Annexe IV. AN F17 16770, dossier Corroy, professeur de géologie, doyen de la faculté des sciences de Marseille
p. 193-202
Texte intégral
1Arrêté le 1/9/44, arrêté d’internement du 14/12/44 pris par le préfet,
2La commission de vérification des internements administratifs de Marseille siège le 26 janvier 1945.
3Commission permanente d’épuration des Bouches-du-Rhône le 3/11/43 (pièce 13).
4« 1) Il a accepté en décembre 1943 de figurer comme Président d’honneur de l’exposition antibolchevique
52) Il a fourni, alors que l’on ne lui demandait pas, la liste des étudiants de la faculté des sciences susceptibles de partir au STO
63) Il a eu à l’égard d’un professeur, Melle L., une attitude hostile, qui aurait pris corps au cours d’une enquête de police vraisemblablement provoquée par une dénonciation anonyme de quelques collègues de Melle L. ; pressenti par l’inspecteur de police enquêteur, M. le doyen Corroy aurait accusé Melle L. d’opinions politiques extrémistes. »
7Pour les deux premiers faits qui lui sont reprochés, M. C. a fourni des explications et des précisions qui ont atténué dans une certaine mesure sa responsabilité ; sa bonne foi certaine et ses intentions ne peuvent être interprétées comme une volonté délibérée d’atteindre les conséquences graves qu’auraient pu avoir cette formalité administrative exécutée avec un peu trop de ponctualité.
8En ce qui concerne la troisième accusation, la plus grave parce que plus précise, la Commission a estimé que Melle L. devait être entendue et confrontée avec M. C. ; l’enquête de police a bien été ordonnée par les services de la préfecture et un inspecteur de police a bien été commis pour rechercher quelles pouvaient être les opinions et les activités politiques de Melle L. Cet inspecteur, après avoir consulté diverses personnalités de l’entourage immédiat de ce professeur a demandé aussi l’opinion de M. C. : celui-ci n’a pas manqué en effet de confier à cet inspecteur des appréciations qui auraient pu avoir pour Melle L. les conséquences les plus graves.
9M. C. a prétendu que ce qu’il reprochait à Melle L. « sous forme d’impressions » était consécutif à des conversations qui auraient eu lieu entre professeurs d’une même commission d’examen au cours de l’année 1937 et que sans mauvaises intentions il s’était associé aux suspicions qui pesaient sur Melle L.
10De son interrogatoire, de sa confrontation et enfin de sa défense, il ressort que M. le Doyen C. a agi au cours de différents faits qui lui sont reprochés, avec une légèreté très regrettable. Ce haut fonctionnaire qui semble ne jamais avoir fait de politique, ce qui aurait dû à première vue le nantir d’une sorte de virginité toute spirituelle capable de le prémunir contre toute exagération où tout égarement dans ce domaine, a agi à diverses occasion et dans diverses circonstances dans les sens extrêmes, en vue du bien et du mal avec une facilité étonnante.
11C’est ainsi qu’en même temps qu’il fournissait la liste de tous ses élèves à l’inspection académique, il suivait dans des conditions extrêmement dangereuses des israélites échappés au contrôle de la gestapo. Tandis qu’il était président d’honneur de l’exposition antibolchevique, représentant quasi officiellement l’Université, il se trouvait absent de Marseille par congé au moment précis des cérémonies officielles.
12Tandis qu’il accablait Melle L. dont les opinions politique étaient cependant assez vagues, il tolérait chez d’autres collègues un non-conformisme beaucoup plus évident.
13de même son hostilité à l’égard de M. Abel Bonnard, ministre de l’EN s’est maintes fois manifestée et même concrétisée par des appréciations marginales sur certaines circulaires insidieuse prônant notamment les vertus de la culture germanique.
14Du dossier C., il ressort qu’il a été un bon doyen dans le sens de l’organisation, ayant su notamment créer dans sa faculté une atmosphère très scolaire, très studieuse et en géologue éminent il aurait par des études personnelle très poussées intéressé des disciples et favorisé à un haut degré l’économie nationale.
15En conclusion, estimant que deux mois d’incarcération préventive sont suffisants pour les faits qui sont reprochés à M. le Doyen C., la Commission d’épuration demande sa mise en liberté immédiate.
16Le Président
Audition du doyen Corroy par le CEA le 31/1/45 (pièce 19)
17« C’est le quatrième interrogatoire que je subis [...]
18Je vais résumer :
1) L’exposition antibolchevique
19Je n’ai assisté à aucune manifestation. J’étais absent. L’inspecteur d’académie m’a innocenté sur ce point.
2) L’affaire L.
20Un jour, je reçois un inspecteur de la Sûreté qui me dit ; « je viens de l’inspection académique. Je viens enquêter sur Melle L. qui a des opinions extrémistes. Elle a eu aux examens du baccalauréat en Corse en 1937 des opinions regrettables et elle a noté trop sévèrement des candidats ». J’ai précisé sur ces questions quelques points sur lesquels je ne pouvais garder le silence (souligné en rouge par le président ou un lecteur ultérieur). Quelques mois après ; Melle L. a demandé à être confrontée avec moi parce que disait-elle « j’avais fait un rapport contre elle ». Comme je n’ai rien signé, que je ne l’ai pas dénoncée comme communiste, j’ai refusé la confrontation.
21Cette confrontation a eu lieu devant la commission d’épuration. Melle L. m’a accusé de l’avoir dénoncée. J’ai nié énergiquement. Et on a pu avoir le dossier de l’inspecteur d’académie. Dans ce dossier, il n’y a rien de tout ce qu’a avancé Melle L. contre moi (rapport Gaubert). L’hommage public m’en a été rendu et on a demandé mon élargissement.
3) Les départs en Allemagne
22J’aurais favorisé des départs en Allemagne ? Quelle erreur ! J’ai toujours tout fait contre le STO. Tous ceux qui sont venus me consulter ont reçu de moi la même réponse : « Tâchez de vous camoufler ». En mars 1944, j’ai fait tout ce qu’il fallait pour le maquis [...].
4) L’affaire M.
23Un viticulteur des BDR s’est plaint que j’ai voulu l’envoyer en Allemagne. En mars 1943, beaucoup de jeunes gens se camouflaient ; on décida de ne donner des cartes d’alimentation qu’aux agriculteurs et aux étudiants. Les doyens devaient vérifier eux-mêmes les cartes de leurs étudiants. Nous étions assis à une table et les étudiants passaient devant nous. Je nie formellement les propos qui m’ont été prêtés par le jeune homme (lequel l’accuse d’avoir dit « cette jeunesse a grand besoin qu’on lui dresse les côtes en Allemagne ». J’ai demandé à être confronté avec lui. Cette confrontation, a eu lieu. Le jeune homme a soutenu formellement que j’avais tenu les propos en question. On lui a demandé de fournir des témoignages, il n’a pu le faire. Il a été confondu. Il est facile de concevoir que si j’avais prononcé une pareille phrase cela aurait fait scandale et cela se serait su.
24Dans mon esprit, aucun doute, il s’agit d’une vengeance d’un étudiant recalé à un examen.
25Mon incarcération
26Le 1er septembre à 10 h ¼ : deux jeunes gens viennent me chercher pour un interrogatoire à la Préfecture. J’ai attendu une heure dans une salle de la préfecture. Et l’on m’a écroué sans que je puisse aller fermer mon appartement. En arrivant à St Pierre on m’a enlevé toute sorte de choses : montre, lime à ongles, épingles, etc. J’ai été aussi malmené qu’il est possible de l’être. Je n’ai pas eu à manger le premier jour.
27Depuis 15 jours seulement, mon régime s’est amélioré.
28Marseille, le 31/1/45
Extrait du rapport du commissaire divisionnaire Gaubert (chef des services de la police spéciale) au préfet des BDR daté du 11 mars 1941 (pièce 5)
29(À propos de l’affaire L., prof d’histoire au lycée Longchamp à Marseille)
30[...] J’ai recueilli discrètement, mais d’une façon très précise des renseignements concernant ce professeur
31– auprès de diverses de ses collègues, de deux de ses élèves prises au hasard, et de monsieur le doyen de la faculté des sciences.
32a) Les collègues de Melle L. qui désirent garder l’anonymat s’accordent d’une façon unanime à déclarer qu’elle manifeste à tout propos des idées très avancées qui, à l’heure actuelle portent atteinte à l’honneur du corps enseignant.
33b) Deux des élèves de la classe de l’intéressée [...] (l’une est la fille du directeur de la Radiodiffusion) déclarent que toutes les camarades considèrent Melle L. comme ayant des idées nettement orientées vers l’extrême gauche. En mai dernier, les élèves outrées de son attitude, ont protesté en arborant le même jour une cocarde tricolore (ce geste a été blâmé par la directrice).
34D’autre part, au moment du dernier examen du baccalauréat, deux membres du jury [...] ont déclaré en parlant à leurs collègues : « ne vous étonnez pas si ces demoiselles ont des idées à la Robespierre..., ce sont des élèves de Melle L.
35c) M. le doyen de la faculté m’a déclaré que s’il considérait Melle L. comme parfaite au point de vue professionnel, il avait une très mauvaise opinion sur elle au point de vue de ses idées politiques, et qu’il considérait ce professeur comme très dangereux en raison de l’influence morale qu’elle pouvait avoir sur ses élèves. Il m’a également signalé qu’il avait fait dernièrement un voyage en Corse en compagnie de ce professeur, qui faisait partie du même jury d’examen. Au cours de leur séjour, il a été outré de l’attitude politique de l’intéressée qui, non seulement manifestait des idées nettement communistes, mais faisait preuve d’un sectarisme inconcevable allant jusqu’à faire du scandale lorsqu’un prêtre enseignant pénétrait dans la salle des examens, ainsi qu’il en avait non seulement le droit, mais le devoir, selon l’expression même de M. le doyen.
36En résumé Melle L. est un très bon professeur mais en raison de ses idées très avancées, elle constitue un danger moral pour 1ers élèves qui lui sont confiées.
37Le commissaire divisionnaire Gaubert. »
Note du Front national universitaire (reçu de l’académie de Marseille, R. Barthes, professeur)
38« Nous avons demandé : révocation de ses fonctions de doyen, déplacement. Il faut absolument que nos propositions soient au moins maintenues. La proposition de déplacement n’a d’ailleurs pas été exprimée d’une manière assez nette dans le conseil d’enquête, dont la majorité (un peu somnolente ce jour là) a eu le tort de se laisser influencer par des raisons d’opportunité, de susceptibilité locale (la fac de sciences est en majorité réactionnaire en croyant qu’elle fut vichyste (sic) ; les professeurs résistants sont un peu tenus en quarantaine. Les deux membres de l’enseignement supérieur siégeant au conseil ont tenu compte de cette situation de fait dans leurs propositions : j’estime que nous ne devons pas les retenir). Il faut déplacer Corroy : notre camarade Goux, membre du Comité directeur du FN de Marseille m’a lui-même suggéré d’écrire à son sujet aux membres du FNU siégeant au CSE. »
39Blâme et rétrogradation de la 1re à la 2e classe de son emploi le 29/8/45
Mémoire de défense de Georges C. (72 p.) :
40« six mois de prison et leur suite (1er septembre 1944-29 août 1945) ».
41(p. 1) « Traître à son pays ! ».
42C’est sur cette accusation grave, que j’ai dû purger une peine préventive de 163 jours de prison à la libération de la France en 1944.
43[...] Pendant la tourmente de 1939 à 1945, je n’ai jamais caché aucun de mes sentiments. Le passé de ma famille, exclusivement lorraine, les services militaires de mes ancêtres et de mon père, ma Croix de Guerre et ma blessure en 1915 ont témoigné de notre patriotisme. Les invasions successives de 1870, 1914, 1940, déferlant sur les marches de l’Est, ont affecté – la dernière principalement – notre patrimoine vosgien. comment de plano pourrais-je « estimer » la barbarie teutonne ?
44De tout temps, je n’ai jamais fait de politique. Républicain sincère, je n’ai jamais appartenu à un parti et j’ai toujours eu d’excellentes relations dans l’un comme dans l’autre de ces derniers. Le respect des croyances est pour moi sacré, lorsque ces croyances sont sincères jusque dans leurs applications altruistes.
45De juin 1940 au 11 novembre 1942, j’ai fait une confiance totale au Gouvernement Pétain. J’ai cru, jusqu’à cette date, qu’il était dans la bonne voie. J’avais rencontré en Jérôme Carcopino, ministre de l’Éducation Nationale, le même esprit universitaire que j’appréciais en la personne de Jean Zay qui avait signé ma nomination au Décanat de la faculté des Sciences de Marseille, et de qui j’étais devenu l’ami.
46Mais depuis la rupture des conditions d’armistice par Hitler, et la faiblesse de notre Représentant, j’ai peu à peu abandonné l’idéal que personnifiait ce dernier. Je n’ai jamais admis en effet qu’on puisse même songer à une collaboration avec l’Allemagne : c’est trop méconnaître la psychologie germanique dominée par une pensée totalitaire, en un Guillaume, un Bismarck, un Hitler.
47(p. 2) [...] Je n’ai jamais accepté que l’on couvrit de son autorité comme le fit Pétain, des magistrats, des policiers, plus ou moins directement aux ordres de l’ennemi. Lorsque le 21 mars 1944, Abel Bonnard, de sinistre mémoire, écrivit officiellement : « responsable du maintien de l’ordre dans les facultés vous devez avoir recours à la police pour réprimer ou prévenir tout désordre... Vous voudrez bien me rendre compte des mesures que vous aurez prises », j’ai répondu officiellement : « jamais ! » au premier ordre ; « aucune ! » au second.
48Je n’ai jamais pu accepter que Pétain, sur le conseil de Laval, servît de paravent à des hommes tarés, à des arrivistes sans honneur, à de véritables maquignons sans scrupules. J’ai lutté de toutes mes forces, les Actes de la Faculté en font foi : on peut les consulter.
49Par contre, si j’ai toujours eu beaucoup de sympathie pour les Américains, l’Angleterre n’a pas la faveur de mon attachement. L’Histoire est trop remplie d’exemples pour que, spirituellement, je n’éprouve aucune méfiance à son endroit.
50(p. 3) [...] J’avoue avoir souffert atrocement des bombardements des villes ouvertes et des civils sans défense. Mon hostilité contre de tels abus, d’où qu’ils viennent, s’est manifestée le 27 mai 1944, lors du bombardement de Marseille, qui n’a causé aucun dégât militaire, mais qui a coûté la vie à des centaines de Marseillais et de Marseillaises en quelques minutes. Ce jour là, en compagnie du recteur Gau, cherchant dans les décombres fumantes de l’ancienne faculté de (Cannebière) les secrétaires et employés du service du baccalauréat que l’on croyait parmi les innombrables victimes, je me suis écrié : « assassins... assassins ».
51J’avoue encore n’avoir jamais compris l’attitude de certains Français, qui, dans leurs publications, en 1939, incitaient à la désertion, défendant la Russie et l’Allemagne contre la France ; qui, en 1940, attaquaient l’Angleterre et le général de Gaulle, insultaient l’Amérique et son impérialisme ; qui, en 1941, replaçaient sur les autels l’Angleterre et les US n’étant plus alors des nations impérialistes, mais des démocraties (les « avions des trusts » l’année précédente devenaient les avions de la « liberté du monde » ! Et dès 1946, ces mêmes Français reprenaient leurs attaques contre de Gaulle et les Anglo-Saxons...
52Tels sont mes aveux. De là à collaborer pendant la guerre, à ne pas servir la cause française, à livrer à la Gestapo des compatriotes, des collègues, des étudiants... Je laisse mes lecteurs apprécier les faits qui vont être observés [...]
53(p. 4) [...] Dans l’Université libre, organe des comités universitaires du Front national, no 100, 1er août 1944, on pouvait lire p. 6, 2e colonne :
54Épuration
55Le Front national universitaire a publié l’an dernier une liste d’universitaires parisiens coupables de faits de collaboration, de servilité à l’égard de Vichy ou d’antisémitisme. Quelques professeurs de province, peu nombreux il est vrai, se sont aussi manifestés comme traîtres à leur pays. Nous sommes actuellement en mesure de citer comme particulièrement graves les cas de :
56... Corroy, prof à la fac de Marseille. à participé comme membre du Comité de l’Exposition antibolchevik organisée dans cette ville, provoquant par son geste l’indignation de tout le personnel de la faculté. S’est refusé à toute démarche en faveur d’étudiants déportés.
57... En ces jours où des événements décisifs nous rapprochent rapidement de l’écoulement du nazisme en Europe, nous sommes heureux de constater que l’Université Française ne compte qu’une infime minorité de traîtres caractérisés, qui par lâcheté ou par bêtise, ont méconnu le rôle particulièrement important qui leur incombait du fait de leurs fonctions. L’Université libre les chassera et les livrera à la Justice Française.
58(p. 5) à 12 h 05 j’arrivais en auto avec trois gardiens à St Pierre. Tandis que j’entrais, une foule hurlante qui se pressait aux portes, cria : « à mort !... à mort ! ». Après un interrogatoire d’identité au greffe de la prison, une grille se ferma derrière moi, et j’entendis « Un de plus... à la fouille ! ». Parmi de nombreux agents et gardiens débraillés, occupés à boire et à rire, l’un d’eux m’interpella : « Sors ce que tu as dans tes poches ! J’exécutais, je livrais tout sur une petite table ; mais je dus à je ne sais quelle subtile manœuvre de reprendre mon portefeuille. « Ton rigolo ? – Je n’en ai pas – ta mitraillette alors ? – je n’en ai jamais eu, – Qu’est-ce que tu as encore fais, toi ? – Je n’en sais rien, – Tous les mêmes... ils n’ont rien fait !
59Aussitôt, je fus giflé et « passé à tabac » selon l’expression. On eut dit un règlement de comptes à coup de crosses (dont je porte toujours la trace sur le pied gauche). Je m’écroulais sans mot dire. « Allons bouffer » dit l’un de mes bourreaux. C’est sans doute grâce au déjeuner de ces Messieurs que je n’ai pas subi le traitement des autres arrivants : pendant une heure, quelquefois deux, il fallait se tenir debout sur une jambe, les bras en l’air, face à un mur. Chaque fois que les membres fléchissaient, un coup dans les reins ou sur la tête avec une arme ou une corde venait ranimer le supplicié. D’autres furent couverts de crachats, d’autres encore durent faire sur leurs genoux le tour du chemin de ronde caillouteux de la prison, recevant des gifles, coups de matraque, de poing, de lanières de cuir, pour avancer plus vite. D’autres enfin, furent gravement blessés par coups de marteau et de stylets. Le président du tribunal de commerce subit lui, un commencement de strangulation avec serviette mouillée.
60Puis on ouvrit une geôle toute proche dans laquelle on me jeta littéralement. C’était une salle faiblement éclairée, de 6 mètres sur 10 environ, dans laquelle se tenait une cinquantaine d’hommes qui me semblèrent de suite, à leur allure, des repris de justice ou des gens du milieu : j’avais été jeté en effet parmi les « droit commun ». Cette geôle était nue, sans table ni sièges, ni bancs, ni moyens de couchage. Deux choses uniquement : un pot à eau ébréché et une tinette. Je fus entouré alors par des gens interrogateurs, et m’allongeai sur le sol contre un mur maculé, pour reposer mes membres (p. 6). Une demi-heure passa. Trois tortionnaires habillés en gardiens de la paix entrèrent pour chercher deux de ces hommes. Vingt minutes plus tard, ceux-ci revinrent couverts de plaies et gémissants à la suite d’une flagellation. Étendus sur les dalles, ils avaient la chemise en lambeaux, le dos ruisselant de sang. J’épongeais leurs blessures avec mon seul mouchoir.
61[...] 60 heures me parurent néanmoins des jours. Grâce à la bonté d’un interne des hôpitaux qui entra par hasard dans la geôle, je fus transféré le 4 septembre au premier étage de la prison dans un dortoir [...] où avaient réussi à se regrouper de nombreuses personnalité marseillaises cueillies avant moi. J’allais donc avoir la possibilité de parler. Quelques jours plus tard, tous les « Caïds » – pour reprendre l’expression de nos geôliers – se trouvaient concentrés là. Citons : deux préfets, un trésorier-payeur-général, un sénateur, un député-maire (p. 7), un président d’assemblée municipale, un président de secours national, un président de Tribunal, deux présidents de chambre de commerce, un directeur de service technique et un chef de service social de la ville, un directeur d’hôpital, une dizaine de médecins (dont 3 membres de la faculté de médecine), un avocat (qui avait laissé son épaule gauche sur les champs de bataille en 1914), des directeurs d’industrie, d’exploitation, des ingénieurs, des officiers, cinq inspecteurs de la Sûreté, un ancien consul, etc.
62Faut-il souligner de suite le fait que sur les 40 Caïds précités, 39 sortirent de prison les portes grandes ouvertes, un seul fut traduit en Cour de justice et acquitté.
63(p. 8) Les souffrances morales qui ont le foyer pour centre sont seules à compter font oublier les humiliations imposées. Faut-il parler des vexations hargneuses ou bruyantes de trop de gardiens qui ne voyaient en nous que des criminels beaucoup plus dangereux que ceux auxquels ils étaient habitués jusqu’ici ? Avec quelle rage certains d’entre eux épluchaient nos maigres colis hebdomadaires, cherchaient à découvrir un objet interdit [...]
64Toute lecture était interdite. J’ai vu jeter au panier un numéro du Bulletin officiel du Commissariat de la République de Marseille touchant nos internements.
65Que de souffrances physiques, nourriture mauvaise et honteusement insuffisante, absence totale et dureté des paillasses peu garnies, humidité pénétrante et froid dans l’immobilité complète, tout cela n’était qu’inoffensifs coups d’épingle au regard des souffrances morales.
66[...] Comment ne pas ressentir des coups au cœur au souvenir des « passages à tabac » dans une certaine chambre du rez-de-chaussée, à une heure souvent avancée de la nuit. Il me semble encore entendre le claquement des ceintures de cuir sur les corps, et les hurlements de douleur d’hommes et de femmes aussi... un matin (c’était le 7 septembre), le directeur de la prison, homme faible et maladif à cette époque, étant entré à la I-3, nous lui avons demandé le motif des cris de la nuit : « C’est les agents qui s’amusent un petit peu... » nous fut-il exactement répondu. Et ces rafales de mitraillettes vers une ou deux heures du matin !
67(p. 9) Par un raffinement de cruauté, correspondances et visites nous furent interdites jusqu’au 15 janvier, soit pendant 4 mois et demi. Et tandis que les prisonniers de droit commun pouvaient percevoir chaque semaine un colis de vivre 10 kg, c’était pour nous 10 kg par mois, le contrôle pondéral étant assuré par la Croix-Rouge. Il ne faut donc pas s’étonner de l’état de misère physiologique due aux carences alimentaires pour beaucoup de malheureux : certains sont devenus des squelettes aux extrémités œdèmatisées, ou des tuberculeux, ou des asthéniques, des épuisés, comme ceux que nous vîmes revenir d’Allemagne. »
68(p. 36) Au début décembre, sur plainte des avocats au sujet des sévices qui continuaient à se propager à St. Pierre, eut lieu une descente du Parquet. Quelle ne fut pas notre stupéfaction de savoir par la suite que le « tortionnaire en chef », grand gaillard d’une trentaine d’années, aux manches retroussées, et toujours porteur d’un lanière en cuir, était le tortionnaire de la Gestapo dans les locaux de la rue Honorat (départs pour l’Allemagne)... Nous ne le vîmes plus, et mes cris cessèrent la nuit dans la prison redevenue silencieuse.
69Un chapitre (le VIII) intitulé : « L’attitude du Commissaire régional de la République Goldenberg-Aubrac » (p. 37)
70(p. 40) [...] Les directeurs d’établissement de détention, ont, dans notre pays, un rôle nettement défini. Ils doivent assurer la garde et l’entretien des détenus qui leur sont remis par la police. Ces détenus, ils doivent les conserver à la disposition de la justice. En aucun cas, leur mission ne peut se confondre avec les missions respectives de la police et de la justice.
71Or, qu’a fait le Commissaire de la république à Marseille ? Il a tout simplement réuni ces trois fonctions dans une seule main. Il a un beau jour donné à un directeur régional des prisons (j’ajoute un membre de sa famille !), en plus de sa propre fonction de gardien, les fonctions de policier et de juge d’instruction. De sa propre autorité, ce fonctionnaire pouvait arrêter, perquisitionner, détenir et instruire sans aucun contrôle que le sien.
72Ce faisant, le Commissaire de la république ressuscitait la Bastille et la lettre de cachet. N’est-ce pas proprement exorbitant, et contraire à toutes les règles de la république ?
73La décision ministérielle (blâme et rétrogradation) sera annulée le 7 avril 1954.
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