France. La sanction est si disproportionnée que la chancellerie a dû adresser aux parquets une circulaire pour les inviter à l’indulgence. Autrement dit : à ne pas appliquer la loi. » Le Monde, 5 décembre 2007.
20 « Usages d’entreprise et inactivation du droit du travail : l’exemple du Sentier », Quatre pages, Centre d’études de l’emploi, janvier/février 2002.
21 « Un appel à la désobéissance civile contre lois jugées immorales par l’Église », Le Monde, 11 juillet 2006.
22 David-H. Thoreau, La Désobéissance civile, éd. Mille et une nuits, 2000, p. 12.
23 Cf. le film Désobéir, de Patricio Henriquez, Québec, 2005, rassemblant les justifications de trois militaires ayant refusé des ordres de leur hiérarchie, Camilo Meija, sergent de l’armée des États-Unis, Igal Vega, sous-officier israélien et Efrain Jana, colonel chilien.
24 « Je ne doute pas qu’un citoyen discipliné ne sache commander aussi bien qu’il se plie à obéir ; dans la bataille, il fera front vaillamment, en loyal serviteur du pays. L’anarchie est le pire des fléaux ; elle ruine les cités, détruit les foyers, rompt les lignes du combat, sème la panique, alors que la discipline sauve la plupart de ceux qui restent à leur poste. » Antigone, Sophocle, v. 665.
25 Nous nous inspirons ici, très librement, du commentaire que propose Claudio Magris de cette tragédie, au-delà de ceux d’Hölderlin et de Georges Steiner : « Qui écrit les lois non écrites des Dieux ? », dans Utopie et désenchantement, 2001. Magris y plaide pour une autre lecture du mythe, plus politique : Antigone n’est pas l’opposition abstraite entre un individu et un État, mais « la lutte de la conscience pour se traduire en normes juridiques positives plus justes, pour créer un État plus juste ». Les lois non écrites des Dieux, comme celles qu’évoquent Antigone, sont ainsi progressivement transcrites dans des lois humaines plus justes, même si cette transcription est interminable et même si à chaque loi positive l’individu peut lui opposer l’exigence d’une loi supérieure ; ce qui est tragique, ce n’est pas ce processus d’affrontement, souligne Magris, c’est le fait qu’il puisse s’interrompre, ouvrant la voie à une régression vers la barbarie. Nous faisons nôtre l’assertion : le problème, en démocratie, n’est pas que les lois soient transgressées ; c’est qu’elles ne le soient plus.
26 Cité par David Wong dans la notice « Relativisme moral », dans Monique Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, 2004, p. 1663.
27 « Les États-Unis craignent de perdre “la bataille des cœurs et des esprits” », Le Monde, 4 avril 2003.
28 Antoine Jeammaud, Évelyne Serverin, « Évaluer le droit », Recueil Dalloz-Sirey, 1992, p. 263-268.
29 Point de vue similaire chez Rainer Rochlitz. Dans Subversion et subvention. Art contemporain et argumentation esthétique, 1994, il notait les pratiques de subversion des critères établis du jugement esthétique et le jeu ambigu, à cet égard, des musées, des critiques et des artistes, entre franches complicités et antagonismes avérés.
30 « Mon vieux, qui est ce “ils” dont vous parlez tant ? dit Crenshaw. L’ancien combattant eut l’air contrarié : – Ils ? dit-il. Ils ? Et bien, le “ils” que nous avons tous dans l’esprit, les Blancs, l’autorité, les dieux, le destin, les circonstances – la force qui tire vos ficelles jusqu’au jour où vous refusez de vous laisser manipuler davantage. » Ralph Ellison, Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, 1969 (1947), p. 173. Il serait intéressant d’approfondir les contours de cette extranéité (les « ils » de cet ancien combattant).
31 « La seule manière pour nous de réagir contre la désapprobation de toute la communauté consiste à ériger une communauté plus élevée qui, en un certain sens, prend partie avec succès contre celle où nous nous trouvons. Un homme peut arriver à agir contre tout l’univers qui l’entoure : il peut se dresser face au monde ; mais pour agir ainsi, il doit se parler avec la voix de la raison. Il doit comprendre les voix du passé et de l’avenir. C’est la seule manière d’obtenir une voix qui soit plus forte que celle de la communauté. Nous supposons d’ordinaire que cette voix générale de la communauté est identique à celle de la communauté plus large du passé et du futur, et qu’une coutume organisée représente ce que nous appelons moralité. Ce qui nous est interdit est ce que tout le monde blâmerait. Cela est vrai si nous adoptons l’attitude de la communauté en tant que distincte de nos propres réactions, mais nous ne devons pas oublier l’autre possibilité, celle de répondre à la communauté en réclamant une modification de son attitude. Nous pouvons modifier l’ordre des choses ; nous pouvons réclamer le perfectionnement des normes de la communauté ; nous ne sommes pas complètement liés par elle. » Georges-Herbert Mead, L’Esprit, le soi et la société, p. 143.
32 Jean-Baptiste Clamence, depuis qu’il n’a pas, un certain jour, secouru une jeune femme se jetant dans la Seine, a appris à « vivre dans le malconfort ». Dans La Chute (1956), Albert Camus le fait parler ainsi : « Je voulus courir et ne bougeai pas. Je tremblais, je crois, de froid et de saisissement. Je me disais qu’il fallait faire vite et je sentais une faiblesse irrésistible envahir mon corps. J’ai oublié ce que j’ai pensé alors. “Trop tard, trop loin”, ou quelque chose de ce genre. J’écoutais toujours, immobile. Puis, à petit pas, sous la pluie, je m’éloignais. Je ne prévins personne » (p. 82). Le narrateur affronte alors sa culpabilité, se laisse se dévorer par elle – et théorise « la duplicité profonde de la créature ». Un seul remède : « Nous pouvons affirmer à coup sûr la culpabilité de tous. Pas d’excuses, jamais, pour personne. »
33 Pour Gilles Deleuze, commentateur après Maurice Blanchot de la nouvelle de Herman Melville, la formule de Bartleby, « Je préférerais ne pas » est « ravageuse, dévastatrice, et ne laisse rien subsister derrière elle ». Agrammaticale, elle creuse une zone d’indiscernabilité entre ce qui est préférable et ce qui ne l’est pas. « Si Bartleby refusait, il pourrait être reconnu comme rebelle ou révolté et avoir encore à ce titre un rôle social. Mais la formule désamorce tout acte de parole, en même temps qu’elle fait de Bartleby un pur exclu auquel nulle situation sociale ne peut plus être attribuée » (p. 179). Gilles Deleuze, « Bartleby ou la formule », in Herman Melville, Bartleby, 1989.
34 « C’est le courage de celui qui, abandonnant tout espoir, se lance dans la mêlée, l’esprit dégagé de toute idée du futur. L’insurrection des derniers Juifs du ghetto de Varsovie peut bien illustrer cette condition. Il y a des moments où les vaincus font l’expérience d’une terrible paix intérieure au plus fort du danger. Pour la grâce reçue de ne plus rien espérer. » Erri De Luca, Alzaïa, 1998, p. 74.