Chapitre XIV. Légitimiste fusionniste au service du royalisme
p. 267-279
Texte intégral
Les adversaires du dedans : Chambord contre Falloux ou « la vieille France » contre « la jeune France »
1Depuis le coup d’état le comte de Chambord avait basculé dans l’autoritarisme. Falloux orienta ses rapports avec le Prétendant vers plus de méfiance et... de conflits. L’abstentionnisme prôné par Henri V qui attendait son salut de la Providence plus que des hommes, ne lui convenait pas : la tactique lui paraissait stérile pour la cause légitimiste car elle écartait Henri V de la vie politique. Lorsque vinrent les décrets de novembre 1860, qui octroyaient plus de libertés au Parlement1, Falloux et les légitimistes parlementaires décidèrent de suivre l’évolution amorcée alors que le comte de Chambord persévérait dans sa consigne d’abstention radicale.
2Réagissant au maintien de l’erreur tactique, Berryer décida d’écrire à Henri de Bourbon. Il invita Falloux à le suivre dans sa démarche. Celui-ci à regret acceptât, pensant sans doute à l’adage de Madame de Staël qu’« en politique conseiller c’est aider ». Depuis Paris, il écrivit au comte de Chambord le 3 juin 1861, qu’« il est vraisemblable que nous ferons de cette liberté un usage fort réservé, et je ne me fais, pour mon compte, aucune illusion sur les succès probables. L’abstentionnisme devait être abandonné car « d’une telle attitude, on ne peut se dissimuler que l’inévitable résultat en serait de rejeter vers l’Empire le clergé qui commençait à entrevoir l’abîme et vers le comte de Paris tout ce qui tient, de près ou de loin, aux traditions représentatives. » Falloux lui rappela que « le pays n’en était pas moins attentif à épier, dans Monseigneur, les signes qui pouvaient attester la direction de son intelligence et, par conséquent, les inductions que l’on en pouvait tirer pour un règne ». Il fallait dès lors à Chambord se repositionner car « plus le chef de parti s’est montré dans le roi, plus le pays a redouté la royauté ; plus le chef de parti s’est effacé, plus le pays a repris sympathie et confiance pour une institution qui est la clef de toute son histoire (...). » Tenant compte du conflit d’influence auprès de Chambord entre les légitimistes parlementaires et les légitimistes militaires, il lui semblait nécessaire de contrecarrer Lévis. Falloux insista sur le rôle joué par Berryer en faveur de la monarchie légitimiste : « En dix-huit années, ce mouvement s’était agrandi, popularisé et personnifié dans M. Berryer (...). Il demeura plus que jamais au centre, ou plutôt, à la tête de tous les sentiments vrais du pays. » Le Prince se devait de prêter une écoute plus attentive à cette tendance légitimiste parce qu’« il y a donc stricte justice à dire que la ligne monarchique représentative a tenu tout ce qu’elle avait promis ». Chambord devait dès lors changer d’entourage puisque lié à une coterie politique d’autant plus néfaste que « ceux qui vous empruntent trop, Monseigneur, finiront par vous appauvrir », alors que « ceux qui vous apportent ne peuvent que grossir ce qu’on appellerait, dans la langue du siècle, “votre capital politique” ». Depuis Frohsdorf, le 17 juin 1861, Chambord lui écrivit que son « premier soin a été de consulter M. Berryer, comme j’ai l’habitude de le faire dans toutes les circonstances importantes ». Par ces mots Chambord ne faisait que confirmer ce qu’il avait écrit, en 1844, au général Donnadieu : « Je ne veux pas être le roi d’une classe ni d’un parti, mais le roi de tous. » Le comte de Chambord consultait donc tout son entourage politique. « Consultait » ! mais non « écoutait » toutes les tendances, puisqu’il confirmait la tactique observée depuis le Deux Décembre. Henri de Bourbon entendait également affirmer la préférence de son écoute à ceux de ses partisans qui « regarderons comme un devoir, ainsi qu’ils l’ont déjà fait dans d’autres circonstances, de sacrifier leur opinion personnelle, afin d’éviter des divisions funestes et de pouvoir marcher unis sous une même et unique direction ».
3Falloux ne pouvait que constater le désaveu. Mais pouvait-il attendre autre chose du comte de Chambord ? Le Prétendant avait noté dans son journal intime, lors de l’affaire du Bureau du roi, que « dans l’ouest, les journaux de M. de Falloux dénoncent une organisation royaliste partant de Paris et ayant des ramifications et des départis. C’est très perfide et cela frise la trahison ». Déconcerté Falloux sollicita Berryer qui lui conseilla, depuis Augerville, la tactique à observer : « Le besoin, le devoir actuel est de ne pas méconnaître les changements survenus dans les conditions électorales et dans le régime des délibérations devenues plus publiques que jamais. » Falloux écrivit dès lors à Chambord que la dissidence manifestée au printemps n’était ni le fait de la question électorale ni celui de l’obstination de certains légitimistes. Elle s’expliquait par la ligne de conduite arrêtée depuis 1852 et le relationnel du Prétendant avec ses partisans dans lequel les ultras sont en faveur. Une attitude d’autant plus néfaste qu’« aujourd’hui (...), l’unanimité s’est refaite dans le sens diamétralement opposé, M. de Saint-Priest y est en accord parfait avec les généraux de La Moricière et Changarnier ; M. Thiers avec M. Berryer ; le duc de Noailles avec MM. Guizot et Duchâtel ; MM. Dufaure et Barrot avec M. de Montalembert ». Chambord devait tenir compte que la fusion était l’avenir de la monarchie ! Ces conseils, Falloux les prodiguait non sans avoir invité Chambord à marcher à la tête des idées de son temps : « Ah ! sans doute, les rois vos ancêtres étaient de grands batailleurs, mais ils étaient aussi de grands initiateurs et de grands guides dans le domaine des idées. » Vaines paroles adressées à un homme qui déclarait attendre « peu de l’habileté des hommes et beaucoup de la justice de Dieu ». Mais quelle influence les opinions de Falloux pouvaient-elles exercer sur le comte de Chambord ? Frohsdorf était le sanctuaire de l’Ancien Régime et de son martyr, le lieu incarnait l’atmosphère mélancolique de l’exil et la psyché névrotique de Chambord : les pièces d’apparat étaient décorées des portraits d’Henri IV et de Louis XIV, des ducs de Bourgogne et d’Anjou ; le salon rouge, dans une symbolique macabre, abritait le portrait de Marie-Antoinette marqué du coup de pique qu’un sans-culotte lui avait porté. Il faisait face à la tête en bronze d’Henri IV2. Plus significatif était son cabinet de travail. Le Prétendant y pensait et y agissait entouré des présences fantomatiques des martyrs de la monarchie : la chemise échancrée par les ciseaux du bourreau et maculée du sang de Louis XVI martyrisé, interpellait son descendant ; le soulier perdu par Marie-Antoinette en gravissant les marches de l’échafaud ; le petit soulier blanc du dauphin Louis XVII. La « Sainte-Trinité » du martyr des Bourbons était veillée par les étendards des régiments de Gardes du Corps que de Rohan, Choiseul, Fitz-James, Luxembourg et Gramont avaient remis à Charles X le 16 août 1830.
4Frohsdorf était le sanctuaire de la Maison de France, Henri de Bourbon son gardien fidèle.
5La conception légitimiste parlementaire de la monarchie, qui associait l’Ancien Régime à 1789 ou pensait l’Avenir à partir d’un Passé associé au Présent, se heurtait à celle de l’ultra-légétimisme qui concevait l’Ancien Régime à prendre « en bloc ». Pour Chambord, 1789 était le mal absolu, l’antichrist de la monarchie. Un « autisme politique » entretenu par le duc de Lévis, le mauvais génie du Prétendant. Tout opposait Chambord à Falloux : Henri de Bourbon avait grandi dans les aléas et la douleur de l’exil, Falloux avait grandi dans la douce Anjou ; Henri de Bourbon avait été élevé dans le culte de l’Ancien Régime et la haine de 1789, Falloux dans la nostalgie de l’Ancien Régime mais dans le respect de 1789 et le rejet de 1793. Henri de Bourbon avait une doctrine très arrêtée : le roi devant être « le roi de tous », être au-dessus des partis et des classes sociales ; la monarchie étant d’essence divine, elle ne pouvait être ni absolutiste ni parlementariste ; le modernisme était condamnable et condamné, les libertés autres que politiques étaient reconnues, mais elles devaient être garanties par le roi ; la décentralisation était le cadre administratif et social de la France ; enfin le corporatisme la base de l’organisation économique.
6À Frohsdorf, depuis 18443, Henri V vivait en monarque en exil. Sa vie quotidienne se partageait entre le cabinet de travail, les réceptions, les entretiens particuliers et la chasse à la battue. Le domaine de Frohsdorf couvrait 30 000 hectares. L’intérieur du château s’organisait en un rez-de-chaussée habritant les appartements royaux, les salles de réceptions et la chapelle ; le premier étage était réservé aux parents des Chambord et aux hôtes de marque ; enfin le deuxième étage abritait une bibliothèque riche de 15 000 volumes, et l’inévitable fumoir.
Les élections de 1863 et de 1869 : l’échec du légitimiste parlementaire
7En ce début de décennie 1860, le contexte électoral était profitable à l’Empire : le règlement de la question romaine par la Convention du 15 septembre avait satisfait les conservateurs cléricaux, excepté les catholiques libéraux. L’Empire était maître du jeu politique et électoral, Napoléon III bénéficiait encore d’un fort prestige populaire et politique, malgré la politique ecclésiastique que l’Empire menait depuis 1859 contre l’Église de France. Le régime maintenait son patronage à une soixantaine des 91 députés cléricaux, mais en privait 24 dont le très catholique Émile Keller emblématique de l’extrême droite. Ces exclusions amenèrent la question religieuse au centre de la campagne électorale : Le Correspondant argumentait que cette mesure justifiait sa défense de la religion par une revendication des libertés publiques et, non par un soutien au gouvernement impérial. Le Monde appelait l’électorat catholique à voter catholique et gouvernemental, car il voyait « avec plaisir que les candidats catholiques sont nombreux et que beaucoup d’entre eux ont des chances sérieuses ».
8Un engagement dans la vie politique du Second Empire présentait des risques pour les légitimistes parlementaires : les succès électoraux n’étaient pas assurés et l’antagonisme entre l’attentisme et l’interventionisme au sein de la famille légitimiste ne manquerait pas de s’aggraver. Les légitimistes parlementaires agissant, immanquablement, par idéal religieux optèrent pour la tactique de l’alliance : tout candidat susceptible de défendre Rome devait bénéficier des voix des légitimistes catholiques libéraux. La dissidence avec les ultras-légitimistes était nette : ces derniers refusaient la notion même de participation électorale et plus encore celle d’alliance. Le Monde et Le Siècle exprimèrent leur désaccord d’avec cette tactique. Le 1er avril 1863, Le Siècle dénonçait l’Union Libérale et considérait que l’alliance entre les légitimistes parlementaires et les républicains engendrait « de l’irréparable ». Le 12 avril, Le Siècle déclara que « le parti clérical n’est pas en désaccord avec le gouvernement sur la question de la liberté, mais sur la question du pouvoir temporel. Supprimez cette cause de dissentiment, le parti clérical reprend dans les rangs des amis du gouvernement la place qu’il y avait prise au lendemain du coup d’État ».
9Les légitimistes parlementaires choisirent Berryer comme candidat. Le chef de parti, le brillant orateur, était un légitimiste authentique et un libéral sincère. Il ne pouvait être accusé de trahir l’un et l’autre de ses engagements. Montalembert serait présenté dans le Doubs et les Côtes-du-Nord et Augustin Cochin sera candidat à Paris, dans le Xe arrondissement. Falloux refusa de s’engager dans la vie parlementaire renaissante en avançant que sa névralgie était incompatible avec la vie publique tandis que son rival Chauvigné était certain d’être réélu.
10Le 26 mai, Dupanloup rendit public son programme électoral ; les évêques Régnier, Guibert, Brossais Saint-Marc, Dupont des Loges, Jacquement et Regnault s’y étaient associés. Le document exhortait les catholiques à voter. L’administration impériale frappa les sept évêques d’un abus, en vain.
11Falloux, qui n’avait pas pris part à cette initiative, ne la soutenait pas moins. Les catholiques libéraux appelaient donc les catholiques à voter pour les candidats, quelle que soit leur tendance politique, qui soutiendraient l’Église. Cette politique électorale s’opposait à la fois à celle du gouvernement, qui était de voter pour le candidat officiel, et à celle des catholiques intransigeants qui appelaient à sanctionner le gouvernement. Le Saint-Siège fit connaître sa position par l’intermédiaire de son Nonce parisien : « Toute cette agitation électorale me déplait et n’a aucune importance » et de déclarer que « les sept évêques ont eu tort d’écrire leur lettre ». Le peuple français réclamait le respect de l’Église et davantage de liberté : il semblait faire sienne la devise catholique libérale de « l’Église libre dans un état libre ».
12À Paris, où les démocrates refusèrent de s’allier aux royalistes, Thiers était seul à se prononcer pour les revendications catholiques. La région parisienne ne connut pas non plus de débats religieux. La capitale et sa banlieue étaient largement décatholicisées depuis 1789 et 1830. Le clergé y exerçait une influence insignifiante.
13En Vendée les candidats officiels firent une campagne classique et sans craintes. Le clergé de la Sarthe ne prit pas part aux élections, bien que l’évêque ait manifesté à titre personnel ses sympathies pour les candidatures officielles. Dans le Maine-et-Loire l’administration soutint les sortants qui avaient voté l’amendement des 91. Louvet fut élu sans encombre à Saumur. À Cholet, Las Cases, que combattait le clergé pour avoir aidé le gouvernement à acheter L’Ami de la Religion, fut élu par 17 282 voix contre 11 757 pour Dufort de Civrac. À Angers, Segris, soutenu par l’évêque et un des grands vicaires, battit par 22 019 voix Giraud qui n’en eut que 5 401. À Baugé et Segré, Berryer et L’Union de l’Ouest appelèrent à voter pour le républicain Freslon. Une consigne de vote que Falloux ne pouvait approuver : rechercher l’alliance électorale, certes, mais non au prix de l’illogisme politique. Bucher de Chavigné était en outre un ami. Le biographe de Louis XVI fut rejoint par le clergé et la grande majorité des légitimistes : Freslon sortit battu avec 6 157 voix contre 18 091 voix pour Bucher de Chavigné.
14Au soir du 31 mai 1863, l’opposition cléricale avait subit un échec. Sur les 91 seuls 6 étaient réélus. Parmi les nouveaux députés de l’opposition seulement une dizaine était favorables aux intérêts de l’Église, alors que les « catholiques avant tout » étaient tous battus : Montalembert, Cochin, les frères de Meaux, Keller et Lemercier. Les élections furent un double échec pour les légitimistes parlementaires en confortant la politique d’abstention, en les empêchant de gagner en audience nationale faute de présence à l’Assemblée nationale et cela malgré l’élection de Berryer. Pour les catholiques libéraux, l’élection fût à la fois un échec et un succès : un échec car la Question romaine ne fût pas mobilisatrice, un succès car la notion d’« Église libre, dans un État libre » progressait au sein de l’opinion publique.
15L’année 1863 marqua un changement dans l’évolution du régime outre la nature des élections législatives, par l’état de santé de Napoléon III. Celui-ci fut atteint, en octobre, de deux pertes de connaissance alors qu’il se livrait à ses « petites distractions » à Biarritz. Le 12 décembre, en pleine réception, il fut prit d’un malaise. La santé de l’empereur se dégradait.
16En 1866, Chauvigné mourut subitement. Les légitimistes parlementaires et catholiques libéraux sollicitèrent Falloux pour qu’il se présente. Le notable du Bourg d’Iré accepta devant « la grande probabilité » de son échec ! Pourquoi une telle ambiguité ? Sûr du soutien inconditionnel du Segréen, Falloux partit pour Baugé. Il devait s’y faire connaître et apprécier de l’électorat, en plus d’avoir à affronter son concurrent Eugène Berger archétype du candidat officiel. Falloux s’engagea dans la campagne avec détermination et conscient que sa circonscription était difficile. Il sollicita dès lors Thiers pour le soutenir dans sa lutte : « La nuance centre-gauche (...) me témoigne des sentiments personnels bienveillants mais penche vers une autre conduite l’abstention (...). Je vous demande deux lettres en quatre mots pour le centre gauche4. »
17Thiers accepta sans peine d’apporter son concours à Falloux.
18Falloux put lui écrire le 11 juillet que « le centre gauche avait peur d’être fusillé par l’extrême gauche et l’extrême gauche se disait : ce n’est pas à moi de marcher la première du côté de Falloux. Vous venez de renverser deux de ces petites cloisons de vieux plâtre, si vous renversez la troisième tous les honnêtes gens vont se trouver face à face, coude à coude et recevant tous ensemble le déficit du candidat officiel ». Lors de cette campagne Falloux joignit l’utile à l’agréable : tout en sollicitant le suffrage populaire, le notable angevin rendit visite à la marquise de Maillé en sa demeure de Jalesnes, au marquis de Montesquiou à Les Hayes, à la comtesse de Contades à Montjeoffroy et inévitablement aux Créqui à Huillé et aux Beaumont à la Rochejacquelin, tous d’une grande notabilité dans la région. L’électorat de la circonscription de Segré-Baugé vota massivement pour Berger, qui recueillit environ 11 000 voix contre à peu près 6 000 à Falloux. L’échec était imputable à l’orléaniste Dutier qui avait refusé de répondre à la consigne de Thiers ; il lui avait confié que Falloux ne lui inspirait aucune confiance parce que ses idées « resteront toujours la négation des nôtres », et qu’il ne lui reconnaît « de fermeté que sur un point, la question religieuse, qui l’absorbe et le domine entièrement. Hors de là, je le tiens pour suspect en tout et sur tout ».
19Le vaincu considéra que « ce chiffre (environ 6 000), sous une telle pression, faisait honneur à l’indépendance de l’Anjou » et se félicita de sa défaite qui le maintenait dans sa retraite angevine. Un bonheur d’autant plus apprécié qu’il était goûté en famille. Falloux l’appréciait mais devait néanmoins le déplorer. Il n’avait pas soutenu l’Union libérale en 1863, en Anjou, parce que Freslon était républicain et hostile au clergé, contrairement à Chauvigné qui était royaliste et clérical. La démarche de Dutier trouve également là une origine : après avoir desservi l’Union Libérale en 1863, Falloux la sollicitait en 1866.
20Les dernières élections législatives avaient ouvert une « boîte de Pandore » d’où pouvaient sortir une multitude de régimes : empire autoritaire, empire parlementaire ou empire semi-parlementaire, voire république pour certains. Les élections avaient confirmé le renversement des alliances opéré progressivement : la bourgeoisie acquise au protectionnisme ne pardonnait pas la politique économique libre-échangiste amorcée en 1860, alors que les catholiques se défiaient de l’empereur qu’ils voyaient depuis 1859 comme un carbonaro plutôt que comme un clérical. Le 19 janvier 1867, l’empereur annonça dans les colonnes du Moniteur un train de réformes afin de donner « aux libertés publiques une extension nouvelle » : le droit d’adresse était remplacé par le droit d’interpellation ainsi l’opposition pouvait critiquer le gouvernement ; la tribune était rétablie et les ministres étaient obligés de défendre, en compagnie du ministre d’État, leur politique devant les députés. Le 14 mars 1867, le sénatus-consulte donnait au Sénat le pouvoir de renvoyer une loi à l’examen du Corps Législatif. Le contexte international s’était aggravé depuis Sadowa : la Prusse était la puissance montante en Europe. D’où la nécessité pour la France de se doter d’une armée puissante, la loi du 14 janvier 1868 y contribua.
21Ces réformes intervenaient dans un pays en profonde crise politique, que les fastes de la flamboyante Exposition Universelle n’arrivèrent pas à masquer.
22Le jugement Falloux sur les réformes fut critique : « Quand on est aux expédients on est bien près de la ruine (...). Vous savez le mot de Thiers « l’Empereur est fou et dans ses moments arides un imbécile » (...). Il est si vrai qu’on ne saurait trop le répéter. » Falloux désapprouvait sa politique étrangère :
« Napoléon premier (...) avait pratiqué les grandes agglomérations au nom et au profit de la France ; (...) son neveu reprend le thème mais il l’applique à l’envers. Il accorde, il favorise les grandes agglomérations mais en dehors de la France et contre la France. Je persisterais à penser que la division de l’Europe en trois grands Empires est un désastre pour la liberté et pour tout grand essor moral ou intellectuel. Mais quand ces grands empires sont au profit des kalmouks et des Prussiens, au profit du despotisme grec et du rationalisme protestant, on ne sait plus quel nom donner à une si fastueuse imbécillité. »
23Dans les premiers jours de décembre 1867, le légitimisme parlementaire perdit son ambassadeur : Antoine Berryer décéda. Falloux fut profondément peiné de cette disparition : son mentor politique n’était plus. Aux obsèques, le 7 décembre 1867, par amitié personnelle et pour la défense du légitimisme parlementaire, Falloux prononça un discours en l’honneur du défunt : le ton était ému et respectueux, emprunt des sentiments qui liaient un « fils d’adoption » à un « père spirituel ». Falloux résuma Berryer par son action : « En face désormais de la vieille société rajeunie par des libertés nouvelles, en face de l’ancienne société s’initiant d’elle-même aux progrès modernes, Berryer ne sépara plus ces deux cultes. »
24Au mois de janvier 1869, alors qu’il profitait du doux hiver angevin en compagnie de sa famille au Bourg d’Iré, les légitimistes parlementaires d’Anjou virent en délégation solliciter Falloux pour les élections législatives. L’Empire déclinait et avec lui Napoléon III, la Providence se manifestait, il fallait aux légitimistes préparer le retour de la monarchie. Falloux accepta de s’engager dans la campagne. Il décida d’écrire une série d’articles sur la situation du pays qui attaqueraient l’Empire et, avant tout, la politique de Chambord car « un prince qui ne se modifierait ni par sa propre expérience, ni par le conseil d’autrui, serait selon quelques uns, une intelligence que rien n’égare, mais serait pour le plus grand nombre un esprit que rien n’éclaire ».
25Cette prise de position n’était pas sans risque. Elle exposait Falloux à la réprobation du comte de Chambord et à l’accentuation de son isolement au près du cénacle de Froshdorff, au risque de perdre son influence au sein des légitimistes. Les orléanistes occupaient la scène politique depuis 1863 en la personne de Thiers. Falloux restait convaincu que la meilleure tactique était celle de la participation. L’Union libérale délaissée en 1863, absente en 1866, Falloux la sollicitait à nouveau, non par conviction et principe comme l’avait fait Berryer, mais par tactique. Seule une alliance avec les libéraux semblait offrir aux cléricaux et aux légitimistes une chance de succès auprès d’une population ayant opéré le séparatisme. Le 25 février 1869, Falloux faisait paraître dans L’Union de l’Ouest son premier article de campagne intitulé Des élections prochaines : L’abstention, où il dénonçait l’abstention qui « est recommandée comme le moyen de conserver à la société une réserve et une élite destinées à préparer de meilleurs jours. Rien ne me parait plus dangereux que ce conseil ». Falloux percevant l’usure d’un pouvoir reposant depuis 1852 sur les notables urbains, préconisait leur remplacement par les notables ruraux. Dans une approche menaisienne, il abordait ensuite les thèmes de la Liberté qui « est de droit divin » et de l’Autorité qui « aussi est de droit divin » ; puisque les deux piliers politiques de la société étaient d’essence divine, leur quête était vaine et leur réalité un acquis. Il ne restait plus aux hommes politiques qu’à chercher l’entente entre les partis car « l’avènement des classes moyennes ou populaires est dans la force logique des choses et dans le cours naturel des événements, par le progrès général de l’éducation et par le développement des aptitudes individuelles ; mais cet avènement a été accéléré dans une incalculable proportion par l’émigration en 89, par l’abstention en 1830 et en 1852 ». Ce plaidoyer en faveur de la participation à la Respublica permettait à Falloux de critiquer la conception de la lutte des classes et l’abstentionnisme. Falloux présenta ensuite les avantages de l’ouverture sur la société politique :
« Nous disons volontiers que la France est ingrate envers les hommes, envers les institutions du passé, et qu’il faut attendre dans la retraite que l’ingratitude ait fait place à plus de justice. Cette attente a duré longtemps, elle durerait encore si plusieurs hommes du passé n’avaient pris leur parti d’entrer en relation avec les hommes du présent, et d’essayer de les éclairer en leur parlant. »
26Début mars, Falloux publia un second article intitulé La Division. Le candidat légitimiste y dénonçait « la centralisation administrative qui pèse sur la France (...) cette machine puissante et minutieuse qui nous enlace et nous étreint de toutes parts ». Quant à la Chambre, pressée de tous côtés par une bourgeoisie apeurée par « cette innombrable et mystérieuse armée » et effarée par « cette grève organisée », elle décida d’en finir. Falloux de constater que « cette triste histoire des journées de juin fut, malheureusement pour la république, l’histoire de son existence presque toute entière ». La France si critique à l’encontre de Falloux, qu’avait-elle fait ? Que fut la Seconde République pour elle ? la réalité s’imposait :
« La France consentait volontiers à poursuivre sous le gouvernement républicain le cours de ses destinées ; mais elle s’aperçut promptement que ce n’était pas de cela qu’il s’agissait, elle comprit parfaitement le sens et la portée des assauts livrés à la république depuis le 15 mars jusqu’aux néfastes journées de Juin, et, ne se sentant point d’humeur à servir passivement de matière à des expérimentations indéfinies, elle refusait de se laisser jeter comme le métal dans un creuset. »
27Le temps avait passé et la mémoire collective pouvait faillir, enfin le cynisme en politique est un allié que Falloux ne manqua pas de solliciter.
28Cet engagement dans la lutte électorale, et la tactique de l’alliance des forces politiques accentuaient le clivage entre Falloux et Chambord. Le Prétendant notait dans son journal intime que « dans Le Correspondant, les nouveaux articles de M. de Falloux sur les élections attaquent violemment la politique d’abstention qui est la mienne : on le blâme généralement ».
29Falloux se démarquait également de Chesnelong et de la majorité des légitimistes qui pensaient que « l’Empire est actuellement, malgré ses fautes, le pivot de l’ordre en France et en Europe. Mais il faudrait savoir le soutenir en lui résistant, développant en lui si possible, et je le crois possible, l’esprit de conservation assaisonné d’un libéralisme sincère et prudent ». Conformément à sa diplomatie, le Vatican cherchait à ménager le pouvoir en place : depuis 1863 les progrès des républicains avaient été suffisamment significatifs, et s’annonçaient suffisamment radicaux pour Rome pour que celle-ci tempère ses rapports avec la France. Le clergé fut prié d’être modéré voire conciliant. Falloux inscrivit sa conduite politique et électorale dans l’esprit du congrès de Malines de 1867 : « Les questions religieuses aujourd’hui ont surtout besoin de la liberté. C’est la liberté religieuse que nous refusent tantôt le pouvoir ; tantôt les passions révolutionnaires. »
30Pour les catholiques libéraux seule la liberté pouvait garantir à l’institution ecclésiastique son intégrité temporelle ; cet article annonce le clivage des années 1870 entre Falloux et de Mun.
31À la mi mars, Falloux fit publier dans Le Correspondant un nouvel article de sa série Des élections prochaines, intitulé L’organisation : « Ne pas s’abstenir, ne pas se diviser, voilà deux conditions élémentaires du succès électoral. Il est une troisième condition non moins essentielle et que nos mœurs politiques rendent impérieuse : s’organiser. » L’armée de l’opposition marchait sus à l’Empire, mais en ordre dispersé. C’était une cohue dont il fallait faire un régiment.
32Du fait de la législation électorale la tâche se montrait ardue. Falloux lui préférait celle de l’Ancien Régime :
« On doit reconnaître cependant qu’elle avait pour base une pensée franche et large, celle de la représentation fidèle de tous les intérêts sociaux (...), identifiés avec les trois ordres. La division par classe a fait son temps, les catégories sociales ont disparu sous le niveau d’une éducation identique et générale. Mais le principe était excellent (...). Ce principe était qu’aucune classe (...), ne pouvait être exclue de la représentation nationale. »
33Afin de remédier au problème de la représentation nationale, Falloux avança une organisation électorale basée sur la municipalité :
« Ce n’est donc ni par département, ni même par arrondissement qu’une organisation électorale peut faire utilement contre-poids à la législation actuelle : c’est commune par commune et littéralement pied à pied. Le chef-d’œuvre d’un préfet, aujourd’hui, c’est de réduire le suffrage universel à l’état de mécanisme. Le souci d’une organisation électorale bien comprise doit donc être d’organiser un contre-mécanisme. »
34Falloux voyait dans l’échelon communal la base de la vie politique moderne, de l’activité parlementaire : « Si nos franchises communales existaient encore, si les maires étaient élus par les communes ou forcément choisis parmi les conseillers municipaux (...) toutes ces précautions ne se présenteraient à la pensée de personne. » Apprendre la liberté aux masses par un libéralisme de proximité, pérenniser la position sociale et l’influence politique des notables par un système électoral basé sur le localisme.
35Après s’être attardé sur les faits et les moyens des enjeux de l’élection, Falloux acheva sa série d’articles par la finalité de celles-ci. Son article du 25 mars 1869 intitulé Le But, présentait deux objectifs de campagne : la fin de l’absolutisme et la défense de la papauté. L’absolutisme devait s’achever car la France aspirait aux « libertés nécessaires ». Pour Falloux, il fallait « obtenir constitutionnellement qu’à la responsabilité de l’empereur (...), on substitue la responsabilité ministérielle, qui permet le contrôle permanent et sérieux, sans secousse, sans violence, sans perturbation sociale ; donner cette mission à un Corps législatif indépendant ». Pour parvenir à cet objectif, la tactique préconisée reposait sur le rassemblement de l’opposition : « Nous n’avons à nous concerter que sur des questions qui intéressent au même degré toutes les opinions et qui exigent (...) des discussions et des votes libres. » La question religieuse était crucial pour Falloux, dont le cléricalisme ne pouvait soustraire à l’attention politique les rapports entre la Liberté et la Religion :
« Les hommes qui font la guerre à Dieu ne peuvent faire grâce au pape, et ils ont découvert que la liberté ne saurait coexister dans le monde avec le pouvoir temporel des souverains pontifes. Une expérience éclatante a pourtant été faite en ce siècle même et (...), sous nos yeux : Napoléon Ier a confisqué les domaines de l’Église, il a emprisonné les papes, et jamais les peuples, jamais les âmes ne furent plus complètement asservis. Napoléon a succombé sous les excès même de son despotisme, le régime représentatif lui a succédé, les papes sont remontés sur leur trône, la liberté s’est emparée de la tribune, et les âmes ont respiré, non seulement l’air pur de la vérité religieuse, mais l’air vivifiant de la liberté politique. »
36Le pouvoir temporel du Pape-Roi est salutaire pour la société car « sans les papes, que serait devenu le monde ? (...) Prendre parti contre le christianisme aujourd’hui (...) c’est prendre parti pour le paganisme, pour la barbarie, contre la civilisation ; c’est se placer à l’arrière-garde de Julien5 ou d’Attila ». Falloux conclut son article par un rappel de la politique à suivre selon lui :
« De tout temps, deux forces se sont disputées la direction des sociétés, l’une voulant les entraîner dans des voies toujours nouvelles, l’autre s’épuisant à les retenir dans une perpétuelle immobilité. C’est à unir ces deux puissances dans de justes rapports (...), qu’il faut convier désormais toutes les forces vives et saines de la nation. »
37Falloux développait un concept de fusion politique qui comprenait : la fusion monarchique des branches aînée et cadette pour la pérennité de la Monarchie, et la fusion de l’Ancien Régime et de 1789 pour la pérennité de la société. Cette fusion devait garantir la pérennité de la France éternelle. Le fusionnisme servant de ralliement aux droites ; il était un moyen pour une double finalité : l’union de la Droite et la Restauration.
38Ces articles faisaient suite au discours de Malines mais comme lui, ils n’eurent qu’un retentissement limité. L’Univers adoptait la même tactique qu’en 1863 : la défense des seuls intérêts de l’Église.
39L’Univers rejetait l’alliance passée avec le Gouvernement de Napoléon III. La question religieuse, absente des élections de 1863, occupait celles de 1869. Cette conduite était l’opposé de celle voulue et observée par Falloux qui constatait que le gouvernement ne faisait rien pour contrarier les catholiques.
40La campagne électorale fut agitée. Dans un grand nombre de circonscriptions, le clergé n’appela pas à voter au premier tour pour le candidat officiel ; la politique ecclésiastique des années 1860 était présente à bien des esprits religieux. Le clergé opta pour l’Union des conservateurs au second tour.
41La campagne électorale d’Alfred de Falloux fut pitoyable. Livrant son corps endolori par la névralgie à ses compagnons de campagne, Falloux ne demandait jamais « la veille où l’on me conduirait le lendemain ». Durant les trajets d’étapes, il était instruit de ce qu’il devait faire et dire. Enfin la circonscription était trop vaste et peu porteuse des vraies attentes du pays. La Vendée vota pour le député de Fontenay-le-Comte, le gouvernemental sortant Le Roux, à une très large majorité, du fait de son engagement en faveur des intérêts de l’Église ; aux Sables d’Olonne, Falloux s’inclina devant de La Poëze par 13 397 voix contre 17 900. Le vicaire général de l’évêque, Colet, avait pourtant communiqué à ses curés une lettre favorable à Falloux dans laquelle il leur confiait que « sa candidature, je le sais, sera vivement combattue par un pouvoir qui redoute de trouver devant lui un adversaire aussi vigoureux de sa politique de hasard, dont les résultats ont été si tristes pour la religion et si humiliants pour la France. » La France de 1869 revenait à la situation politique de 1849 : le parti de l’ordre soutenu par le clergé contre les républicains en un face à face de défiance et d’affrontements. Les élections de 1869 montrèrent également l’usure des candidatures officielles. Falloux s’en réjouissait : n’était-ce pas la fin de ce régime électoral qui faisait des élections un « banquet électoral » et des préfets ses « maîtres de maison » ?
42Devant l’ampleur de sa défaite, Napoléon III céda, malgré lui, le pouvoir au Parti de l’ordre dont les cléricaux étaient l’élément essentiel : l’interpellation des 116 députés catholiques avait été le temps fort de cette année. Face aux résultats, Falloux était dubitatif quand à l’avenir : « Le despotisme en France joue toujours le même jeu. Les passions révolutionnaires ont plus de fantaisie et sont moins faciles à pénétrer. Elles ne se connaissent pas bien elles mêmes et l’entraînement joue dans leur œuvre un plus grand rôle que le calcul. »
Notes de bas de page
1 Celui-ci pourrait, dorénavant, voter une adresse en réponse au discours du Trône.
2 La tête provenait de la statue équestre du Pont-Neuf. Les émeutiers, tout à leur fureur, l’avaient détachée du reste de la statue et précipitée dans la Seine. Des décennies plus tard, des ouvriers l’avaient récupérée et offerte solennellement à la famille de Bourbon.
3 Frohsdorf était situé à 50 kilomètres au sud-est de Vienne et à seulement 5 kilomètres de Wiener-Neustadt qui abritait une gare. Le dernier cri des moyens de communications permettait aux pèlerins légitimistes et aux messagers des contacts plus aisés avec le Prétendant.
4 Le succès de l’élection dépendait du Centre-Gauche ; une équation Centre-Gauche/Centre-Droit/Droite permettait la victoire.
5 Empereur romain, persécuteur des chrétiens.
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