Chapitre XIII. Les catholiques libéraux : une force de combat au service du catholicisme
p. 239-266
Texte intégral
Les catholiques libéraux et la Guerre d’Italie : 1859-1864
1En ce début d’année 1859, Falloux ressentait durement son retrait de la vie politique. Il confia sa morosité à Augustin Cochin :
« Je dois donc penser à ceux auxquels j’ai causé un vif plaisir depuis huit ans, en me retirant de la vie politique, ne m’y laisseraient pas rentrer impunément, et surtout, ce qui est bien plus grave et pour vous et pour moi, ne m’y laisseraient pas rentrer utilement (...) j’ai dû, bien malgré moi, constater encore que l’impression défavorable à mon égard n’avait pas diminuée. »
2Regard lucide sur sa position politique. Un état d’âme qui n’allait pas durer : l’Histoire était en marche.
3L’année 1859 retentit comme un coup de tonnerre dans le paysage géopolitique européen : le Risorgimento ressuscitait.
4Le 10 janvier 1859, Victor-Emmanuel de Savoie prononçait un retentissant discours du trône. Le souverain piémontais déclarait que bien qu’« il était respectueux des traités, il ne pouvait rester insensible au cri de douleur » qui s’élevait « de tant de parties de l’Italie ». L’appel à la guerre était explicite. Dès le 13 janvier, l’Autriche décida d’envoyer un renfort de 30 000 hommes en Lombardie.
5Falloux ne fut probablement pas surpris, s’il ne manquait pas d’être inquiet pour les États du Pape.
6Le 9 février, Napoléon III faisait publier par son directeur de la Librairie et de la Presse, le vicomte de la Guéronnière, une brochure intitulée Napoléon III et l’Italie. L’ancien carbonaro se lançait à nouveau dans l’aventure du Risorgimento. Il se prononçait en faveur d’une Fédération des États Italiens présidée par le pape ; une structure constitutionnelle respectueuse du principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Falloux comprit que ce « n’était pas encore la déclaration de guerre, mais laissait entrevoir déjà l’alliance offensive et défensive ».
7Comme à son habitude, Napoléon III se cabra face aux responsabilités : effrayé par la guerre qui s’annonçait, il décida de résoudre la Question Italienne par la négociation. Comme pour la fin des hostilités en Crimée, l’Empereur envisagea un congrès international où seraient réunis la France, l’Autriche, la Prusse, la Russie et l’Angleterre ; le Piémont-Sardaigne en fut exclu.
8Depuis le Bourg d’Iré, Falloux pensa que « l’opinion ne cessait de se prononcer pour la paix, l’empereur ne cessait de préparer la guerre ».
9L’Autriche déclencha les hostilités en adressant un ultimatum, le 23 avril 1859, au Piémont, qui devait cesser ses préparatifs militaires et démobiliser son armée dans les trois jours ; François-Joseph se hasarda à réitérer l’opération diplomatique réussie de 1849. Le 26 avril, Cavour remit aux plénipotentiaires autrichiens une fin de non recevoir. Le 27 avril, l’armée autrichienne franchissait le Tessin.
10Le 14 mai les armées françaises, Napoléon III et Mac Mahon débarquèrent à Gènes. Après avoir opéré leur jonction avec les Piémontais, elles marchèrent à l’ennemi. Le 20 mai eut lieu la bataille de Montebello contre les Autrichiens qui furent défaits mais non battus. Le 30 mai, les franco-piémontais remportèrent la victoire de Palestro. Le 4 juin 1859, eut lieu la grande bataille de Magenta, qu’ils remportèrent au prix de lourdes pertes. Le 8 juin, Napoléon III et Victor-Emmanuel, caracolant en tête de leurs armées, firent une entrée triomphale dans Milan. Le 9 juin, les souverains assistèrent à un Te Deum au Duomo. Depuis son exil volontaire en Anjou, Falloux observait, inquiet et lucide, les événements :
« Voici déjà la municipalité de Milan qui réclame l’engagement jusqu’à l’Adriatique et une victoire qui va, d’ici à peu de semaines mettre par son incomparable éclat, toute l’Europe à nos pieds, ou tout ce qu’elle peut produire d’armée contre nous ! ! Pendant ce temps Corcelle soutient sa guerre à laquelle il m’est difficile de penser sans rire, quoiqu’elle ait son côté sérieux. »
11Le 24 juin eut lieu la grande bataille de Solferino, non loin du lac de Garde. Environ 500 000 hommes s’affrontèrent en une lutte féroce et acharnée. Au soir, les armées autrichiennes se replièrent, victimes des attaques répétées des voltigeurs, des chasseurs à pied et des zouaves français de Mac Mahon. La vaste plaine verdoyante n’était plus qu’un gigantesque cimetière. Falloux écrivit, lucide et amer, à Cousin : « Voilà notre politique en Italie qui commence à bien jeter le masque, quoique l’hypocrisie ne soit pas encore mise de côté. Que de tristesse au-dehors et au-dedans de nous même, cher ami ! » Il voyait son œuvre de 1849, l’expédition de Rome, hypothéquée. Le Risorgimento ne fut pas battu mais simplement refoulé. Rome était à nouveau menacée. Mais la France semblait bouger car déjà l’opinion catholique s’alarmait.
12Bouleversé par la vision d’horreur du champ de bataille où les mourants côtoyaient les morts, averti des humeurs de plus en plus sombres de l’opinion catholique française, conscient que la prise du « Quadrilatère » (Peschiera/Vérone/Mantoue/Legnano) serait coûteuse en hommes, Napoléon III, cédant à ses émotions et à la raison, entama des pourparlers avec François-Joseph. Ils aboutirent à l’armistice de Villafranca, le 8 juillet. Falloux qui ne doutait plus, maintenant, de la finalité des événements confia son désarroi et son inquiétude à Cousin :
« Le rapprochement que vous faites avec la Crimée est précisément ce qui achève de me dégoûter de tout espoir d’un grand plan grandiose et suivi. Voilà les révolutionnaires d’Europe traités comme les Chrétiens d’Orient et tout aussi avancés après une campagne qui leur était spécialement dédiée (...). Encore un feu d’artifice à un million la fusée, sans compter les flots de sang ! »
13Entre temps la péninsule italique s’était jointe au Risorgimento : le grand-duc de Toscane, Léopold II, refusa de lier son destin à celui des Autrichiens ce qui déclencha l’insurrection qui le renversa et le contraignit à fuir. Parme se souleva contre son archiduchesse, restée fidèle aux Autrichiens, que son peuple considérait comme des occupants. Modène réserva le même sort à son duc François V. Bologne se souleva, à la mi-juin, contre le cardinal-légat du pape qui s’enfuit à Rome. Toute la péninsule s’embrasa pour marcher à la suite de Garibaldi et de Victor-Emmanuel de Savoie. Le processus d’unification était en cours.
14Le Risorgimento ne concerna pas que la péninsule italique, l’Europe s’y intéressa par intérêt. La Prusse, soucieuse de réunir sous son égide le monde germanique, profita des déboires des Autrichiens. Ce que redoutait Fleury, que « l’orage fonde sur la France » coupable de bouleverser l’équilibre européen, arriva : la Prusse mobilisa plusieurs corps d’armées sur le Rhin, prêts à fondre sur le territoire des Habsbourg et à réaliser l’unité allemande. Ne pouvant lutter sur deux fronts, Napoléon III décida de faire la paix, d’arrêter là le processus d’unification de la péninsule italique. Le traité de paix fut signé en Suisse, à Zurich, le 11 novembre 1859.
15Deux mois auparavant, le dimanche 14 août, veille de la Saint-Napoléon, Paris avait fêté les troupes françaises victorieuses. La ville leur fit un triomphe digne de la Rome antique : cinq heures durant, 100 000 hommes de troupes défilèrent place Vendôme devant l’empereur à cheval avec le prince-impérial en croupe, passant devant la colonne en haut de laquelle trônait la statue de Napoléon Ier. L’immense foule acclamait fébrilement ses soldats aux uniformes marqués des stigmates de la campagne. Dans leurs rangs les places laissées volontairement vides des soldats morts clairsemaient le défilé, comme pour les associer au triomphe.
16L’Empire était à son zénith.
17Dans la péninsule italique, depuis son domaine de Leri où il s’est retiré, Cavour poursuivit son œuvre d’unification. Il encouragea, via Garibaldi et surtout la Società nazionale, les provinces italiques devenues autonomes à se rallier au royaume sarde. Les « dictateurs » de ces provinces œuvrèrent pour que le rattachement se fasse dans les meilleures conditions. Pie IX s’inquiéta, s’alarma même, de voir la « bête » triompher. Cette fois-ci point de salut de la Providence incarnée par une aide étrangère.
18Une évolution qui se confirma, le 22 décembre 1859, avec la parution d’un nouveau libelle de Napoléon III, Le Pape et le Congrès. L’empereur des Français invita le pape à abandonner les états pontificaux au profit du futur royaume d’Italie, à abandonner son pouvoir temporel pour ne garder que le spirituel, à ne conserver que Rome et à ne bénéficier que d’un revenu annuel assuré par les puissances catholiques. La proposition fut inacceptable pour Rome. Pie IX refusa de se faire voler onze siècles d’héritage il ne braderait pas le legs que Saint-Pierre et ses successeurs lui avaient transmis.
19Conscient que les événements italiens bouleversaient la carte de l’Europe, autant qu’ils marquaient une étape majeure dans la civilisation européenne, Falloux écrivit un article dans lequel il exposait sans équivoque ses vues et ses aspirations : « J’aime mieux pour ma cause », écrivit le lutteur, « pour tout ce qui m’est cher et sacré, la lutte avec ses chances et ses périls, que la défaite subie d’avance et l’humiliation froidement consentie ». Puis de faire ressortir l’enjeu sociétal des événements : « Ce qui commence aujourd’hui, c’est la lutte inverse, c’est la lutte de la force et du droit, lutte qui, si l’on n’y met promptement obstacle, ne sera pas moins féconde en désastres. Dans cette lutte, c’est la société toute entière qui s’engage », et leur dimension idéologique :
« Après une telle victoire du Sophisme sur la vérité, le chef de la plus humble famille, l’héritier du plus modeste patrimoine, ne possède plus un argument invincible, ni un titre irrécusable ; nous réhabilitons l’école démagogique, substituant partout l’État à la famille, nous retournons à cette doctrine de Babeuf : – Si le propriétaire laisse dépérir son domaine (...) l’État doit destituer ce nuisible usufruitier et gérer son héritage à sa place. (...) Nous sommes donc hautement mis en demeure de nous prononcer sur la question de la souveraineté temporelle du Saint-Siège (...). Nous n’y devons pas et, par conséquent, nous n’y pouvons consentir. »
20Falloux de poursuivre en avançant sa tactique :
« Cet invincible refus d’adhésion (...) il est de devoir et il est de droit de le rendre public pour le rendre efficace. Pour cela plusieurs moyens irréprochables : “Usons de la presse. Le Sénat admet et examine des pétitions : que des pétitions parviennent au Sénat, et sollicitent l’intervention des princes de l’Église (...). Le Corps Législatif compte plusieurs membres qui ont interpellé les commissaires du gouvernement ; que ces honorables députés soient de toutes parts invités à la persévérance, que le Corps Législatif entende de nouveau leur parole.” Il conclut son article en rappelant que “l’honneur de la vraie politique, c’est de se conformer le plus qu’elle peut à la morale éternelle et de diminuer chaque jour, en montant jusqu’à elle, l’intervalle qui les sépare.” Que cette pensée aussi juste que noble nous ranime, nous fortifie, nous guide le salut est là, tout entier. »
21Falloux espérait que ces thèses de la « Question Italienne » seraient entendues par une large audience. L’élection du Père Lacordaire à l’Académie Française lui en donna l’occasion. L’usage académique voulait que le Directeur de l’Académie Française annonçât l’élection d’un nouvel académicien à l’empereur. Falloux se rendit donc aux Tuileries où il rencontra Napoléon III. Après avoir commencé par la formule immuable, Louis Napoléon engagea la discussion politique : « Vous ne pouvez nier cependant que les partis ne cherchent à exploiter avidement les circonstances actuelles. »
22Falloux : « Je dirais alors qu’il ne fallait pas leur livrer ce prétexte, mais je répète que Votre Majesté s’abuse à ce sujet (...). J’ai été moi-même un gage près de lui du désir sincère des partis de rétablir l’ordre en France et de le fonder ; plus tard, quand les conditions du gouvernement ont été profondément modifiées, un certain nombre d’hommes se sont tenus à l’écart et n’ont jamais fait un acte ni un vœu contre la prospérité du pays. Mais encore faut-il que les conditions de la prospérité et de l’ordre soient maintenues et c’est ce que nous ne voyons plus depuis longtemps. »
23Napoléon : « Le clergé, au moins, n’avait pas à se plaindre de moi et il se montre ingrat dans ce moment-ci. »
24Falloux : « Le clergé a non seulement donné des preuves de déférence à l’Empire, mais je suis convaincu qu’il a souvent étonné et peut-être scandalisé l’Empereur par des empressements qui ressemblaient à de l’adulation. Je me bornerai à prendre pour exemple l’évêque de Rennes (...). Je suis parfaitement sûr qu’il se prononcerait, sans hésitation, en faveur des droits du Saint-Siège. »
25Napoléon : « Le Pape n’est pas raisonnable ; il n’a pas voulu m’accorder les choses les plus simples. »
26Falloux : « Cependant les pièces publiées en Angleterre font foi que le pape acceptait toutes les propositions de réforme et que c’est de l’ambassadeur de France qu’est venu le dernier refus relativement aux garanties de neutralité et d’inviolabilité de territoire. »
27Napoléon : « Monsieur de Falloux (...), j’ai toujours été lié à la cause de l’Italie et il m’est impossible de tourner mes canons contre elle. »
28Falloux : « Quand on a pointé les canons de Solferino, on n’a pas besoin de les tourner deux fois contre personne ; on a plus qu’à manifester ses intentions avec clarté et fermeté, elles sont alors écoutées par tout le monde. »
29Napoléon : « Ne croyez pas cela. Soyez sûr que les difficultés morales sont plus grandes que vous ne croyez et que la vraie manière de sortir du péril, c’était de discuter avec modération et de se prêter aux idées de transaction. »
30Falloux : « Je répèterai à mon tour, à l’Empereur que personne n’a cru ni voulu sortir de la modération et que personne n’a pu découvrir dans les plans mis en avant, jusqu’à ce jour, le moindre élément de transaction acceptable (...). J’ose demander à l’Empereur lui-même combien de temps il estime que le Pape pourrait vivre avec le Vicaire (Victor-Emmanuel) qu’il vient de lui donner ? »
31Napoléon, sur un ton tonique, répondit : « Oui, je conviens que cela ne peut pas aller. »
32Agréablement surpris, Falloux de déclarer : « Eh bien ! Sire, nous ne disons pas autre chose. »
33Napoléon : « Mais je pourrais, si on m’y aidait, proposer au Pape des échanges, car le pape ne peut plus conserver son territoire actuel. »
34Falloux : « Des échanges de territoire, Sire ! Si c’était à Jérusalem ou dans toute autre partie d’Orient, vous rencontreriez aussitôt la Russie et l’Angleterre. S’il s’agit d’échanges en Italie, comment donner au Pape des territoires qui ne fussent pas pris à un autre ; (...). Je ne puis voir là (...), que le commencement de difficultés nouvelles et inextricables (...). »
35Napoléon : « Ce sont des affaires qui se règlent en Congrès. » Falloux : « Que l’Empereur me permette donc de lui dire la seule solution praticable serait de s’arrêter et même de rétrograder dans la voie fatale où il est entré, voie aussi pleine de périls pour lui que pour la France. »
36Napoléon : « Oui, je sais bien qu’on met en cause ma dynastie et l’avenir de mon fils, mais je ne puis pas m’arrêter pour cela. Vous savez (...) que je n’ai jamais pris l’engagement, en faisant l’expédition romaine, de garder toujours au Pape ses États malgré ses sujets (...). Et le Pape ne peut garder ses États à lui tout seul. Voilà la vérité ! »
37Falloux aborda ensuite la question du traitement de l’Église. 1793 et 1830 hantaient l’esprit du catholique qui demanda ce qu’il en serait : « Donoso Cortès me disait en 1851 : « Nous assistons à la revue des ombres. Nous voyons l’ombre de la République ; nous allons voir l’ombre de l’Empire ; plaise à Dieu que nous ne revoyions pas l’ombre des persécutions de l’Église. » Je ne puis comprendre comment l’ombre de Pie VII ne suffit pas aujourd’hui pour arrêter l’Empereur. »
38Napoléon : « Il n’y aura point de persécution ; il n’y aura jamais de persécutions sous mon règne. »
39Falloux : « Sire, aucune volonté ne peut le garantir : les temps d’arrêt n’existent point sur la route où l’Empereur est entré depuis un an. »
40Napoléon : « Je ne me fais pas d’illusions là-dessus et je connais bien le parti révolutionnaire. »
41Falloux, d’un ton grave : « J’ai entendu, il y a dix ans, de la bouche même de M. le Président, cette parole : « Le nom de Napoléon discipline les masses. » J’accorde bien volontiers qu’il peut les regrouper et les émouvoir dans une démonstration de suffrage populaire, mais quant il s’agira de refouler et de dompter les convoitises et les ardeurs qu’on a tant surexcité il y a un an, ce nom y perdra son prestige et la société peut y périr. »
42Un long silence passé, Napoléon répondit : « Je ne me fais pas les illusions que vous supposez ; j’ai les yeux sur le péril. »
43Après quelques autres paroles, la discussion cessa, faute de nouveaux propos à échanger. Falloux quitta les Tuileries tout en songeant à Napoléon III. Il lui avait « paru atteint d’une évidente mélancolie » alors qu’« il cachait à peine la docilité pénible de son obéissance à des difficultés secrètes qu’il invoquait sans les articuler ». Mais il en était convaincu, « son parti était pris d’aller jusqu’au bout dans ce qu’il croyait devoir à l’Italie ». À sa sortie du palais, Falloux gagna le quai Voltaire où résidait Anatole Lemercier, député au Corps Législatif. Pénétrant dans le salon, il y trouva Lemercier en compagnie du député Keller, très catholique. Les deux hommes lui dire : « Eh bien ! Eh bien ! que s’est-il passé entre l’Empereur et vous ? »
44Falloux de leur répondre : « Quelque chose de si imprévu (...). Toutefois, je n’hésite point a vous donner immédiatement un conseil formel : redoublez de vigilance sur les intérêts religieux, et n’attachez pas trop de valeur à la solution qui vous a été solennellement annoncée par le discours impérial. Pendant que l’Empereur me parlait, la tête d’Orsini m’apparaissait au-dessus de la sienne, et c’est à Orsini que nous avons affaire, au moins autant qu’à Napoléon III. »
45L’entrevue dura encore un temps, puis Falloux s’en alla à son domicile de la rue du Bac. Le lendemain, il se mit en quête de trouver un lieu paisible et sain pour son épouse, toujours malade. L’hiver parisien s’annonçait, il ne manquerait pas d’être rigoureux. Il n’était pas rare de voir la Seine, toute proche, charrier des glaçons. Le froid et l’humidité incommodaient les Falloux. Le patriarche trouva, à Versailles, une maison avec jardin et des médecins compétents pour passer un hiver agréable. Parallèlement, Falloux envoya sa conversation fidèlement transcrite à Rome par le biais de M. de La Rochefoucauld, car l’archevêque de Paris Monseigneur Morlot avai refusé car il tenat à conserver sa liberté d’action compte tenu des événements italiens.
46La Rochefoucauld remit le compte-rendu à Pie IX, qui le lut avec une grande attention. Il sembla au messager qu’il était déterminé à résister.
47À Paris, le très catholique ministre de l’Intérieur Walewsky démissionna. Ne pouvant soutenir la politique de Napoléon III, son oncle, il quitta son gouvernement le 6 janvier. Les catholiques français commençaient à réagir. Ce que ne manqua pas d’apprécier Falloux, lorsque à l’annonce de la nouvelle il écrivit à Cousin : « La démission de Walewsky donne le dernier coup de pinceau à la situation et va, je l’espère, accélérer la résistance des catholiques. » Il décida que le moment était opportun pour s’adresser à l’opinion catholique. Le temps des engagements ne revenait-il pas ? Falloux décida d’écrire un article qu’il commença par cette prise de conscience : « Dans les époques de perturbations ou de révolutions passées à l’état chronique, la grande difficulté, c’est de connaître son devoir. » Il aborda ensuite l’attitude de la presse face aux événements d’Italie : « Une coalition d’éléments formidables, représentés par Le Siècle, Le Constitutionnel et La Patrie, fait sans cesse appel aux moyens de compression contre l’émission énergique de toute pensée favorable au maintien du Saint-Siège dans ses conditions normales », alors que « le silence est changé pour les uns en assentiment tacite ou formel, pour les autres en honteuse pusillanimité. » Falloux remarquait que la cause du Saint-Siège était défendue par le Courrier du Dimanche, en date du 1er janvier : « On lit dans le Courrier du Dimanche : (...) L’histoire a vu des siècles plus méchant que le nôtre, elle n’en a guère vu plus lâches, à ce point qu’un grand exemple de courage ressemblerait à un miracle, et que celui qui le donnerait paraîtrait inspiré par Dieu même. » Le catholique ultramontain dénonçait les arguments de fond avancés par les auteurs de la guerre :
« La religion n’est point en cause (...), la papauté n’est point en péril : il ne s’agit pour l’une et pour l’autre que d’une question de régime. C’est là affaire de réglementation administrative ou politique. Un pareil langage ne peut se tenir qu’en face d’interlocuteurs qui n’ont pas toute leur liberté pour y répondre. »
48Falloux aborda ensuite les enjeux du conflit ; il lui semblait important que les catholiques aient conscience que « notre siècle a vu, durant trente années, la lutte à jamais déplorable du droit et de la liberté ; ce qui commence aujourd’hui, c’est la lutte inverse, la lutte de la force et du droit, lutte qui (...) ne sera pas moins féconde en désastres. Dans cette lutte, c’est la société toute entière qui s’engage », que quiconque penchera du côté de la force donnera « raison à la force contre la liberté de la conscience (...), mais bientôt contre la dignité des caractères, contre la sûreté des intérêts, contre la vitalité des intelligences, et (...), contre l’avenir des nationalités ». Qu’il ne fallait pas omettre que « du jour où il sera établi d’un commun consentement que le domaine temporel du Souverain Pontife est à la merci de telle ou telle querelle (...), il n’y a plus, dans la société chrétienne, une sécurité légitime sur quelque possession que ce soit. Du jour où il sera établi qu’un commun consentement peut être dépossédé, qu’une autorité peut être méconnue (...), le dernier rempart de la société chrétienne, le dernier boulevard de la civilisation, le dernier refuge de l’inviolabilité morale, auront disparu de ce monde ». Il convenait dès lors de rester catholique, ultramontain et inséparatiste sur la cruciale question du pouvoir temporel : « Consentons-nous, comme catholiques, comme citoyens, comme Français, à sa dépossession partielle ou totale ? (...) Nous n’y devons pas, et par conséquent, nous n’y pouvons pas consentir. »
49Rome pontificale avait besoin de tous ses enfants.
50Falloux voyait que la situation politique changeait en profondeur. Napoléon III avait distribué une nouvelle donne, il fallait aux légitimistes l’accepter pour pouvoir rester dans la partie. Aussi, convia-t-il le marquis de La Ferté et le comte de La Ferronnays à venir s’entretenir avec lui en sa retraite versaillaise. Le déjeuner fut propice à la discussion. Les deux convives confirmèrent le maintien de la consigne d’abstention exigée par Chambord. Falloux, avec ardeur et conviction, avança son opinion ou plutôt la tactique à suivre :
« On a pu croire, et pour mon compte j’ai cru, dans une certaine mesure, que l’Empire durerait peu (...). Le contraire est arrivé (...). M. le comte de Chambord peut donc reconnaître aujourd’hui qu’il s’est trompé en isolant absolument son parti au sein de la nation (...). En outre, il est peut-être dangereux pour un prince de se déjuger publiquement ; ce qui lui fait un devoir d’y regarder à deux fois au moins avant de s’engager (...). Ne serait-il pas simple et noble que M. le comte de Chambord vous permit de tenir à ses amis un langage analogue à celui-ci : « Tant que les questions ont été purement politiques, je me suis cru le droit d’avoir et de donner mon avis ; mais aujourd’hui les questions sont toutes religieuses ; chacun ne peut plus relever que de sa conscience et je dois rendre à tout le monde sa liberté ! » (...) La situation actuelle ayant été créée sans nous et malgré nous, comment le Prince n’apercevrait-il pas le magnifique rôle qui échoit à son parti ? Ses amis vont se trouver au premier rang des promoteurs de la revendication de la liberté religieuse et de la renaissance de la liberté politique. »
51Puis Falloux aborda la dimension géopolitique du Risorgimento en confiant à ses hôtes : « Et si nous parvenions à conjurer ainsi l’unité italienne, c’est-à-dire la création d’une nationalité de vingt-cinq millions d’hommes à notre frontière, Dieu seul sait de quels malheurs imminents nous préserverions la France ! » Falloux aborda ensuite la réalité politique française à venir : « Si vous laissez M. Thiers et ses amis arriver seuls au Corps législatif, comme champions des libertés et des prérogatives parlementaires, vous mettez entre leurs mains un levier politique dont ils useront sans vous et peut-être contre vous. » Sur ces propos, les interlocuteurs de Falloux s’engagèrent à remettre au comte de Chambord les observations de Falloux.
52Quelques jours plus tard, sur les conseils de ses médecins versaillais, Falloux partit pour la Savoie, à Saint-Gervais, pour une cure thermale. Aux dires des praticiens, les eaux de Saint-Gervais étaient fort bonnes pour la névralgie. Arrivé à la station thermale, il rencontra son ami le duc de Maillé. Apprenant que le comte de Chambord était à Lucerne, en Suisse, Falloux lui demanda une audience par le biais de Maillé. Arrivé en gare de Lucerne, les émissaires de Chambord l’avertirent que leur maître lui avait réservé une chambre dans son hôtel. Falloux, touché de l’honneur que le Prince lui manifestait, se rendit à l’hôtel où il fut introduit auprès du Prétendant, dans son cabinet. Le Prince fut cordial envers Falloux, dont l’attitude respectueuse n’eut d’égale que sa détermination à exposer sa stratégie au « général en chef ». Celui-ci écouta attentivement et remercia Falloux de sa démarche.
53Mais qu’avait à attendre Falloux de son Prince, qui commenta dans son journal intime, à la date du 31 août 1856, l’action politique de Falloux en ces termes : « C’est très perfide et cela frise la trahison. »
54Le lendemain, Chambord, sa sœur la duchesse de Parme, son épouse, le carré des fidèles partisans et Falloux se rendirent à la chapelle de Lucerne, pour y entendre la messe donnée en l’honneur des Gardes Suisses morts le Dix Août 1793, lors de l’invasion des Tuileries par les parisiens et les volontaires marseillais. La Monarchie en exil n’oubliait pas ses martyrs, elle n’oubliait pas son martyr dans un culte de la mémoire. Falloux ressentit une forte émotion : cette cérémonie rappelait les heures sombres de la monarchie française, mais aussi les heures sombres de la Famille Falloux ; Loyde de Ficte de Soucy épouse de Guillaume Falloux du Coudray et mère de Falloux avait été une vétérante de cette journée tragique. Elle aurait été massacrée, elle et sa mère Renée Suzanne de Ficte de Soucy, grand-mère de Falloux, sans la compassion et l’esprit de « patriotisme local » d’un garde national angevin. Cette messe était aussi pour lui celle des martyrs familiaux. Le temps du départ arriva. Le comte de Chambord embrassa Falloux puis lui confia : « Au revoir, en France ! » Falloux regagna Saint-Gervais, afin de terminer sa cure, puis après quelques jours retourna au Bourg d’Iré.
55Le Risorgimento poursuivait son cours : au printemps 1860, l’annexion par le royaume du Piémont des États princiers et des « Légations » ou territoires pontificaux étaient réalisée. Partout les plébiscites organisés furent triomphaux pour l’Unité. Il fut donc créé un Royaume de Haute-Italie sous l’égide de Victor-Emmanuel. Mais la partie méridionale de la péninsule italique ainsi que la Sicile restaient en dehors du Royaume de Haute-Italie. Aussi Cavour œuvra-t-il, comme à son habitude, avec discrétion et efficacité. Il encouragea secrètement le républicain Garibaldi à conquérir le puissant royaume de Naples et la Sicile. Rallié depuis son retour dans la péninsule italique à la cause du Piémont, le révolutionnaire niçois entamait l’achèvement de l’unification de la péninsule. Les 5 et 6 mai 1860, les garibaldiens embarquèrent à Quarto près de Gènes pour Marsala en Sicile. « L’expédition des Mille » commençait au cri de « Italie et Victor-Emmanuel ! » La conquête de la Sicile fut foudroyante : commencée le 11 mai, elle s’acheva deux mois plus tard, le 20 juillet par la victoire garibaldienne de Milazzo et l’auto-proclamation de Garibaldi « dictateur de la Sicile ». Toute aussi foudroyante fut la conquête du royaume de Naples : débarqués le 20 août 1860 en Calabre, les garibaldiens entrèrent triomphalement à Naples le 7 septembre tandis que François II fuyait à Gaète.
56Garibaldi ne voulut pas s’arrêter en si bon chemin. Tel Jeanne d’Arc pour le royaume de France, il voulait libérer la capitale du futur Royaume d’Italie et faire couronner roi Victor-Emmanuel. Rome était maintenant le nouvel objectif. La « bête » se rapprochait de sa proie.
57Une vision de l’achèvement du Risorgimento que ne pouvait partager Cavour puisque jamais la France, « fille aînée de l’Église », ne tolérerait que violence soit faite à Rome. Elle ne l’avait pas secourue en 1849 pour l’assassiner en 1860. Cavour ne voulait pas rompre avec son alliée. À Rome, sentant la menace, se remémorant sans doute le compte-rendu d’Alfred de Falloux et conscient de l’impuissance de son pouvoir spirituel, le pape accepta de recourir à la force pour défendre ce qui restait de ses États. Monseigneur de Mérode, haut prélat belge et membre de la Curie Romaine, fut donc autorisé à créer une armée pontificale. Il prit la fonction de Pro-Ministre des Armes et organisa le Bataillon des Franco-Belges qui devint le « Régiment des Zouaves Pontificaux », constitué exclusivement de recrues issues de la jeunesse catholique européenne. À leur tête, le prestigieux général angevin, voisin amical de Falloux au Bourg d’Iré, Lamoricière.
58Admiratif de l’engagement de Lamoricière, qu’il considérait comme « l’un des plus grands actes d’abnégation du siècle », Falloux ne participera pas à la lutte armée. Sa santé fragile ne le lui permettait pas et il était davantage de l’aristocratie de robe que d’épée. En cela il s’inscrivait en contradiction avec son père, mais dans la continuité avec ses ancêtres.
59Débarqué le 27 mars 1860 à Ancône, Lamoricière arriva à Rome le 2 avril où il prit la charge de Commandant en chef. Il y fut rejoint par le comte de Quatrebarbes, qui occupa la fonction de Major et de gouverneur d’Ancône. L’armée pontificale rassemblait 6 600 hommes répartis en 11 bataillons et un peloton de Dragons en guise de cavalerie. Elle était équipée de vieux fusils et de vieux canons. Trop faible en effectif, l’armée fut portée à 25 000 hommes. Pour ce faire on fit encore appel au volontariat : les « Zouaves Pontificaux » rassemblèrent 5 000 Autrichiens, 4 000 Suisses, 3 000 Irlandais et plusieurs centaines de Français dont beaucoup d’angevins, comme Henri de La Béraudière, Maurice de Candé, Henri de Maillé, Georges de Caqueray, Zacharie Du Réau et Louis d’Andigné, Antoine de Cambourg.
60Début septembre 1860, l’armée piémontaise envahit les Marches et l’Ombrie alors que la flotte pilonnait de ses 650 pièces de canon la ville portuaire d’Ancône. Optant pour la contre-offensive, Lamoricière décida d’attaquer les Piémontais. L’affrontement eu lieu à Castelfidardo, le 18 septembre 1860. Ce fut un désastre pour les zouaves pontificaux.
61Falloux ne put que considérer la défaite comme « le glorieux échec de La Moricière ».
62Les Marches et l’Ombrie furent occupées, Ancône farouchement défendue par Quatrebarbes capitula le 29 septembre. La route de Naples était ouverte. Le 26 octobre, à Teano au nord de Naples, Victor-Emmanuel rencontra Garibaldi. Formidable rencontre symbolique entre le « Charles V du Risorgimento » et la « Jeanne d’Arc du Risorgimento ». Le 7 novembre, Victor-Emmanuel de Savoie, roi de Haute-Italie entrait triomphalement à Naples au côté du « Héros des Deux-Mondes ».
63Tirant le bilan de la désastreuse année 1860, Falloux et les catholiques décidèrent de continuer la lutte par la parole. Falloux était pour encourager les candidatures catholiques pour les prochaines élections législatives et, pour soutenir les députés Keller, Lemercier et Kolb-Bernard présents à la Chambre. À l’action politique, il décida d’associer l’action journalistique : par la plume défendre ses idées ! Falloux rédigea un article sur la situation italienne, qu’il intitula Antécédents et conséquences de la situation actuelle. Partant du principe qu’« en politique conseiller c’est aider », Falloux adressa son article au gouvernement et au pays : « Il faut aujourd’hui que cette politique elle-même consente à jeter un regard en arrière sur le chemin parcouru, que notre pays à son tour connaisse bien la voie dans laquelle il s’est engagé. » Une interpellation que justifiait l’état de l’opinion publique : « Seule, la guerre d’Italie a eu le triste privilège de susciter, dès qu’on l’entrevit à l’horizon, réprobation et alarme », car « en effet, les événements qui se précipitent aujourd’hui sont venus à pas lents et de loin ». Le traité de Villafranca était dénoncé comme ne devant « recevoir aucune exécution » du fait même que la France ne l’appliquerait pas. Cette attitude diplomatique apparaissait comme une fourberie pour Falloux, parce qu’elle « affectait de réclamer des réformes, et reculait quand elle paraissait sur le point de les obtenir ». Attitude condamnable entre toutes du fait que « trois intérêts fondamentaux sont engagés dans la lutte qui se prépare » à savoir :
« Quel catholique (...) pourrait admettre que les intérêts du Saint-Siège sont sauvegardés parce que la sécurité personnelle du Saint-Siège est garantie ? (...) La sécurité du Saint-Père ! (...) c’est sa souveraineté ; sa souveraineté, c’est son indépendance ; sa souveraineté et son indépendance, c’est la liberté et la dignité du moindre et du plus humble des catholiques (...). Quant à l’Italie (...). Nous aussi, nous avions voulu la grandeur et l’influence du Piémont, mais nous les avions entrevues dans un rôle diamétralement opposé à celui que vous lui avez fait jouer (...). Que lui manquait-il donc pour être, dans la haute acceptation de ce mot, l’initiateur de l’Italie, Rien ! rien qu’un peu de patience, un peu d’équité, un peu de ce culte et de ce respect des idées (...). Qu’au lendemain du désastre de Novare le Piémont se fût persévéramment et modestement appliqué au développement de ses institutions ; qu’il eût vécu quelques années seulement de cette vie normale, noblement laborieuse et pacifiquement progressive, quinze années lui eussent suffit pour devenir le sujet d’envie, le modèle et bientôt le régulateur, même involontaire, des destinées de l’Italie. » Revenant sur les événements, Falloux dénonçait la soumission des élites à l’esprit du siècle : « Ce qui distingue, d’une façon qui épouvante l’esprit, l’œuvre à laquelle nous assistons, c’est que la résistance n’est nulle part, et que la complicité est partout. La résistance n’est plus dans les rois (...), elle n’est plus dans les gouvernements (...), qui se cramponnent à un absolutisme sans intelligence (...), elle n’est plus dans cette presse qui ambitionnait jadis le double titre de conservateur et de libéral. Enfin (...), la condescendance s’est glissée chez quelques-uns des vénérables gardiens de la conscience publique (...). Leurs félicitations auront accompagné jusqu’à sa dernière étape la politique qui devait infailliblement aboutir à la destruction du Saint-Siège ! »
64Falloux concluait par un cri de rage et d’optimisme : « Que les triomphateurs du moment se plongent jusqu’à l’ivresse dans les délices de l’iniquité victorieuse ! (...) Ils ne détrôneront pas Dieu. Dieu les voit et les juge. » Le catholique exprimait une profession de foi ultramontaine et inséparatiste : « Nos cœurs resteront plus fidèles que jamais à Pie IX (...), dont l’incomparable dévouement (...), console notre foi de catholiques et notre honneur de français. » Le martyr du Souverain Pontife ne manquait pas de toucher en profondeur l’ultramontanisme du catholique libéral.
65En janvier 1861, Cavour organisa des élections générales dans toute la péninsule. Pour la première fois, on votait dans la botte italienne. Pour la première fois, les italiques devenaient des italiens. Pour la première fois, depuis l’Empire Romain la péninsule était unifiée. Pour la première fois, elle avait un parlement national. Celui-ci proclama le 17 mars Victor-Emmanuel Roi d’Italie par « la grâce de Dieu ». L’événement le consacra « Père de la Patrie ». La constitution du royaume italien déconcerta Falloux qui présageait les pires conséquences : « Quand tombe la clef de voûte, la voûte entière s’affaisse » car « il serait absolument impossible que les états chrétiens de l’Europe survécussent à la ruine des états de l’Église ».
66Le « sacre parlementaire » de Victor-Emmanuel marquait le triomphe du Risorgimento, la « bête » avait dévoré Rome ! Cette Rome pontificale dont « le rôle qu’elle occupe dans le monde depuis 18 siècles » est « celui de la capitale de la République universelle chrétienne. » Qu’adviendra-t-il du rôle temporel du Pape ? Falloux ne pouvait manquer d’être inquiet, comme en 1849. Sans doute pensa-t-il à l’une de ses réflexions faites en 1849, sur l’avenir de Rome : « Les romains appellent eux-mêmes la servitude, la captivité de Babylone ? C’est l’époque où Rome a été privée de ses papes. » C’était l’Europe qui en était privée.
67Falloux vouait au pape Pie IX un culte religieux, plutôt que doctrinaire. Pour lui le Souverain Pontife, devenu le cœur de la spiritualité catholique depuis 1789, était « le premier de tous les portes-croix du Christ ».
68Ces événements contribuèrent à forger dans la conscience catholique l’image d’un pape martyr : condamné par « Ponce Pilate » et les « Grands Prêtres du Temple »1, Pie IX avait gravi le Golgotha, maintenant commençait sa crucifixion, dont Rome était la croix. Un pape messianique montrant la voix aux fidèles. Pour Falloux comme pour les catholiques, le pape était légataire de 1000 ans de christianisme, et gardien de l’héritage des chrétiens. Une mission pontificale que Falloux résumait en ces termes : « le Pape-Roi. » Il reconnaissait aux successeurs de Pierre la légitimité de représenter le droit chrétien « dans toute sa pureté ». Or ce droit était bafoué dans son domaine temporel. Qu’en serait-il du Pape dans l’avenir ?
69Que penser de l’Église de Rome ? De cette Église frappée au cœur. Qu’en serait-il de son influence temporelle ?
70Des questions auxquelles Falloux apporta des réponses dans Itinéraire de Turin à Rome.
71Menée par la France et la Savoie, la guerre d’Italie consacrait le triomphe du Risorgimento dans la péninsule.
72Montebello, Palestro, Magenta, Castelfidardo et Solferino sonnèrent le glas des États Pontificaux. Le Risorgimento marchait victorieusement sus au pouvoir temporel. Vaincu, humilié, Pie IX en était réduit à résister dans Rome encerclée par un royaume d’Italie en quête d’une capitale.
73En ce printemps 1862 sur la route qui le menait une fois de plus à Rome, Falloux ne pouvait s’empêcher de penser à tous ces événements. Plus que jamais il considérait la ville comme un refuge, un point d’appui où reposer les convictions ébranlées, une source où abreuver une espérance desséchée. En ces mois de mai et de juin, la Ville Éternelle s’animait de festivités religieuses. Là, en ce lieu, en ces instants, Falloux trouvera à ressourcer sa spiritualité, à raffermir sa combativité. Le catholicisme libéral et la papauté exigeaient un engagement total.
74Rome apportait le bien-être dont Falloux avait besoin. Sa santé fragilisée par une névralgie tyrannique s’améliorait, son corps se raffermissait, son esprit se libérait. Le charme mystique de la ville opérait comme un baume. Pour lui Rome incarnait le Pape ; Le Souverain Pontife représentait le droit chrétien « dans toute sa pureté ». Rome était pour Falloux l’âme de l’Église à laquelle, et non au pape, il conférait l’infaillibilité : « L’Église comme la vérité (...), n’a jamais raison à demi. » L’Église devait être l’âme de tous les états, leur force et leur conscience puisqu’« au milieu du chaos des sectes diverses, l’Église catholique (...) a le monopole de la raison (...). Ce n’est pas le raisonnement avec ses aberrations, c’est la raison elle-même ». En conférant l’Infaillibilité à l’Église Falloux s’inscrivait contre l’esprit du futur concile de Vatican I.
75La Ville Éternelle ne manquait pas de provoquer, comme à l’accoutumée chez Falloux, de vives émotions. Il vivait, il sentait Rome avec une grande charge émotionnelle. N’était-elle pas le cœur de la chrétienté contemporaine ? Le Pape n’y résidait-il pas ? Le Risorgimento n’en avait-il pas fait un lieu de martyr ? Falloux concevait Rome comme une cité mutante perçue sous un angle tridimensionnel avec une Rome antique côtoyant une Rome pontificale et une Rome contemporaine.
76Falloux portait sur ce lieu de mémoire un regard classique : « Le sol de Rome n’est pas seulement un trône, c’est encore un livre. » La ville revêtait alors une dimension mythique :
« Le sol de Rome est à lui seul une puissance, une voix, une force divine, qui se rient et des ambitions piémontaises, et « des Droits de l’Homme », et des césars romains. Pour briser cette puissance (...) il faudrait raser de fond en comble la Ville Sainte. »
77Comme protégée par son antique Pomerium, Rome se dressait tel un roc défiant les flots tumultueux de cette époque hostile.
78Arpentant les rues animées par les manifestations religieuses et les scènes de piété de la foule romaine, Falloux s’enfonçait dans ses méditations : Rome antique lui semblait « une certaine figure de la chrétienté, comme Jérusalem est celle de l’Église. Romulus qui tue son frère, rappelle involontairement les massacres du Colisée, et figure la mort de Paul, frère, lui aussi, de César, qui l’égorge quant il veut franchir l’enceinte de Rome. Grâce à ces analogies les Papes ont pu christianiser les emblèmes et les formes de l’Empire Romain. »
79Ces mois de mai et de juin 1862 revêtaient un caractère particulier : Pie IX canonisait.
80Le 18 mai, le Pape se rendit à Sainte-Marie-Majeure où le Saint Sacrement était exposé pendant les préliminaires de la canonisation. « C’était la première fois que je voyais Pie IX » déclara Falloux sous l’émotion.
81Le 26 mai fut consacré à Saint Philippe de Néri : installé sur les contreforts du fort Saint-Ange, Falloux embrassait « d’un seul regard, la longue rue qui mène au Vatican et celle qui prolonge le pont. De riches tentures descendaient de chaque fenêtre et dessinaient au loin la voie papale ». L’émotion le gagna lorsqu’« un coup de canon annonce le départ, et le pape débouche de la place Saint-Pierre. La foule agitait ses mouchoirs et ondulait comme la vague sous la main du pontife. À son approche, on jonchait de fleurs la voie papale ; on se prosternait en silence. » Le spectacle de cette foule où « de mille poitrines gonflées par une sainte émotion sortait ce cri victorieux : Vive le Pape-Roi ! Vive la France catholique ! » enchantait Falloux. Son attention se porta machinalement sur le cortège : « Le carrosse papal s’avançait lentement, précédé de jeunes romains portant des drapeaux jaune et blanc. » Comme le voulait l’usage, la voie empruntée était recouverte d’une légère couche de sable fin et doré. Falloux admira le cortège qui avançait dans toute sa magnificence, en grand gala :
« Un écuyer, précédé d’un peloton de dragons et suivi d’une voiture à deux chevaux de la maison pontificale, ouvrait la marche. Quatre gardes-nobles venaient ensuite ; puis le prélat porte-croix monté sur une mule blanche conduite par deux palefreniers à pied, tête nue et portant la livrée cramoisie du Pape. La voiture pontificale suivait immédiatement le glorieux étendard de l’Église de la chrétienté (...) la voiture du Pape est un vaste carrosse à glaces, tout éclatant de dorures et doublé au dehors et au-dedans de velours cramoisis, couleur de sa maison. Sur le devant la tiare et les clefs, soutenues par deux anges, remplacent le siège. En arrière, l’aigle, symbole des choses divines, déploie ses ailes à la place occupée d’ordinaire par les valets de pied. Le carrosse est traîné par six grands chevaux noirs richement caparaçonnés (...), de nombreux valets de pied marchent aussi tête nue, en avant, en arrière et de chaque côté de la voiture. »
82En ces instants il côtoyait la Rome pontificale ; le Vatican, cette « forteresse du catholicisme » n’était qu’à une faible distance du fort Saint-Ange. Là, sous son regard, la Rome pontificale et la Rome antique ne faisaient qu’une. Le passé uni au présent pour former la Rome contemporaine que Falloux voyait comme un refuge :
« La révolution l’a si bien compris, que (...) elle n’admet ni les croix ni les processions extérieures, ni rien de ce qui rappelle le Christ sur la terre (...). Rome est à l’abri de ces apostasies. On s’y fait gloire d’y obéir partout au Christ et à ses ministres, et l’on est chrétien sur la place publique non moins que dans le temple. »
83La procession de la Saint Néri suivait les traces du saint, d’où la « visite des sept églises » qui en était une étape majeure. Leur visite était l’une des principales dévotions de Rome ; Falloux n’y dérogea pas.
84La journée du 29 mai était consacrée à l’Ascension. Le Pape se rendit à Saint-Jean de Latran en grand gala pour assister à la messe et donner sa bénédiction du haut de la grande loge. « Dans ces jours solennels, le Roi-Pontife se montre dans toute sa splendeur de son sacerdoce royal » ne put s’empêcher de penser Falloux. « Le Pape arriva vers dix heures à la basilique. Il se rendit d’abord à la sacristie, où l’attendait le Sacré-Collège ; revêtit la tiare et la chape, et, précédé du prélat porte-croix, entra dans l’église sur la sedia gestatoria. Assis sur un trône porté par douze sédiaires revêtus de l’éclatante livrée cramoisie de sa maison (...). La messe fut chantée par un cardinal (...), après la messe, le Pape, entouré des cardinaux, des évêques, des auditeurs de rote, des référendaires, des camériers ecclésiastiques et d’épée, remonta sur la sedia pour se rendre à la grande loge et donner la bénédiction urbi et orbi (...). Il prononce, d’une voix harmonieuse et vibrante qui retentit au plus lointain de la place, la bénédiction qui donne la vie à la ville et au monde (...). Entouré du Sacré-Collège et de l’épiscopat prosternés à ses pieds, le Vicaire du Christ rappelait l’ascension de son Maître. Aussi, après la bénédiction, pendant que le canon gronde, de toutes les poitrines s’échappe un cri (...) : Vive, vive à jamais le Pape-Roi ! »
85Le 5 juin 1862, Falloux inscrivit le Colisée à ses visites. Il considérait le monument comme le véritable et antique « calvaire de l’Église ». Ne fut-il pas le lieu d’affrontement entre les Chrétiens et les Païens ? La vérité n’était-elle pas que « (...) la lutte des deux sociétés ennemies qui se mêlent, sur la terre, comme deux armées aux prises, n’a jamais été plus (...) significative, et plus sanglante qu’au Colisée » ? Pénétrant dans le sanctuaire, Falloux fut saisit d’une vive émotion. Ses pensées allèrent immédiatement à l’Église : « Par le martyr de ses Pontifes, de ses vierges, de ses fidèles, l’Église romaine conquit la liberté d’abord, puis la royauté que lui a léguée le Christ et qu’elle partage avec ses enfants, car “servir Dieu, c’est régner”. »
86Par son histoire et son atmosphère le lieu était pour la foi de Falloux « le lit nuptial et sacré où l’Église catholique romaine, notre mère, nous a engendrés ». L’édifice bouleversa profondément Falloux. Lieu de mort et de résurrection, le gigantesque autel de l’holocauste des chrétiens lui paraissait être le berceau du Catholicisme.
87L’esthétisme du monument ne le laissait pas indifférent : « Le matin (...) gigantesque ossuaire de Rome païenne (...). La nuit (...) l’amphithéâtre a toute son amplitude et cette poésie divine. »
88Après la visite du Colisée, la journée se termina par le chemin de la croix des pèlerins :
« À six heures du soir, des milliers de pèlerins s’étaient réunis à la voix de Mgr l’évêque de Tulle pour faire le chemin de La Croix (...). Étrangers, romains, évêques et simples fidèles, prêtres et laïques, religieux et zouaves, hommes et femmes de toute langue et de toute nation remplissaient le cirque (...). Après les quatorze stations du chemin de croix, Mgr l’évêque de Tulle monta sur l’estrade : (...) Ici, notre race est tombée ; elle se relève ici (...). Mais voici de nouveaux venus ; ils sont nourris de lumière, ils marchent comme des dieux. Remplis du divin, ils ne viennent pas nourrir, mais conquérir l’impérissable vie. C’est la race qui se relève : ce sont les immortels. Ils saluent non César, mais le Christ (...) ; ils meurent, mais pour revivre immortels : Non morituri salutabant (...). L’orateur ne faisait que ramener à l’unisson les vibrations que la vue seule de l’amphithéâtre et de l’assistance produisait dans tous nos cœurs (...). Nos genoux pressaient une terre imbibée d’un sang sacré, ce sang criait bien plus haut encore que nous : Nous vous adorons, ô Christ ! et nous vous bénissons, parce que vous rachetez le monde par votre sainte croix ! »
89Une ferveur mystique que le contexte politique venaient assombrir : « En priant, avant tout, le Christ de sauver nos âmes, de préserver l’Église, nous lui demandions aussi de sauver les États et la royauté de son Vicaire, nécessaire aujourd’hui à son indépendance spirituelle. » Falloux concevait l’indépendance de l’Église à travers l’inséparatisme du Temporel et du Spirituel incarné dans Rome, foyer du catholicisme contemporain.
90Une inquiétude oppressante : « On sentait rôder autour du patrimoine de Pierre, palladium de tous les patrimoines, le lion qui cherche sa proie (...). » Les patriotes italiens scandaient maintenant « Rome ou la mort » !
91L’inquiétude laissa place à l’espoir, Falloux se ressaisit, rassuré parce qu’« assurément, Rome alors n’avait rien à craindre, défendue qu’elle était par les prières de trois cents évêques et par les anges de leurs églises ».
92« En quittant l’enceinte sacrée » la pensée de Falloux « se reporta tout entier sur le Pape (...). Quelques jours avant, je l’avais vu dans tout l’éclat de son sacerdoce et de sa double royauté, précédé (...) de son porte-croix. » Une réflexion qui confina à la révélation :
« (...) Je compris que la croix est tout ensemble un autel pour la victime, et pour le prince un royal étendard (...). La croix alors m’apparut comme le seul asile de l’Europe, et c’est en pensant à la terre, en pensant à l’Italie et à la France, à l’Europe et au monde, que je répétai au fond de mon cœur : Salut, ô croix, notre unique espérance ! »
93La visite de la ville occupait la plus grande partie d’un séjour de pèlerinage. Rome se dévoilait à Falloux dans toute sa dimension chrétienne : l’antique Capitole lui apparut comme « la figure prophétique de l’Église », les saintes églises de Saint-Pierre de Rome et de Saint-Jean-de-Latran où « Charles d’Anjou, frère de saint Louis, reçut l’étendard qui l’investissait du royaume des Deux-Siciles », Saint-Paul-hors-les-Murs, les obélisques des places, les marbres des plaques commémoratives, le Forum et le Colisée, les chambres des saints, les palais aux riches peintures, la place Trajan qu’il considérait comme « le berceau officiel de la chrétienté », le sol même de la ville, « partout, ici, l’unité est dans la variété ; partout l’harmonie ; partout (...) le Catholicisme » dans ses « monuments du droit chrétien ».
94Falloux aimait cette cité où la société était organisée selon ses goûts : une ville qui était « la cité du Prince de la paix, et par conséquent de l’ordre ; car la paix est à ce prix. Ici, chacun est à sa place et chacun est en son lieu ».
95Ces moments de communion avec la Ville Eternelle apportaient calme et détente au corps meurtri du névralgique, espérance et vigueur à la foi du catholique romain.
96Rome : caput rerum !
97La journée du 8 juin 1862 marqua le point culminant des festivités : Le Pape canonisait.
98Falloux se rendit place Saint-Pierre, toute pavoisée : « À l’extérieur était appendu sous la loge papale une bannière couverte d’un voile » qui devait s’abaisser au moment du jugement rendu par le Pape, « pour laisser voir les vingt-sept Saints dans la gloire. Le Souverain Pontife avait porté son choix sur les missionnaires d’Asie martyrisés au XVIe siècle. Magnifique démonstration de communication entre Dieu et son Église pensa Falloux :
« La canonisation des Saints a toujours quelque chose de providentiel. C’est un nouveau secours que Dieu donne à son Église, des exemples en harmonie avec les vertus qui sont les plus nécessaires aux fidèles dans la circonstance où l’on se trouve. »
99Comment ne pas faire appel à un guide en ces moments où le naturalisme triomphait ? Cette question interpella Falloux qui se rassura à la pensée que « la proclamation du dogme de l’Immaculée-Conception qui est une canonisation suréminente (...) répond admirablement à la plaie du naturalisme contemporain », que « pour guérir cette plaie, suite directe du péché originel, Dieu nous a envoyé le secours dont le monde avait besoin ; il nous a envoyé la Vierge ».
100Comment ne pas voir, ne pas comprendre que le salut de l’Europe était là dans cette chrétienté que l’on mettait à mort ? L’Église devait rester l’âme des états européens ! Comment ne pas voir que « plus l’Europe tardera à revenir à l’ordre en rétablissant l’union nécessaire du divin et de l’humain (...) plus tardera la victoire. Sans l’Église, l’État est exposé à toutes les erreurs et par suite à tous les maux, car il manque et d’une sagesse infaillible et d’une force invisible ». Falloux restait convaincu de ce qui lui paraissait un fait logique et historique :
« L’Italie, dont Rome est la tête, représente (...) l’ordre spirituel, le sacerdoce, l’Église ; tandis que la France représente plus particulièrement l’ordre temporel réparé par le Christ ou la Chrétienté (...). L’Italie, c’est Pierre ; la France, c’est Paul. Il faut donc à tout prix que Rome soit au Pape (...) pour qu’un césar quelconque ne soit pas tenté de ressusciter la bête, qui broyait les nations. Avec le Pape, tous les peuples grands et petits sont libres ; car, par suite de la distinction des puissances, fondement de la civilisation chrétienne, le Pape ne pouvant pas être Empereur, est dès lors dans l’impossibilité de dominer le monde. D’autre part, le successeur des Césars, ne pouvant pas trôner à Rome tant que le Pape y réside, est dans la même impossibilité. »
101En ces heures fatidiques pour le catholicisme, Falloux s’inscrivit dans l’Inséparatisme : Rome, caput mundi ! Cette conception de Rome et de la chrétienté prend une signification politique et historique à travers le règne d’Henri IV, si symbolique des rapports entre Rome et la France car « l’union des deux peuples est indissoluble, comme l’union de l’Église et de la Chrétienté qu’ils personnifient ». Le règne de ce roi de France, dont le comte de Chambord était le descendant, représentait pour Falloux la quintessence des rapports franco-romains ; plus particulièrement le projet d’union de l’Europe avancé par Sully : le « Grand dessein » qui se basait sur une Europe unie autour du Pape et de la France contre des adversaires non européens. Cette vision de l’Europe unifiée, Falloux la faisait sienne. L’avenir du continent s’inscrivait dans cette approche car « la monarchie universelle est une absurdité, l’histoire le prouve (...). En faisant la guerre à des états chrétiens, on ne peut jamais obtenir que de faibles agrandissements. La guerre devrait être dirigée uniquement contre des nations barbares ».
102Vint le temps de repartir pour la France, non sans nostalgie.
103Que de pieuses émotions, que d’allégresse, que d’espoir en l’avenir n’avaient produit chez Falloux ces mémorables journées : « Ces marches triomphales – celle surtout du 26 mai – ne sortiront jamais de ma mémoire et de mon cœur. »
104Le catholique, de retour en France au début de l’été 1862, écrivit un article intitulé Itinéraires de Turin à Rome dans lequel il louait le catholicisme. Le Correspondant le publia. Or « le succès de l’article dépasse beaucoup mon attente » écrivit Falloux à Rességuier, « et me porte en train d’un autre projet, dont la première idée m’a été suggérée à son insu par l’abbé Meignan qui était au Bourg d’Iré (...). Il s’agirait de réunir en un petit volume portatif et bon marché mon discours de 49 et tout ce que j’ai publié dans Le Correspondant sur la question romaine, y compris une portion de la préface du Père Lacordaire. J’ajouterai quelques pages pour servir de lien, et j’intitulerai le tout : Itinéraires de Turin à Rome ».
105Ses sensations, ses convictions, Falloux ressentit le besoin et la nécessité de les communiquer à ses contemporains. Il décida d’écrire un ouvrage où seraient exprimées les sensations ressenties, les émotions vécues, le vrai visage de Rome. Un ouvrage qui soit le témoignage d’amour et de foi d’un catholique romain envers son Église. Falloux resterait en conformité avec son époque marquée par une piété romantique.
106La rédaction en fut rapide : la foi du croyant la facilita, l’espoir du militant la motiva. L’ouvrage relatait le séjour italien de mai et juin 1862. Toute l’affaire d’Italie était présentée de manière à justifier les rapports des catholiques libéraux avec Rome. L’ouvrage traduisait un attachement mystique à Rome propre à l’Ultramontanisme. La Ville Éternelle y apparaît dans toute sa dimension de lieu de mémoire et de foi. Le livre était une condamnation de la Guerre d’Italie et de la position française en faveur du Risorgimento. Il atteste du positionnement du catholicisme libéral dans l’ultramontanisme : à la formule « l’Église libre dans un état libre » de De Turin à Rome ajoute, comme en complément, la formule « Rome libre dans des États Pontificaux libres ».
107L’œuvre parut dès 1865 chez l’éditeur catholique Douniol. Son audience fut certaine dans le milieu catholique qui resta cependant dubitatif quant à son message. L’auteur se présentait comme catholique romain et séparatiste, mais n’était-il pas catholique libéral ? Le lectorat ne retint que cette facette : le succès fût mitigé.
108Dans la Question Romaine, les catholiques libéraux ne divergeaient pas des catholiques intransigeants : Rome était fédérateur.
Le discours de Malines de 1863
109L’année 1863 fut importante pour les catholiques libéraux : Montalembert se rendit en Belgique, à Malines, au congrès organisées par les catholiques belges. Le jeune royaume de Belgique était l’incarnation parfaite des aspirations des catholiques libéraux français : une Église libre dans un État libre. Ici, l’Église marchait à la tête des idées de son temps.
110Représentant les catholiques libéraux français, notamment ceux de l’école du Correspondant, Montalembert se rendit à Malines les 20 et 21 août.
111Dès le premier jour, il prit la parole devant une assemblée nombreuse, pour défendre et exprimer les attentes des catholiques libéraux français en matière d’institutions : « L’Église libre dans l’État libre n’en reste pas moins le symbole de nos institutions et de nos espérances. En arborant cette devise, nous entendons réclamer la liberté de l’Église fondée sur les libertés publiques (...) et l’indépendance réciproque du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. » Montalembert introduisait la notion de liberté dans l’État et dans l’Église. Là était l’essentiel de la doctrine catholique libérale. Mais comme le signalait l’orateur, cette notion manquait à la conscience et à la pratique des catholiques : « Ce régime de liberté et de responsabilité qui enseigne à l’homme l’art de se confier en soi et de se contrôler soi-même, c’est ce qui manque le plus aux catholiques modernes. » L’orateur aborda les problèmes du siècle auxquels les libéraux tentent d’apporter une réponse : « Corriger la démocratie par la liberté, concilier le catholicisme avec la démocratie. » C’était amorcer l’évolution du catholicisme libéral vers la démocratie chrétienne dont l’Abbé Lemire en sera la figure emblématique. Il fallait donc que le catholicisme marche avec son temps : « Le catholicisme a tout intérêt à combattre, pour son compte, ce qui menace et compromet la société moderne et la liberté. Toutes les extensions de la liberté politique et civile sont favorables à l’Église. » Montalembert achevait son discours en rappelant que « nous acceptons, nous invoquons les principes et les libertés proclamées en 89 ». Le lendemain 21 août, il reprit la parole pour défendre la liberté à ses yeux la plus importante, celle de la conscience : « Les catholiques repoussent la liberté de conscience parce qu’ils la croient d’origine anti-chrétienne (...), elle a au contraire la même origine que le christianisme et l’Église (...), c’est par elle et pour elle que l’Église a été fondée » de surcroît « le droit commun est à présent le seul asile de la liberté religieuse. »
112Ces discours eurent un grand retentissement en Europe. Falloux approuvait l’engagement de son ami et condisciple. La voix tracée par Montalembert lui paraissait être celle que devait suivre le monde catholique.
113Les discours parvinrent jusqu’à Rome qui ne les apprécia pas. En réponse, Rome rédigera le Syllabus.
La Convention du 15 septembre 1864
114Les affaires italiennes ne s’étaient pas achevées le 17 mars 1861, à la proclamation de Victor-Emmanuel roi d’Italie. La guerre dans la péninsule avait permis une avancée significative de l’unification, mais son terme prématuré l’avait laissé inachevée. La Vénétie et le Trentin étaient encore sous le joug autrichien, tandis que Rome restait au Pape. Or, pour les patriotes italiens, toujours plus nombreux, Rome était la capitale naturelle de l’Italie. Cette vision n’était pas celle des catholiques français : ceux-ci exigeaient que Rome, la ville de Pierre, restât au Pape. Ce dernier bénéficiait alors d’un regain d’estime et de piété : Pie IX était un martyr comme Jésus, la révolution romaine de 1849 fut sa mise en accusation par « les grands prêtres du Temple » qu’étaient les patriotes italiens et la guerre d’Italie fut son Golgotha. Le culte que le monde catholique extra-italien vouait au Pontife depuis 1789 se renforça. Rome et le Pape ne faisaient plus qu’un. Dès lors Napoléon III et Victor-Emmanuel conclurent qu’un compromis devait être trouvé au sujet de Rome. Dès 1863, des pourparlers furent entamés, qui aboutirent le 15 septembre 1864 à une convention. Celle-ci spécifiait que les troupes françaises devaient évacuer Rome dans les deux ans, délai durant lequel le pape pouvait organiser une armée. En contrepartie de quoi le gouvernement italien s’engageait à respecter le territoire pontifical, et à le défendre en cas d’agression. La capitale du jeune royaume fut installée à Florence... faute de mieux.
115L’actualité italienne ne manquait pas d’interpeller Falloux. Celui-ci sentit le besoin de faire entendre la voix d’un catholique circonspect et pessimiste. Afin de marquer le caractère critique de son article, il l’intitula La Convention du 15 septembre. Falloux commença par dénoncer l’illégalité du traité : « Le premier motif de surprise publique, éveillé en sursaut par la nouvelle d’un traité conclu au sujet de l’occupation française à Rome, fût d’apprendre que ce traité fût signé à l’insu du Souverain Pontife », il poursuivit par un regard lucide et pessimiste : « L’acte que le Piémont vient de nous arracher est sa victoire la plus décisive depuis 1859 ; c’est une de ces batailles gagnées en rase campagne, dont le contrecoup fait évacuer une ville. » Son contenu, Falloux le dénonçait sans ambages :
« Voilà donc l’état normal fait au Saint-Père et les facilités assurées à son armée. Interdiction du droit accordé à tout souverain d’en appeler régulièrement de puissance à puissance ; droit d’appel limité au simple individu dans chaque pays, et difficulté spéciale, de chaque pays pour le recrutement individuel (...). Ce sera le seul état connu dans le monde que ses protecteurs auront enfermé au centre d’un cercle fort étroit et dont la circonférence toute entière est enveloppée d’éléments absolument hostiles. »
116Le Pape était en otage à Rome, comme crucifié sur sa croix. Napoléon III, « Ponce Pilate », avait frappé à la demande des patriotes italiens. Pour Falloux point d’issue pour le Pape : « Eh bien ! si le Pape, dépouillé, garrotté, cerné, traqué de toutes parts, triomphe à la fois de toutes les violences et de toutes les embûches, obtiendra-t-il du moins une trêve ? Non, non. »
117Falloux en concluait : Alea jacta est !
118Falloux avait accueilli la « Convention de Septembre » avec scepticisme. Ce compromis valait ce qu’il valait : il était une hypothèque sur l’avenir de Rome, capitale du monde catholique. Un sentiment qu’il confia à nouveau à un Montalembert plus optimiste :
« Vous croyez que la Convention du 15 septembre ne produira rien (annotation de Montalembert : Oui, rien.) ; j’ai une conviction différente. Je crois que les choses sont engagées de façon à ce que ou le pouvoir temporel ou le gouvernement de Victor-Emmanuel périra (annotation de Montalembert : Non.). La révolution veut des ruines (annotation de Montalembert : Non.) ; (...) elle se les fera, soit à Rome, soit à Florence. »
119Mais « quand Rome succombera, l’enfer triomphera jusqu’à ce que le Christ vienne le vaincre en personne, pour entrer ensuite dans ce règne céleste qui n’aura pas de fin. »
120L’Histoire œuvrait en sens contraire à celui voulu par Falloux. Le catholique angevin ne put qu’assister à la mise à mort de cette papauté temporelle qu’il aimait tant, à la faillite de la conception qu’il en avait : Rome antique fusionnée avec Rome pontificale, le passé uni au présent, pour former Rome contemporaine ; onze siècles d’alliance entre le temporel et le spirituel disparaissaient ! Le Séparatisme triomphait de l’Inséparatisme. Pour Falloux, Rome pontificale était constituée du Vatican et de Rome temporelle. Si le Vatican était vu comme une « forteresse du catholicisme », « Rome temporelle n’est pas un dogme (...) mais c’est une nécessité (...) pour le libre exercice de la chrétienté (...) c’est la clef de voûte de la chrétienté, le palladium de l’Europe. » Or le Risorgimento dont la Convention du 15 septembre était une étape, chahutait violemment le palladium. Falloux considérait la ville des papes comme le cœur de la Chrétienté et de l’Europe : d’elle, la civilisation européenne tirait son origine, sa force, son avenir.
121Pour Falloux, Rome contemporaine se présenta comme un refuge :
« La Révolution l’a si bien compris, que (...) elle n’admet ni les croix ni les processions extérieures, ni rien de ce qui rappelle le Christ sur la terre (...). Rome est à l’abri de ces apostasies. On s’y fait gloire d’y obéir partout au Christ et à ses ministres, et l’on est chrétien sur la place publique non moins que dans le temple. »
122Il ne saurait en être autrement parce qu’« au double point de vue de l’ordre temporel et de l’ordre spirituel, Rome est la tête du monde : caput rerum ».
123L’Histoire allait en décider autrement.
L’encyclique Quanta Cura et le Syllabus
124Le Souverain Pontife entendait opérer une avancée significative dans l’absolutisation de son pouvoir spirituel. En ces temps de triomphe du libéralisme et du naturalisme, Pie IX considérait que le Pape devait devenir le seul « porte-croix du Christ », son autorité devait être absolue. Pie IX affrontait son temps en faisant de l’Église une théocratie. Depuis 1793 les catholiques romains avaient opéré un recentrage de leur affect spirituel sur le pape : celui-ci était devenu le centre de la piété du monde catholique.
125Le 8 décembre 1864 en réponse au Congrés et au discours de Malines, Pie IX promulgua l’encyclique Quanta Cura et le Syllabus2, sur fond d’achèvement du Risorgimento. La papauté et la chrétienté latine s’ancraient dans l’intransigeantisme.
126Les catholiques libéraux furent désappointés : Falloux confia à Montalembert que « c’est l’édifice de nos malheurs qui se couronne ». Le 28 décembre, il écrivit à Cochin que l’encyclique s’adressant à l’univers entier, Le Correspondant n’avait pas à intervenir... dans l’immédiat ; il fallait attendre la réaction de l’épiscopat. Le Saint-Père sanctionnant les discours de Malines, il fallait dès lors à Montalembert les republier afin d’affirmer la réfutation du séparatisme totale de l’Église et de l’État. Le catholicisme libéral s’orientait dans cette voie : « L’indépendance réciproque du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel » ; mais la réponse de Dupanloup au Syllabus par la théorie de la « thèse et de l’antithèse » marquait ce désir de modération. Le catholicisme intransigeant n’acceptant aucuns compromis avec la société moderne s’orientait vers l’inséparatisme : l’Église et la Société laïque étant indissociables.
127La conséquence immédiate du Syllabus fut la fragilisation de la famille catholique libérale partagée entre désappointement et ultramontanisme : Montalembert démissionnait définitivement, Cochin et Broglie fléchissaient. Tous voyaient dans la dissolution du Correspondant, la réponse appropriée au triomphe de l’intransigeantisme. Un acte de capitulation que n’acceptaient ni Falloux ni Dupanloup. La réaction de l’évêque d’Orléans était un mélange de résistance et de soumission : L’Encyclique du quatre septembre dénonçait l’intransigeantisme du Syllabus mais ne le condamnait pas radicalement, permettant aux catholiques libéraux de s’affirmer face à Rome tout en reconnaissant son autorité doctrinale.
128Le 5 janvier 1865 Montalembert écrivit de nouveau à Falloux :
« Je suis, non convaincu par vos arguments mais par votre exemple (...). Je ne veux à aucun prix me séparer de vous, et consens volontiers à vous prendre pour guide, aujourd’hui comme pour l’expédition de Rome et comme pour la liberté de l’enseignement. Mais je vous conjure de me dire (...), 1) comment vous entendez que le recueil puisse et doive adhérer à l’encyclique ; 2) comment nous ferons pour nous défendre autrement que par la retraite, contre les suspicions et les accusations quotidiennes du Monde ? »
129Le 13 janvier, Falloux écrivit à Montalembert pour lui préciser ses consignes :
« J’avais parlé d’une nouvelle édition des discours de Malines, sans aucune suppression ni rétractation, mais avec un simple avant-propos qui spécifiât davantage vos réserves sur la séparation de l’Église et de l’État (...). Voici mes objections principales : 1) nous ne pouvons nous retirer sans bruit (...). 2) nous ne pouvons nous retirer sans que notre retraite soit interprétée comme une protestation contre l’encyclique ; 3) cette retraite nous séparerait des catholiques, sans nous réunir aux libéraux et notre attitude servirait à la fois d’argument contre l’Église et d’argument contre nous-mêmes. »
130Montalembert inclinait à la capitulation comme il le confia à son ami :
« L’impossibilité absolue pour moi de lutter plus longtemps contre l’animosité dont je suis personnellement l’objet à Rome, et aussi, je dois l’ajouter, contre la répugnance visible qu’y inspire notre façon de défendre l’Église. »
131Montalembert divergeait de Falloux sur la tactique, comme il le lui avait rappelé quelques lignes auparavant : « Je conserve toujours au fond de mon cœur le regret de ce que vous n’ayez pas voulu vous associer à nous pour une retraite avouée. »
132Falloux tentait de raffermir la combativité de Montalembert : « Je suis convaincu que le pape a voulu résister jusqu’au bout et a cru résister en effet à toute sévérité blessante contre nos personnes (...), je ne crois pas du tout que vous soyez dans le cœur de Pie IX ni poursuivi ni condamné avec une hostilité systématique. »
133Catholiques de leur temps, les catholiques libéraux plaçaient le pape au centre de leur religiosité en le voyant comme le « Pape-Roi », tout en concevant toujours que l’Église soit « libre dans un État libre ».
134Quanta Cura et le Syllabus étaient un coup d’arrêt pour le catholicisme libéral. Le Monde triomphait alors que Le Correspondant s’inclinait. Le Congrès de Malines de 1867 allait être l’occasion d’affirmer le catholicisme libéral en tant que courant de pensée catholique.
Le discours de Malines de 1867
135Quatre années s’étaient écoulées depuis 1863. L’Empire évoluait lentement mais sûrement vers le libéralisme politique : les 10 et 13 janvier 1867, Napoléon III engagea des pourparlers avec le républicain Émile Ollivier. Le 19 janvier l’Empereur commença à annoncer une série de réformes libérales qui s’acheva le 14 mars par un Senatus-Consulte accroissant les pouvoirs du Sénat3. Dans la péninsule italienne, Rome était toujours aux abois encerclée par une Italie qui la voulait pour capitale... il y avait dès lors un « trône » pour deux rois. Attaqués de toutes parts l’Église et le Catholicisme libéral devaient se défendre : la première des atteintes d’un Risorgimento en quête d’achèvement, le second du virulent Intransigeantisme. Fidèle au principe selon lequel le salut temporel et spirituel des papes passait par une alliance entre le Trône de Saint-Pierre et la Liberté, Falloux inscrivit son discours dans ce dogme. Son intervention allait alimenté directement la « guerre civile » que connaissait l’Église de France, à travers la lutte que se livraient le catholicisme libéral et l’intransigeantisme. Depuis le Syllabus, les deux doctrines s’étaient confortées dans leur cohérence doctrinale et dans leur retranchement partisan. L’engagement d’Alfred de Falloux était dès lors triple : faire reconnaître la Liberté dans la gouvernance de l’Église ainsi que dans sa sociabilité avec la société moderne, faire composer la raison avec l’émotion dans les rapports du fidèle avec l’Église et la société moderne, influencer la sécularisation de la société moderne par un positionnement pragmatique de l’Église à travers le transigeantisme tactique.
136C’est dans ce contexte et cette optique que Falloux se joignit à Montalembert pour représenter les catholiques libéraux de France, lors du rassemblement des catholiques libéraux européens à Malines début septembre 1867.
137Le 3 septembre 1867 devant le congrès Falloux exposa l’état du catholicisme libéral : « Quand la fable dit qu’Ante retrempait ses forces en touchant terre, elle ne nous dit pas quelle terre. Eh bien, je crois, moi, que je viens de la découvrir : c’est la terre de Belgique. » Falloux dressa ensuite un portrait mitigé du catholicisme. Celui-ci ne piétinait-il pas depuis la disparition des pères Lacordaire et De Ravignan, dont les actions s’inscrivaient dans la continuité de celles de Bossuet et de Fénelon ? La situation de Falloux fit un commentaire vigoureux et emprunt d’une certaine émotion sur l’Église de France. Pour l’orateur l’Église, maltraitée par Napoléon Ier sous Pie VII, martyrisée sous Pie IX par Napoléon III, avait su rester combative car bien secondée : « Eh bien, Messieurs, viennent les périls quand ils voudront et comment ils seront : les défenseurs aussi seront là. Il y aura lutte, et partout où il y a lutte, il y a avenir. » Falloux tenta de raviver la combativité des catholiques libéraux désemparés depuis le Syllabus. Il les exhorta en rappelant que « toutes les grandes causes sont comme Galatée : pour s’animer et pour revivre, elles demandent qu’on les aime, et ce n’est qu’à cette condition qu’on peut les faire sortir de leur léthargie apparente ».
138Le lendemain 6 septembre faisant lecture d’une lettre de Montalembert, Falloux mentionnait les libertés jugées nécessaires à l’Église : la liberté de l’enseignement, la liberté d’association religieuse, celles propres aux Souverains Pontifes et aux Conciles, enfin la liberté nécessaire et reconnue au père de famille. Autant de libertés considérées comme « légitimes et sensées ». N’étaient-elles pas les fondements du renouveau catholique ? N’assuraient-elles pas la place légitime et nécessaire de l’Église au sein de la société moderne ? Une Église séparée de l’État, une Église libre dans un État libre. Là était le salut de l’Église : dans le Séparatisme. Ces propos faisaient comme écho à ceux de sa lettre de janvier 1866 à Montalembert, dans laquelle il confiait que « certainement vous avez été l’un des promoteurs les plus ardents et les plus puissants de l’ultramontanisme en France, mais vous n’en avez point été le créateur. L’auteur premier et vraiment responsable, c’est la Révolution française. En détruisant la propriété et toutes les institutions ecclésiastiques pour constituer un clergé uniquement nommé et salarié par l’État, elle a placé l’Église de France dans l’obligation de devenir une Église russe ou une Église ultramontaine. Grâce à Dieu, elle a pris le second parti ».
139Falloux aimait son Église, apostolique et romaine, à laquelle il n’avait pas manqué de conférer l’infaillibilité : « L’Église comme la vérité (...), n’a jamais raison à demi. » Une infaillibilité qui s’expliquait par le fait qu’« au milieu du chaos des sectes diverses, l’Église catholique (...) a le monopole de la raison (...). Ce n’est pas le raisonnement avec ses aberrations, c’est la raison elle-même ».
140Le succès du discours fut grand... auprès des catholiques libéraux.
Notes de bas de page
1 L’expression concerne Victor-Emmanuel et Cavour.
2 Liste exhaustive des erreurs modernes arrêtées par le Pape. Au nombre de 80, elles avaient en pendant 80 réponses. Le document se présentait comme un référent pour les fidèles en mal de repères dans la société moderne.
3 Le Sénat avait le pouvoir de renvoyer une loi à l’examen du Corps Législatif.
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