Chapitre XV. Le chant du cygne : du légitimisme à l’orléanisme
p. 283-321
Texte intégral
L’ultime tentative de restauration monarchique : le crépuscule des espoirs
1Le contentieux diplomatique entre la France et la Prusse conduisit à la guerre. Bismarck avait réussit sa manœuvre : la France, dont le nationalisme orgueilleux s’accommodait mal avec celui conquérant d’une Prusse agressive, déclara la guerre, le 4 juillet 1870, à la Prusse. Le régime impérial aux abois, bien qu’ayant retrouvé le soutien du peuple, s’engageait dans une voie que Falloux jugeait néfaste : « Je vois venir à nous, bras dessus, bras dessous, 1815 et 1848 aggravés. »
2La guerre contre la Prusse fut pour les armées françaises une succession de revers qui amena la défaite. L’Empire s’effondra à Sedan le 2 septembre, la République proclamée le 4 septembre.
3Depuis le Bourg d’Iré, Falloux constatait « notre désastre et une capacité (chez Napoléon) qui n’est assurément pas celle de François Ier ! » Malgré l’abattement, le patriotisme donnait encore de l’ardeur aux volontés : « L’Anjou est consternée mais calme, et l’on ne demande qu’à courir à votre secours, si l’on a un chef des armées » écrivit-il à Rességuier.
4Le Gouvernement provisoire décida de combler le vide institutionnel créé par le désastre de Sedan en reconstituant une Assemblée Nationale. C’était ce que souhaitait Bismarck, soucieux de mener une guerre régulière face à un gouvernement légitime. Des élections législatives auraient dès lors lieu : la France était appelée à manifester sa souveraineté. La perspective d’élections rendit Falloux perplexe : les nier c’était « nier un principe trop tutélaire ». Le contexte politique et militaire contraignit le gouvernement à les reporter. Falloux « s’en console » car « les élections, à cette date, auraient été (...) le signal des plus grands désordres ». À son entourage politique, il dit qu’
« il faut avant tout combattre les Prussiens et ne pas nous jeter dans des divisions politiques, dans des luttes électorales, sous le feu de l’ennemi. Une Assemblée est impropre à la rapidité et à l’énergie des mesures qu’exige un péril (...). De pareilles mesures doivent rester d’ailleurs à la charge de la république et de ses hommes, plutôt qu’à la charge de nos amis et de nous-mêmes, qui avons tant fait pour conjurer cette situation. Au sortir de la crise (...) la France jugera les hommes et les choses avec une clarté qu’elle ne peut avoir durant la guerre ».
5Il semblait juste à Falloux que la République en supporte la besogne : ne venait-elle pas de faire « tout le mal et tout le bien qu’elle portait en elle » à la France ? N’avait-t-elle pas « achevé de désorganiser le pays au profit des prussiens » ? N’avait-t-elle pas « accéléré ou aggravé notre défaite en tout ce qui a dépendu d’elle » ? « Mais aussi elle a éclairé le pays sur sa vraie nature et sur ses vrais instruments. » Cette tâche ingrate, la République devait la réaliser ! Puisqu’
« en 1848, il y avait une république doctrinale (...). Aujourd’hui, la République s’est montrée sous un jour purement bestial. Je ne crois donc pas que le pays voie là une expérience à tenter ou à prolonger ».
6Falloux fut sollicité par les légitimistes de Maine-et-Loire et d’Ille-et-Vilaine pour être candidat. Mais le succès électoral des conservateurs étant assuré, il ne lui était pas possible d’assumer une députation qui s’annonçait active. Sa frêle santé avait été mise à rude épreuve par les événements militaires et politiques, sa névralgie s’était accrue. À cela, les dix-huit longues années du Second Empire avaient dégradé ses rapports avec le comte de Chambord : le Prétendant ne lui avait pas pardonné de s’être soustrait à la consigne d’abstention. Pour Falloux, le fait de ne pas s’engager physiquement n’excluait pas de servir la cause monarchique. Aussi, conseilla-t-il de ne pas proclamer la Monarchie avant l’ouverture de la Chambre, ni pendant ni après les négociations de paix. « Rappeler la maison de Bourbon lorsque l’étranger campait encore sur notre territoire, faire signer le démembrement de la France par le petit-fils de Louis XIV et donner, en apparence du moins, à une troisième restauration une troisième armée étrangère pour escorte, représentait » pour Falloux « le plus funeste présent que l’on pût faire à la Monarchie. » La Monarchie devait préparer son entrée. Puisque « la République avait pris sur elle toutes les responsabilités (...) », il paraissait à Falloux « souverainement juste que l’humiliation pesât sur ceux qui l’avaient si témérairement affrontée et que la douleur, l’amertume du sacrifice, n’appartinssent pas en titre à ceux qui étaient innocents de la faute. » Pour Falloux cette considération était de première importance ; l’évolution des événements devait lui donner tort : la libération du territoire et l’écrasement de la Commune seront un formidable atout politique pour Thiers, et par extansion pour les républicains.
7Le 5 janvier 1871, le siège de Paris commençait : Paris était décidée à contenir l’invasion. À l’abri des événements au paisible Bourg d’Iré, les Falloux pensaient aux Rességuier et aux Cochin. Ils s’étaient enfermés volontairement dans Paris pour la défendre et partager ses souffrances. Parallèlement, l’histoire de l’Allemagne suivait son cours : le 18 janvier 1871, dans la galerie des glaces du château de Versailles, Guillaume de Hohenzollern roi de Prusse était proclamé Empereur de l’Empire allemand par acclamation des représentants du monde germanique.
8Alors que la Capitale subissait les affres de la guerre, la France était appelée aux urnes. Falloux considéra la campagne électorale comme étant révélatrice de l’état du pays : les républicains radicaux avaient appelé à la guerre à outrance or « ce programme imprudent, irréfléchi, et, en réalité, si peu patriotique » ne pouvait que lui être politiquement funeste. Il lui semblât que sa présence à la Chambre serait un handicap Fidèle à sa maxime politique que « la seule bonne manière d’agir dans le monde est d’être avec lui, sans être à lui », il préféra rester dans l’ombre. Sa santé toujours chancelante l’obligeait à de longues périodes d’immobilisme et de silence absolu. Falloux jugea la campagne des monarchistes faussée par le manque de temps et de moyens, mais il gardait espoir car la population jugerait les « incohérents et détestables procédés de la dictature révolutionnaire. » Le 8 février 1871, la France envoya à la Chambre 150 « républicains de principe », 80 libéraux de centre gauche et 400 monarchistes dont 214 orléanistes. Malgré les résultats Falloux considéra la Chambre d’un regard critique et sceptique :
« De là surgit à l’improviste une Assemblée hâtivement composée d’instincts très nobles et d’opinions très divergentes. Ce premier malheur fut complété par un autre également inévitable, mais d’une plus funeste portée : l’ascendant universellement accepté du persévérant adversaire de la déclaration de guerre et du principal négociateur de la paix. »
9La présence d’Adolphe Thiers à la chambre réduisait la marche de manœuvre des royalistes. Albert de Rességuier étant député, Falloux décida de lui confier la tactique que les royalistes devaient suivre :
« Je crois que vous ne devez pas davantage reprendre pas à pas les étapes de 1848 [...]. Liquidez, avant tout, notre déplorable situation vis-à-vis de la Prusse, puis après liquidez [...] les bilans successifs de toutes nos révolutions en prenant à chacune d’elles l’élément qui était sa raison d’être, en refaisant du tout un véritable faisceau national. »
10La situation était critique puisque
« la question de paix ou de guerre a galvanisé le suffrage universel et vient de nous donner la Chambre introuvable. Si cette Chambre-là doit avorter dans son œuvre, le suffrage universel, vicieusement organisé comme il l’est aujourd’hui, produira logiquement ses fatales conséquences ».
11Falloux conseillait de différer la restauration monarchique.
12À Bordeaux, la nouvelle Assemblée Nationale, réunie dans le Grand Théâtre, élit Adolphe Thiers « chef du gouvernement exécutif de la République française ». Le 28 février, il arriva à Bordeaux pour y faire ratifier les conditions de la paix. Thiers avait fait coup double : la paix était acceptée et sa marge de manœuvre sur l’échiquier politique s’était accrue. Débarrassé des républicains radicaux, plus rien ne pouvait s’opposer à son projet de... restauration républicaine. La Chambre exulta et approuva sans réserves ce qui fut appelé le « Pacte de Bordeaux ». Le pays accueillit le traité de paix avec résignation et la conviction qu’il était honorable. Un sentiment que Falloux partageait : « Bien sévère et bien ingrat celui qui se flatterait d’avoir pu, dans une situation si désespérée, obtenir mieux que le traité de 1871. »
13Au printemps de 1871, la Commune était écrasée. Les conservateurs l’avaient emporté sur les socialistes, l’ordre bourgeois s’était maintenu. La nouvelle donne politique nécessitait un jeu habile où ruse et force seraient de mise.
14Le 8 février, la France rurale, traumatisée, apeurée et inquiète, avait confié sa destinée au parti de l’ordre, notamment aux monarchistes. Une ouverture politique se présentait aux monarchistes, l’enjeu était de savoir comment l’exploiter. L’hétérogénéité des conservateurs et le manque de pratique parlementaire du plus grand nombre présentait un handicap. Une situation qui nécessitait une personnalité politique d’envergure susceptible de rassembler les divisions. D’où la démarche de Lacombe auprès de Falloux :
« Vous n’êtes pas né pour n’être qu’un spectateur ou juge du combat ; vous êtes fait pour y prendre part ; vous êtes homme d’action et de décision ; vous êtes chef de parti, d’un parti qui a besoin plus qu’aucun autre d’être dirigé et qui ne l’est pas (...), réfléchissez-y bien, cher ami, vous êtes irremplaçable. »
15Le choix de Falloux par Lacombe ne s’explique pas par leur seule appartenance au légitimisme parlementaire. Ce choix tient également à ce que Falloux présentait le double avantage de l’expérience parlementaire et gouvernementale, complétée par une influence politique restée grande (l’engagement dans la vie politique sous le Second Empire avait porté ses fruits) au sein des légitimistes.
16Les élections municipales du 30 avril avaient marqué le réveil des villes qui manifestaient leur républicanisme. Cette résurgence républicaine était en partie due à l’alliance tacite de Thiers avec les chefs républicains urbains. Jouant sur les effets du Pacte de Bordeaux par lequel les députés ruraux lui avaient confié la présidence de la République en attendant une meilleure occasion de restauration monarchique, Thiers s’était rallié aux républicains. Estimant que « la République est le régime qui nous divise le moins », que les Orléans n’avaient aucune chance de restaurer leur Maison en France car légitimistes et républicains s’y opposeraient. Une situation qui ne manquait pas d’alarmer le député légitimiste, ami de Falloux, Charles de Lacombe qui lui demanda de rompre sa retraite : « Je suis persuadé que si vous étiez à la chambre, au milieu des difficultés de la lutte, vous calmeriez ses saintes impatiences. » Puis abordant le vif du sujet, Lacombe discuta de la tactique à observer :
« Vous paraissez désirer qu’un grand débat s’engage au plus tôt, et regretter qu’il n’ait pas encore eu lieu : un tel débat ne peut avoir que deux issues suivant les proportions qu’on lui aura donnés : ou une crise ministérielle ou un changement de gouvernement. »
17De conclure sur l’attitude de Thiers :
« Je me flatte de n’avoir pas peu contribué à amener l’ajournement de la proposition1 qui conférait deux ans de pouvoir à M. Thiers et je suis convaincu que si un rapprochement pouvait se faire entre lui et la droite, notre pays et notre cause y gagneraient. »
18Le 22 mai 1871, Falloux lui répondait que :
« Thiers a commis des fautes et laissé percer des vues qui, selon moi, exigeaient impérieusement la résistance (...). En ce moment, le devoir me semble tout à fait d’accord avec l’habileté. Le statu quo ou le provisoire, de quelque nom qu’on les décore, ne seront que des instruments de décomposition jusqu’à notre pourriture totale. »
19Falloux était alors hostile au provisoire puisqu’alors les opportunités de restauration monarchique n’étaient pas encore hypothéquées.
20Thiers était devenu la pièce majeure de l’échiquier politique français. N’y avait-il pas œuvré ? Les monarchistes le courtisaient dans l’espoir qu’il restaurerait enfin la monarchie, les républicains en faisaient de même pour la République.
21Parallèlement, la Chambre demandait : que la restauration monarchique soit faite. Le 2 juin 1871, les monarchistes déposèrent une demande d’abrogation des lois d’exil en vue des élections partielles du 8 juin. Falloux fut ravi de l’action de la Chambre de Députés. Ne lui avait-il pas dispensé ses conseils : « Vous vous laissez endormir dans une sécurité bien trompeuse et vous vous réveillerez sur le bord, sinon au fond, d’un abîme. » Thiers ne lui inspirait pas confiance. Cette défiance, il la confiait une fois de plus à Lacombe :
« Non seulement je reproche à M. Thiers son programme, c’est-à-dire l’érection du provisoire à la hauteur d’une institution, mais je lui reproche encore davantage la façon dont il l’exécute. Non seulement M. Thiers n’organise rien, sauf l’armée de Versailles (...), mais il désorganise ou laisse désorganiser beaucoup de choses de première importance : il a désorganisé la plupart de nos grandes villes par un encouragement direct aux actes et aux manifestes illégaux des conseils municipaux, il a désorganisé toute répression de la presse en abolissant la législation de l’Empire sans la remplacer par une loi qui prévoit à un degré quelconque tout ce qui se passe sous nos yeux. »
22Toutefois, soucieux de maintenir une ouverture vers le Centre-Gauche, Falloux stipula qu’en aucun cas « il faut traiter M. Thiers en ennemi irréconciliable. Ce serait là un aveuglement politique et même une ingratitude que je repousse de toutes mes forces » et que surtout
« on défende M. Thiers contre lui-même, qu’on le préserve et qu’on préserve la France d’une abominable et sanglante anarchie qui serait notre dernière convulsion avant le démembrement et l’asservissement définitifs sous le drapeau confondu des Bonaparte et des prussiens ».
23Falloux conclut sa lettre en conseillant à Lacombe de ne pas perdre « de temps, surtout en face des élections qui peuvent tromper bien dangereusement votre attente ».
24Pour gagner du temps, Thiers avait acceptée la demande des monarchistes : il défendit la loi abrogeant l’exil des membres des familles royales françaises... avec réticence. Le 8 juin la Chambre vota la loi par 472 voix contre 97. Dans l’effervescence du moment, elle valida les élections du duc d’Aumale et du prince de Joinville par 448 voix contre 113. Le 12 juin, Thiers les reçut en grand gala à la préfecture de Versailles.
25Les enjeux politiques étant de grande importance, les manigances Thiers étant suspectes et dangereuses, Falloux décida de gagner Paris. L’enjeu était crucial : la monarchie ou la république ? Vers le 27 juin 1871, il quitta le Bourg d’Iré pour gagner Versailles. Le samedi 1er juillet, il s’installait dans la maison du baron de Fréville, rue de Satory à Versailles. Il y retrouvait Dupanloup pour une cohabitation qui s’annonçait agréable. Le soir même, une réunion royaliste consacrait l’unité trouvée. Le comte de Chambord, qui était rentré en France le 1er juillet 1871, fit savoir depuis Blois qu’« (...) il eût désiré recevoir la visite de son cousin à Chambord, mais » qu’il « juge convenable de ne pas y prolonger en ce moment son séjour ». Cette dérobade affligea Falloux qui ne put que penser : « Comment se dissimuler, en effet, que dans le fond et dans la forme, tout semblait combiné pour repousser la main tendue par les princes d’Orléans ? »
26Ces derniers, offusqués, répondirent qu’un obstacle imprévu, indépendant de leur volonté, les obligeait à revoir la conciliation des deux branches.
27À Versailles, le marquis de La Ferté se rendit chez Falloux où il rencontra plusieurs députés royalistes et Dupanloup. Le fidèle serviteur du comte de Chambord avait eu un entretien très houleux avec le Prétendant qui remettait à l’ordre du jour la question du drapeau. Pour se faire, il préparait un manifeste qu’il entendait adresser à la France depuis Chambord. Stupéfaite, l’assistance décida d’agir : la signature du manifeste serait la signature de l’abdication ! Il fut décidé d’envoyer à Chambord une députation auprès du Prétendant. Furent désignés le duc de La Rochefoucauld-Bisaccia, le comte de Maillé et le vicomte de Gontaut-Biron. En même temps, Falloux était sollicité pour intervenir auprès de Dupanloup ; n’avait-il pas été le précepteur religieux des jeunes années d’Henri de Bourbon ? Mais l’assaut de la raison se brisa sur le roc de l’obstination : le Prétendant demeura inflexible dans ses convictions politiques, drapé dans son principe doctrinal. Le plaidoyer de ses principes portait sur la décentralisation administrative et les franchises locales bases d’« un gouvernement conforme aux besoins réels du pays », sur le suffrage universel « honnêtement pratiqué et le contrôle des deux Chambres », enfin la reprise, en lui « restituant son caractère variable », du « mouvement national de la fin du dernier siècle » tout en affirmant que « Henri V ne peut abandonner le drapeau blanc de Henri IV ».
28Falloux et Dupanloup étaient encore tout à leur commotion, lorsque Vitet arriva en s’écriant « Ô sang de Charles X ! », puis se prostra. Saint-Marc Girardin pénétra à son tour dans la pièce, tout consterné, confiant à ses interlocuteurs : « Nous étions si heureux de nous sentir enfin réconciliés et de travailler tous ensemble à la régénération de notre pays ! que va devenir la France et comment, désormais, orienter ses destinées ? » Le Manifeste jetait les bases d’une nouvelle politique : celle du provisoire. Il fallait dès lors contenir l’évolution de Thiers vers la Gauche : l’association de Thiers avec la Gauche assurait l’avènement de la République.
29L’Union accueillit le Manifeste avec froideur, mais passés quelques jours, le rédacteur Laurentie changera de regard et louera le document. Le Figaro ne cachait pas son enthousiasme. L’Union de l’Ouest et Le Correspondant avançaient une critique mesurée. Les journaux royalistes de province étaient sceptiques dans leur ensemble.
30Henri V notait dans son journal intime :
« 9 juillet 1871 (...) article admirable du Figaro sur mon manifeste. Détestables articles des autres journaux. On voulait m’entraîner dans une voix révolutionnaire, et je conserve le principe intact pour le salut de la France. »
31Le manifeste avait bouleversé la droite qui se réunit chez Rességuier, dans son hôtel de la rue des Réservoirs situé face au Palais Bourbon. Falloux avait prit place parmi La Rochejacquelein, Juigné, Kerdrel, Larcy, Meaux, Lacombe et Baragnon ; tous réunis avec quelques autres. L’assemblée était unanime à refuser la responsabilité d’un acte aussi peu conscient. Le propriétaire d’un journal royaliste du Mans, avança qu’il se refuserait à publier le Manifeste sans un quelconque document dégageant la droite royaliste et parlementaire de toute responsabilité. La rédaction en fut confiée à La Rochefoucauld, Larcy, Meaux, Cumont et Falloux : elle stipulait que tout étant monarchiste, la Droite restait attachée aux libertés de la France et ne se séparait pas du drapeau tricolore. Comment les légitimistes parlementaires auraient-ils pu laisser se rétrécir leur marche de manœuvre ?
32La réunion fut connue du comte de Chambord, qui nota dans son journal :
« 11 juillet 1871. Note très mauvaise d’un certain nombre de députés de la droite présidés par Falloux contre mon manifeste déclarant rester attaché au drapeau tricolore. »
33Parallèlement, Thiers menait un jeu de dupe. Il œuvrait pour la République ce que Lacombe confirma à Falloux en lui écrivant que « c’est en s’organisant elle-même plus qu’en négociant avec Thiers que la majorité arrivera à faire prévaloir ses vues. »
34Le 31 août 1871, la Chambre vota l’ordre du jour présenté par le député thieriste Rivet2. Néanmoins, l’Assemblée rappela à Thiers qu’elle était seule détentrice du pouvoir constituant et que le président de la République était politiquement responsable devant elle. La modification confortait le pouvoir de l’Exécutif et confirmait, timidement, la République comme régime légal. Un pas était franchi : la loi Rivet traçait la ligne de conduite du chantier constitutionnel. Ce rééquilibrage des pouvoirs permettait de contenir Thiers dans ses manœuvres ; la Droite et le Centre-Droit se rassemblaient derrière Albert de Broglie et Falloux.
35Le 26 décembre 1871, Thiers franchit une étape dans la « républicanisation » des institutions, en déclarant son adhésion à la République : « Vous qui voulez faire un essai loyal de la république et vous avez raison il faut le faire loyal (...). Cet essai, il faut le faire sérieusement, sincèrement. »
36Falloux décida d’agir : il réunit le 28 décembre les légitimistes chez De Meaux. Il leur confiât qu’il fallait se désolidariser davantage des Chevaux-Légers, leur rappelât leur manque de fermeté sur la question du drapeau, que la fusion était la condition sine qua none pour toute restauration monarchique viable, que le trône appartenait au seul comte de Chambord mais que n’ayant pas d’héritier, le comte de Paris serait son successeur, qu’il fallait trouver un compromis sur la question du drapeau : le drapeau tricolore parsemé de fleurs de lys en sa partie blanche, puis finit par prôner un accord entre l’Assemblée et le comte de Chambord soit entre la Nation et le Roi.
37Les légitimistes ultras y virent la soumission du Prétendant au Peuple, la soumission de mille ans de royauté à 1789. Inacceptable ! La réunion n’eut pas de suite... immédiate.
38Falloux exprimait la pensée politique du Correspondant sur le comte de Chambord : celui-ci « est seulement le dépositaire et l’usufruitier de son principe : il l’a reçu de ses ancêtres, il doit le léguer à ses héritiers ». Falloux concevait le monarque dans l’esprit chartiste hérité des Doctrinaires de la Restauration ; c’était s’inscrire en opposition à la conception absolutiste du Roi développé par les Ultras.
39Dans les premiers jours de janvier 1872, L’Univers, par la plume de Veuillot, commentât la réunion et en concluait que « Falloux était une figure d’intriguant ». Veuillot déclarant avec sa verve brutale ordinaire : « Falloux, Fallax ! »
401871 fût l’année des ambiguïtés et des confusions politiques. 1872 sera celle des certitudes. La réunion de la fin décembre avait altéré les rapports entre les légitimistes parlementaires et les légitimistes ultras. L’intransigeance de ces derniers était source d’inquiétude ; elle allait être source d’affrontements. Non sans mal, les royalistes œuvraient à la restauration de la Monarchie. Devant les vélléitées le comte de Chambord décida de confirmer son principe pour garder la main et affaiblir Falloux qui le menaçait sur le terrain de l’influence. Le Prince déclara, par une lettre de Salzbourg datée du 25 janvier 1872, qu’il n’avait pas à justifier la voix qu’il s’est tracée, qu’il plaignait ceux qui ne l’avaient pas compris, enfin déclarait : « JE N’ABDIQUERAI JAMAIS (...), et personne, sous aucun prétexte n’obtiendra de moi que je consente à devenir le roi légitime de la révolution. »
41Falloux voyant son inquiétude se confirmer soutint Dupanloup lorsque celui-ci écrivit à Chambord dans une énième tentative, que
« lorsqu’on a reçu de la Providence la mission et le devoir de sauver un peuple et que, sous vos yeux, ce peuple périt, je crois, et beaucoup de vos amis croient avec moi, que dans une question de rapprochement, il y a des devoirs réciproques, car cette question de rapprochement n’est pas seulement entre les princes d’Orléans et votre personne, elle est entre la France, eux et vous. Voilà la vérité ».
42Le comte de Chambord réagit : « Sans prévention ni rancune contre les personnes, mon devoir est de conserver dans son intégrité le principe héréditaire dont j’ai la garde, principe en dehors duquel je ne suis rien et avec lequel je suis tout. C’est ce qu’on ne veut pas assez comprendre. »
43Découragée par l’attitude du Prétendant mais encore combative, la droite décida la rédaction d’un programme qui reconnaissant la monarchie traditionnelle et héréditaire comme « le gouvernement naturel » de la France. L’acception de monarchie définit, dans l’esprit des légitimistes parlementaires, une « monarchie héréditaire, représentative, constitutionnelle » qui assure « au pays son droit d’intervention dans la gestion des affaires » ainsi que toutes les libertés nécessaires par la garantie de la responsabilité ministérielle : « Libertés politiques, civiles, religieuses, l’égalité devant la loi, le libre accès à tous les honneurs, à tous les avantages sérieux, l’amélioration pacifique et continue de la condition des classes ouvrières. »
44Les droites orléanistes et légitimistes s’accordaient : Ernoul et Baragnon en furent les émissaires auprès de Chambord. Henri V campa sur son principe, Ernoul et Baragnon maintinrent leur position.
45L’attitude du comte de Chambord attrista Falloux, conscient que l’hypothèque sur l’avenir de la monarchie n’était pas levée. Pour Thiers, la réalité politique était maintenant évidente : l’avenir constitutionnel et institutionnel de la France se partageait entre le système républicain et le système impérial. Or Thiers inclinait vers la république conservatrice. Il entreprit donc une politique de dénigrement du Second Empire. Il commença par purger l’Administration de ses fonctionnaires bonapartistes.
46Entre le 31 mars et le 22 avril, Léon Gambetta entama une vaste campagne pédagogique dans les provinces. Le « Commis de la République » de promouvoir le régime républicain, de prôner la dissolution de l’Assemblée qui n’était plus représentative du pays, de contester le droit de cette dernière de se proclamer souveraine... et de soutenir Thiers.
47Le 9 juin 1872, les élections partielles envoyèrent 3 radicaux et 1 bonapartiste à la Chambre. Gambetta avait bien œuvré ; au grand déplaisir du Correspondant qui le lui reprochera, non sans parti pris : « Il a flatté, excité, aveuglé, trompé le peuple ; il a dit qu’il était le seul grand, qu’il était le seul pur, tout puissant, et que, si il était encore dans l’ombre de la misère et de l’ignorance, c’est de l’égoïsme de la classe privilégiée que la faute vient. » Cette attaque contre les classes dominantes visait à remettre en cause l’ancienne hiérarchisation sociétale.
48Le duc de Broglie s’en inquiéta et entreprit de fusionner le centre gauche avec le centre droit. Mais le représentant du centre gauche, Chanzy répondît à Audiffret-Pasquier :
« Si le centre droit est résolu sans arrière-pensée à soutenir le gouvernement de la république et à travailler à son affermissement dans le pays, le centre gauche ne demandera pas mieux que de donner son concours à la campagne conservatrice contre les radicaux. Si, au contraire, les espérances monarchiques ne sont pas abandonnées, il ne faut pas compter sur notre appui. »
49Condition sine qua non pour le centre gauche, condition inacceptable pour le centre droit. Le duc de Broglie orienta ses efforts vers la droite dure. Faisant fi de leurs divergences, les deux groupes parlementaires s’unirent en un conseil de neuf membres regroupant Audiffret-Pasquier, Broglie, Batbie, Saint-Marc Girardin, Cumont, Kerdrel, Depeyre et La Rochefoucauld, auxquels se joignit spontanément le général Changarnier. Le Conseil des Neuf décida de s’attacher le concours de Thiers qui souhaitait confier « le pouvoir législatif à deux Chambres ; donnons à la Chambre haute et au pouvoir exécutif le droit de dissoudre d’un commun accord la Chambre des députés ; faisons une loi électorale garantissant, autant que possible, le suffrage universel contre ses propres entraînements ». Thiers de leur confier : « Que voulez-vous ! la république est de ces choses que l’empire nous a léguées avec tant d’autres. »
50Le Conseil des Neuf rejeta la proposition avait-il le choix ? La guerre était déclarée à Thiers. Broglie en définit la tactique : « Il faut l’interpeller sur tout, le harceler sur tout, afin qu’il ne puisse pas résister. »
51Falloux écrivit à Lacombe que « ce qui vient de se passer entre M. Thiers et l’Assemblée est le quatrième acte du drame, et le cinquième acte ne peut être séparé du quatrième que par un entracte très court, car il n’y a pas de changement de décorations ».
52La démarche de Broglie finit par inquiéter Thiers qui déclara à la Chambre, le 12 juillet : « Messieurs, vous nous avez donné une forme de gouvernement que l’on appelle la république. » La droite prit la déclaration comme une menace. Certains députés voulaient que la monarchie soit proclamée : tactique malheureuse qui alarma l’opinion. Accusé de collusion avec les « conspirateurs monarchiques », le maréchal de Mac Mahon alla s’en défendre auprès de Thiers. Falloux souhaitait que la Chambre intervienne dans le litige familial des branches royales françaises ; c’était selon lui le seul moyen de trancher le nœud gordien et d’ouvrir des perspectives aux ambitions monarchiques. Cette démarche qui reconnaissait la prédominance du Droit sur la Tradition n’était pas sans risques, puisqu’elle marginalisait davantage Falloux au sein des légitimistes. Elle tentait d’être une réponse tactique au blocage de la fusion et de la restauration. De la monarchie constitutionnelle à la république conservatrice, l’écart était minime. Quant au projet du Sénat, Falloux confiait à Lacombe qu’« une Chambre haute a l’avantage de faire partie de ce vrai politique dont il faut se rapprocher, et d’être un beaucoup meilleur mécanisme que vos triples lectures pour la bonne confection des lois ; mais (...) ce n’est même pas un petit caillou en temps de révolution ». Le notable angevin était très sceptique sur le système bicaméral et ne l’acceptait qu’avec un suffrage universel maîtrisé. Une conception du système parlementaire et du suffrage universel partagée avec les orléanistes. Lacombe justifiait, par une lettre, à Falloux le choix des députés royalistes pour un Sénat : compte-tenu de l’impasse où se trouvait la restauration monarchique et des attentes du pays, cette ligne de conduite lui paraissait « la plus honnête et la plus patriotique » et semblait être « la plus habile » car elle permet de « rallier un certain nombre de membres du centre gauche » en plus d’assurer « surtout une politique d’ordre. » Vis-à-vis de la poussée républicaine, Lacombe convenait qu’il « sera difficile de faire porter les conditions d’électorat sur d’autres points que l’âge, qui serait reculé à vingt et cinq ans, et le domicile » pour contrer les effets néfastes d’un suffrage à deux degrés, comme en témoigne la « composition d’un grand nombre de conseils municipaux, pépinière probable des électeurs du second degré », au point de se demander « si ce mode offrirait des garanties bien sérieuses ». Lacombe sollicita le point de vue de Falloux, qu’offre le recul du retait : « N’y aurait-il pas moyen de faire intervenir, parallèlement au suffrage universel, des influences collectives, représentations vivantes de grands intérêts ? » C’était s’inscrire dans le projet de Grand Conseil avancé par Broglie.
53Falloux répondit à Lacombe, dès le 4 septembre, en citant Tocqueville sur l’organisation municipale de l’Ancien Régime, qu’« avec les chambres de commerce, les bureaux de bienfaisance, les fabriques de paroisses, les chambres de notaires, etc., on pourrait encore retrouver des éléments sûrs et solides », tout en assurant au suffrage universel « sa part, mais seulement une part, au lieu d’être tout comme aujourd’hui, c’est-à-dire la prédominance absolue et brutale du chiffre aveugle sur l’intelligence éclairée ». Falloux de conseiller à Lacombe de voir « dans l’ordre d’idées remis en lumière par Tocqueville (...) la solution » car « imposer au suffrage universel, tel qu’il existe aujourd’hui, les seules réformes de l’âge et du domicile c’est faire tous les frais de la fureur démagogique, sans assurer aucune victoire sérieuse aux conservateurs ».
54La lutte politique et idéologique amenait également les légitimistes parlementaires à combattre sur leur extrême gauche : les Blanquistes revendiquaient la Liberté pour les seuls républicains. Laisser le parti de la République s’approprier la Liberté revenait aux royalistes libéraux à s’interdire toute action sur ce domaine politiquement sensible. Ils encouraient le risque d’être confondu avec l’extrême-droite par l’opinion publique. Le Correspondant réagit par la publication, le 25 octobre 1872, de ses sentiments politiques : les libertés essentielles de conscience, de réunion, de la presse et de suffrage étaient inhérentes à la monarchie. L’article citait pour exemples la Belgique et le Royaume-Uni, la monarchie de Louis Philippe.
55Le 13 novembre 1872, Thiers jugeant que le temps du « provisoire » était révolu, que tactique de l’équivoque n’était plus applicable déclara que « la République existe », qu’« elle est le gouvernement légal du pays ». Dès lors il convient de ne pas perdre de temps à la proclamer, mais « à lui imprimer ses caractères désirables et nécessaires », que tout « gouvernement doit être conservateur, et nulle société ne saurait vivre dans un gouvernement qui ne le serait point. La République sera conservatrice ou elle ne sera point ».
56Pour les conservateurs c’était une trahison.
57La manœuvre d’éviction de Thiers du pouvoir devait être d’autant plus prompte et déterminante que Thiers avait toujours la confiance de la bourgeoisie, tandis que la notion de « République conservatrice » satisfaisait à nombre d’orléanistes. Ces derniers, las de la rivalité stérile entre les deux branches royales, las des humeurs politiques d’Henri de Chambord, attachant avant tout de l’importance à l’ordre social et au libéralisme politique, voulaient un régime stable. Qu’importait que celui-ci soit la Monarchie ou la République, pourvu qu’il soit libéral dans de justes proportions et conservateur sans être réactionnaire. Thiers ne le savait que trop. La suite du mois de novembre se passa en échauffourées entre Thiers et la Chambre. L’action du duc de Broglie à la tête de la Commission des Trente en fût le point culminant : chargée de « régler les attributions des pouvoirs publics et les conditions de la responsabilité ministérielle », la commission présenta une nouvelle organisation des séances dite le « cérémonial chinois ». Ce cérémonial obligeait le Président de la République à formuler une demande écrite à la Chambre pour y parler, lors d’une séance spécifique. Les débats sur l’intervention présidentielle auraient lieu les jours ultérieurs et sans que le Président puisse y assister. Broglie muselait ainsi Thiers. La politique menée par le duc de Broglie répondait à un impératif : neutraliser le Centre-Gauche.
58Le 29 novembre 1872, Thiers mit un terme à l’affrontement en déchirant le Pacte de Bordeaux : « Il n’y a aujourd’hui pour la France d’autre gouvernement possible que la république conservatrice. » Le Pacte de Bordeaux étant rompu, la Droite décida de se débarrasser de Thiers. Depuis le Bourg d’Iré, Falloux estima que cet aveu créait « une situation si honteuse pour le gouvernement, si dangereuse pour le pays, si blessante pour l’Assemblée » que « rien désormais ne pouvait en conjurer les conséquences ».
59Falloux se rangea dans la politique de Broglie ; n’était-elle pas celle qu’il préconisait depuis des mois ? Ce revirement des orléanistes accentua la division des royalistes. Dès lors, la cohésion des royalistes devint le principal chantier de Falloux.
60Le 10 novembre 1872, Le Correspondant publiait les 8 pages de l’article, intitulé Du scepticisme politique : Falloux commençait par un appel à la persévérance dans la lutte car « le scepticisme politique, né de nos incessantes révolutions, fait en ce moment de grands efforts pour pénétrer au sein de l’Assemblée Nationale et dominer ses résolutions (...) et quiconque croit à son danger n’a plus un instant à perdre pour le combattre ». Il conseillait de combattre, ensuite, les menées de Thiers qui cherchait à imposer aux forces politiques « une maxime déjà frappée, il y a 20 ans, de ridicule et de néant : “La République est le régime qui nous divise le moins” », de combattre le programme avancé par Thiers et le gouvernement de la Défense Nationale car « tout le monde est revenu de cette chimère, et tout le monde veut constituer, mais on le veut sous l’inspiration de cette troisième maxime : “La grandeur du pays et de l’ordre sont également assurés sous toutes les formes de gouvernement.” Tel est le sophisme qui menace de prévaloir aujourd’hui ». Pour Falloux la constitution des pouvoirs publics devait aboutir à la monarchie car la France eut trois fois la république, trois fois elle a donné, « avec les crimes les plus odieux, les plus honteux désordres » ; deux fois la France eut l’empire, deux fois il lui « a donné le despotisme, la guerre et l’invasion » ; deux fois la France eut la monarchie bourbonienne, deux fois celle-ci « a donné la paix, et, avec la paix, la jouissance des libertés nécessaires ». La lutte pour la monarchie était à poursuivre, mais Falloux reconnaissait qu’il s’inclinerait « aussi lorsque, une Assemblée républicaine étant élue en France, les républicains de cette Assemblée se lèveront et dirons : « Citoyens, méfions-nous de nous-mêmes, et gardons-nous de toute imprudence ; faisons d’abord, pendant quelques années, un essai loyal de la monarchie, afin de ne pas nous tromper sur les vrais sentiments du pays. » L’essai lui paraissait jouable car
« entre les royalistes, la division n’existe que sur des questions relativement secondaires ; entre les républicains, les divisions sont fondamentales (...). Les légitimistes veulent deux chambres, les orléanistes n’en demandent pas trois ; les orléanistes tiennent au régime représentatif, les légitimistes repoussent le pouvoir absolu ; les orléanistes cherchent un terrain solide pour le développement pacifique de la société moderne, les légitimistes ne revêtent nullement la résurrection de l’ancien régime. »
61Fidèle à ses convictions Falloux prônait la fusion monarchiste, seule solution pour une restauration de la royauté française. La fusion des monarchistes lui étant d’autant plus nécessaire que : « Nous touchons à l’heure où il faut enfin aborder la vérité ou périr. » Thiers étant le maître de l’échiquier politique, Falloux, qui le soupçonnait de duperie, devait le ménager : « L’Assemblée et la France ont bien montré que c’est avec M. Thiers qu’elles veulent rétablir l’ordre ; qu’il leur montre à son tour que c’est l’ordre, non dans une acceptation éphémère et transitoire mais l’ordre solide et durable, qu’il veut aussi fonder. »
62L’écho de l’article fut grand dans la classe politique et l’opinion, mais ne produisit pas d’effets majeurs.
63La période transitoire perdurait ouvrant un champ du possible. L’action de Falloux s’attachait à maitriser le possible : le parti légitimiste et plus spécifiquement le « parti royaliste » devait devenir l’instrument de l’action ; la stratégie fusionniste de Falloux prend là tout son sens. Mais les transitions se caractérisent par des combinaisons souvent fortuites génératrices d’erreurs, d’où la prudence comme règle de conduite recommandée par Falloux à Lacombe : « Il est évident que M. Thiers ne vous accorde pas encore la vraie paix. Je suis toujours d’avis que ce qui est, étant, il faut beaucoup lui accorder, mais il faut qu’il vous rende dans la même proportion. »
64Thiers était devenu un adversaire, mais il restait une puissance politique : son aura auprès de l’opinion publique et des députés, sa verve, son intelligence en faisaient un adversaire redoutable. N’agissait-il pas comme le fils spirituel de Talleyrand ?
65Un antinomisme qui n’empêchait pas les légitimistes d’œuvrer à leur tentative de restauration monarchique. Un Sénat serait un contrepoids nécessaire au pouvoir d’une Assemblée nationale qui ne tarderait pas à devenir républicaine, il permettait également de rallier une partie du Centre-Gauche et de contenir le suffrage universel. La question fut débattue chez Rességuier, le 18 janvier 1873, entre Falloux venu du Bourg d’Iré, Ernoul et Lacombe, Meaux, Kerdrel, Dampierre et d’autres royalistes. Falloux ne voyait « pas d’objections à l’idée d’une seconde chambre » puisque « idée monarchique en elle-même » et que « on ne reviendra pas à la monarchie en descendant mais en montant degré par degré ». Considérant qu’il ne peut y avoir de monarchie pérenne sans un soutien des élites sociales et par souci de conservation sociale, Falloux conseilla de s’engager : « Ne pas prendre une situation de parti devant le pays est s’exposer au reproche d’avoir mieux aimé livrer le pays au hasard que de lui procurer des améliorations dont la République pourrait profiter. »
66Baragnon et Ernoul protestèrent. Ernoul déclara « que Thiers sortira plus puissant ; qu’avec la perspective de la deuxième Chambre, il excitera des ambitions et désagrégera la majorité, achevant ainsi l’abdication de l’Assemblée ».
67Sur ces propos pessimistes mais emprunts de réalisme, Lacombe prit la défense du Sénat :
« Vous dites que M. Thiers veut se perpétuer par la seconde Chambre, mais supposez qu’on ne la fasse pas, en quoi sera-t-il moins fort ? C’est toujours lui qui restera au pouvoir et qui fera les élections ; vous parlez de places qu’il offrira dans la deuxième Chambre, il aura l’appât des candidatures officielles. Seulement, votre refus aura scindé la majorité, affaibli par là même et moralement dissous l’Assemblée ; rendu par conséquent M. Thiers bien plus fort. »
68Lacombe fut convainquant : le régime sera bicaméral.
69L’action des royalistes portait également sur un second front : les ultras-légitimistes et le comte de Chambord. En accord avec Falloux, Dupanloup conseilla à l’évêque de Poitiers, Monseigneur Pie, de suggérer au comte de Chambord une transaction sur la question du drapeau. Le Prétendant était invité à accepter le drapeau tricolore comme emblème national et le drapeau blanc comme écusson de la Maison Royale. Chambord s’en offusqua et maintint néanmoins sa ligne de conduite, comme en témoigne la note de son Journal : « 14 avril 1873
70« Longue lettre de M. de Falloux en faveur du drapeau tricolore, de l’arbitrage de l’assemblée entre moi et le pays et du droit du comte de Paris et de ses héritiers d’être partie contractante. »
71Le 13 mars, la Chambre décrétait le « cérémonial chinois ». Le piège se refermait sur Thiers. Le 2 avril 1873, suite à une séance houleuse avec les royalistes, Jules Grévy démissionna de la présidence de l’Assemblée. Le 4 avril, Buffet, légitimiste de centre-droit hostile à Thiers, le remplaça.
72Falloux se félicitait de la manœuvre de Victor de Broglie : la chute de Thiers était imminente. Le 27 avril, Paris vota : 180 045 parisiens choisirent le républicain Barodet, ancien communard.
73Pour Falloux, le divorce avec Thiers était consommé : « La longanimité du parti conservateur touchait à son terme. Mais à quelles mains assez fermes (...) allait-on confier l’héritage de M. Thiers ? » Pour les membres du Correspondant ces élections étaient alarmantes et marquaient le triomphe de l’émotion sur la raison.
74Le contexte politique amenait Broglie à avancer le duc d’Aumale comme successeur de Thiers. L’option fut rejetée par le comte de Chambord qui lui préféra le maréchal de Mac Mahon. Falloux accueillit la décision avec regret : Mac Mahon était le moins fiable ! De surcroit Broglie et le maréchal ne se connaissaient pas. Pas plus que Falloux ne connaissait ce militaire aux cercles sociaux différents des siens, à la carrière si différente de la sienne. Il faudrait composer.
75Les séances parlementaires des 23 et 24 mai furent décisives. Thiers y fut défait : il démissionna.
76Une ère parlementaire nouvelle commençait. Pour Falloux, elle devra permettre la restauration monarchique.
77Le 26 mai, Broglie constituait son ministère légitimiste et orléaniste mais où étaient également présents un bonapartiste et un républicain.
78Broglie avança son programme : « Réunir les forces conservatrices sur le terrain largement conservateur du gouvernement. »
79Le 20 juin, à l’instigation du jésuite Drevon les conservateurs catholiques s’étaient rassemblés à Paray-le-Monial pour fêter le Sacré-Cœur en grande pompe : le soir 1 200 prêtres et 25 000 pèlerins accueillirent en gare de Paray l’évêque d’Autun, Mgr Léseleuc, accompagné des héros de Patay, Sonis et Charrette, suivis de leur « zouaves ». Le phénomène dévotionnel annonçait l’évolution du légitimisme vers le cléricalisme et la contre-révolution. Ce nouveau cadre conduira Falloux à l’ostracisme politique.
80Broglie partageait la conception fusionniste de son ami Falloux : conscient que les légitimistes ne suivraient jamais un d’Orléans qui ne soit devenu un Bourbon, conscient que le légitimisme avait une assise populaire rurale que n’avait pas l’orléanisme, que les notables légitimistes gardaient une certaine influence au niveau local. Broglie mena une politique de réconciliation des deux branches.
Le septennat : « attendre est sage, à la condition d’attendre quelque chose »
81Le jeudi 31 juillet 1873, le comte de Paris partit pour Frohsdorf « renouer la chaîne des traditions », dans l’espoir de s’entendre avec le comte de Chambord. Les parties s’entendirent : la fusion était faite.
82Les royalistes étaient au comble de l’espérance : le retour à la royauté s’inscrivait dans le concret et non plus dans l’abstrait.
83Falloux exultait, il saluait « avec bonheur cette nouvelle aurore monarchique ».
84La lettre de Broglie, qu’il avait reçu dans les derniers jours d’août, avait gonflé sa joie et... maintenu en veille sa prudence naturelle. Le chef du gouvernement, son « noble ami », lui confiait son enthousiasme et son espérance : « Il ne reste guère d’obstacles à ce que vous avez souhaité toute votre vie. » Mais aussi ses doutes : « Mais ce n’est pas tout d’avoir un chemin ouvert : il faut marcher. »
85Le scepticisme de Broglie ne tenait pas seul à son peu d’attrait pour le comte de Chambord ; il semble probable que Broglie ait pris en compte le contexte international : la guerre carliste reprenait en Espagne avec son corollaire de divisions politiques parmi les royalistes français ; les légitimistes étaient partisans de Don Carlos de Bourbon tandis que les orléanistes soutenaient Alphonse XII. Broglie demandait le soutien de Falloux : « J’ai bien besoin de vous parler de tout cela et de prendre vos avis. »
86Il ne restait plus à Chambord qu’à agir. La restauration monarchique dépendait du « fait du Prince » : Chambord resta fidèle à son manifeste du 5 juillet 1871, à sa lettre hautaine adressée à Dupanloup le 25 janvier 1872, à celle du 6 février 1873. Le Prétendant attendait « tout de Dieu, rien des hommes ». Il s’engagea à nouveau dans l’attentisme voire la passivité.
87L’euphorie avait laissé place à la joie, la joie au pessimisme. Falloux ne pouvait que constater, avec amertume, que le principal obstacle à la Monarchie était le Prétendant lui-même. Le 6 octobre 1873, depuis le Bourg d’Iré, il écrivit à Lacombe3 ses opinions :
« Le comte de Chambord n’est pas encore décidé à céder, mais déjà il n’est plus décidé à résister. Cela est très évident, mais aussi très dangereux. Tout le temps qu’il perd sans se prononcer fait naître la méfiance chez ceux qui n’en avaient pas, ou la fortifie chez ceux qui l’avaient déjà. »
88Forcer le destin s’imposait, une commission royaliste fut organisée. Cette réunion avait pour objet une énième tentative de persuasion du Prétendant. Conjointement avec Ernoul, Falloux conditionna un proche de Changarnier, le centre-droit Chesnelong, d’avançer trois idées :
« 1) La fusion des trois drapeaux par la disposition des couleurs, une face blanche et une tricolore, ou par l’apposition des armes de France sur les deux faces, fusion déclarée par lettre publique ; 2) Annonce de cette solution par la parole royale ; 3) Une déclaration du prince admettant l’exclusive légalité du drapeau tricolore et annonçant, qu’après son retour, la question serait tranchée par un accord entre le souverain et l’assemblée. »
89Chambord campa, une fois encore, son principe dans le définitif.
90Falloux en conclut que « le comte de Chambord, si sa conscience ne lui permettait pas d’accepter une concession douloureuse, avait une issue l’abdication. »
91Le 21 octobre le centre droit se réunit à l’Hôtel Vatel, sous l’égide d’Audiffret-Pasquier et la droite à l’Hôtel des Réservoirs, sous la présidence de Larcy. Cette journée éclaircit la situation : Chesnelong reconnaissait que la question du drapeau n’avait pas été tranchée. Le centre droit décida de forcer le destin et nomma Savary rapporteur du futur procès-verbal adressé à Chambord ; il s’agissait de forcer le Prince à l’action. La Réunion des Réservoirs complétait le procès-verbal d’un projet de constitution monarchique « lu et adopté par acclamation » des membres présents. Le document stipulait :
« L’Assemblée nationale usant du droit constituant qui lui appartient et qu’elle a toujours réservé : déclare : article 1er : La monarchie nationale, héréditaire et constitutionnelle est le gouvernement de la France. En conséquence : Henri, Charles, Ferdinand, Marie, Dieudonné, chef de la maison royale de France est appelé au trône. Les princes de cette famille lui succéderont de mâle en mâle et par ordre de primogéniture. Article 2 : L’égalité de tous les citoyens devant la loi, et leur admissibilité à tous les emplois civils et militaires, les libertés civiles et religieuses, l’égale protection dont jouissent aujourd’hui les différents cultes, le vote annuel de l’impôt par les représentants de la nation, la responsabilité des ministres inséparable de la responsabilité royale, la liberté de la presse sous les réserves nécessaires à l’ordre public, et généralement toutes les garanties qui constituent le droit public actuel des français sont et demeurent maintenus. Le gouvernement du Roi présente à l’assemblée nationale les lois constitutionnelles ayant pour objet d’assurer et de régler l’exercice collectif de la puissance législative par le roi et deux chambres, l’attribution du pouvoir exécutif au Roi, l’organisation du suffrage universel et généralement toutes les lois nécessaires à la constitution des pouvoirs publics. Article 3 : Le drapeau tricolore est maintenu : il ne pourra être modifié que par l’accord du roi et de la représentation nationale. »
92Le texte se présente comme un juste équilibre entre les aspirations du légitimisme modéré (Assemblée nationale, monarchie « nationale » et « constitutionnelle », « égalité de tous les citoyens devant la loi ») et celles des légitimistes militaires (« monarchie héréditaires », « gouvernement du roi »). La prédominance des aspirations des légitimistes modérées ressort nettement du document : les articles 1 et 2 reconnaissent implicitement la souveraineté nationale et réfutent en conséquence le Droit des rois. Le projet exprime les idées de Falloux : celui-ci était présent lors de la réunion et son influence était encore significative sur la Droite.
93L’automne 1873 marquait un tournant dans son engagement politique. L’orléanisme devint sa famille politique. Le chantier du septennat sera significatif de ce revirement : pérenniser le provisoire en vue d’une restauration non plus légitimiste ni même fusionniste mais orléaniste.
94La restauration monarchique était condamnée ; une conviction que Falloux confia à Lacombe : « M. le comte de Chambord achève l’œuvre fatale qu’il semble s’être proposée durant toute sa vie (...) par son dernier acte, il oblige les hommes monarchiques à prolonger la république. » La situation devenait intenable : le transitoire semblait devenir définitif. La situation profitant aux républicains, il n’était plus temps pour les royalistes de se perdre en conjectures. L’enjeu s’imposait de lui-même : ne plus mettre un terme au provisoire mais le pérenniser dans des conditions favorables à la monarchie orléaniste. Le septennat s’annonçait.
95La Chambre disserta sur la prolongation du mandat présidentiel : Broglie argua qu’il fallait maintenir Mac Mahon à la présidence et conforter la position présidentielle dans l’architecture des institutions, qu’il était souhaitable de faire de la Présidence de la République une institution à part entière face et à côté des Chambres et du gouvernement. La droite désirait que seul le nom de Mac Mahon soit cité dans les textes officiels alors que le centre gauche souhaitait le maintien de la loi Rivet. Quant à la durée, les divisions étaient importantes : Changarnier voulait une présidence à vie, Thiers optait pour trois ans tandis que le centre gauche n’accepterait que cinq ans, Broglie pensait à une période de dix ans.
96Après d’âpres débats, l’Assemblée Nationale vota le 1er article du Septennat par 383 voix contre 317, puis l’ensemble de la loi du Septennat par 387 voix contre 313.
97Broglie et Falloux étaient arrivés à leurs fins. En faisant se prononcer le Président de la République sur la durée du mandat présidentiel, les adversaires du septennat étaient désarmés. Le Correspondant, par la plume de Franz de Champagny, déclara : que « la loi du 20 novembre est une loi constitutionnelle, et par conséquent, une loi irrévocable », qu’« elle institue un régime temporaire qui comporte, il est vrai, quelques inconvénients du provisoire avec les avantages d’un gouvernement régulier ».
98Les légitimistes ultras rejetèrent le septennat tout en condamnant le « broglisme » comme politique du compromis voire de la compromission.
99L’année 1874 s’annonçait importante pour la Chambre : le temps du provisoire commençait à durer. Falloux apportait un soutien sans faille à Albert de Broglie. La politique d’Ordre Moral menée par celui-ci lui paraissait la solution adaptée au contexte politique : depuis le vote du septennat, les ultras-légitimistes déclaraient une « guerre à outrance » à la République et aux monarchistes modérés qu’ils fussent légitimistes ou orléanistes.
100La lutte continuait avec ardeur sur le second front : au fil des élections les républicains voyaient leur victoire se dessiner alors que les bonapartistes se confortaient comme menace politique depuis que, le 16 mai 1874, le prince impérial4 avait atteint sa majorité. Pour Falloux, le salut de la cause monarchique, comme celui de la République, était dans cette politique conservatrice et cléricale dite d’Ordre Moral. Mais les divisions des légitimistes et les rivalités entre les conservateurs et les républicains, l’évolution inexorable de la société française vers le libéralisme et l’égalitarisme eurent raison du gouvernement d’Albert de Broglie et de sa politique. Les monarchistes ne voyaient plus dans leur septennat qu’un obstacle à la restauration de la royauté tandis que les républicains le percevaient maintenant comme une garantie de pérennisation de la République en gestation, alors que les bonapartistes le percevait comme une période transitoire à la résurrection de l’Empire. Le 16 mai 1874, le Cabinet Broglie tombait : 381 voix refusèrent la confiance contre 317. N’hésitant pas à s’allier aux républicains et aux bonapartistes, l’extrême-droite avait renversé le seul gouvernement monarchique, hypothéquant ainsi l’avenir de la cause monarchique.
101La lutte pour la monarchie n’en continuait pas moins. Comme ses coreligionnaires légitimistes modérés, Falloux voyait le suffrage universel libre comme un danger pour la bonne marche des affaires politiques et pour l’ordre social. Il partageait pleinement la vision qu’en donnait Champagny, son collègue au Correspondant, dans le numéro du 25 mai 1873 : « Le suffrage universel n’est pas pour nous un dogme ; c’est un fait ; un fait qui est loin d’être général dans le monde. » Pour les légitimistes parlementaires du Correspondant l’homme était à la tête de la société, il n’était qu’une partie d’une complexe organisation sociale. L’article de Hilaire de Lacombe intitulé Le suffrage universel et la représentation des intérêts, paru dans Le Correspondant du 25 novembre 1876 est significatif. L’esprit de la doctrine de Lacombe reposait sur le respect de la hiérarchisation sociale et sur la conviction que la population n’était pas habilitée à gérer la Respublica.
102La future loi électorale municipale était un enjeu d’importance. D’elle dépendait l’influence locale des notables. Pour Falloux, comme en 1872, les conservateurs devaient porter leur effort sur la limitation du suffrage universel qui était « la prédominance absolue et brutale du chiffre aveugle sur l’intelligence éclairée ». Pour lui, les notables étaient l’élite politique et sociale, et devaient le rester. Mais que pouvait Falloux face à l’émergence des couches nouvelles ? Comment définir son approche du phénomène ?
103Il n’était pas hostile à la participation de la Nation dans la gestion de ses affaires. En tant que légitimiste modéré il reconnaissait 1789 comme un acte fondateur de la France moderne. 1793 marquait profondément son esprit de catholique et d’angevin au point de se défier de la « loi du nombre ». Il voulait que la Nation soit guidée dans la gestion de ses affaires comme elle l’était sous l’Ancien Régime d’avant la période absolutiste. Malgré leur campagne, les royalistes modérés ne purent empêcher la Chambre de voter, le 7 juin 1874, la loi électorale municipale. Ses critères étaient que « tout électeur devait avoir vingt et un an révolus et être domicilié depuis deux ans dans sa commune d’adoption ». Par réaction au projet de Casimir Perier d’organiser le gouvernement avec deux chambres, les Chevaux-Légers lancèrent une nouvelle charge contre le régime à la fin juin 1874. Ils proposèrent la proclamation de la Monarchie et la lieutenance-générale du royaume à Mac Mahon. Le Correspondant, qui avait toujours soutenu le maréchal et le régime bicamériste, approuvait Casimir Périer. Proposition considérée trop monarchiste par les républicains et pas assez par les royalistes, elle ne fut pas votée. Pas plus que celle de l’extrême-droite.
104Ces derniers événements conduisirent Falloux à encourager les royalistes modérés à se détacher, franchement, radicalement, définitivement de l’extrême-droite. Un choix que partageait progressivement le groupe du Correspondant ; bon nombre de légitimistes modérés étaient flottants, se perdaient en conjonctures. Le 27 juin 1874, le comte de Chambord sortit de sa retraite en publiant un manifeste dans lequel était déclaré son attachement à une monarchie tempérée.
105Falloux accueillit avec indifférence le manifeste : la restauration avait eu son heure et Chambord l’avait manquée, les monarchistes restaient divisés malgré les efforts pour une réconciliation de raison, la période de l’Ordre Moral était révolue, avec elle la majorité monarchique. Falloux regrettait cette époque où la « fusion des fractions royalistes » avait été possible grâce à Broglie et à la politique d’Ordre Moral. Il fallait à nouveau rassembler les différences, tout en s’affirmant sur l’échiquier politique.
106Inexorablement, les légitimistes se divisaient entre les tenants d’un Ancien Régime immuable à prendre « en bloc », et les légitimistes modérés qui considéraient que l’Ancien Régime était adaptable à la Révolution Française. Un contexte qui ne manquait pas d’ébranler la combativité de Falloux qui sentait venir son déclin politique : « Nous périrons par là-haut, et je n’ai aucun crédit en-haut. Nous périssons par les divisions de l’Assemblée, et je n’ai pas plus de poigne sur les députés que sur les princes. On ne peut pas remplacer la tribune par un trou de souffleur. » Aussi lorsque Lacombe appelait les légitimistes hésitants à la reconnaissance de la République conservatrice comme l’avait fait Berryer en 1851, lorsque la monarchie ne pouvait pas être restaurée et la révision constitutionnelle devenue impossible Falloux le soutint sans réserve. Le temps du provisoire et des chimères avait passé. Un sentiment qui animait Falloux plus fortement que jamais depuis sa rupture avec le fils de Quatrebarbes ; l’ami et le voisin angevin des luttes pour un légitimisme moderne avait cédé au culte monarchiste et ne voyait plus en Falloux qu’un renégat. Il le lui avait écrit clairement et sèchement. Un jugement que le Prétendant partageait :
107« 1er octobre 1874. Quatrebarbes écrit à Falloux, une lettre très raide où il lui dit qu’il n’est plus légitimiste ; ce qui est malheureusement vrai depuis longtemps. » L’ostracisme de Falloux se confirmait.
La Constitution de 1875 : la pérennisation du provisoire
108L’année 1875 allait marquer une étape dans la période de transition.
109Les élections législatives du printemps 1875 approchaient. Les monarchistes devaient s’y préparer. Le Correspondant continuait son combat en faveur des intérêts des notables. Il défendait une structure électorale basée sur une circonscription de petite étendue, où les notables pouvaient exercer leur influence sur la foule électorale ; dès lors Le Correspondant soutenait le scrutin uninominal d’arrondissement ou scrutin de liste.
110Parallèlement à l’activité du Correspondant, Falloux poursuivait la lutte pour le rassemblement des conservateurs autour de Mac Mahon qui travaillait à la réunion des centres. Celle-ci ne pourrait s’opérer que par un choix judicieux des alliances :
« La conjonction des centres, avec l’appui d’une suffisante majorité, est une œuvre fort difficile ; mais la conjonction d’un gouvernement quelconque avec l’extrême-droite est une œuvre impossible. Je comprends donc que l’on préfère le difficile à l’impossible, et tous mes vœux sont pour le succès de cette nouvelle combinaison. »
111Pour Falloux l’extrême-droite n’était plus une alliée : « Après m’être fait trop d’illusions sur l’extrême-droite, à la veille de Salzbourg (...) je n’attends plus rien, absolument rien de ce côté. » Les journées, les semaines de ce début d’année 1875 étaient cruciales pour l’avenir de la monarchie. Falloux le rappela à Lavedan :
« On ne couronne que l’édifice déjà bâtî ; on ne bâtit que sur un sol affermi. Reconstruisez donc la monarchie dans les intelligences, dans les lois, dans les mœurs ; Reconstruisez-là avec tout le monde et pour tout le monde, avant de songer de la saluer de vos vivat et à l’accaparer pour vos prétentions mal fondées. Les chimères planant sur des ruines, voilà le programme de l’extrême-droite ! »
112Toutefois l’acceptation de la république par les conservateurs s’amorçait : un projet de septennat impersonnel avait été avancé par Casimir-Périer le 23 juillet 1874 et repoussé par 369 voix contre 341. La semence républicaine commençait à germer dans certains esprits conservateurs du Centre. La crise politique s’annonçait.
113Depuis le 21 janvier, la Chambre des Députés travaillait sur le principe de la reconnaissance de la République, qui ne pouvait se faire sans la reconnaissance de la Présidence de la République. Les débats furent compliqués et passionnés. Les chefs royalistes modérés, dont Albert de Broglie, que Falloux approuvait, Decazes et Audiffrey-Pasquier trouvaient que le provisoire n’avait que trop duré, mais s’opposaient à toute proclamation de la République... par principe moral : « Notre conscience ne nous permet de faire la république, mais si d’autre la font, nous l’accepterons loyalement et lui donnerons notre concours. » Une approche qui conduisit Le Correspondant à se déclarer en faveur de la République parce qu’elle était une « demi-monarchie et une demi-république ». Le journal considérait dès lors comme un devoir de la soutenir : pour les catholiques libéraux et légitimistes parlementaires la fin de leur politique restait la liberté dans l’ordre, son moyen étant la monarchie (de préférence) ou la république (conservatrice).
114Broglie inspira la rédaction de l’amendement Desjardins qui venait compléter l’amendement Wallon dans sa première partie :
« À l’expiration des pouvoirs conférés à M. le maréchal de Mac Mahon par la loi du 20 novembre 1873, et s’il n’est pas procédé à la révision des lois constitutionnelles, conformément aux articles ci-dessous, le président de la république sera élu à la pluralité des suffrages par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans. Il est rééligible. »
115Le septennat personnalisé était reconnu et la révision de la constitution rendue légalement possible. Dès lors les députés pouvaient voter. Le 30 janvier 1875, l’amendement Wallon fut voté, par 353 voix contre 352.
116La République était proclamée de fait.
117En tirant les conclusions, Falloux écrivit à Rességuier :
« M. Wallon a certainement commis une faute (...) en vous divisant au moment où votre union est une loi de salut public. Mais je crois que vous commettez aussi une bien grande faute en vous refusant obstinément à toute transaction sur la forme, du moment où le fond, c’est-à-dire la révision au terme du septennat, vous est assurée. »
118L’attitude de la Droite s’obstinant à combattre la réalité politique déplaisait à Falloux : ne faisait-elle pas fausse route ? Il envoya ses conseils à Rességuier qui les interpréta comme des consignes :
« M. Wallon vous a fait voter, sous un autre nom, le septennat impersonnel (...). Selon la loi, la Droite s’était laissé engager dans deux impossibles. Le premier, qui l’était moins (...), c’était le septennat personnel avec des institutions personnelles aussi ; le second qui était l’impossible jusqu’à l’absurde, c’était le septennat personnel sans institutions. Ces deux thèses devaient infailliblement échouer à la tribune et auraient échoué encore d’avantage devant le pays. Ne vous obstinez donc pas d’avantage dans cette lutte (...) et ralliez vous franchement au système qui prévaut, afin de ne pas être exclus de son application (...). Vous léguerez alors deux axiomes à l’Histoire : “la Maison de Bourbon qui avait fait la France, l’a défaite ; la Droite qui devait être le ciment du parti conservateur, en a été le dissolvant”. »
119Les royalistes ultras entraient progressivement dans l’attente du retour de « l’éternelle absente » : la Monarchie restait aux portes de la France. Une situation politique et doctrinale qui faisait se fragmenter la Droite. L’heure était aux choix idéologiques, aux engagements définitifs. Falloux redoutait que ce contexte ne brisa la cohésion des forces de droite, déjà affaiblie par la défection des Cheveaux-Légers. Les légitimistes modérés hésitant à soutenir Mac Mahon, Falloux mit en garde Rességuier : « Il serait déplorable, à mon sens, que lui et vous livrassiez le Maréchal au centre-gauche qui, sans vous, se livrait lui-même et infailliblement à la Gauche. » Enfin, il fallait aux légitimistes modérés être conscients de ce qu’était la France de 1874 : « L’idéal qu’elle poursuit depuis 89 contient plus de justice, plus de charité, plus de christianisme que le XVIIIe siècle tant regretté de nos béats, et que la plus part des siècles antérieurs. »
120Suite à la conjonction opérée par les centres sur la question du Sénat, à laquelle il s’était rallié, Broglie avait abandonné son projet de Grand Conseil. Les catholiques libéraux se rangeaient progressivement du côté républicain : en ce mois de février, la Troisième République était passée de l’abstrait au concret. Il n’était plus lors permit de fuir la réalité, même si certains comme Falloux caressaient encore l’espoir d’un retour à la monarchie ; l’espoir et non plus le projet. Le Correspondant, compte tenu de la nouvelle loi électorale optait pour un Sénat perçu comme « un refuge des intérêts permanents de la nation et de ses éléments conservateurs et expérimentés. » Le suffrage universel était contenu !
121Considérant le Sénat comme une illusion, Falloux avait appuyé le projet de Grand Conseil avancé par Broglie puisque « dans les pouvoirs politiques, il faut – pour qu’une société soit bien réglée – un autre élément, une autre influence, que celle du nombre seul ». Le Sénat ne lui paraissant pas viable, Falloux n’en acceptait le fait qu’à la condition « que le Président de la République en nommasse une partie de ses membres (...) nommés par le gouvernement ont eu pour résultat de fortifier la Chambre des représentants et d’affaiblir le pouvoir ». Le légitimiste libéral Audren de Kerdrel jugeait la nomination inacceptable... même dans une monarchie. Le Centre-Gauche rejoignait sur ce sujet les légitimistes. Mac Mahon partisan du Sénat était peu désireux d’en être l’arbitre, ce qui le conduisait au rejet de la nomination de sénateurs par l’Exécutif.
122Le 24 février 1875, la loi5 sur le Sénat fut votée avec le concours des monarchistes par 448 voix contre 210. Thiers et le Centre-droit avaient obtenu satisfaction.
123La collusion des conservateurs dans la volonté de sortir du provisoire amenait à la fondation effective de la république.
124Falloux voyait la viabilité du Sénat dans sa capacité à faire contre-poids à la Chambre et à défendre la position socio-politique des notables.
125Le chantier constitutionnel avançait : devant l’échec de la restauration, les députés monarchistes des centres et de la droite modérée optèrent pour une république conservatrice. Mac Mahon, influencé par Broglie qui œuvrait en accord avec Falloux, accepta progressivement cette alternative.
126Le 25 février, l’Assemblée vota par 435 voix contre 254 la loi organisant les pouvoirs publics : les orléanistes avaient leur régime bicamériste et les légitimistes modérés un « roi implicite ». Louis Blanc ne pouvait que constater : « Nous avons un roi, sauf l’hérédité6. » La crise s’annonçait.
127Albert de Broglie avait réussi. Les députés avaient accepté le principe de la révision contrôlée à la fois par le Président de la République et par le Sénat. L’initiative de la révision constitutionnelle relevant du Président. Léon Gambetta avait abondé dans le sens de la mesure, fidèle à sa tactique de faire jouer le temps et de profiter des divisions de la Droite. Falloux aurait préféré que la révision soit du seul ressort du Président : rien n’augurait que le Sénat resterait conservateur, à l’instard de la présidence, pendant sept ans. L’année 1879 lui donnera raison.
128En cette fin de février, le chantier constitutionnel touchait à son terme. La Constitution de 1875, résultat de compromis et d’abandons idéologiques, suscitait des oppositions : l’extrême-droite légitimiste la condamnait en bloc, les orléanistes y voyaient la résurrection dans une certaine mesure de la Monarchie de Juillet, alors que les légitimistes modérés avaient leur régime transitoire tandis que les républicains radicaux fustigeaient la « République sans les républicains » alors que les républicains opportunistes optaient pour le compromis. La République était de plus en plus puissante, mais les royalistes tenaient toujours la Chambre.
129Le 10 février 1875, la Chambre ratifia la Constitution, par 508 voix contre 174.
130Le Correspondant déclara que « c’est une monarchie de Pologne plus qu’une République de France ». Falloux en convenait, mais la restauration monarchique nécessitait des accommodements.
131L’extrême-droite exultait contre la droite modérée, contre Falloux en particulier, coupable de compromission à force de compromis. La Droite parlementaire n’était-elle pas devenu constitutionnelle ?
132L’élaboration de la constitution se poursuivait : le 12 juillet 1875, la Chambre votait par 316 voix contre 266 la loi sur l’enseignement supérieur. Dupanloup avait fini par l’emporter sur Simon et Ferry. Cette loi, Falloux l’accueillit avec satisfaction : ne complétait-elle pas la loi Guizot et la loi de 1850 ? Les catholiques maîtrisaient, maintenant, toute la chaîne de l’enseignement : une élite catholique pourrait être formée. Le 2 août 1875, la loi sur l’élection des sénateurs7 fut votée. Enfin le 30 novembre, la chambre vota la loi sur les députés8.
133Le 30 août, la Chambre des Députés votait la reconnaissance de la République. Malgré ses conseils, malgré son action depuis les « coulisses », Falloux ne put que constater le fait accompli. Ses convictions étant encore tenaces, il poursuivit ses efforts... sous le regard des républicains. La République Française disait de l’angevin : « Falloux quoiqu’étant un homme séché dans la réaction, n’en reste pas moins un homme d’état dans la coulisse. »
134Les craintes de Falloux au sujet des divisions légitimistes se réalisèrent : en décembre 1875, lors de la constitution initiale du Sénat (composé aux 2/3 par la Chambre des Députés), Gambetta s’associa avec les Cheveaux-Légers. Menés par La Rochette et le marquis de Franclieu dans leur hostilité au centre-droit et à l’orléanisme ils permirent aux républicains d’avoir 58 sénateurs inamovibles et causèrent l’échec de Broglie et de Decazes ; le « rempart monarchique » se fissurait. Franclieu justifia l’attitude de l’extrême-droite par une lettre déclarant que « la France ne peut ni se sauver ni se relever qu’en entrant dans ses voies providentielles, en reprenant sa mission de fille aînée de l’Église ; et il n’y a que la royauté qui puisse l’y ramener ».
135Falloux ne put que constater, avec colère, le « Waterloo des droites ». Il fallait que la droite modérée, c’est-à-dire le Centre-Droit, se détachât expressément de l’extrême-droite. Une politique à adopter d’autant plus vite que les 225 sénateurs éligibles seraient élus le 30 janvier 1876. L’année 1875 s’ajoutait à 1873 et à 1874, à ces années des défaites. Falloux travaillait le reste de l’année 1875 à faire gagner les monarchistes aux élections sénatoriales.
136Le 30 janvier 1876, le système électoral donna aux monarchistes les résultats escomptés : 134 élus sur 225 sénateurs. À Droite, le centre-droit sortait vainqueur du scrutin, à Gauche le vainqueur était le centre-gauche avec 84 élus. Les monarchistes avaient la majorité mais seulement de deux voix avec 151 sénateurs conservateurs pour 149 républicains, dont Victor Hugo. Ces résultats ne manquèrent pas de décevoir Falloux : « C’est un sénat où le prince Napoléon n’aurait pas vingt voix et Challemel-Lacourt pas plus de cinquante. Le duc d’Aumale y aurait deux cents voix dès l’année prochaine et la presque unanimité dans quatre ans. Voilà mon impression avant tout. » Le Centre-Droit dominant la Haute Chambre, la présidence lui revint avec la nomination du duc Pasquier. L’appareil institutionnel était dorénavant sous contrôle orléaniste : l’avenir de la restauration était assuré mais la fragilité des positions politiques l’hypothéquait.
137Les législatives s’annonçaient pour les 20 février et 5 mars 1876. Leur caractère était différent des élections législatives précédentes depuis que de la loi électorale sur les communes basée sur le suffrage universel était devenue une composante de la vie politique avec laquelle il fallait compter.
138Falloux aborda les élections avec pessimisme :
« Les orléanistes portent M. Ernest Guibourg, bon choix auquel nous aurions dû nous rallier, et il a failli en être ainsi, car aucuns légitimistes raisonnables ne voulaient se présenter et les déraisonnables sentaient bon gré mal gré leur isolement. Mais hier (...), on a fait jouer le ressort des ordres souverains près d’un jeune M. de Terves (...), bon candidat, en temps ordinaire, mais probablement insuffisant contre un adversaire tel que le sien (...). Si le petit conciliabule qui lui a arraché son consentement lui impose aussi son langage et si l’Étoile le patronne trop chaleureusement, il aura tout de suite le cou tordu ; car nous en sommes au contre-pied des écrouelles et la main royale ne guérit plus les maladies, elle les donne. »
139Comme Falloux l’avait prévu, le candidat légitimiste ne passa pas le premier tour. À l’échelle nationale, le scrutin fut négatif pour le gouvernement. Falloux rappela à Lavedan la tactique à suivre :
« Je ne puis comprendre une déroute gouvernementale donnant (...) le signal de la déroute dans tout le pays (...). Il est possible que le maréchal laisse un ministère de transition, mais il ne court aucun risque à retarder cette épreuve et à se montrer énergique en attendant. La mesure de ses hésitations avec ses condescendances anticipées sera la mesure des exigences de l’ennemi. À maréchal déconcerté on imposera les fourches caudines ; à maréchal regardant le péril en face (...) on demandera un minimum de concessions sur les hommes et sur les choses, et les positions véritablement fortes seront entre ses mains, entr’autre le ministère de la guerre et le ministère de l’intérieur. »
140La Droite était divisée, sans programme défini et sans leader bien qu’elle est le Maréchal. Sa campagne fut morne. La Gauche était portée par Gambetta, à la campagne éblouissante.
141Au soir du 5 mars, la France avait parlé : 360 députés républicains, 200 monarchistes et près de 80 bonapartistes. Broglie et sa politique d’Ordre Moral étaient battus. Mac Mahon devait en convenir, la présidence cohabiterait avec la Chambre. Seul le Sénat restait conservateur avec la présidence de la République, mais le resterait-il en dépits des calculs politiques et des mesures prises par les conservateurs ?
142Les républicains, forts de leur triomphe, devaient avancer un candidat accepté par les leurs comme par leurs adversaires. Le nouveau gouvernement eut donc Dufaure comme Président du Conseil. Une fonction que la situation rendait très délicate : les élections avaient conduit à la cohabitation. Le régime était devenu « duelliste » : l’affrontement s’annonçait, inévitable, entre un Exécutif et un Législatif campant respectivement dans leur positions politique et institutionnelle.
143La chambre républicaine, à l’anticléricalisme politique en germe, s’attaqua au chantier de l’enseignement supérieur. La républicanisation des esprits comptait autant que celle des cœurs. La Loi Falloux fut attaquée sur le volet de la collation des grades conférée aux universités libres. Ce qui engendra une vive résistance du monde catholique emmené par le fidèle Dupanloup : le 7 mai 1876, jour de Jeanne d’Arc à Orléans, le prélat interpella Mac Mahon sur le sujet en lui déclarant prier Dieu « d’accorder au maréchal une de ces illuminations qui font qu’un homme se rencontre à l’heure du péril ». Falloux approuva la déclaration, mais ne pouvait s’engager d’avantage dans la défense de son œuvre : la délicate affaire de l’Hospice Swetchine l’opposait à l’évêque d’Angers Mgr Freppel. Sa santé était toujours aussi défaillante, sa sagesse politique lui commandait de rester en retrait d’un combat où l’anticléricalisme était présent ; pour ses ennemis républicains il restait « Falloux le clérical ». Il laissait donc à Dupanloup et à Buffet le soin de mener la défense. La loi fut révisée dans le sens voulu.
144Ces années d’affrontements exigeaient de se positionner fermement sur l’échiquier politique. Dès lors Falloux approuva, sans réserve, l’initiative de Lavedan de publier une note sur Joseph de Maistre :
« Cette note me parait toujours indispensable (...). La liberté d’appréciation laissée à tous les rédacteurs du Correspondant (...) ne peut en aucune façon empêcher Le Correspondant d’avoir toujours été et de demeurer toujours l’admirateur, le propagateur et (...), le continuateur des principes et des grandes vues du Cte de Maistre. »
145La rivalité entre le Président de la République et la Chambre allait grandissante : Mac Mahon qui voulait faire de la présidence un pouvoir à part entière resta fermement dans les dispositions que la loi du 20 novembre 1875 lui conférait. La Chambre exigeait une présidence selon la constitution de 1875. Dufaure, soucieux de ménager le présent et l’avenir, s’accommodait du septennat personnel mais sous les pressions successives des républicains, le cabinet Dufaure démissionna le 9 décembre.
La crise du 16 mai 1877 : contrer la République
146La lutte entre la Présidence de la République et la Chambre des Députés s’accentuait.
147Mac Mahon avait le choix : dissoudre la chambre ou la maintenir, faire appel à un gouvernement à nouveau conservateur mais non parlementaire ou à un gouvernement issu de la majorité parlementaire. Le 11 décembre 1876, le Président de la République, qui n’avait pas dissout, invitait le républicain Jules Simon à former un gouvernement. Jules Simon s’engagea vers une cohabitation douce bien que la dissolution restait une éventualité.
148Le dénouement de la crise fut accueilli par Falloux avec soulagement et pragmatisme :
« Le dénouement me parait donc honorable et satisfaisant, à deux conditions. La première est que le maréchal aura été mis sur ses gardes et s’y tiendra bien vis-à-vis de Jules Simon mais le siège n’est pas levé et l’on va procéder maintenant par la sape et par la mine : c’est le genre d’attaque qui exige le plus de vigilance de la part de l’assiégé (...). Ma seconde condition (...) c’est qu’on s’occupe beaucoup de l’avenir, en même temps qu’on vient de pourvoir au présent pour quelques mois. Et, pour moi, l’avenir se compose de trois choses : la vie du maréchal, la succession et la certitude de trouver, au moment voulu, dans le Sénat, une majorité à la hauteur de la lutte. »
149Falloux avait arrêté sa conduite politique : celle-ci reposerait de plus en plus sur Mac Mahon, bien que sans illusion sur l’usure de sa présidence, et sur les princes d’Orléans.
150L’attitude de Falloux à l’égard du président de la république n’était pas marginale. Bonapartistes, orléanistes et républicains le « courtisaient ». N’avait-il pas le pouvoir de réviser la constitution ? en conséquence d’infléchir la nature du régime ? Mac Mahon était la pièce principale de la crise politique.
151L’affrontement entre la Présidence et la Chambre continua : le cabinet Simon commença par faire voter le budget 1877 selon les attentes du Sénat, le Président du Conseil visita l’armée et la garde républicaine, rendit visite au duc d’Aumale... Il jouait la tempérance. Ce que Falloux avait pressenti se passait : Jules Simon travaillait à saper et à miner la présidence. Une évidence qu’il confia à Lavedan : « Voilà manifestement un bail qui commence : les clauses en ont-elles été bien rédigées et y tiendra-t-on fermement la main ? (...) Nous allons glisser maintenant sur des rails bien huilés. Mais où glisserons nous et qui tient le frein ? »
152Le 14 janvier 1877, la réouverture des Chambres fut accompagnée par des messes dans tout le pays mais cette concorde était de façade : les tensions couvaient, notamment sur les questions religieuses et sur la gouvernabilité du cabinet. Pour reprendre la main, Simon voulait dissoudre, Mac Mahon s’y refusait. Falloux penchait maintenant pour la dissolution car il était « bien porté à croire que l’expérience actuelle est épuisée (...) et que sa prolongation indéfinie serait plus dangereuse que salutaire. Quand on constate trop longtemps le mal on s’y accoutume ».
153Les légitimistes ultras continuaient leur campagne d’affrontement avec la jeune République. La mouvance d’Albert de Mun inscrivait l’action politique des conservateurs dans une lutte décisive entre l’Église et la Révolution. En ces premiers mois de 1877, de Mun estimait que le contexte politique était propice à l’affrontement : le pourrissement de la cohabitation entre le Président de la République et la Chambre, l’anticléricalisme en France et en Europe qui exacerbait la sensibilité religieuse des catholiques français, enfin le refus de la réalité politique née de l’évolution constitutionnelle de 1875 par les royalistes, tout concourait pour de Mun et les légitimistes ultras à un affrontement salutaire perçut comme une mesure de salut public pour l’Église. Les catholiques soutenaient l’appel du Pape « assiégé » dans Rome depuis 1871 : meetings, pétitions, mandements se succédèrent en faveur des intérêts pontificaux. Jules Simon voulait tempérer la campagne que l’Italie et l’Allemagne commençaient à prendre comme un appel à la guerre. Il s’attira les foudres des catholiques.
154Le 2 mai 1877, la Chambre rouvrait, dans un climat houleux : De Mun attaqua violemment Jules Simon sur la question religieuse, avec pour objectif de le renverser.
155Afin de préserver le catholicisme français, Falloux, fidèle à sa ligne politique, était partisan de la conciliation. La tactique d’affrontement adoptée par De Mun n’était pas pour lui plaire : De Mun estimait que le sentiment conservateur était encore présent dans l’opinion et suffisamment fort pour asseoir une monarchie. L’objectif de sa politique était de canaliser se sentiment, au moyen du catholicisme, vers la monarchie légitime. La gestion de la crise politique par l’entourage de Chambord ouvrait un autre front où lutter : « Entre le début mars et la mi-avril, le comte de Chambord et certains de ses fidèles caressèrent l’illusion que la dégradation de la situation politique mettait enfin à leur merci le Maréchal de Mac-Mahon (...) et les orléanistes avec le duc de Broglie » ; à nouveau la politique du coup de force prédominait. Celle-ci empêchait toute ultime tentative de rassemblement des conservateurs. Jamais les orléanistes et les légitimistes modérés n’opteraient pour cette solution et ne porteraient quotion à une monarchie sortit de l’illégalité ; les positions seraient les mêmes que face au Second Empire.
156La loi sur la juridiction relative à la Presse fût l’occasion de l’épreuve de force : Jules Simon y était opposé mais le 16 mai 1877, le Président de la République décidait de remercier Jules Simon. Mac Mahon était las de la cohabitation avec la Gauche, il voulait en finir. Des élections législatives anticipées permettraient probablement de retrouver une majorité conservatrice. Le renvoi de Jules Simon lui permit, enfin, de réaliser le cabinet de ses aspirations : Droite/Centre-droit. Il en confia la direction à Broglie. Le 24 mai 1873 Mac Mahon avait un nouveau cabinet, sur lequel il comptait pour mener campagne : il avait choisi le prince de Broglie pour la diriger. Celle-ci s’annonçait rude.
157Mac Mahon, après l’avis conforme du Sénat avait dissous la Chambre le 22 juin 1877. En réaction, les 363 députés républicains, regroupés à l’hôtel des Réservoirs, rédigèrent un manifeste. De leur côté, 107 sénateurs républicains votèrent un texte de soutien aux institutions républicaines menacées, selon eux. La lutte entre les républicains et les conservateurs s’engageait. Les deux camps avaient leurs champions : les conservateurs avançaient Mac Mahon, Albert de Mun et Albert de Broglie, les républicains avaient Léon Gambetta.
158Falloux ne s’illusionnait guère mais il soutenait la campagne de son ami Broglie parce que les conservateurs devaient reprendre l’avantage sur l’échiquier politique. Albert de Mun, de son côté, menait une campagne active : depuis le 17 juin, il avait pris possession du comité électoral des royalistes et œuvrait à une concentration des forces monarchistes par une alliance tactique avec les orléanistes.
159Grâce à la verve et à l’engagement « pastoral » de Gambetta, la campagne républicaine fut brillante : le 15 août à Lille, il déclara que « le plus clair bénéfice du 16 mai sera d’avoir abrégé de trois ans, de dix ans, la période d’incertitudes et de tâtonnement à laquelle nous condamnaient les dernières combinaisons de l’Assemblée nationale ».
160La campagne conservatrice fut laborieuse. Profitant de l’Administration, en toute légalité, le ministère Broglie-Fourton recourut à la pression administrative pour appuyer sa campagne. Mais le duc de Broglie, trop aristocrate, n’enflamma pas les foules d’une France aux aspirations modernes alors que l’autoritarisme de Fortou les choquait. De son côté,
161De Mun voyait disparaître son projet d’une grande union conservatrice et populaire, nécessaire pour un affrontement Droite-Gauche.
162Le 14 octobre 1877, 4 300 000 Français votèrent républicain, 3 600 000 conservateur : 322 républicains étaient élus pour 199 conservateurs. Falloux en tirait les conséquences : il regardait désormais le Sénat écrit-il à Lavedan « comme le dernier rempart d’une place assiégée de très-près. C’est donc là que tout l’effort doit se concentrer, et si c’était de là que partait le découragement (...) la plus lamentable déroute serait inévitable ».
163À nouveau Mac Mahon se trouvait être, mais dans une situation bien plus délicate, le rempart conservateur contre la République. Broglie était partisan de maintenir le maréchal dans ses fonctions : il fallait résister pour assurer le provisoire. La perte de la présidence par les conservateurs annulerait la politique menée depuis l’été 1873. Mac Mahon se rangea à l’avis de Broglie. Mais résister à la poussée libérale de manière brutale radicaliserait d’avantage la situation, ce choix tactique inquiétait Falloux tout comme les dispositions politiques de la droite :
« Une combinaison différemment conservatrice est autre chose qu’une combinaison anti-conservatrice : elle ne peut donc rencontrer les mêmes objections. Cependant je regretterais vivement qu’on en parla prématurément, car c’est sacrifier les conseils généraux et par conséquent un très-prochain avenir ! »
164En cette année 1877, Falloux avait 66 ans. Une vie consacrée à la cause monarchiste. Au crépuscule de son existence, le légitimiste regardait la cause monarchique avec une lucidité amère :
« Les États-Unis ont été établis grâce à trois hommes : Washington, Jefferson et Franklin. La république va s’établir en France, pour une certaine durée très probablement, grâce aussi à trois illustres fondateurs, M. le Cte de Chambord qui est incontestablement le Washington, comme le nommait M. Thiers dès 1871, et à ses deux collaborateurs M. le Cte de Paris et M. le duc d’Aumale. Les républicains sont bien ingrats (...), et bien insensés s’ils mettent à néant tant (...) d’efforts persévérants en leur faveur. »
165L’année 1877, cette terrible épreuve que la France avait imposée aux conservateurs, s’achevait sur un climat de défaite mais aussi de luttes. Falloux abordera les suivantes dans un esprit de combativité... d’arrière- garde.
L’après Crise du 16 mai 1877 : la lutte d’arrière garde
166Le 30 juin, Émile de Marcère inaugura au Champ-de-Mars la magnifique et monumentale statue de la République que la batterie fanfare de la Garde Républicaine salua par une Marseillaise impromptue.
167Les élections sénatoriales approchaient, Falloux redoublait de conseils pour parer au péril républicain. Non seulement les royalistes étaient divisés, mais leur orientation politique et idéologique les conduisait à tenir un langage que le pays ne tolérait plus.
168Janvier 1879 allait être capital pour le Sénat. Le 6 janvier, les électeurs changèrent le rapport des forces au Sénat : 82 sièges étaient à pourvoir, 66 le furent par des républicains. La majorité était maintenant républicaine avec 174 élus républicains contre 126 conservateurs. La conquête de la République s’achevait.
169Totalement isolé sur le plan institutionnel, Mac Mahon ne pouvait plus soutenir la cohabitation, ni contenir la République. Il démissionna le 30 janvier 1879. Le même jour, Jules Grévy était nommé Président de la République par la Chambre des députés avec 563 voix.
170En cette année 1879, pessimiste mais providentialiste, Falloux n’en gardait pas moins foi en l’avenir monarchique.
La polémique Falloux – de Mun : « la lutte des Modernes contre les Anciens »
171Le 8 septembre 1878, les catholiques tenaient leur congrès des Associations ouvrières catholiques à Chartres. Albert de Mun y tint un discours doctrinaire : l’engagement social des catholiques y était rappelé et encouragé, l’orientation politique des légitimistes catholiques intransigeants affirmée. La politique d’Albert de Mun s’inscrivait dans un double séparatisme : un séparatisme entre la politique et la religion, un séparatisme « entre le domaine de la morale civile et le domaine économique ».
172La teneur du discours déplut à Falloux qui y vit une « orgie d’extravagances » au point d’adresser à L’Union de l’Ouest une lettre déclarant
« que si on laisse M de Mun porter sans contradiction un tel langage, un tel drapeau à la tribune, les catholiques seront balayés comme un brin de paille et l’auront bien mérité. Je vous demande donc formellement de prendre une offensive énergique, en m’y compromettant ».
173La crainte de Falloux renvoie au discours antimonarchiste et anticlérical du républicain Erckmann-Chatrian. Tenu lors de la campagne électorale du printemps 1876 il déclarait :
« Si nous ne voulons pas de Chambord, c’est que Chambord veut dire pour nous le gouvernement de la noblesse et des jésuites, le rétablissement des privilèges du moine et du seigneur, la dîme, les châteaux, les couvents, les paysans attachés à la glèbe ; et puis la guerre contre l’Italie, pour rétablir le pape avec son Immaculée Conception, son infaillibilité et son Syllabus. Voilà ce que signifie pour nous Chambord ou Henri V. »
174L’Univers répliqua à la lettre de Falloux avec sa virulence coutumière :
« Nous entendons, nous, par contre-révolution ce qui n’est pas la Révolution et ce qui est contre (...). C’est ainsi que nous avons demandé successivement la liberté de l’enseignement catholique à tous les degrés, la liberté d’association religieuse, la liberté de la charité, c’est ainsi que nous demandons encore la réforme sociale par la réorganisation chrétienne du travail, la liberté du mariage chrétien. »
175Le 25 octobre 1878, Falloux faisait publier De la Contre-Révolution dans Le Correspondant. Il y dénonçait la radicalisation de la pensée légitimiste sous l’égide intellectuelle d’Albert de Mun, tout en la comprenant du fait que « le radicalisme prend de plus en plus des allures antichrétiennes », que « nous, chrétiens, nous devons serrer nos rangs et repousser inébranlablement l’attaque ». Mais qu’« il ne faut pas méconnaître les réalités qui nous enveloppent et poursuivre des chimères qui nous échappent ».
176Falloux confirma nettement l’ascendance libérale de son engagement, en déclarant que « la Révolution française fut considérée comme un événement européen et pour ainsi dire universel contre lequel se briserait infailliblement tout parti ou tout homme qui voudrait n’en tenir nul compte ». Falloux concluait son article en rappelant ce qui fut son programme politique et religieux : « Dieu dans l’éducation ; Le Pape à la tête de l’Église ; L’Église à la tête de la civilisation. »
177En ces temps d’affrontement idéologiques, de radicalisation extrême, Falloux s’affichait de manière ostensible contre la ligne de conduite du comte de Chambord, contre la jeune génération légitimiste et catholique incarné par Albert de Mun. Falloux se rangeait dans la mouvance des catholiques, forts de l’expérience de 1830, hostiles à toute alliance de l’Église avec la Contre-révolution, lui préférant celle avec la liberté. Cette dernière triomphant irrémédiablement depuis 1875, il convenait de l’accepter et de tisser avec elle de nouveaux rapports.
178Il marquait son détachement d’avec le légitimisme. Comme le lui avait écrit le fils Quatrebarbes à l’automne 1874 : il n’était plus légitimiste ! Un constat qu’avait approuvé Chambord : « C’est malheureusement vrai depuis longtemps. » L’amorce de rupture venait cette fois de Falloux. Toutefois, Chambord restait pour le vieux légitimiste le descendant des Rois de France par volonté divine, il était cette France de l’ancien temps que le royaliste angevin aimait parce qu’elle était catholique, royale et celle de ses ancêtres Falloux. Elle était la manifestation de la Providence. En cette fin de décennie 70, Falloux était un homme politique seul. Seul avec les fantômes de Dupanloup, de Berryer, de Cochin, de Montalembert. Seul avec ses convictions de légitimiste fusionniste, pour peu de temps encore, où le légitimisme et l’orléanisme formaient une synthèse.
179Le 4 novembre 1878, Eugène Veuillot écrivait dans L’Univers que « M. le comte de Falloux entre définitivement en campagne contre les catholiques résolus à combattre la révolution et particulièrement contre M le comte de Mun. » Hormis le carré des fidèles, Falloux restait seul ; Le Siècle déclarait :
« On sait qu’elle est la thèse de l’astucieux politique. Il trouve que le parti clérical manque d’habileté (...). Dans un pays comme la France s’attaquer à la Révolution, c’est vouloir détruire l’indestructible (...). Est-ce qu’il s’imagine véritablement qu’il lui suffira de changer l’inscription du drapeau et de mettre liberté là où l’on a inscrit contrerévolution, pour nous donner le change ? »
180La Patrie déclarait : « Nous nous permettons seulement de lui demander, s’il était bien utile, bien habile, bien opportun surtout de jeter, à tort ou à raison (...), le blâme à certains défenseurs du catholicisme, et de l’Église. » Seul le Journal des Débats apportait un soutien à Falloux : « Cette lettre est habile et courageuse (...) elle mérite une estime particulière. »
181Le 16 novembre 1878, à la tribune de la Chambre, Albert de Mun s’expliqua sur le sens qu’il donnait à la contre-révolution : elle n’avait aucun rapport avec l’Ancien Régime car ce dernier avait commis des abus dont « il en est que nous combattons de toutes nos forces ». Il ne niait pas « les intentions généreuses, les efforts honnêtes et jusqu’aux progrès de l’esprit et des mœurs » de la Nation « pour porter remède aux maux qui la dévoraient ». Mais il pensait que « l’erreur funeste » qui avait été de « se jeter dans les bras de la Révolution (...) a rendu stérile » les intentions généreuses, les efforts et les progrès de la pensée. Albert de Mun intentait à la République un procès dans le cadre des questions religieuses : la Contre-révolution devant être une réponse à la Révolution et à la Commune, toutes deux anticléricales.
182La divergence politique entre Falloux et de Mun portait d’avantage sur la forme que sur le fond : de Mun voulait un légitimisme populaire pour assurer un succès maximum à la restauration monarchique comme Falloux ; De Mun souhaitait l’indépendance d’action des légitimistes vis-à-vis du Prince, une attitude que Falloux prônait depuis 1851. L’engagement religieux d’Albert de Mun portait à la fois sur le respect et la défense des intérêts de l’Église catholique, et sur une éthique sociale d’inspiration catholique... tout comme Falloux. À l’instar de Falloux, de Mun était un catholique social. Comme Falloux, il était fusionniste et souhaitait l’alliance des deux branches royales. Toutefois les deux adversaires divergeaient sur les rapports entre le conservatisme et la république : Falloux se rapprochait de la République même s’il combattait encore le nouveau régime, alors que de Mun voyait la contre-révolution comme réponse au régime républicain naissant. Selon lui l’anticléricalisme était inhérent à la République. Albert de Mun opposait la Foi à la Raison et considérait le climat politique d’alors comme l’affrontement entre la Modernité et la Tradition. De cet affrontement devait sortir une radicalisation du bonapartisme et de l’orléanisme au profit du monarchisme chrétien. C’était ce calcul tactique et ce concept politique que Falloux dénonçait comme dangereux pour la cause de l’Église et de la monarchie : ils étaient par trop optimistes sur l’état de la Droite minée par les divergences idéologiques et les rivalités politiques, enfin ils donnaient des armes aux républicains pour pourfendre les royalistes.
183L’antagonisme des pensées politiques « fallousienne » et « munienne » portait, finalement, essentiellement sur l’appréciation du présent et du passé.
Le discours de l’École d’Horticulture : le chant du Cygne
184Au printemps 1880, les légitimistes modérés conviaient Falloux à participer à l’une de leur réunion, à Paris. Le vétéran du royalisme accepta ; son discours allait être le chant du cygne d’un homme politique sur le déclin, d’un militant désenchanté. Le 27 mai 1880 à l’École d’Horticulture de Paris, devant une assemblée conquise, le vieil orateur prit la parole. Falloux commença par défendre la loi de 1850 que menaçait la « républicanisation » de la société et l’anticléricalisme qui lui était inhérent :
« J’apporte aussi un témoignage, un témoignage en faveur de la loi de 1850 (...). Je viens seulement repousser au nom de tous les coopérateurs de la loi de 1850, le reproche incessant de complot, de conspiration, de préméditation perverse qui a voulu briser toutes les digues de la société moderne et la ramener forcément à l’ancienne. Non seulement les chefs toujours honorés du Parti Libéral : MM. Sarrot et Dufaure, M de Tocqueville, sont les véritables patrons de la loi ; mais enfin, si cette loi a été votée, elle l’a été par une majorité. »
185De conforter son argumentation en ajoutant qu’« elle n’a pas pu être le résultat d’un seul parti : elle avait été combinée pour les réunir tous. » Falloux poursuivit sa défense en rappelant la raison du vote de la Gauche en faveur de la loi :
« Je cherchais dans l’Officiel, quelques-uns des membres de l’ancienne gauche qui ont pris part à ce vote, et j’ai trouvé les noms de Casimir-Périer (...), de Léon de Maleville (...), de Rémusat (...). Tous ces hommes, Messieurs, n’avaient-ils pas une pensée commune ? Ils étaient, comme nous le sommes aujourd’hui, en présence d’une société divisée, et ils ont voulu trouver un terrain solide où chacun pût mettre le pied. Ce terrain commun, ils ont jugé que c’était le christianisme, le christianisme intégral, Dieu et son Église, en un mot le Christianisme. »
186Par une classique opposition à la Révolution, Falloux rappelait les vertus séculaires du christianisme sur les peuples : « Et, en effet, une nation qui chante dans ses églises : Ô salutaris hostia, est bien plus près, je ne dis pas de la perfection morale, mais bien plus près de la perfection sociale que la foule qui chante dans la rue : Qu’un sang impur abreuve nos sillons (...). » L’orateur catholique dressait ensuite un cinglant portrait de la situation des conservateurs, en citant leurs adversaires :
« Je me bornerai à dire seulement que nous avons trois catégories d’adversaires : d’abord les amis du gouvernement (...). Ce sont ceux qui ont rejeté l’article 7. Honneur à eux (...). Nous avons une seconde catégorie d’adversaires, ceux qui voudraient bien ne pas persécuter, qui persécuteront avec répugnance (...). Nous avons une troisième catégorie, beaucoup plus violente, mais j’aime mieux dire beaucoup plus franche, d’hommes qui nous disent : “Oh, non, vous ne périrez pas par la hache ; nous vous laisserons vivre encore quelques jours dans l’insulte, et puis vous périrez par la famine et (...) par le poison”. »
187La position des légitimistes face à l’égalité fut également abordée, comment put-il en être autrement en ses temps où la modernité politique primait : Falloux déclarait que « l’égalité devant la loi, c’est un principe auquel nul de nous n’a jamais voulu contredire. Mais l’inégalité des intelligences, l’inégalité des forces, l’inégalité des santés, qu’y pouvons nous ? » Le royaliste catholique restait attaché à l’ancienne société où la hiérarchisation des catégories sociales assurait la structure et la stabilité, bien qu’il reconnaisse 1789. Falloux attaqua également et avec virulence les républicains :
« La pureté sous la forme la plus angélique : Madame Élisabeth, on l’a immolée ! (...) La modération sous sa forme la plus inoffensive : (...) Bailly, vous l’avez égorgé ! (...) ; La poésie sous la forme la plus patriotique : André Chénier, vous l’avez égorgé ! ; (...) Et la science, la science bienfaitrice de l’Humanité (...) : Lavoisier, vous l’avez égorgé sans pitié ! ; (...) L’armée, vous l’avez décapitée devant l’ennemi. Custine ? Biron, Luchner ? Vous les avez guillotinés ! »
188L’orateur concluait son attaque en déclarant que « ce qu’on nous montre aujourd’hui ne me parait pas propre à faire des républicains. Je renonce donc à présenter aucun conseil à la République. » Il restait royaliste, tout en adhérant au principe du ralliement. À la suite de cette violente diatribe, où se mêlait un sentiment de défense vis-à-vis de l’anticléricalisme des année 1880 et les souvenirs familiaux, l’orateur réaffirmait son idéal politique en des termes emprunts de mélancolie et de pessimisme : « Eh bien, oui, Messieurs, je suis parmi les vaincus de la monarchie et j’y reste ! Je trouve dans le passé assez de grandeur et assez de bienfaits pour m’en contenter. » Cette phrase sonnait le glas d’un engagement devenu passif, d’une croyance en la cause monarchique morte depuis l’autonome 1878. Cette confession symbolisait le Falloux de ces années : un royaliste à l’idéal frustré, un homme retranché dans ses croyances désenchantées. Face à ses ennemis, face à ses proscripteurs Falloux lança comme un avertissement au pays en déclarant nonobstant :
« France, crois en tes plus vieux et tes plus fidèles amis, France reste chrétienne et sois sûre que si jamais tu cessais de l’être tu descendrais tous les degrés de l’abaissement national et, asservie, démoralisée, déshonorée, tu ne serais plus toi-même et tu céderais à d’autres ta grande place parmi les nations ! France tu seras chrétienne ou tu ne seras plus ! »
189Les légitimistes ultras continuaient leur politique de résistance à la République : Albert de Mun se faisait le croisé de la Contre-Révolution. Ce qui ne manquait pas de déplaire à Falloux qui conseillait toujours à Léon Lavedan :
« (...) Ne lui laissez pas croire qu’il fait une œuvre loyale et licite en allant dans le Morbihan prêcher le trône et l’autel. Il sait parfaitement que c’est renverser l’autel, sans en relever le trône et aucun intérêt électoral ne peut autoriser une telle trahison de la conscience catholique. »
190Falloux n’acceptait pas, et n’avait jamais accepté, la pensée politique de l’extrême droite qui opposait brutalement la Monarchie à la République :
« La Monarchie revendiquée à temps ou à contre-temps (...), arrête-t-elle, ruine-t-elle la république ? Non, elle la sert et elle la fait durer. Il suffit de regarder autour de soi pour s’en convaincre. La Monarchie tapageusement affirmée par des hommes sans mandat, sans antécédents (...) avance-t-elle ou recule-t-elle par toutes ses forfanteries maladroites ? Non seulement elle recule, mais elle est souvent compromise (...) c’est par de tels amis qu’elle a périclité d’abord, puis enfin péri plusieurs fois depuis un siècle (...) depuis 92 ans, en effet, nous avons parmi nous un petit groupe d’hommes funestes qui n’apparaissent jamais que pour porter les derniers coups à la cause qu’ils ont déplorablement embrassée ; révolutionnaires inconscients, régicides involontaires, ils se transmettent de père en fils le devoir de tuer avec enthousiasme la royauté (...). Il ne suffit pas non plus de dire : la Monarchie, la Monarchie ! il faut encore expliquer laquelle ; il faut préciser la nature de ses institutions et la couleur de son drapeau ; il ne faut pas faire donner ces explications nécessaires par des comités à la fois invisibles et présents (...). Il ne faut pas imposer le drapeau blanc comme une condition sine qua non au candidat de la droite modérée et en dispenser habilement (...) les candidats que vous voulez favoriser. Enfin (...), s’il est juste d’attribuer à la Monarchie une très haute et très salutaire puissance dans toutes les solutions nationales, il ne faut pas la préconiser puérilement, comme une panacée universelle qui, semblable aux vieux rois de France, le jour de leur sacre, guérit toutes les maladies par un simple attouchement (...). Ne continuez donc pas à appeler superbement politique de principes la politique des comités et des programmes mystérieux, et à nommer avec dédain politique d’expédients la politique qui croit et qui se voue à la défense de l’ordre social, y compris la défense de la religion (...). Déserter la défense de l’ordre social, ce n’est pas seulement un attentat contre la conscience : c’est (...) un attentat contre la royauté (...). Il y a trente ou quarante ans (...), Berryer défendant généreusement un journal d’extrême-droite, entendit le Ministère public lui demander ; “Que feriez-vous, si votre prince apparaissait à la frontière à la tête d’un régiment étranger ?” Et Berryer répondit sans hésiter : “Ce que je ferais ! N’en doutez pas ! Je défendrais d’abord l’héritage pour l’héritier ! » Cette réponse (...) c’était le cri d’un vieux patriote et d’un politique profond. Prenez ce cri pour divise”. »
191Le vieux monarchiste livrait un combat d’arrière garde au nom de la Monarchie et aussi... de sa propre conception monarchique.
192Le 24 août 1883, Henri d’Artois comte de Chambord, Prétendant au Trône de France, mourait. Henri V laissait orphelin ses partisans qui, pour une grande part, versèrent dans le survivantisme naundorffiste et dans l’attente du « Grand Monarque ». La vie du comte de Chambord semblait s’inscrire dans l’histoire tragique des derniers représentants de la Monarchie Française : Charles Ferdinand de Bourbon assassiné en 1820 par le régicide Louvel voulant éteindre la Branche Aînée, Charles X victime des Trois Glorieuses pour n’avoir pas su comprendre la France moderne, son fils Louis-Antoine de France qui avait abdiqué en vain en faveur du jeune Henri d’Artois, Louis-Philippe « roi des Français » renversé par le Printemps des Peuples par faiblesse de caractère, Henri V mourant sans descendance aucune, éteignait derechef la branche des Bourbons de France. Par une ironie de l’Histoire, l’« enfant du miracle » qui avait par sa naissance déjoué le plan de Louvel... le concrétisait. Enfin les Princes d’Orléans frappés d’ostracisme par la Troisième République.
193Le comte de Chambord s’inscrivait dans le panthéon des « rois maudits » du XIXe siècle.
194Falloux portait un regard sans regret sur l’auguste défunt :
« Rien n’est plus faux que de se forger un comte de Chambord tout d’une pièce et d’un seul avis. Il en a eu deux au moins sur toute chose. Il a commencé par Berryer et fini par Louis Veuillot, en passant par tous les intervalles et même par tous les abîmes qui séparaient et qui séparent encore ces deux mots. »
195Dans un réflexe de gallicanisme monarchiste, Falloux refusait de reconnaître le représentant des Bourbons d’Espagne, Don Carlos, comme roi de France. Falloux achevait de s’orienter vers la branche d’Orléans.
Notes de bas de page
1 Le 15 avril, Mignet déposait le projet à la Chambre.
2 Le projet faisait du « chef du pouvoir exécutif de la République Française », le « président de la République ».
3 Lacombe était pour Falloux son « ambassadeur » à la Chambre.
4 Né en 1856 et mort en 1879, Louis Eugène était le fils de Napoléon III et d’Eugénie de Montijo. Il était le seul héritier direct de la branche des Bonaparte.
5 Le Sénat compterait 300 membres dont 75 sénateurs inamovibles. Les 225 non inamovibles seraient élus par les représentants des communes à raison d’un représentant par commune quelle que soit sa population, alors que les inamovibles le seraient par le Sénat lui-même.
6 Les prérogatives du président étaient celles d’un monarque : droit de grâce, droit de dissolution, présidence impersonnelle. Mais le fait que les actes du Président soient soumis à contreseing, rendait relative la personnalisation de la fonction présidentielle.
7 Loi organique arrêtant un mode de scrutin de liste à la majorité absolue. La liste était plurinominale, ce qui permettait un jeu politique de conciliation.
8 Loi organique arrêtant le régime électoral suivant : suffrage universel direct ; éligibilité à partir de 25 ans révolus ; scrutin d’arrondissement uninominal à 2 tours ; création de circonscriptions électorales pour les arrondissements de plus de 100 000 habitants. Cette dernière mesure permettait aux notables d’exercer leur influence sociale et politique sur le corps électoral local.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008