Chapitre XVII. Les derniers combats
p. 333-342
Texte intégral
Les affaires légitimistes
1L’extrême-droite confirmait son orientation vers le conservatisme radical : l’influence d’Albert de Mun et le succès de ses théories auprès d’un public conservateur de plus en plus large, l’action de L’Univers auprès de l’opinion publique royaliste laïque et cléricale achevaient de verser les légitimistes de France dans la Contre-révolution. Une évolution doctrinaire et politique que Falloux ne pouvait combattre dorénavant que par la plume, faute d’avoir encore de l’influence sur le monde royaliste. Falloux militait d’autant plus activement que depuis 1879 pas un seul candidat de droite n’avait été élu sénateur inamovible. Le scrutin de janvier 1882 donna une fois encore la totalité des sièges aux républicains qui gardaient leur emprise sur l’État.
2L’année 1882 commençait mal pour les royalistes. Après leur échec au Sénat, l’effondrement de la banque catholique et royaliste l’Union Générale survint en février. Sa faillite ruinait un grand nombre de petits et de grands épargnants catholiques et conservateurs. La politique de résistance religieuse des royalistes était freinée comme le signalait avec pessimisme le duc de Fitz-James à Falloux : « Vous avez pu juger par les journaux que la déconfiture de l’Union Générale avait prise les plus douloureuses proportions ! (...) Ce désastre qui touche à nos intérêts catholiques et monarchiques, à notre considération sociale et qui vient s’ajouter à tant d’autres malheurs politiques (...) ! » Falloux ne perdait rien, les affaires financières n’étant pas dans sa culture de terrien angevin.
La mort des proches
3L’année 1877, si riche en événements politiques à venir, commença par la dégradation de la santé de Marie de Falloux. De nature frêle et peu robuste, Marie luttait depuis longtemps contre les assauts de la maladie. Une fois de plus, il fallait à son fragile métabolisme soutenir une dure attaque :
« La visite de M. Farge a eu lieu hier, et a été un peu moins mauvaise qu’on aurait pu le craindre. Le mal s’est un peu développé, mais le remède auquel ils attachaient le plus de prix, la noix vomique, qu’on avait été obligé de suspendre à plusieurs reprises, passe depuis huit jours sans inconvénient, et on peut dès lors en espérer une complète guérison. »
4Mais Falloux écrivit à Rességuier que « les intestins ne fonctionnent plus régulièrement, ce qui amène, après de très longues attentes, des excès contraires très fatigants et accompagnés d’ennuis de toutes sortes. M. Letord (docteur des Falloux) n’y trouve pas une aggravation inquiétante mais un symptôme que le mal est loin d’être vaincu. » Malgré les vicissitudes du quotidien, Falloux confiait à Lavedan que sa « grande consolation des tristesses du présent, c’est de revivre dans le passé, et ce passé est tout entier pour moi dans deux ou trois noms, deux ou trois amitiés où Montalembert occupe, comme partout où il était le premier rang. Aussi le peu de moment que je ne consacre pas à ma chère malade est employé à dicter, un premier brouillon de mes Mémoires ». Se consacrant essentiellement, avec un dévouement affectueux, à son épouse malade, Falloux confia le 14 mai 1877 à Rességuier que « notre pauvre malade vient d’avoir, sans qu’on puisse apprécier pourquoi, trois accès de fièvre en cinq jours. Cette nuit-ci a été très calme (...) mais beaucoup de faiblesse subsiste (...). »
5Le 24 mai, la maladie mettait un terme à 35 ans de vie commune : à 11h30 du soir, dans sa chambre du Bourg d’Iré, Marie de Caradeuc s’éteignit après une longue agonie. « Elle était, depuis trois jours, sans connaissance et sans souffrance (...). » Une situation que Mme de Caradeuc et Loyde de Falloux acceptèrent avec résignation : Dieu l’avait voulu. Marie de Falloux qui avait vu s’épanouir à l’ombre des ans l’amour qu’Alfred de Falloux lui portait, l’épouse attentionnée, s’en était allée.
6« Dieu l’a voulu : je le veux ! » se répétait Falloux.
7« La sépulture a eu lieu hier à 2 heures, au milieu d’un énorme concours de gens (...). M de Falloux a voulu accompagner la chère morte jusqu’à sa dernière demeure, et a traversé cette épreuve avec une résignation chrétienne » écrivit Bertou à Rességuier le 27 mai 1877. Falloux, trop affligé, ne pouvait fournir aucun effort.
8L’année 1881 commença sombrement. Le 11 février, « sur les nouvelles les plus alarmantes du pauvre Bertou », Falloux se rendit en toute hâte à Angers. Entrant dans la chambre, il vit Bertou qui lui fit bon accueil après l’avoir « très bien reconnu ». Le malade se plut à lui analyser son état. Bertou lui « assure qu’il sent parfaitement l’invasion croissante de l’affection purulente qui a suivi l’opération d’un panaris. » Puis de confier à Falloux qu’« il croit que cette invasion s’est arrêtée (...) et par conséquent ne juge pas son état tout à fait désespéré ». Diagnostic partagé par le docteur Dezanneaux mais que son confrère Farge contestait, disant « que la guérison n’est plus possible. » Le 13 février, Bertou entouré de la supérieure et des deux sœurs « qui l’ont admirablement soigné », auxquelles s’était joint Falloux, expira à une heure et demi de l’après-midi « après avoir édifié tout le monde jusqu’au dernier moment ». Se penchant sur le défunt, Falloux l’embrassa « une dernière fois après sa mort. » Jules de Bertou le fidèle ami, le discret et efficace secrétaire, n’était plus.
9Loyde de Falloux dont la santé était chancelante depuis décembre 1880, commençait à donner des signes d’inquiétude : « l’adoucissement de l’hiver profiterait à Loyde qui grille d’envie de sortir si les teintures d’Iodes n’étaient encore un reste de traitement qui l’en empêche. On lui promet de l’en délivrer bientôt tout à fait » confia Falloux, plein d’espoir, à son « cher Albert ». Le 2 juin 1881, l’effroyable se produisit : l’unique enfant de Falloux, Loyde, s’éteignit. Elle avait 38 ans. Elle ne laissait aucune descendance, aucun veuf.
10Bouleversé, Falloux se tourna, comme toujours dans les moments forts, vers le « frère Albert » pour lui confier son affliction : « Je souffre, je suis abîmé, malade (...). Je bénis le seigneur dans la plus intime affection de mon âme (...). C’est un secours de vraie providence, et je ne cesse d’implorer de la miséricorde infinie (...). Continuez moi votre inappréciable charité en m’écrivant le plus possible. » L’impasse des Jacobins était pour Falloux, plus que jamais, le refuge dont il avait besoin. Ce lieu qui l’avait vu naître, 70 ans auparavant, le rassurait, le réconfortait. Le Bourg d’Iré n’était plus qu’un lieu de mémoire sombre, qu’un lieu de tristesse. Retiré dans l’impasse des Jacobins où le deuil serait plus aisé à supporter, Falloux reçu de nombreuses visites dont celle de l’abbé Bazin. Accueilli dans la chambre de Falloux, Bazin lui laissa voir par son attitude la part qu’il prenait à sa douleur. Falloux l’en « remercia d’un signe de tête et tout à coup (...) éclata en sanglots convulsifs », laissant échapper ces paroles : « Ah mon Dieu ! mon Dieu ! seul, seul au monde ! ». Puis « passa brusquement ses mains sur ses yeux, sur son front, et redevenu calme, il ajouta : « Dieu l’a voulu : je le veux ! Elles m’ont devancé ; elles m’attendent ; nous nous retrouverons. Et maintenant, mon cher curé, ne perdons pas notre temps. Parlez-moi de vos écoles et de vos pauvres. »
11Ces visites, Falloux les appréciait. Elles faisaient ce quotidien qui le rattachait au monde extérieur, lui le reclus.
12Le samedi 27 mai 1882 « la longue agonie de Mme de Caradeuc s’est terminée (...) à 8 heures sans connaissance et sans souffrance » après avoir failli décéder, le mercredi précédent, « au moment même où l’on disait la messe pour l’anniversaire de sa fille, mais le calme relatif est revenu et s’est prolongé » jusqu’au samedi fatidique. Falloux se retrouvait un peu plus seul en ce Bourg d’Iré dont les belles heures étaient révolues.
13Le Bourg d’Iré s’assombrissait devenant un lieu de souvenirs sans vie. Aussi le patriarche décida-t-il que son « presbytère » de l’impasse des Jacobins ferait dorénavant une résidence principale agréable. N’y était-il pas né ? La cathédrale Saint-Maurice y faisait toujours planer son ombre bienfaisante. Enfin, il y avait les œuvres de l’abbé Bazin à soutenir. Comme à l’accoutumée chaque hiver, Falloux se rendit en la cathédrale pour remettre à Bazin de larges aumônes.
14Sa santé nécessitant des soins constants, Falloux partit pour la Suisse début juillet 1884. Alors qu’il goûtait les charmes de Genève, la nouvelle de la mort du cardinal de Falloux lui parvint. « Fritz » le frère aîné, le premier des Falloux cardinal s’était éteint paisiblement en sa somptueuse demeure du Palazzo Ruspoli, le 27 juillet 1884.
15Une affliction que Falloux ne put s’empêcher de partager avec Albert de Rességuier :
« Hier matin, nous sommes partis de Genève par le bateau et sommes venus nous installer ici dans une villa très solitaire sur les bords du lac où nous pourrons demeurer très paisiblement enfermés. Quant à Rome, j’y aurai couru par n’importe quel temps et n’importe quel risque si j’avais l’espérance de soigner mon pauvre frère, mais du moment où Dieu en a décidé autrement. »
16Le deuil fût écourté par la difficile succession de Frédéric de Falloux. Le prélat avait distribué largesses, dons et œuvres d’art dans un esprit d’altruisme dénué de réalisme. Ses prodigalités dépassaient, de loin, l’héritage1 pourtant conséquent sans être mirifique. Les transactions étaient assurées par la Banque Rothschild.
17L’affaire de l’héritage se soldait au mieux pour Falloux qui n’avait pas délaissé la rédaction de ses mémoires.
18Falloux avait décidé quelques années auparavant d’entreprendre la rédaction de ses mémoires :
« Je voudrais cependant arriver à commencer ce que, probablement, je ne finirai pas, c’est-à-dire mes Mémoires. Je voudrais surtout qu’ils fussent les mémoires de mes amis et de notre commun parti (...) et je voudrais laisser le témoignage véridique des sentiments honnêtes et dévoués qui nous ont inspiré nos services ou nos fautes. »
19Comme à son habitude, Falloux se sentait peu enclin à débuter son travail : « J’ai demandé hier du papier écolier pour commencer tantôt mes mémoires, mais je ne suis pas encore bien accoutumé à cette idée, quoique je me la répète depuis un an, et je serai bien étonné si je me tiens parole. » La rédaction de l’ouvrage venait après la mort du comte de Chambord, ce qui permettait un champ d’expression plus large. Surtout, il était postérieur à la faillite de la restauration monarchique et au rattachement de Falloux à l’orléanisme. Les Mémoires s’arrêtant en 1873, date de l’échec final de la restauration.
20Marie et Loyde n’étant plus, n’ayant pas de descendance directe, il fallait néanmoins préparer l’avenir du Bourg d’Iré. Falloux entreprit d’assurer sa succession : assurer la pérennité de l’œuvre agricole réalisée, assurer la pérennité de la présence du légitimisme dans le segréen, assurer la pérennité des Falloux dans les mémoires. C’était au ménage de Blois que revenait cette tâche. Ils étaient sa filiation la plus directe. Le vieil homme les appréciait : ne formaient-ils pas un jeune et charmant couple ? N’étaient-ils pas, au fond, le ménage que la Providence avait refusé à Loyde ? Le Bourg d’Iré qui les avait vu se marier, les y verrait vivre. Le 15 décembre 1884, Falloux avait « tenu à ce qu’on les voit sans moi, pour que le mari s’accoutumât à me décharger des affaires et la femme à se charger des bonnes œuvres. Ils paraissent ici très contents et très discrets dans l’accomplissement de ce double rôle (...). » Une transition en douceur comme il le confia à Albert de Rességuier :
« Nous allons aujourd’hui, Georges de Blois et moi, chez Mme Lemanceau et à l’hospice Swetchine où quelques travaux ont été exécutés cet hiver. Je prends un plaisir infini en ce lieu là parce que je crois que Mme Swetchine se plait à le regarder du haut du ciel. Après-demain, samedi, les d’Armaillé, les André de Mieulle, Ferrandière avec sa femme et les Jourdan, sa fille et son gendre viennent déjeuner avec les Blois, à qui tout le monde fait un excellent accueil. »
21Ces obligations de notable n’empêchèrent pas le vieux catholique d’accomplir ses devoirs de catholique malgré la retraite et la réclusion. Dans un courrier du 8 septembre 1884, Émile Carry, depuis Genève, demanda à Falloux d’intervenir auprès du pape dans la préparation de l’Encyclique sur l’Église et l’État :
« Malgré tout, Monsieur, je persiste à croire que vous rendriez un très grand devoir aux idées qui ont fait la gloire et la force de votre vie, si vous vous décidez à faire le pèlerinage de Rome. Je suis convaincu que le saint Père aimerait à parler avec vous et que vous pourriez lui donner plus de lumière sur les choses de la France. Car c’est la France qui me parait le plus ignoré à Rome. »
22En février 1885, Falloux prit la route qui devait le mener une fois de plus à Rome, ville de ses amours spirituelles. La ville lui apparaissait plus que jamais comme un refuge, un point d’appui. Georges de Blois l’y rejoignit et le trouva « en très bonne santé », et « installé assez confortablement à l’Hôtel de Rome, en plein Corso » dans « une bonne chambre avec une cheminée et du feu. » Falloux lui annonça que « lundi, à dix heures du matin, il sera reçu par le Pape en audience particulière » qu’« aujourd’hui, il veut aller entendre la grand-messe à Saint-Louis-des-Français et voir la Chambre des députés. Il y a séance le dimanche ». Le 17 février, de retour du Vatican, il confia par courrier à Georges de Blois que « mon audience a durée une heure et quart (...). Néanmoins j’ai acquis la certitude formelle de l’ajournement jusqu’après nos élections de l’encyclique sur le libéralisme. On m’a promis, en outre, que les termes en seraient très pondérés et très modérés. » Le Souverain Pontife était pour lui comme « le premier de tous les porte-croix du Christ ». Il appréciait maintenant Léon XIII : sa politique lui convenait et justifiait le surnom de « Chrysalide XIII » dont il l’avait affublé lors de son élection. Enfin la vie politique n’était jamais loin des pensées du proscrit.
23Rome était terre familière où le catholique angevin avait ses habitudes. Falloux aimait cette cité où la société était organisée selon ses goûts : une ville qui était « la cité du Prince de la paix, et par conséquent de l’ordre ; car la paix est à ce prix. Ici, chacun est à sa place et chaque chose est en son lieu ». Un séjour de communion où sa piété s’exprimait en toute quiétude dans cette Rome qu’il ressentait avec une grande charge émotionnelle. Le 3 mars 1885 au matin, Falloux, en compagnie de Georges de Blois, se rendit au Vatican où « la cérémonie de la Chapelle Sixtine a eu beaucoup d’éclat. » Il avait « pu en jouir entièrement, malgré une très grande foule. Il a pu être assis, il a très bien vu le cortège et très bien entendu la musique. » Après cette intense émotion, après cette profonde communion du chrétien avec le Sauveur, Falloux et Blois allèrent « à la Villa Albani » avant de s’en retourner « à l’auberge » du Corso.
24Vers la fin mars, il fallut regagner l’Anjou, laisser Rome « caput rerum », laisser le pape messianique montrant la voix aux fidèles. Le vieux catholique ne devait plus jamais revoir la Ville Éternelle.
La mort de Falloux : « Je ne vois que Dieu pour nous réconcilier avec le monde »
25Début septembre, Falloux partit pour Rochecotte en compagnie des comtes de Blois. Le séjour fut paisible, jusqu’au vendredi 4 septembre où « il a été pris de quelques vomissements et a rendu des glaires. Il a du garder le lit avec un peu de fièvre. » Le samedi 5 « on a essayé d’une purgation (citrate de magnésie, 40 gr) qui n’a pas produit d’effets. Un bouillon pris vers l’heure du dîner a été rendu. » Le dimanche 6 septembre « il a eu encore quelques petits vomissements de glaires que l’on a arrêté avec des petits morceaux de glace (...). Ce soir il prendra un peu de calomel pour préparer les voies à deux petits verres d’eaux de Birmenstorf qu’il devra ingurgiter demain matin » écrivit Blois à Rességuier en concluant sur une note rassurante : « Il n’a pas de mal à la tête, il ne souffre pas, il a la peau très bonne et le pouls assez calme. » Le 23 novembre 1884, Falloux recevait à déjeuner, au Bourg d’Iré, Cumont et Joubert, du « cercle des derniers amis. » Le maître du Bourg d’Iré agrémentait son quotidien en s’informant des nouvelles du monde. Le 28 novembre 1885, il écrivit à Cousin : « Je déplore la mort du bon roi d’Espagne et je m’attends aux plus tristes événements, tant les peuples aujourd’hui me semblent sous le joug des pires charlatans. »
26Les fêtes religieuses de la fin de l’année 1885 furent sobres. Falloux les passa avec sa solitude et Dieu. Comme le voulait le rituel, il se rendit à Saint-Maurice pour contribuer aux œuvres de l’abbé Bazin. Son devoir de charité fait, il confia au prélat que ces moments avaient été pour lui l’occasion de méditer sur son existence, de penser à sa comparution devant le Sauveur dont on fêtait la venue :
« À la veille de paraître devant Dieu, je serais bien mal avisé de ne pas m’acquérir quelques titres à sa miséricorde en pardonnant de bon cœur à tous ceux qui ont pu m’offenser. Du reste, il ne m’en coûte guère de pardonner à des hommes qui ont été mes adversaires plutôt que mes ennemis, et envers qui j’ai eu moi-même beaucoup de torts. »
27En ce mois de janvier 1886, comme à l’ordinaire, Falloux se promena dans les allées du Mail d’Angers. Souvent les passants regardaient ce vieil homme peu aimable dans sa redingote noire dont la silhouette sèche et altière, la prestance, rappelaient qu’il avait été homme de pouvoir.
28Le froid était vif, comme toujours en cette saison. Falloux s’enrhuma.
29De retour à l’impasse des Jacobins, il s’enferma chez lui. Des proches devant lui rendre visite pour le 5 janvier, il tint à être disponible. Mais le jour de la visite, le rhume devînt subitement congestion pulmonaire. Monsieur de Cumont, qui lui rendait visite à cinq heures du soir, trouva Falloux prit de vomissements fréquents. Le vieux corps que l’âge et la névralgie avaient affaibli devait lutter contre des nausées de plus en plus répétées. De Cumont ne pouvait que constater l’inévitable : Falloux se mourait. Si les dernières années de sa longue vie furent solitaires, sa mort ne le fut pas : son neveu et héritier Georges de Blois, le fidèle Rességuier, De Cumont, De Soland, De Baracé, De la Perraudière et André Joubert le veillèrent.
30Le mercredi 6 janvier 1886, au matin, Monseigneur Fréppel vint donner à son vieil ennemi les derniers sacrements. Vers Midi l’agonie commença. Des râles sortirent du corps paisible : calmement, sereinement, Falloux s’éteignit. À une heure trente de l’après-midi, Falloux expira.
31Il alla rejoindre Marie de Falloux, Loyde, ce fils mort-né que le père n’avait eu le temps d’aimer, sa tendre mère et son ennemi de père, Montalembert et Dupanloup les combattants de toutes les luttes, Madame Swetchine l’âme sœur dans la piété, le fidèle et discret Jules de Bertou, les Caradeuc, Berryer le mentor politique, mais aussi Veuillot l’éternel rival, le comte de Chambord que Falloux aima plus que le Prince ne l’aima, Napoléon III l’ennemi courtois et Pie IX le pape de l’impossible conciliation.
32Falloux s’en était allé en cette impasse des Jacobins qui l’avait vu naître soixante-quinze ans plus tôt. Il allait être enseveli dans ce Bourg d’Iré qu’il aima tant au point de le façonner.
33Le jour des obsèques, parmi l’assemblée, l’abbé Chapon, chanoine honoraire d’Orléans. Envoyé par les Annales religieuses d’Orléans, il rapporta les obsèques :
« Je suis arrivé au Bourg d’Iré en compagnie de nombreux voyageurs venus d’Angers, de Paris, de divers points de la France. Je regarde, j’écoute, c’est partout l’attitude et le langage de la douleur, de la reconnaissance, de l’admiration ou tout au moins d’une profonde sympathie, beaucoup d’amis, je n’aperçois pas un simple curieux.
Nous traversons le village, dont les cloches jettent par intervalle leurs notes plaintes dans les airs. Bientôt, les tourelles du château nous apparaissent sous un ciel bas et sombre, le brouillard s’étend de toute part, comme un voile funèbre, sur les prairies desséchées, les arbres dépouillés, la sombre verdure des sapins. Cette campagne semble porter le deuil de celui à qui elle doit en grande partie sa fertilité (...). Bientôt nous franchissons le seuil de la funèbre demeure (...). Je me hâte à travers les vastes salles et je pénètre dans la chapelle, c’est là que ses restes reposent encore pour quelques instants au pied de l’autel. Deux religieuses, quelques femmes du village qui ont voulu passer près d’eux cette veillé suprême y sont en prière, je m’agenouille près d’elles. Mais bientôt je suis rappelé dans le salon, où les amis se pressent. L’on me montre parmi eux, M Buffet, M de Kerdel, le duc de Fitz-James, le R.P Chocarne, le R.P Poupart (...), parmi les femmes, Madame de Lamoricière (...). Une vive émotion se produit dans l’assistance, quand Monsieur le comte de Blois, neveu de l’illustre défunt, lit à haute voix une éloquente lettre de Mgr le comte de Paris.
Mais déjà les villageois accourent de toutes parts et le funèbre cortège se déroule dans les allées du parc : les enfants des écoles, cent vingt laboureurs, quelques vieillards des hospices, une députation du collège de Combrée, 50 prêtres en habit de chœur. Soudain toutes les têtes se découvrent, le cercueil vient de paraître et s’avance lentement porté par 6 métayers, des pauvres de la contrée le suivent portant une simple couronne de feuillage. Quand nous arrivons à l’Église, elle est déjà presque entièrement envahie (...). Le corps de l’illustre défunt est déposé sur un catafalque modeste peu élevé au-dessus de terre, autour duquel se consument quelques cierges (...). Le Saint-Sacrifice commence et se poursuit au milieu d’un profond recueillement, beaucoup de femmes du pays et beaucoup d’hommes eux-mêmes égrènent leur chapelet avec ferveur. Il y a un moment où cette émotion de la prière fait tressaillir visiblement cette assemblée, c’est quand après l’élévation, dans le grand silence qui la suit, un prêtre se lève et chante d’une voix vibrante un motif que je n’avais jamais entendu (...). Après l’absoute donné par le curé du Bourg d’Iré, la foule toute entière accompagne le cercueil jusqu’au cimetière, où il est déposé dans un caveau construit depuis plusieurs années. »
34Parmi l’assistance, un homme plus contrit que les autres, Jean-Baptiste Lemanceau.
35Sa vie durant Falloux fut controversé, critiqué. Une particularité qui le suivit jusque dans la mort : Le Temps présenta Falloux comme un commerçant anobli sous Charles X, alors que L’Anjou déclara cyniquement que :
« M. le comte de Falloux a montré comment, avec de grandes qualités, pour être utile à son pays, on fini à force de vouloir être habile et conciliant, par ne pouvoir plus être ni ministre, ni député, ni conseiller général de son département, ni même du conseil municipal de sa commune. »
36L’expresse de Lyon, rageur, attaqua l’auteur décrié de la loi de 1850 : « cette loi fatale a fait à la France plus de mal que dix révolutions », le journal pourfend aussi l’académicien : « De Falloux esprit tenace mais écrivain médiocre, fut nommé membre de l’Académie. » L’Intransigeant commenta la mort d’Alfred de Falloux dans un article mélangeant la brutalité au cynisme :
« Il y a bien longtemps que M. de Falloux était un disparu, et bien des gens, consultés eussent été embarrassés de dire s’il vivait ou non. Un incident vient de nous renseigner. Il parait que le vieux clérical est mort hier (...). La République et la liberté ont trop souffert par lui pour que nous ayons à jeter sur sa tombe les fleurs d’un hypocrite regret. »
37L’Univers par pur formalisme annonça, en quelques lignes simples, la mort de Falloux. Sincèrement ému, l’académicien Camille Doucet, dans Le Gaulois, déclara : « profondément affligé moi-même, je n’ose pas ici exprimer mes sentiments personnels, quand je dois uniquement parler au nom de l’Académie. » Le Français salua l’homme de conviction et de fidélité :
« S’il est un homme qui ait obstinément pratiqué le culte de la fidélité dans un siècle indulgent aux capitulations de conscience et aux versatilités, un homme qui soit resté jusqu’à la dernière limite de sa longue carrière étroitement attaché aux autels de sa jeunesse, un homme qui par l’invincible fermeté de ses principes religieux et politiques ait mérité l’admiration, la reconnaissance et le respect, c’est assurément celui que nous pleurons. »
38Le Figaro, à l’occasion du centenaire de la naissance de Falloux dira : « Il fut un bon chrétien, un bon cultivateur, et, durant quelques mois rapides, un très habile homme d’État. »
39L’abbé Frémont nota dans son journal :
« 14 janvier. – “M. de Falloux est mort”. M. de Falloux est un de nos demi-grands hommes du catholicisme libéral. Il eut assez de coup d’œil pour voir que la monarchie absolue était morte ; mais il n’en eut pas assez pour découvrir que, seule, la république pouvait en France lui succéder. Mgr Freppel l’a béni à son lit de mort. Le rapprochement est significatif. »
Notes de bas de page
1 Le cardinal de Falloux léguait à ses nombreux domestiques soit 1 800francs, soit 1 200 francs de rentes ce qui constitue à peu près 10 000 francs or en revenu.
Le cardinal collectionneur léguait à la Bibliothèque Vaticane : la terre cuite de Luca della Robbia, la peinture à émail, des objets de Limoges et autres objets d’art, également des peintures et « quatre biscuits avec des sujets sacrés », « de nombreuses autres tables de la Renaissance », « du mobilier précieux et des images sacrées » comme le magnifique crucifié attribué à Cellini. Il léguait également quelques reliefs en bois peint, quelques statuettes de marbre ou gravées dans le bois, enfin quelques mosaïques. Le prélat de souhaiter l’exposition des objets d’art dans une galerie ouverte au public. À ces donations d’œuvres s’ajoutaient celles en numéraire faites à des légataires : 50 000 francs à la marquise de Pallavacini, 50 000 francs au fils de l’Excellentissime duc de Regina, 50 000 francs à Giovanni Moneti. Le reste des 60 000 francs allant à l’exécuteur testamentaire Giancarlo Rossi. Le montant total de l’héritage était de 600 000 francs or soit environ 2 100 000 d’euros.
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