1 « Il faut s’établir à l’extérieur de soi. » René Char, La Parole en archipel.
2 Au sens de : qui n’existe que dans l’imagination du sujet. « Fictif », ici, s’oppose à « mesurable » ou à « observable ».
3 « Ou bien se nier un peu et provisoirement pour être soi, ou bien, à force d’être soi rigoureusement, logiquement, implacablement, et jusqu’au bout, mourir par asphyxie. » Vladimir Jankélévitch, Les Vertus et l’amour, vol. 2, p. 78.
4 Howard Raïffa, Negotiation Analysis, 2002. Pour une recension critique de l’ouvrage de Raïffa, réédité et complété, voir Jean-Christophe Pereau, Négociations, volume 2006/1.
5 Ils l’ont certes conceptualisé différemment : chez Hobbes, c’est le souci de se préserver, ou d’éviter des rivalités meurtrières, de réguler leurs méfaits et leurs torts réciproques, qui poussent les individus à s’assembler en République ; ils abandonnent leur droit de se gouverner eux-mêmes et le remettent à un Léviathan que tous respecteront puisque tous le lui ont abandonné. Chez Rousseau, ce n’est pas la peur qui conduit les hommes à se rassembler en Cité mais leur volonté de se soumettre à une volonté générale ; chacun, ainsi, « en se donnant à tous ne se donne à personne » ; un corps moral et collectif s’ensuit ; chacun reçoit de cette association volontaire « son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté ». Du Contrat social, chapitre VI.
6 Transgression, selon le Oxford Dictionary signifie : « Passing beyond the bounds of legality or rights ; disobedience. » Et pour transgress, l’ouvrage indique : « To break, violate, infringe, trespass against. »
7 Laissons de côté, pour l’instant, la question – néanmoins importante – du caractère limité de cette capacité d’imagination ; ou des biais cognitifs qui viennent entacher cette évaluation des conséquences des actions possibles.
8 Est ignorée ici l’approche psychanalytique concernant l’autodestruction et la pulsion de mort qu’elle révèle. Des individus peuvent en effet exécuter la menace qu’ils ont proférée contre eux-mêmes et se donner la mort.
9 Voir les travaux d’Anthony Giddens, Norbert Elias, Zygmunt Bauman, etc.
10 « Aveuglée », donc, du latin médiéval ab oculis, privé d’yeux.
11 Nous nous appuierons aussi sur l’analyse des travaux de Schütz que proposent Nathalie Zaccaï-Reyners, Le monde de la vie, 1996 et Daniel Cefaï, Phénoménologie et sciences sociales. Alfred Schütz. Naissance d’une anthropologie politique, 1998.
12 Notons que cette posture a des incidences sur notre approche du politique. À l’encontre du présupposé individualiste moderne, prompt à confondre individualisme et individuation, les individus n’ont des droits et des prétentions que pour autant qu’ils s’assemblent en cités ; ces droits surgissent du lien politique ; ils ne lui préexistent pas. Telle est la critique, constante, de Paul Ricœur : pas de soi sans des autres que soi, pas d’individu désincarné, pas « d’homme capable » sans médiations intersubjectives, sociales et politiques. « Ce point, écrit Ricœur, est de la plus grande importance, si l’on veut rendre compte du passage de la notion d ‘ homme capable à celle du sujet réel de droit. Seule en effet la relation au tiers, située à l’arrière-plan de la relation au toi, donne une base à la médiation institutionnelle requise par la constitution d’un sujet réel de droit, autrement dit d’un citoyen. » Paul Ricœur, Le Juste, 1995, p. 34. Johann Michel, dans de forts intéressants commentaires de l’œuvre de Ricœur, Paul Ricœur. Une philosophie de l’agir humain, 2006, résume le trait ainsi : « Les capacités du sujet restent évanescentes tant qu’elles ne sont pas inter-subjectivement et institutionnellement médiatisées » (p. 427).
13 Cité par Cefaï, p. 227.
14 C’est ce que Schütz nomme la « We-relation » (la Nous-relation), et qui désigne le fait que nous vivons avec autrui dans un présent mutuel ; ce qui nous permet d’affirmer que nous faisons ensemble l’expérience de cette occurrence.
15 Les citations proviennent de : Joseph Conrad, « Lord Jim », Œuvres, I, 1982, p. 831-1204.
16 « On a depuis longtemps observé que dans toutes leurs relations d’association et de séparation, de différenciation et d’unification, les représentations de l’âme individuelle se comportent comme les individus entre eux […]. Ce que la société exige de son membre : discipline et loyauté, altruisme et travail, maîtrise de soi et sincérité – tout cela, l’individu l’exige de lui-même. » Georg Simmel, Sociologie, 1999, p. 223.
17 Car nous pouvons et savons nous « regarder en arrière », de sorte, dit Mead que « le “Je” apparaît dans notre expérience grâce à la mémoire » (p. 167).
18 Comme le note Charles Taylor dans son interrogation sur Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne (1989, trad. 2003) : nous sommes des moi par rapport à des interlocuteurs, dans le cadre « d’un réseau d’interlocution » (p. 57). Ces autres que moi sont mes partenaires de dialogue, « essentiels à la réalisation de ma définition de moi-même » ; ils maîtrisent « des langages de connaissance de moi-même, que j’acquière progressivement ». C’est par eux – par leurs gestes vocaux, par leurs interpellations – que je peux me connaître et me construire.
19 « Seule une infime partie de ma connaissance du monde s’origine dans mon expérience personnelle. La plus grande partie vient de la société, elle m’est transmise par mes amis, mes parents, mes professeurs et les professeurs de mes professeurs […]. Le moyen typifié par excellence par lequel la connaissance issue de la société est transmise est le vocabulaire ainsi que la syntaxe du langage vernaculaire. Celui-ci est avant tout une langue de choses et d’événements appelés par leur nom. » Le Chercheur et le quotidien, p. 19-20 (Collected Papers, p. 13-14).
20 C’est le cas de ces amoureux, résistant à leur inclination tout en la laissant les envahir : « Il me semblait avoir compris », fait écrire dans ses cahiers Jean Rouaud à Octave, communard en fuite quelque part entre Le Puy et les Cévennes, à propos du comportement de la belle Constance Monastier, « que cette soudaine prise de distance avait été le résultat d’un combat intérieur où les voix de la conscience l’avaient provisoirement emporté. Cette fois, elle se laissait aller, profitait de chaque émotion, goûtait chaque instant comme une saveur inédite » (Jean Rouaud, L’Imitation du bonheur, 2006, p. 521).
21 « Je suis porté par l’idée que le sujet, écrit Alain Touraine dans Un Nouveau Paradigme. Pour comprendre le monde d’aujourd’hui (2005), qui a été si longtemps projeté par les hommes au-dessus d’eux-mêmes, dans un paradis, une cité libre, une société juste, est entré en chaque individu, y est devenu affirmation de soi comme porteur du droit d’être un individu capable de s’affirmer contre toutes les forces impersonnelles qui le détruisent. La mort de Dieu n’a pas conduit au triomphe de la raison et du calcul, ou inversement à la libération des désirs ; elle a aussi conduit chaque individu à s’affirmer comme le créateur de lui-même, comme étant la finalité de sa propre action, dominant le mouvement kaléidoscopique où tous les fragments du moi se heurtent, se mélangent et se détruisent entre eux » (p. 173).
22 L’individu, écrit Simmel (1999 : 224), « se percevant comme un être social, combat-il et réprime-t-il ses impulsions dirigées contre la part “égoïste” de lui-même ».
23 « Tout se passe, dit Halbwachs dans Les Causes du suicide, 2002, comme si la société fixait elle-même d’avance l’étendue du sacrifice auquel elle consent d’une partie de ses membres. C’est donc que le suicidé ne décide ou ne choisit de mourir, d’une volonté propre, qu’en apparence. Ce choix est fait sans qu’on le consulte. Il cède à des puissances plus fortes que lui, et s’il paraît leur donner son adhésion, puisqu’il exécute leur commandement, c’est comme le sacrifié. Lui aussi prend conscience de se trouver dans une situation telle qu’il n’y a pas d’autre issue » (p. 346). « Les raisons du suicide sont en nous, mais aussi hors de nous. » Le suicidé était un être social, formé et discipliné par la société, et « au moment même où il s’en détache, il obéit à ses conseils, à ses impulsions, à ses suggestions » (p. 355).
24 Niklas Luhmann, La Confiance. Un mécanisme de réduction de la complexité sociale, 2006.
25 Kenneth Arrow, The Limits of Organization, 1974. Pour un examen plus attentif de la notion de confiance, voir Vincent Mangematin et Christian Thuderoz (éd.), Des Mondes de confiance. Un concept à l’épreuve de la réalité sociale, 2003.
26 Même si l’objectif de Walser est tout autre – il réfléchit à une « égalité complexe », susceptible d’éviter ces passages illégitimes d’une sphère à l’autre, de façon à maintenir une différenciation des biens et une meilleure justice – le raisonnement en « sphères » autonomes et en « franchissement des frontières » est heuristique : il nous permettra, justement, d’examiner les raisons et les modes de ces violations, « systématiques » dit Walser. Elles seront envisagées dans les deux sens : usurpation et envahissement des sphères « par ceux qui ont du pouvoir », et transgression et franchissement par ceux qui s’opposent à ce pouvoir et revendiquent un autre type de partage et de distribution. Ces conflits entre des soi, dotés de ressources différentes – dont la sociologie s’est faite très tôt le scribe et l’analyste – sont aussi des conflits entre les divers aspects d’un même soi : l’individu transgresseur doit arbitrer entre des critères et définir des principes de conversion entre les biens.
27 Voir à ce sujet l’ouvrage de Jean-Louis Genard, La Grammaire de la responsabilité, 1999.
28 « Une personne est ce sujet dont les actions sont susceptibles d’imputation. La chose est ce qui n’est susceptible d’aucune imputation » (Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785).
29 « Nous devrions aussi rassembler nos forces et regarder dans le miroir, même si ce que nous y voyions ne nous plaît pas. Je ne parle pas des ravages du temps. Je parle de la créature prise au piège derrière la glace dont nous avons bien besoin d’éviter le regard. Regarde donc cet être qui se met à table avec moi, qui passe ses nuits avec moi, qui dit “Je” à ma place. » J. -M. Coetzee, L’Homme ralenti, p. 215.
30 Avec, rappelle Nagel, une limite au degré d’impartialité que nous devons cultiver : poursuivre nos projets personnels en n’étant pas tenus de les sacrifier au bénéfice de l’avancement des projets personnels des autres. D’où son raisonnement en termes de compensation : « Compenser notre propension à nous privilégier nous-mêmes en partant de raisons personnelles par une diminution proportionnelle du poids que nous donnons aux raisons impersonnelles dérivant de nos besoins fondamentaux dans nos décisions interpersonnelles » (p. 207).
31 Le champ des interactions sociales, dirions-nous avec Schütz, où chacun possède une place et une identité, ne doit donc pas être construit par le sujet à partir du point zéro de son seul système de coordonnées – je/ici/maintenant – mais recadré par le jeu des rapports je/tu/il, puis ici/là/là-bas et avant/maintenant/après. Exercice pratique : considérer que le là où j’ai pu me trouver avant ce maintenant est aussi un ici d’un autre je pour qui son ici est pour moi un là. Raisonnement emprunté à Daniel Cefaï, p. 104.
32 « Nous nous voyons toujours sous le meilleur jour possible ; et il faut bien qu’il en soit ainsi, puisqu’il nous faut bien vivre » (Mead, p. 259). Chez Pascal, le trait est radical : « L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres », 100. « Nous ne sommes que mensonge, duplicité, contrariété, et nous cachons et nous déguisons à nous-mêmes » (377). Les Pensées, 1656.
33 Sur cette question des « lois que l’on se donne » et qu’on arrive « assez facilement à les neutraliser », voir l’ouvrage de Jon Elster, Agir contre soi. La faiblesse de volonté, 2007. Il montre, entre autre chose, que les institutions – notre Autrui généralisé – ont une fonctionnalité : elles nous obligent à ne pas céder à nos choix momentanés et opportunistes. Ainsi, par exemple, du délai de rétractation d’une semaine qui nous est donné lorsqu’on nous contractons un emprunt ou que nous accomplissons un gros achat.
34 Voir à ce sujet l’ouvrage de Jean-Léon Beauvois et Robert-Vincent Joule, Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, 2004.
35 Le Devoir de mémoire, 1995, rééd. 2000, p. 24.
36 Par exemple : l’autorisation du clonage conduit-elle à la fabrication d’une armée de sous-hommes ? D’autres techniques thérapeutiques, proches de celle-ci, comme la procréation médicalement assistée, n’a rien produit de tel. Pourquoi y aurait-il donc nécessairement « pente fatale » ? Voir Ruwen Ogien, La Morale a-t-elle un avenir ?, 2006.
37 Pierre Chaigne, dans Dragons, une nouvelle de Julian Barnes (publiée dans Outre-manche, 1998), charpentier et protestant, ne veut rien renier de sa foi ; sa fille, treize ans, cède aux autorités catholiques, et est aussitôt soustraite à son père et envoyée chez les jésuites. Pierre Chaigne ne peut exercer son métier. La nouvelle se clôt sur Chaigne, assis dans son atelier, démuni mais non brisé, fabriquant une lanterne ne s’ouvrant que d’un seul côté, « pour qu’il suive cette lumière jusqu’au bout de son voyage ».
38 Everett Hughes, à la fin de son essai « Carrières, cycles et tournant de l’existence », dans Le Regard sociologique, 1996, s’interrogeant sur le recul des rites, écrivait ceci : « Au nom de l’émancipation et du respect de l’individu, nous n’aimons pas nous engager pour les autres, fussent-ils nos propres enfants – or, dans tous les rites, qu’ils soient d’initiation ou de passage, il y a engagement, pour soi-même, pour autrui, ou pour les deux […]. N’ayant plus la foi des générations antérieures, mais animés de scrupules nouveaux à l’égard des sentiments d’autrui et plus encore ceux de notre progéniture, nous répugnons à nous engager, et plus encore à engager nos enfants dans quoi que ce soit, et même à leur attribuer une identité sociale » (p. 173).
39 « Enfermé dans sa cellule, on ne court plus après le succès ; finis l’hypocrisie, la diplomatie, les compromis avec sa conscience. On va droit aux problèmes majeurs de l’homme, et c’est purifié par la souffrance qu’on les aborde. » Evguénia Guinzbourg, Le Vertige, 1967, p. 197.