Conclusion
p. 301-305
Texte intégral
1Alors que s’impose l’idée que la politique ne peut plus se faire sans les masses, les républicains qui s’expriment sur la question du droit de réunion partagent la conviction que la liberté de s’assembler, en permettant la formation de l’opinion publique, est le corollaire d’un gouvernement démocratique. Nous avons vu que ce discours se fait entendre aussi bien lorsqu’ils luttent contre les limites qu’y impose le Second Empire, que lorsque, installés au pouvoir, ils élaborent les lois sur lesquelles va se fonder la République. C’est un régime essentiellement répressif qui est alors mis en place pour encadrer la liberté de réunion : la plupart des mesures préventives en vigueur sous l’Empire sont abandonnées. Il n’est toutefois pas simplement décidé que les citoyens peuvent se réunir librement, sans conditions ; un encadrement de la liberté subsiste, essentiellement justifié par le fait que les règles aboutissent non pas tant à diminuer la liberté qu’à la protéger.
2La première des restrictions à la liberté contenue dans la loi de 1881 est l’interdiction de s’assembler sur la voie publique. C’est d’abord en cela que la réunion constitue un instrument destiné à éviter une participation politique du peuple par l’action : la volonté d’exclure la rue des lieux où la foule se retrouve marque l’encadrement républicain de la liberté de s’assembler. Au début de la IIIe République, la nature des discours prononcés à la tribune des réunions compte moins que le maintien de la participation aux réunions dans le domaine du discours : il faut empêcher l’action, et surtout l’action violente dans la rue. La différence par rapport à l’Empire de la nouvelle conception de la frontière entre la réunion et l’extérieur, réside alors surtout dans le fait que les républicains considèrent la réunion comme le lieu où toutes les opinions ou presque peuvent s’exprimer, du moment qu’elles n’incitent pas directement à l’action violente, et du moment, surtout, qu’elles restent à l’intérieur d’un même espace. Le principal corollaire en est que les désordres à l’extérieur sont considérés comme d’autant moins tolérables que les citoyens se voient accorder un lieu où exprimer leurs mécontentements. Si nous avons vu que les réunions sont marquées par une série de problématiques hétérogènes sur la période étudiée, qui constituent autant de définitions du politique en réunion, dans ses modèles et contre-modèles, ces rassemblements sont toujours appréhendés dans une perspective spatiale. Comme dans la tragédie grecque, l’unité de lieu est de mise. Dans la mesure où l’objectif est de circonscrire les réunions dans des espaces délimités, contrôlables et contrôlés, pour éviter une violence non contenue, et puisque le contre-modèle en est la rue, il s’agit en fait plus précisément d’une définition essentiellement urbaine.
3Le type d’opinion publique promue par la politique républicaine d’encadrement de la participation des masses a pour vocation d’être unifiée par la raison. Produit de la délibération des citoyens en réunion, cette opinion serait pacifiée en allant dans le sens du bien commun. Au fondement de cette perspective réside une foi affirmée dans la raison, et la conviction, souvent exprimée, qu’elle aura toujours le dessus dans une délibération. Nous avons vu que la valorisation de la délibération n’implique toutefois jamais d’associer directement les citoyens à la prise de décision. Elle permet de surcroît de disqualifier les opinions politiques jugées extrêmes au nom du consensus autour du bien public qu’on dit vouloir atteindre. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les républicains au pouvoir considèrent que ce n’est qu’à condition qu’elle n’assemble pas uniquement des personnes partageant d’emblée une même opinion, a fortiori les membres d’une association, que la réunion ne présente pas de danger pour la représentation. Sinon, la division du peuple selon des intérêts de groupes risquerait d’empêcher que l’on aboutisse au produit pacifié de la délibération des citoyens. En rassemblant des individus unis autour d’une même cause, la réunion représenterait de plus une menace, celle d’entrer en concurrence avec les pouvoirs publics.
4La forme prise par les réunions politiques ne correspond pas parfaitement au modèle idéal d’une délibération comme discussion libre et raisonnée des citoyens réunis, où chacun mobiliserait seulement des arguments fondés en raison et écouterait avec attention ceux des adversaires. Mais il reste significatif que la forme la plus légitime et la plus répandue de réunion au début de la IIIe République, soit la réunion contradictoire, une réunion où des individus d’opinions différentes viennent confronter directement leurs discours. En définitive, au souci de la circonscription des rassemblements s’ajoute une autre préoccupation centrale : la sélection des acteurs peuplant l’espace des réunions politiques. Il s’agit finalement de favoriser la prolifération d’individus dotés initialement d’opinions contraires, et d’éliminer ceux préalablement unis par des opinions et des intérêts communs, sachant qu’une résorption des opinions antagonistes doit s’opérer par la discussion, que l’harmonie et le consensus doivent résulter d’une confrontation interactionniste, et que de telles dynamiques doivent contribuer à une pacification des mœurs. Ce processus quasi-darwinien affectant les opinions est placé sous le patronage de la raison, entendue en fait dans un sens spécifique. Cette conception de la raison a pour principal vecteur un grand principe, le principe de contradiction. Simultanément, la réunion politique doit constituer un lieu de production de biens très particuliers, à savoir des opinions consensuelles.
5Dans le discours républicain, ce qui lie la république aux réunions, c’est en grande partie le fait que ces dernières permettraient d’éclairer le vote, les électeurs se concertant entre eux et entrant en contact avec les candidats. Nous avons montré que le développement des réunions électorales, dès la fin du Second Empire, peut être rapproché de l’émergence d’un nouveau personnel politique, faisant reposer la campagne électorale sur une organisation, celle des comités, et mettant en avant l’opinion comme principe de légitimation. Mais c’est aussi parce qu’elle est utilisée comme une façon d’anticiper les perturbations susceptibles d’être engendrées par des élections au suffrage universel que la réunion sert le gouvernement républicain. Elle est un moyen de sonder l’opinion des électeurs à une époque où l’on redoute encore les surprises qui peuvent sortir des urnes. En d’autres termes, la volonté de fabriquer des usines à consensus est accompagnée par une autre ambition. Les réunions politiques sont en fait perçues comme des laboratoires, puisqu’elles doivent permettre au gouvernement et aux candidats de tester des argumentaires, d’observer les réactions des électeurs, de prédire l’avenir électoral, et aux électeurs, d’étudier les candidats, d’éprouver leurs professions de foi et d’étayer ainsi des choix politiques. Les observations empiriques sont ainsi menées de façon bilatérale. Le dispositif expérimental mis au point est symétrique : les acteurs présents y tiennent à la fois le rôle d’observateur et d’observé.
6Nous avons par ailleurs montré l’importance du leitmotiv républicain selon lequel les régimes autoritaires que le peuple a connus jusque-là ne lui auraient pas permis d’apprendre à être libre. Si ce peuple n’est pas entièrement composé d’individus autonomes et rationnels que la République peut gouverner, ce serait parce qu’il lui manque la maturité nécessaire : ce n’est pas parce qu’il est par nature incapable de se comporter raisonnablement. La sagesse civique n’est pas quelque chose qui s’impose immédiatement. Pour que les mœurs politiques du peuple progressent, il faut du temps. Il faut que l’administration et la police réforment, elles aussi, leurs habitudes. Et il faut que des réunions pouvant servir de modèles se développent. Nous avons vu que ce comportement civique dont on attend que les réunions contribuent à l’apprentissage repose notamment sur une maîtrise des émotions, un déclin des passions incontrôlées. À partir de l’exemple des réunions gambettistes, nous avons mis en lumière les difficultés rencontrées par les républicains pour justifier la place manifeste tenue par l’émotion dans les réunions où interviennent certains de leurs dirigeants, alors qu’ils insistent sur le rejet des passions, le nécessaire contrôle par les citoyens de leurs émotions. Les républicains s’avèrent donc particulièrement préoccupés par la question des règles scéniques des réunions politiques, une fois définis leurs moyens, le lieu et les acteurs en particulier, et leurs objectifs. C’est en ce sens qu’une grande attention est portée à la définition des normes interactionnistes. La raison est là aussi invoquée, même si elle prend un nouveau visage : celui d’un rempart contre la dimension passionnelle des comportements, qui est aussi celui propre à un pédagogisme flamboyant, puisqu’il ne s’agit pas moins que d’apprendre la liberté en se comportant raisonnablement en réunion.
7Nous avons souligné le fait que, dès les années 1890, nombreux sont ceux qui s’accordent à dire que l’espoir d’une participation du peuple prenant la forme d’une délibération pacifiée en réunion ne semble plus réaliste. Il faudrait y voir la faute à de nouvelles mœurs qui se seraient installées et qui conduiraient à un usage détourné de la liberté accordée en 1881. Certains comportements intolérants ou violents, qui étaient condamnés par les républicains, loin de disparaître ou de s’atténuer, sont allés en s’amplifiant et en se systématisant, limitant ainsi véritablement la possibilité d’une discussion pacifiée. Nous avons montré que l’on peut mettre au jour deux formes liées de déviances par rapport au projet républicain de civilisation des mœurs politiques, qui s’affirment à partir de la fin des années 1880 et dans les années 1890. Il s’agit d’abord de l’usage organisé et systématisé du bruit ou de la violence visant notamment à éliminer les possibilités de discussion, à empêcher l’expression d’opinions adverses. Il s’agit ensuite du recours à ce que nous avons qualifié de réunions-manifestations. Ces dernières consistent en l’organisation et la participation à des rassemblements qui ont pour finalité première de montrer sa force, de soutenir en masse une opinion formée antérieurement. En nous intéressant plus spécifiquement aux réunions socialistes et communistes de l’entre-deux-guerres, nous avons mis en évidence le fait que nombre d’entre elles sont organisées comme des démonstrations de force, et décrites comme telles en particulier dans la presse partisane. La force mise en jeu est démontrée par le nombre de personnes assemblées et par la présence de signes d’adhésion de ces dernières, par la manifestation de leur enthousiasme. Celui-ci peut être ou non sincère. Ce qui semble importer le plus, c’est qu’il se manifeste, que la foule semble unie dans une même émotion. Les commentateurs des réunions le feront systématiquement ressortir comme un enjeu essentiel.
8Pour finir, nous avons montré qu’à partir du moment où il s’agit de servir de moyen d’exhiber le caractère massif et uni du rassemblement partisan, la réunion, dont les liens avec l’extérieur sont comparativement plus faibles, subit la concurrence de la manifestation de rue. En définitive, les débordements urbains n’ont pu être éliminés, et ont même eu pour conséquence indirecte une limitation de la liberté de réunion. Ils sont restés l’un des théâtres privilégiés des expériences du politique. Comme dans la tragédie grecque, la violence contenue dans l’unité de lieu n’a pu être résorbée, bien au contraire : animées par certaines formes de violence des rues et incubatrices de ces dernières, les réunions politiques n’ont pas été à l’image des ambitions premières des républicains, puisque les manifestations de force sont devenues le lot de ces rassemblements. Dans la mesure où les interactions n’ont pu être régies par les règles idéales censées les gouverner, ces dispositifs spatiaux (unité de lieu), industriels (production de consensus), et savants (laboratoires) ont fait l’objet d’usages détournés. À une conception duale de la raison s’est substitué un double déploiement de force : du nombre d’une part, et d’autre part, de l’enthousiasme affiché et fédéré des participants aux rassemblements. Ces deux armes devaient agir de concert pour susciter une vocation mimétiste au sein de l’opinion publique. Deux processus se sont déployés en parallèle, un développement restreint des formes de délibération au profit de jeux d’intimidation et d’actions propagandistes, et simultanément, la transformation des laboratoires de la démocratie en vitrines des partis politiques.
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