Chapitre X. Un gentilhomme angevin légitimiste agrarien
p. 175-212
Texte intégral
Le patriarche
1Le séjour méditerranéen de l’hiver 1849 achevé, la famille Falloux s’en retourna en Anjou.
2Cette retraite forcée, due à la maladie autant qu’au tournant politique opéré par le Prince-Président, allait permettre au père et au mari de s’occuper des siens. Sa paternité, Falloux l’exprimait, à chaque instant, à la frêle Loyde. Un père attentif aux progrès éducatifs de sa fille : « Il y avait peu de fautes dans ton orthographe, l’écriture commence à avoir un certain air de grande personne et l’adresse avait une excellente mine », un père soucieux de lui inculquer de saines valeurs comme le sens de l’argent et son bon usage : « Chère Loyde, j’ai réclamé le plaisir de tenir la plume pour vous donner des nouvelles de votre cher papa, et vous féliciter en même temps sur le bel et bon usage que vous faites de l’argent mis à votre disposition par les providences du Bon Dieu. »
3Regard paternel d’autant plus attentif que l’enfant était fragile, délicate. Aussi, lorsque Madame de Falloux mère décéda au début décembre 1850, le père recommanda instamment à sa fillette d’être forte :
« Quoique je ne doute pas que tu aies eu du chagrin de la mort de ta pauvre grand-mère (...) je te prie de regarder bien souvent son portrait comme elle regardait sans cesse le tien, qu’elle avait placé dans sa chambre (...). Je te demande aussi pour mon chagrin qui est bien grand, la consolation de te savoir toujours bien pieuse, bien sage et bien portante par la docilité à endurer tout ce qui est prescrit pour ta guérison. »
4Malgré une paternité au début difficile, Falloux apprenait à aimer cette fillette qu’il appelait « Biquette », à l’allure ingrate mais à l’esprit vif. Sa foi catholique l’y aidait : « La paternité est le caractère le plus divin de Dieu (...). La paternité divine d’où descend toute paternité au ciel et sur la terre, est plus tendre, plus indulgente, plus vigilante que l’amour maternel. » Un attachement que le père manifestait en partageant les bons moments passés, seul, au Bourg d’Iré, comme la naissance du petit Pierre d’Audigné :
« Chère Loyde, je commence par t’annoncer que Claire est accouchée d’un garçon cependant que Paul était à Noyant ; elle va à merveille. Pour moi, j’allais moins bien hier, et cette nuit j’ai cru que j’avais de la fièvre. J’ai envoyé chercher M. Letort ce matin, surtout en pensant à vous et pour bien vous fixer sans aucune inquiétude de vague (...). Dis à ta bonne Fifie qu’un de ses petits arbres à fleurs devant son perron était étouffé par un Volubilis comme le Youca de la mère Séjan. Je l’ai délivré moi-même brin à brin et louis arrose toute cette cour là tant qu’il le peut. »
5Père aimant et attentif, qui au plus fort de son activité politique trouva toujours à penser à sa fille comme lors des événements du printemps 1848 : « Je vois d’ici Loyde avec son ombrelle et sa poupée, vous, mon amour à côté d’elle en pensant à moi. »
6L’amour que Falloux porta à Marie mûri. Cette amoureuse de l’Anjou et du royalisme finit par prendre place dans son cœur. Lorsqu’il venait à être éloigné de son épouse, il ne manquait pas de lui écrire comme lors de son séjour médical à Paris, au printemps 1868 :
« J’ai dîné hier chez Cochin, avec un jeune de Costa, Zouave Pontifical et petit neveu d’Eugène de Costa. Vous n’imaginez pas le plaisir que cela m’a fait (...). Montalembert va beaucoup mieux et il m’a retenu aujourd’hui pour une promenade en voiture dont je me fais une grande fête. Il croit avoir encore 6 mois de chaise longue parce qu’un peu de suppuration reste et ne disparaît que par une marche qu’on peut calculer. » « J’ai passé deux heures chez Montalembert, avec l’évêque d’Orléans, qui prépare un discours à l’Empereur exclusivement pieux et consacré à Jeanne d’Arc. Il est du reste étonnamment bien de santé et Montalembert lentement mieux. »
7Falloux lui rapportait également les soins suivis : « L’hydrothérapie ne me réussit que médiocrement. Cependant, elle me fait toujours plaisir prise sous cette forme et, je le crois me fatigue dans l’ensemble. » Tout lui est confié comme lorsque les devoirs familiaux conduisirent Marie à séjourner à Caradeuc chez ses parents à l’été 1868, son époux ne manqua pas de lui écrire sur le quotidien au Bourg d’Iré :
« Chère Marie, Pierre n’a pas encore mis le vin en bouteilles à cause du croissant (de lune), mais tout est préparé pour la semaine prochaine. La cuisine de l’eau rouge est aussi très avancée. Eugénie dit qu’elle se tient bien au courrant pour le linge et que tout sera prêt avant votre retour (...). Ma crise d’avant-hier se retire lentement et m’a laissé une forte courbature. Mais M. Debrais et M. Stofflet me soignent si bien que je ne veux me plaindre de rien (...) J’ai passé toute la soirée hier sur le perron à regarder les vaches dans la prairie où à penser à vous trois, et cette soirée là m’a charmé. La Douve va bien. »
8Les bons moments étaient partagés comme la visite de Quatrebarbes, du mardi 28 juillet 1868 :
« Théodore (...) nous a raconté au dîner tout l’héritage Marcombe (...) puis il a remonté de filiation en filiation jusqu’à l’origine de nos différentes parentés Marcombe avec beaucoup d’histoires originales, comme il sait les dire. Le soir il nous a lu sa lettre au Père Gratry pour défendre Louis XIV et l’ancien régime, la lettre est charmante et pleine de points de vue. M. Lemanceau est près à partir pour Caradeuc ; cependant il préférerait rester jusqu’à la fin de la batterie, pour l’activer et la surveiller en cas de mauvais temps. Il estime que tout sera certainement terminé pour la mi-août, il y a une grande foire le 16 et il partirait pour le 17 de grand matin. »
9Si ce n’était Falloux qui amenait le Bourg d’Iré à Caradeuc, c’était le Bourg d’Iré qui se rappelait à Marie : dans un courrier du 30 août 1868, le régisseur du domaine, Jean-Baptiste Lemanceau conseillait à sa maîtresse « de traiter avec les Bennel au sujet de la métairie de la Fosse » puisqu’« ils ne prennent que 2 400 francs, un prix fort honnête et qui plus est cela vaut mieux que de traiter avec chaque genre d’ouvrier ». Le régisseur lui conseillait également « l’ouvrage du sieur Pivert » car « il n’en coûte que 80 francs ».
10L’éloignement, la solitude, poussaient Falloux à écrire à « Biquette » et « Fifie » pour briser la séparation. Le chef de famille leur confiait toutes ses activités quotidiennes spontanées ou commandées, tous les déboires de santé que lui causait la maladie qui le taraudait depuis le fatidique automne 1849, cette névralgie qui lui torturait les nerfs : « Je continue à vivre entièrement au nord et à l’ombre, comme un vieux camélia, et je fleuris de même. Je ne prends plus ni quinquina ni hydrothérapie, et tous ces jours-ci j’ai des journées beaucoup meilleures. Tout le pays se prête à mon régime. » Il leur confiait ses regrets de ne pouvoir partager les moments passés par Marie et Loyde : « J’ai un ardent désir de vous revoir, mais un plus grand encore que vous jouissiez aussi agréablement que possible toutes les trois d’une excursion que j’aurais tant aimée à partager. Les vacances sont assez rares dans notre genre de vie pour ne pas les étrangler quand elles nous sont accordées. »
11Falloux fut un mari et un père comblé : il avait une famille harmonieuse. Une famille où l’époux s’entendait avec son épouse, le père avec sa descendance, le gendre s’accordait avec sa belle-famille. La petite-fille aimait une grand-mère qui le lui rendait.
Le Bourg d’Iré ou le « Pradel angevin »
12L’Empire semblait durer, la tentative ratée de fusion monarchiste avait reporté la Restauration, dès lors la retraite politique devait être active.
13Falloux considérait « que la grandeur de la France se compose de la prospérité, de la moralité de chacune de ses parties, et qu’une amélioration de la moindre étendue est encore un acte de bonne politique. » Cette retraite devrait servir le légitimisme : il fallait reconquérir le terrain politique laissé en friche depuis 1789. Le segréen était, en ce milieu de siècle, sous une tutelle nobiliaire relativement forte par rapport aux autres cantons angevins. Il convenait dès lors d’en accroître l’influence. Inspiré par l’exemple des gentlemen britanniques qui vivaient huit mois par an sur leur domaine, au milieu d’une population profitant de leur influence et de leur patronage, Falloux envisageait d’être un châtelain entreprenant et bienveillant entouré d’une population reconnaissante et dévouée. Contrairement à nombres de légitimistes, la retraite rurale et l’activité agronome d’Alfred de Falloux ont un caractère essentiellement politique. Son aisance matérielle étant déjà confortable, il n’aura pas à combler la perte de revenus provoquée par le retrait de la vie politique nationale.
14La retraite politique imposée par le Second Empire, la mort de ses parents survenue en 1850 et l’engagement ecclésiastique de son frère Frédéric conduisirent Falloux à être seul à la tête du domaine familial : le Bourg d’Iré, cette grosse demeure de maître à l’architecture simple et aux dimensions modestes, relevait maintenant de sa responsabilité.
15Cette orientation imposée par les événements, Falloux l’accueilla sans réticence aucune. Il allait pouvoir retrouver l’Anjou... durablement. Il entreprit fébrilement de restructurer le Bourg d’Iré : « L’idée d’améliorer et d’embellir mon lieu de prédilection me faisait littéralement battre le cœur. » En ces débuts de Second Empire, Paris se transformait en ville moderne, Angers commençait sa mue urbaine, le Bourg d’Iré n’échapperait pas à ce mouvement de modernisation. Enfin la douce et frêle Loyde qui, en cette année 1853, « avait déjà onze ans, se marierait probablement un jour ; qu’un gendre ne pourrait se plaire, comme je m’y étais plu, dans la demeure incommode que m’avait léguée mon père ; que ma fille nous quitterait si je ne lui préparais pas un genre de vie qui pût la retenir, ou, ce qui serait pire, qu’elle s’imposerait un sacrifice et souffrirait en nous restant ». À l’époque la maison était affaire de famille : elle y vivait, elle s’y rassemblait. Falloux allait pouvoir se consacrer à cette terre angevine qu’il aimait, qui était comme sa chair. Le propriétaire terrien allait pouvoir s’investir dans cette agriculture qui « ne corrompt point ceux qu’elle enrichit », et qui était le « seul genre de fortune qui mérite ce compliment ». Sage activité dont « ses délassements comme ses travaux répugnent à dépraver les masses », noble activité « où la créature demeure le plus constamment en rapport avec le Créateur. Ses instruments principaux lui viennent directement de Dieu ; le soleil et le nuage, la chaleur et la rosée sont ses premiers ouvriers ». Pour Falloux, l’agriculture méritait d’autant plus le respect et l’hommage qu’elle était « aussi la carrière qui porte le moins d’atteintes au caractère primordial et patriarcal de la famille ». L’activité agronomique renvoyait à ce monde rural bien plus sain que le monde urbain ; Falloux en convenait et le prônait :
« Pour le travail des champs, l’air et l’espace ne manquent jamais ; la famille y est toujours une richesse (...), c’est à la campagne que se réalise naturellement le vœu si touchant et si juste de saint Augustin : Delectatio ordinet animam (que les plaisirs fassent partie du bon ordre de l’âme). La ville change trop souvent les distractions en piège, la camaraderie en danger. Dans une vaste agglomération d’hommes, il est bien difficile que la vivacité de la jeunesse ne dégénère pas en licence. »
16L’approche de Falloux sur le monde rural est à relativiser : son ruralisme enjolive une société rurale faite de violences morales et physique. Cette vision idylique de la campagne est propre à une époque marquée par l’industrialisation et l’urbanisation d’un pays originellement agraire.
17Le Bourg d’Iré sera à la hauteur des ambitions de son propriétaire. Falloux légitimiste et agronome envisageait de faire de son domaine, de son chez lui, un « Pradel angevin ». Ce lieu sera à la fois un espace de vie intime douce et pieuse, et un espace de travail. Vivre sur son lieu de travail obligeait d’être « notable ». Le Château et le domaine devraient être une orchestration parfaite, que seule une main ferme pourra conduire car « au début de toute entreprise (...), l’essentiel est donc de calculer juste la proportion entre les premières mises de fonds et les chances de recouvrement. Le nouveau Bourg d’Iré devra également prendre en considération la notion d’ordre social conservatrice, si chère à Falloux, où le notable était le pivot de l’organisation sociétale :
« Il faut que le propriétaire ait lui-même quelques-unes des vertus qu’il se propose de conserver au sein de la population qui l’environne. Il faut qu’il réside souvent au milieu d’elle ou ne s’y fasse représenter que par des délégués pénétrés du même esprit que lui-même. Telle classe supérieure, telle classe inférieure, quand la souffrance et l’immoralité sont en bas, la responsabilité est en haut. »
18Il convenait de respecter et de pérenniser cette structure sociétale car « la classe agricole (...), n’est pas (...), née à part, en dehors du péché originel et à l’abri de toute inoculation vicieuse, comme toute autre elle a besoin d’être préservée et guidée, pour n’avoir jamais à s’en plaindre, il faut commencer par ne pas s’en séparer ». Pour Falloux, l’« harmonie des âges et des classes est la vraie harmonie sociale et par conséquent la vraie garantie d’ordre. Dans le paysan, elle prépare le soldat le plus robuste, l’électeur le plus sensé, le contribuable le plus docile ; dans le propriétaire, elle donne l’éligible le plus éclairé, le gardien le plus vigilant des principes conservateurs et des deniers publics, le juge le plus compétent des problèmes intérieurs, parce qu’il est le plus intéressé, et des problèmes de la politique étrangère, parce qu’il est le plus initié aux vieilles annales de la patrie ». Falloux attachait de l’importance à être sur cette terre d’Anjou, sur la terre de ses ancêtres angevins car « la Bretagne, l’Anjou, le Poitou étaient les provinces où le gentilhomme résidait le plus habituellement sur ses terres, où l’on briguait le moins les charges de cour, où l’on avait le plus hâte (...), de revenir mourir au foyer modeste du manoir paternel. Dans les temps de prospérité monarchique, cela donnait des caractères fièrement trempés, des probités rigides, des fidélités respectueuses mais indépendantes. Au jour de la détresse et de l’épreuve, cela a donné (...), l’union de toutes les classes, le sacrifice en commun de la fortune et du sang ».
19Le coup d’état bonapartiste et la névralgie offraient à Falloux l’occasion d’évoluer quotidiennement dans cet écrin qu’était devenu le Bourg d’Iré. Là, il pourra se reposer de ses névralgies ; là, il pourra loger sa famille ; là, il pourra se consacrer à l’agriculture. Le légitimiste agronome gérait son domaine selon une planification bien arrêtée : « Chaque culture appelle le suc qui lui est propre. Un bon assolement est le véritable repos de la terre, parce qu’il ménage les efforts, parce qu’il ne met que successivement en jeu les forces productives et, par l’administration régulière d’un engrais bien approprié, les répare au fur et à mesure qu’il les emploie. » L’agronome du Bourg d’Iré préférait donc l’assolement à la jachère qui avait tant contribué à l’essor de l’agriculture anglaise. Pour gérer le domaine, Falloux recourut au « fermage à moitié » ou métayage. Pour ses autres propriétés angevines, éloignées géographiquement, il préféra « le fermage à prix fixe ».
20Le château et la ferme seraient les joyaux de cette couronne qu’était appelé à devenir le Bourg d’Iré.
21Falloux entendait construire le château à son goût, c’est-à-dire en fonction de sa sociabilité et de sa santé : « Je résolus d’abord de construire ma maison sur un plan assez original, voulant qu’elle fût à la convenance (...) de ceux qui devaient l’habiter. Peu m’importait la symétrie. » Il s’inscrirait donc dans l’originalité, mais aussi dans la norme des constructions de styles angevines du XIXe siècle. Le plan aura une forme rectangulaire, la toiture sera une série de toits en cônes tronqués. Afin que le résultat soit conforme à ses désirs, Falloux fit appel à l’architecte reconnu René Hodé. Spécialiste des demeures de styles et angevin, l’architecte fut un fidèle et habile maître d’œuvre. Falloux pouvait soit raser l’ancien logis et construire du neuf, soit agrandir ou reconstruire une partie de la gentilhommière, soit restaurer. La Mabouillère était trop exiguë et simple pour être restaurée, la destruction du bâtiment ancien était sentimentalement impossible, Falloux ne pouvait faire du passé table rase. La dernière possibilité était l’agrandissement.
22La construction démarra dans la seconde moitié de 1854. Elle serait longue et coûteuse, aux dires d’Hodé. Qu’importe ! La Mabouillère deviendra le Bourg d’Iré !
23La façade du château sera d’une « uniforme blancheur » alors que l’escalier extérieur et l’appui de la terrasse seront en pierre calcaire dure. L’ensemble de la construction prendra en compte le besoin de repos des Falloux. Dès lors, la maison s’agençait en une partie vouée aux étrangers laissés ainsi libres dans leurs mouvements, et en une autre exclusivement réservée à la vie intérieure qui devait permettre aux Falloux de s’isoler et de se soigner. Afin de se préserver au maximum du bruit, le premier étage sur la partie du rez-de-chaussée que la famille habiterait, ne fût pas élevée coupant ainsi par une large brèche l’ensemble de la construction. Ayant besoin d’un climat tempéré Falloux fermait au nord, à l’est et à l’ouest, pour se mettre ainsi à l’abri des vents froids, un jardin qui ne s’ouvrait qu’au midi et avec lequel l’appartement personnel communiquait ; cet aménagement permettait l’hiver venu d’ouvrir les fenêtres et de se promener. L’été les Falloux pouvaient se retourner du côté nord par une galerie qui les ramenait en Anjou. La construction comportait un espace « public » dans la partie du château formant un retour d’équerre. Cette partie comportait un petit salon occupant le rez-de-chaussée du pavillon ouest. L’endroit permettait à Falloux d’accueillir ses métayers qui y accédaient depuis l’extérieur par un escalier en calcaire blanc. À l’étage était un appartement de petites dimensions mais suffisamment vaste pour qu’une personne y ait ses aises. Jouxtant le petit salon, l’imposante bibliothèque, orientée vers le nord face à la grande prairie. « À l’étage, les invités, non seulement disposaient de vastes chambres, mais jouissaient aussi d’un salon qui leur permettait de recevoir leurs amis, sans pour autant importuner le maître de maison. » La chambre d’honneur avait une fenêtre encadrée de deux échauguettes, une autre était réservée pour les évêques. La chapelle, seule pièce réellement luxueuse de la demeure, était décorée avec goût. Spacieuse, son plafond était composé « de deux voûtes d’ogives et d’une abside qui reposent sur des culs de lampe. Les ogives sont dorées, les voûtains passés au bleu sombre et constellés d’étoiles d’or. Les armes pointes avec clefs de voûte honorent Mgr Angebault, le pape Pie IX et le cardinal de Falloux. Les murs sont entièrement peints en violet avec décoration de motif au pochoir. Des vitraux de bonne qualité garnissent les quatre fenêtres latérales et systématiques. Les seize médaillons racontent la vie de la Vierge et des événements de la vie du Christ. C’est une sorte de Sainte Chapelle avec partie basse et partie haute (...). Le retable est composé de petits morceaux de bois, collés et sculptés, dorés, dont les fins remplages s’enlèvent sur les fonds bleus. Ce retable sert de cadre à sept bas reliefs de bois. Ceux du retable représentent de gauche à droite un Christ aux outrages, un portement de croix, un calvaire, une déposition de croix et une mise au tombeau. Les visages et les mains sont peints couleur chair, les vêtements sont dorés à la feuille (...). Les deux bas reliefs du tombeau représentent de gauche à droite : le lavement de pieds et la cène. Ils sont recouverts eux aussi par une polychromie. » Son sous-sol communiquait avec la cuisine située à l’autre extrémité du bâtiment, vers l’est. Là se dressait la construction primitive, La Maboullière. Falloux en fit un espace fonctionnel : au rez-de-chaussée une vaste cuisine, à l’étage les chambres de la domesticité. Les deux parties extrêmes étaient reliées par « une très longue et haute salle à manger, un vestibule qui donne accès au grand escalier et l’énorme salon » qui débouchait sur la bibliothèque. L’agencement formant comme une enfilade de pièces vastes et hautes de vingt-quatre pieds de haut. Les pièces du premier étage n’avaient que seize pieds de haut.
24Cette différence d’élévation, Falloux y tenait : « Dans la belle saison, on peut me mettre où l’on veut (...) mais l’hiver, condamné à une habituelle réclusion, je tiens à deux choses : autant d’air et autant de vue que possible. Ce fut donc à l’hiver, avec l’aide d’un calorifère, que je dédiais les pièces relativement grandes. » Toutes ces mesures étaient dictées par les crises de névralgie qui frappaient douloureusement Falloux depuis 1850. Toutefois la maladie ne gâchait pas ses plaisirs qui pour ne pas se « séparer du paysage, dont le charme ne diminue pas (...) avec les frimas de la neige (...) » s’accorda « un très grand luxe » des « fenêtres en glace de Saint-Gobain ». Cela « afin de n’avoir pas l’œil sans cesse contrarié par des losanges ou des carrés, qui, de tout temps et en tout lieu, m’ont été désagréables. La cheminée même du salon fut surmontée d’une grande glace sans tain, de façon qu’en toute saison on pût (...) voir pousser et tomber le feuillage, voir croître l’herbe, la voir faucher et la voir faner ». Enfin l’ameublement fut l’objet d’une vive attention du maître des lieux qui s’offrit « quelques satisfactions dans l’ornementation ; d’abord l’unité de boiserie de chêne, l’arbre du pays ; pas une dorure ; pas une tenture, pas un meuble panachés ; partout une couleur uniforme, douce à l’œil ; puis, pour que cette uniformité ne dégénérât pas en tristesse, quelques tableaux choisis aussi (...) pour satisfaire ma propre pensée. » Falloux désirait de fidèles copies d’œuvre exposées à Paris. Il en confia « l’exécution à l’habile pinceau de Savinien Petit ». Falloux obtint « d’Ary Scheffer la permission de faire copier dans son atelier et sous sa direction la toile de Sainte Monique et de Saint Augustin à Ostie ». Des tableaux modernes, il était le préféré de Falloux « parce que, sans appareil, sans mise en scène, sans accessoire, par la double expression des yeux et des mains, il traduit et il éveille tout ce que le ciel et la terre peuvent réunir de plus pur et de plus élevé ». La toile fut placée dans sa chambre avec la Mort de Saint Bruno. Falloux voulait « avoir sans cesse sous les yeux ces moines en prière, autour du saint qui vient de leur être enlevé », afin de s’accoutumer « à l’idée de la mort. » Piété cénobitique et érémitique à la fois que celle des Chartreux, une piété que Falloux appréciait. Pour ses visiteurs, l’hôte fit copier « à Versailles la Bataille de Fontenoy, d’Horace Vernet et à Venise la Bataille de Lépante du Tintoret ». Pourquoi ces batailles ? Laissons à Falloux le soin d’y répondre :
« Fontenoy ! la dernière grande bataille de la Monarchie et la dernière grande victoire du drapeau blanc ; Lépante ! la suprême victoire du christianisme contre l’islamisme et l’affranchissement définitif des côtes de l’Italie. Dans le tableau d’Horace Vernet, quel émouvant épisode que celui de la croix de saint Louis, et quel ineffable embrassement du père et du fils ! Il m’a fallu longtemps pour m’habituer à contempler cette scène, sans que les larmes me vinssent aux yeux ; c’est le résumé de cinq ou six siècles de l’histoire de France. »
25Ces toiles d’un très grand format ornaient la cage d’escalier, entre les deux, un portrait de Pie IX, cœur de la chrétienté. Le « portrait domine une statue en marbre de l’ange gardien, œuvre de Tenerani, don magnifique de mon frère (...). Aux pieds de l’ange gardien et protégé par lui, un enfant hésite entre une bonne et une mauvaise pensée, et se décide pour la bonne représentée par une fleur. Il la cueille et le serpent s’enfuit ».
26Tel se présentait l’intérieur du Bourg d’Iré. Un chez-soi que Falloux appréciait. Ses névralgies s’adoucissaient, sa mélancolie devenait joie. Le Bourg d’Iré c’était la famille Falloux, réunie, évoluant dans une atmosphère rurale et pieuse, comme l’aimait Falloux. Ce cadre sur mesure avait coûté la somme de 520 000 francs. Hodé n’avait pas démérité : la Maboullière était devenue le Bourg d’Iré.
27L’aménagement du domaine familial portait sur la constitution d’un domaine agricole. Ce dernier aura l’ambition d’être le « Pradel » de l’Anjou.
28À leur mort, ses parents lui avaient laissé l’immense domaine agricole légué par Lemarié de Lacrossonnière. Ce domaine qui avait fait les beaux jours de la famille Falloux, ce domaine qui les avait sortis de l’austérité matérielle, ces terres, Falloux allait les rentabiliser à leur maximum. Loyde aurait un bel héritage, l’Anjou de belles terres arables, l’agriculture française une exploitation agricole performante.
29Homme du terroir, Falloux aimait la terre parce qu’elle était le lien entre le passé et le présent... les ancêtres y vécurent ; parce qu’elle était la noble et première activité des hommes. Son attrait pour la terre, Falloux l’exprima dans son activité d’agronome : le Bourg d’Iré allait devenir une ferme modèle : véritable « Pradel angevin », le domaine agricole s’inscrivit dans la continuité de celui d’Olivier de Serres.
30Son amour pour la terre, Falloux le puisa dans la culture chrétienne de la terre nourricière, dans son attrait pour l’agronomie avec Olivier de Serres comme modèle, dans sa personnalité plutôt anxieuse et casanière qui lui fut voire dans la campagne un lieu de repos où se réfugier, un lieu accueillant où se détendre. Enfin, la terre fut pour Falloux cette douceur angevine qui l’avait bercé dans sa jeunesse.
31Pour « un vieux ami des champs » comme il aimait à se présenter, il était temps de faire du domaine une exploitation digne des temps modernes.
32Sa très vaste superficie couvrait près de 1 753 hectares dont 717 au Bourg d’Iré, toutefois le domaine rattaché directement au château était éparses.
33Falloux aménagea son domaine selon des impératifs de rentabilité : Il fit l’acquisition des villages proches du château, « des jardins attenants à ces villages », ainsi que d’« une closerie et une soixantaine de morceaux détachés. La multitude de petits chemins creux qui sillonnaient le terrain situé entre l’habitation et la rivière fût supprimée ; « ensuite tout fut disposé pour mettre en prairies les terres qui descendaient vers l’eau, réservant les parties supérieures pour le bois taillis et les terres labourables ». Ce regroupement des deux cent six parcelles attenantes au château permit la constitution d’un vaste domaine de soixante-dix hectares. Il devait constituer le cœur du domaine total. Parallèlement, fut mené l’aménagement du terrain : les fossés, les terres de jardin, les feuilles amassées dans les carrefours, les terrains vagues et les lieux bas furent curés. Les haies étaient chargées d’arbres soit de haute futaie, soit d’émonde », seuls étaient préservés les arbres destinés à l’ornement du parc, « le reste fut réduit soit en bois de charpente, soit en bois de chauffage. Le bois de charpente entra pour une majeure partie dans la reconstruction du château ; le bois de chauffage vendu, hiver par hiver, offrit une ressource considérable » alors que « les sols sont amendés à la chaux. Les cultures non rentables sont abandonnées ». Enfin, « la suppression de tant de fossés, de tant de chemins creux » avait rendu nécessaire un drainage « exécuté sur un plan qui comprend une étendue de mille cinq cent vingt-trois mètres, soit dans la prairie, soit dans les terres labourables. Il a été exécuté tantôt au moyen de tuyaux, tantôt à l’aide de pierres, provenant des nombreuses démolitions qui jonchaient le sol (...). Il est vrai que les circonstances étaient favorables, puisque les matériaux se trouvaient sur place, que dans la plupart des cas, le cours des anciens fossés s’utilisait. » L’irrigation du terrain ne fut pas facile : Falloux aurait voulu « couronner ce travail par un système aussi complet d’irrigation. Malheureusement la configuration du sol s’y refusait absolument » car « la prairie qui commence aux bords d’une petite rivière va en s’élevant toujours jusqu’au sommet d’un plateau » d’où ne jaillit aucune source. Il fallut donc recourir à une irrigation artificielle qui « se fait par prise et reprise d’eau dans des réservoirs creusés à cet effet, vers lesquels se dirigent à longue distance les eaux qui s’écoulent du fossé des chemins, et qui se répandent ensuite sur la prairie par des rigoles ».
34La construction du domaine fut d’autant plus facile que les voisins du Bourg d’Iré ne s’opposèrent pas au projet d’Alfred de Falloux ; ils l’y aidèrent même en lui vendant leurs terres à prix honnête. Soucieux d’exercer son rôle social et politique, Falloux n’engagea pour le terrassement et l’aménagement du domaine que des locaux. Ils furent pris sans distinction d’âge ni de statut social, payés à la journée afin d’assurer le rendement de leur labeur. Au nombre d’une trentaine, ils s’activèrent trois ans pour donner une forme policée au paysage primitif. Sous les directives du châtelain agronome, magnifiquement secondé par son régisseur Jean-Baptiste Lemanceau « qui s’y dévoua avec une infatigable ardeur », le domaine opérait sa métamorphose.
35Durant les trois années de chantier, les segréens virent une multitude de terrassiers, de laboureurs, de maçons, de charpentiers et de géomètres, s’activer au milieu d’un va-et-vient incessant de charrettes à bœufs. Le paisible lieu grouillait comme une fourmilière. Le village du Bourg d’Iré subit également une transformation urbaine complète : « Les pauvres masures rasées étaient basses, humides, insalubres : des maisons à chaux et à sable, bien aérées, bien accessibles au soleil, les remplacèrent. » Falloux constatait, satisfait, que le Bourg d’Iré de son enfance avait disparu, pour laisser place à une bourgade plus en conformité avec les exigences urbaines de son temps. Un chantier architectural et agronomique qui profita au village : « Les prix d’achat, les salaires de ces trois années, les profits accessoires (...) avaient ou créé ou complété de petites fortunes. »
36Pendant que le château et le domaine prenaient forme, « la ferme s’élevait sur la hauteur à proximité du château (...), dissimulée dernière un bosquet d’arbres » afin que fussent respectés les critères esthétiques et les convenances sociales. Le lieu était « en même temps le point de jonction entre les terres en culture et la prairie ». Tandis que « la maison de ferme, habitation des Lemanceau, fut placée au centre des bâtiments d’exploitation. Rien ne fut refusé à l’ampleur des dimensions. » Falloux et Lemanceau érigèrent un véritable complexe agricole : « La régularité des bâtiments facilite le bon ordre des travaux ; un bon goût simple invite à la propreté ; le luxe n’est que le signe du gaspillage et le dénonciateur du mauvais emploi de l’argent. » Il fut adopté « les toits à la façon suisse (...) parce que, éloignant du mur la chute des eaux pluviales, ils préservent les bâtiments de l’humidité et des ravages du salpêtre. La maison d’exploitation est située entre deux ailes à égale distance l’une de l’autre, longues de cinquante mètres chacune et haute de six mètres en maçonnerie. L’aile droite contient la boulangerie, le pressoir, le cellier, les écuries, les porcs, les moutons et dans toute sa longueur le grenier des céréales. L’aile gauche est uniquement consacrée à l’espèce bovine, et calculée pour contenir soixante têtes de bétail (...). Le grenier de l’aile gauche est destiné à recevoir quatre-vingt mille kilos de foin. Un corridor de un mètre quarante-cinq centimètres de large, pavé en briques sur champ, traverse l’étable dans toute sa longueur. Ce corridor est bordé à droite et à gauche par la crèche des animaux, ce qui permet de les inspecter sans aucun inconvénient pour la propreté. Sous ce corps de bâtiment, comme sous la maison d’habitation, sous la fosse à fumier et sous les autres servitudes, ont été pratiqués des canaux qui font aboutir sur la prairie les eaux grasses et fertilisantes ». Enfin, fut construit « entre l’air et les paliers », « un hangar pour les charrettes, charrues, instruments aratoires et machine à battre. » La construction totale de la ferme revint à 16 600 francs germinal1. Le complexe agricole était administré, outre Falloux, par Jean-Baptiste Lemanceau. Celui-ci dirigeait neuf personnes : 2 hommes à l’étable, 1 jeune aide, 1 laboureur, 1 roulier, 2 domestiques et 2 servantes.
37Falloux décida de se lancer dans la production de viande de boucherie : son héritage se composait en partie d’un cheptel comprenant un taureau et deux vaches de race durham ; d’autres bêtes le composaient pour porter sa valeur à 5 760 francs or. Se contentant de ce capital, se résignant par raison à grossir son troupeau, « non en achetant précipitamment à des prix de fantaisie des animaux cherchés au loin, mais en accumulant paisiblement d’année en année les produits nés dans l’étable », Falloux arriva à constituer un cheptel permanent de 65 bovins mâles et femelles. Entre 1850 et 1886, le domaine avait compté au total près de 340 bovins : 82 durhams de pelage rouan pur, 23 de pelage rouan léger, 2 durhams rouannes rouge et 1 de pelage rouan blanc ainsi que 14 bêtes rouan foncé soit 122 bovins de la teinte rouanne ; 164 durhams de pelage rouge et blanc ; 31 durhams blanches ; 14 rouges et 1 rouge foncé, 4 blanches et rouges. Selon les critères de boucherie du grand éleveur Brinquant, les durhams blanches et rouannes étaient les meilleures pour la boucherie. Falloux eut dans son élevage 156 durhams de ces teintes, soit 43 % du cheptel total. Les durhams originelles provenaient d’Angleterre, notamment de la Vallée de la Tees : les principaux éleveurs étaient les frères Colling, Milbank et sa vacherie de Barmingham, Hill et son élevage de Blackwell, les éleveurs Best, Watson et Wright de la contrée de Manfield. Importée en France en 1832 sur l’initiative de Lefebvre de Sainte-Marie et de Yvart, la durham s’était implantée en Anjou grâce à Guillaume de Falloux : 1 taureau et 2 vaches, dont Viletta née en 1835 chez les Colling et importée en Anjou en 1842.
38Sans qualité pas de cheptel commercialisable : Falloux en fut conscient, qui orienta sa production dans cette voie. Entre 1850 et 1886, le Bourg d’Iré compta au total un troupeau de 371 durhams pures ou croisées mancelle : Falloux en acheta 39 à des fournisseurs, angevins pour l’essentiel, avec des achats à la vacherie François à Segré, aux vacheries de la Subrardière, du comte de Buat et de Jousselin, en Mayenne, ainsi qu’à celle de Lefebvre de Sainte Marie, incontournable. Falloux acquit des bœufs aux vacheries de Laigné, de Bois-Jourdan tenue par la famille Bachelier, et de Daudier, toutes trois également en Mayenne. L’Ille-et-Vilaine lui fournit des bœufs avec la vacherie de l’École d’Agriculture de Trois-Croix administrée par Bodin. Falloux acquit également des durhams aux très renommées vacheries de Corbon, propriété impériale située dans le Calvados, et à celle du Pin. Toutefois l’auto-reproduction du troupeau, voulue par Falloux pour garantir la qualité des bêtes, assura l’essentiel de la composition du cheptel avec 314 naissances entre 1850 et 1886. Les naissances se faisaient pour l’essentiel l’été, puis à l’automne et au printemps. Les taureaux Werther et Balbeck, la vache Sarah furent ses meilleurs reproducteurs. Falloux affectionnait ses bêtes, au sens où l’entendait la culture rurale, en leur donnant des noms. Les trois pays de prédilection d’Alfred de Falloux : la France sa patrie de cœur, l’Italie sa patrie spirituelle et l’Angleterre sa patrie politique et agronomique furent une source d’inspiration. Il donna à ses bêtes des noms français2, anglais3 et italiens4 mais aussi latins5, russes6, grecs7, orientaux8 et arabes9.
39Diomède, Tacite, Thébé et autres Thémis côtoyaient à l’étable ou au champ Athéna, Tacite et Thalès, Asdrudal, Trajan et Tibère. Alors qu’Augias, Attila et Vindex croissaient aux côtés de Washington, Tell et Phénix. Qu’un jeune mâle soit agressif il était nommé Batailleur, qu’un autre soit d’un pelage rouge et il s’appelait Tomate. Qu’un veau soit destiné à la boucherie et il était affublé du nom d’Orphée alors que le modernisme permettait d’appeler tel veau Télégraphe, tel autre Tramway. Le Bourg d’Iré empruntant beaucoup dans sa conception et sa gestion à la Grande Bretagne, le cheptel ne put pas ne pas comporter des spécimens portant un nom s’y référant comme Britannia, British, Tamise, Werther et autres Tamberlick.
40Falloux choisit la durham car « la plupart de nos races bovines, en général, et nos races de l’Ouest en particulier, la Bretagne exceptée, ont le même genre de conformation : les jambes et les cornes longues, la poitrine étroite, les côtes terminées en pointe, la peau dure. La race durham a la conformation absolument opposée : les jambes et les cornes très courtes, la poitrine très large, la peau souple, les côtes non en style ogival, mais en forme presque cylindrique. » Ce choix s’expliqua également parce que « cette aptitude à l’engraissement appartient à la race, se transporte et se transmet avec elle et modifie par le croisement toutes les races auxquelles elle s’unit », et qu’« il ne faut pas moins de six années pour conduire un bœuf manceau à son entier développement, quatre années pour sa croissance, deux années pour son engraissement. Trois années suffisent au bœuf durham. En deux ans sa croissance est complète ; en un an il a conquis son embonpoint ». Par ses besoins alimentaires, la durham est au cœur de l’exploitation agricole : grosse consommatrice de plantes fourragères, elle conduit à ce que « l’abondance du blé produit l’abondance de la paille, la paille fait la litière, la litière fait le fumier, le fumier fait l’engrais, l’engrais répare les déperditions du sol et lui rend ses qualités fertilisantes à mesure qu’elles s’épuisent. »
41À force de patience et d’abnégation, de réflexions mûries et d’investissements coûteux, Falloux et Lemanceau firent du Bourg d’Iré une ferme modèle, fort réputée tant en France qu’en Europe : « Les fermiers des environs avaient pris rapidement l’habitude de venir visiter les travaux du domaine, d’en constater les résultats (...) bientôt avec un intérêt sérieux et l’intention de s’approprier ce qu’ils jugeaient à leur portée. » Falloux ne fermait jamais son étable et alla même jusqu’à en faire aménager une petite, spécialement pour les bêtes de concours ; un taureau durham reproducteur était à la disposition des fermiers alentours. Afin de propager la race, comme le souhaitait Falloux, « les palefreniers mirent une infatigable complaisance à répondre à toutes les questions, à expliquer et à communiquer tous les procédés ».
42Le Bourg d’Iré était devenu le « Pradel » de l’Anjou. Falloux marchait sur les pas d’Olivier de Serres.
43Dès la fin de l’année 1854, Falloux put écrire avec fierté à Berryer que « le domaine proche du château du Bourg d’Iré se compose de 70 hectares ; dont 40 hectares de prairie et 30 hectares de terres labourables :
- hectares de carottes, de betteraves, de choux et de navets,
- hectares d’orge et d’avoine,
- hectares de trèfles,
- hectares de froment,
- hectares de poix, de vescaux fourragère et de blé noir (pour le fourrage),
- hectares de froment.
44Les engrais utilisés sont le fumier récolté qui est employé abondamment pour les hectares de carottes, de betteraves, de choux et de navets ; le terreau et la chaux (30 hectolitres/l’hectare) pour les hectares d’orge et d’avoine ; un mélange de terreau, de chaux et d’un peu de fumier pour les hectares de trèfle et de froment ; du guano pour les hectares de poix, de vescaux et de blé noir ; enfin un mélange de terreau, de chaux et d’un peu de fumier pour les 5 hectares de froment restants. La ferme possède également 60 bêtes bovines, 8 chevaux de travail, 4 de luxe ». Outre les terres du Bourg d’Iré d’une superficie de 717 hectares, le domaine comportait 596 hectares à Challain-la-Potherie et 440 hectares à la Faultrière. Soit une superficie totale de 1 753 hectares.
45Quelle était la valeur du domaine ? en se référant aux données du Tableau de l’Agriculture française au XIXe siècle selon lesquelles l’hectare de prairie valait en moyenne 2 500 francs, celui de terres labourables 2 000 francs, il peut être avançé que le domaine propre au château avait une valeur de 160 000 francs or soit 561 000 d’euros. L’ensemble du domaine agricole valait approximativement entre 3 700 000 et 4 575 000 frs or soit entre 12 et 16 millions d’euros.
46Au début de la décennie 1860 le Bourg d’Iré formait un véritable complexe agricole avec ses étables modernes et spacieuses, « avec des écuries, des granges. Ces bâtiments aux petites fenêtres en demi-cercle se reconnaissaient à leurs arêtiers en brique ». Un four à chaux permettait la production d’engrais.
47Les méthodes de cultures modernes étaient introduites : l’attelage de labour par traction équestre pour retourner la terre avec plus d’efficacité, et parce que cette tâche ne convenait pas à la durham ; l’utilisation du labour en planches de 4 à 6 centimètres de large pratiqué une fois en automne pour les céréales et les fourrages, deux fois pour les céréales et les racines dont une fois en automne et une seconde fois aux semailles, qui se faisaient au moyen du semoir Bobin. Il permit de faire passer le semis de 2,4 à 1 hectolitre par hectare, et de faire croître le rendement à l’hectare de 12 hectolitres en 1852 à 35 en 1862 ; la méthode Dubreuil pour une meilleure culture fruitière, l’utilisation intensive de la chaux et le recours à l’assolement pour amender les sols. Afin d’améliorer la productivité, Falloux équipa sa ferme d’araires, d’un semoir et d’une défonceuse Bodin. Une mécanisation limitée en comparaison de celle du domaine des Aillers, propriété du comte d’Andigné. Le polyélevage de la ferme portait également sur le développement des élevages porcins et ovins de souche anglaise.
48La polyculture était aussi développée : blé, orge, choux, poix, trèfles, avoine et froment.
49Soucieux d’efficacité dans l’exploitation de ses terres, Falloux recouru au système du métayage, qui s’avéra être un bon stimulant. Le paysan avait une autonomie dans l’exploitation de « ses » terres... sous l’œil attentif et sévère du propriétaire. Cette gestion permit à Falloux de tirer de forts profits de son domaine :
« Il y a douze ou quinze ans, pas une ferme dans le pays ne rapportait au-delà de trente à quarante francs l’hectare ; peu de terres aujourd’hui sont affermées au-dessous de soixante francs ; plusieurs se disputent au prix de quatre-vingt francs l’hectare. Les mêmes fermes à moitié dans le Bourg d’Iré (...) rapportent cent francs l’hectare. Quant au domaine du Bourg d’Iré proprement dit, son revenu est un minimum de cent dix-sept à cent vingt francs l’hectare. »
50Le revenu des 70 hectares du domaine du Bourg d’Iré était compris entre 8 190 et 8 400 francs or. L’exploitation rapportait chaque année 16 000 francs or.
51Le Val Richer rapportait à François Guizot entre 2 125 frs et 2 550 frs chaque année, et le domaine de Maury assurait une rente agricole de 36 000 frs au banquier Talabot.
52En ce milieu de siècle, l’agriculture était une affaire nationale : les régimes portaient une attention particulière à un secteur qu’ils valorisaient, au point de lui faire opérer une véritable révolution agronomique. L’une des manifestations les plus significatives de cette politique était le concours agricole. Le plus fameux fut celui de Poissy, inauguré en 1844. Le Second Empire, dont l’agriculture était une priorité économique, allait en faire le fleuron des manifestations agricoles sous l’égide de Persigny et de Rouher, successifs ministres de l’Agriculture de Louis Napoléon III que la propagande surnommait « l’empereur des paysans ». Le concours agricole de Poissy, rencontre nationale et internationale, fut surnommé le « Smithfield de l’agriculture française » aux prix conséquents. Falloux approuvait cette politique car, bien que « comme stimulant, comme occasion de rapprochement des hommes et des choses, comme mise en présence des instruments et de ceux qui les doivent employer, les concours régionaux ont merveilleusement réussi (...). Mais entrez dans le calcul d’un simple fermier ou d’un petit propriétaire pour lui le moindre déplacement est un sacrifice (...) pour la chance fort douteuse de remporter une prime en argent dont le minimum est de cent francs et le maximum de sept ou huit cents francs ».
53Le salon, spécialisé en viande de boucherie, avait pour objectif premier et constant de promouvoir des races, Durham pour les bovins, et Dishley pour les caprins. La Durham y était particulièrement à l’honneur car « le concours de Poissy est particulièrement destiné à faire connaître la conformation que doivent avoir les animaux pour pouvoir être préparés en peu de temps pour la consommation ». Pour répondre à ce critère, les organisateurs réservèrent la 1re classe de Bovins aux seules bêtes de moins de 36 mois. À Poissy, les durhams y triomphèrent : en 1849, la race était représentée par 27 spécimens, qui recueillirent 19 médailles sur les 25 du concours, dont 8 allèrent au marquis Raphaël de Torcy. En 1850, les 5 prix de la 1re classe sont décernés aux croisés Durham, qui recueillent également 10 des 17 prix des races.
54Tel Olivier de Serres en son temps, Falloux contribuait au renouveau agricole. Il lui était dès lors impossible de ne pas participer aux grands concours agricoles : les durhams y étaient à l’honneur ; en 1858 Falloux s’engagea dans la compétition au côté d’autres éleveurs angevins. Une contribution régulièrement récompensée dans les concours agricoles régionaux avec ceux de Nantes de 1858 et de 1859, et les nationaux comme les concours agricoles de Poissy de 1855, de 1856, de 1858 et de 1861.
55Malgré les résistances du « parti français » à la politique de propagation de la race. Durham menée par un salon agricole anglophile, elles remportaient d’éclatantes victoires. Ces succès, Falloux les devait à sa politique d’élevage en opposition avec la théorie de l’éleveur Jamet qui prônait la spécialisation sur le plan génétique de la Durham en l’excluant de tout travail de labour ; pour l’agronome du Bourg d’Iré, il était à craindre « que l’éleveur (...), n’abusât de la précocité de la race durham et ne finît par couvrir le sol d’animaux lymphatiques, d’une viande assurément plus abondante mais en même temps moins nutritive. » Parmi les agronomes français, Falloux se place dans le « parti anglais ». Son cheptel, la gestion entreprenariale de son domaine, sa conception moderne d’une campagne considérée en tant qu’espace économique et sociétal perçu dans une finalité politique et sociale, enfin son anglophonie faisaient de Falloux un gentleman farmer. L’Angleterre restait pour lui la référence en agronomie : les fermes anglaises, depuis longtemps équipées de larges et saines étables, produisaient une viande de boucherie très renommée ; une politique agronome et commerciale qui permettait à une ferme anglaise d’élevage de réaliser un profit six fois supérieur à une ferme d’élevage française. Le Bourg d’Iré s’inscrivait résolument comme l’émule français de l’agriculture britannique. Aussi, la participation aux concours répondait-elle à la fois d’une obligation économique et d’une manifestation d’attachement à l’agronomie anglaise. Falloux y participait régulièrement comme au concours régional agricole d’Angers de 1862 qui apporta à l’entrepreneur terrien le très prisé Prix de Ferme : le Bourg d’Iré était officiellement un « Pradel angevin » !
56Le Prix de Ferme lui donnant l’occasion d’exprimer ses vues de propriétaire terrien et d’homme politique, Falloux décida de rédiger un petit ouvrage. Intitulé Dix ans d’agriculture, il réunissait ses deux passions. Après avoir exposé ses travaux agronomiques, Falloux développait ses vues sur le monde rural : « Un des dangers unanimement reconnus de l’époque actuelle, c’est la dépopulation des campagnes au profit des villes » constatait le gentleman farmer, pour lequel « ce mouvement de dépopulation a plusieurs motifs principaux : la circonscription, la direction des travaux publics, le relâchement du frein moral, l’envahissement du luxe et de son cortège ». Falloux considérait que « la conscription creuse chaque année un vide énorme dans la population des campagnes, et enlève la fleur de la jeunesse laborieuse, mais le service militaire est le plus noble tribut que l’en puisse payer à la patrie (...). Bornons-nous donc à souhaiter que l’impôt des hommes soit plus ménagé encore que l’impôt des deniers ». Pour l’agronome angevin, « il en est tout autrement de l’émigration que provoque et fomente chaque jour d’avantage, dans la classe ouvrière, le développement exorbitant des travaux publics. Quelques grandes villes absorbent de plus en plus la population au détriment des campagnes, et Paris au détriment de toutes les autres villes. C’est un recrutement égal, si ce n’est supérieur, au recrutement de l’armée, avec cette aggravation que celui-ci est sans règle, sans discipline, sans esprit de retour ». Le phénomène d’urbanisation qui touchait alors la France, et la croissance démographique de Paris, ne manquaient pas de susciter inquiétude et pessimisme chez Falloux. Comment ne pas être inquiet lorsque le corollaire de cette urbanisation était le dépeuplement des campagnes et le relâchement moral des populations urbaines :
« La santé de l’ouvrier est usée par la fatigue et par la dissipation ; il mène de front ces deux excès, il passe brusquement de l’assujettissement à la licence, et ses passions, incessamment excitées, finissent par préférer leur satisfaction à toute autre. Un courage presque surhumain peut seul lui conserver le désir et la possibilité d’un ménage paisible, d’une famille régulière ; s’il revient au foyer paternel, c’est à force de mécomptes, et pourtant encore sous le joug de funestes habitudes, qu’il cherche à implanter là où il ne les trouve pas. »
57Falloux d’en conclure que « l’agriculture est donc paralysée, menacée en France par la partialité de l’administration en faveur des villes aux dépens des campagnes ; mais du moins, l’agriculteur chez lui, sur son propre terrain, dans les étroites limites de la commune, trouve-t-il l’appui sympathique auquel il a droit ? La réponse affirmative n’est pas toujours permise ». À cela une réponse : le cabaret. Pour Falloux, l’estaminet était le germe insidieux de l’Empire Autoritaire et de l’alcoolisme dans les campagnes. Pour tout remède, le notable du Bourg d’Iré ne voyait que le... chemin de fer ! Effectivement, « (...) le rail est infiniment plus moralisateur que les anciennes routes. Le grand chemin d’autrefois était bordé, à courte distance, d’une double haie de chaumière qui n’avait d’autre mission que d’héberger le roulier, d’étancher sa soif, de présenter au conducteur de diligence et au postillon un verre de vin toujours indispensable (...). Le colporteur, le vagabond se mettaient de la partie (...). Le chemin de fer est doué d’un tempérament absolument opposé, il ne souffre dans le manger ni dans le boire l’ombre d’un superflu. Son personnel, toujours en haleine, campe sur le sol plutôt qu’il n’y habite, n’entre dans aucune des habitudes de la population ; c’est plus qu’un soldat en garnison, c’est une sentinelle dans une place de guerre (...). Et après les institutions monastiques, rien ne saurait mieux enseigner l’austérité cénobitique qu’un gardien de barrières et un transmetteur de signaux. » Cette opposition entre le chemin de fer et le chemin de terre permettait à Falloux d’attaquer l’Empire : agronome il était devenu, mais politique il restait. Ses participations aux concours agricoles le faisaient collaborer avec le Second Empire : ne contribuait-il pas à sa légitimité ? Le risque de se voir accusé de cette colusion avec l’adversaire n’était pas à exclure. Aussi, attaquer le régime napoléonien permettait d’éviter toute équivoque politique et de sortir du « splendide isolement » des légitimistes.
58En une trentaine d’années de concours le Bourg d’Iré recueillit 49 prix et 27 médailles dont 8 en or, 5 en argent et 14 en bronze ; ainsi que 25 875 francs de prix10.
59Falloux écoulait sa production essentiellement sur le marché local avec comme principal débouché le Maine-et-Loire où il vendit 40 bœufs entre 1855 et 1885, la Mayenne, la Sarthe, enfin l’Ille-et-Vilaine. L’éleveur vendait parfois des bêtes en Lorraine, en Seine-et-Oise, dans l’Yonne et même en Autriche. Entre 1855 et 1885, Falloux en vendit 111 pour un chiffre d’affaire de 122 100 francs or.
60Falloux était un légitimiste agronome comblé : le Bourg d’Iré devint un domaine agricole renommé, comme en son temps le Pradel d’Olivier de Serres. Sa rentabilité fut forte et son activité permit de faire vivre entre 300 et 400 familles. Autant de résultats qui devaient profiter au légitimisme.
Les hôtes du Bourg d’Iré
61Le 4 octobre 1854, Madame Swetchine allait honorer de sa présence le Bourg d’Iré mettant un terme à une attente de vingt ans.
62Falloux, sa femme et leur fille Loyde, le Prince Auguste Galitzine et le comte Jules de Bertou firent un accueil chaleureux à l’illustre invitée. Madame Swetchine consacra les onze jours de son séjour en discussions politiques et spirituelles, en prières. La petite Loyde ne cachait pas sa tendresse pour sa « maman Souchine » et le couple Falloux sa joie de la recevoir.
63Le 7 octobre, on visita Segré.
64Pas une journée où Madame Swetchine ne s’intéressa aux activités du domaine agricole, ponctuant d’une remarque judicieuse, d’un mot choisi ses impressions. À la grande joie du maître des lieux et de son régisseur Lemanceau.
65Le 11 octobre, accompagnée de Falloux, de Bertou et du Prince Galitzine, elle quitta le Bourg d’Iré. La petite troupe passa par Solesmes avant de gagner Le Mans. À Solesmes, l’émotion fut à son comble : Dom Guéranger accueillit Madame Swetchine avec effusion. « Ses larmes coulaient, ses mains tremblaient en la recevant sur le seuil de l’Abbaye (...) » observa Falloux. La rencontre fut brève mais riche en émotions et en souvenirs.
66Le 12 août 1857, Monseigneur Dupanloup fit l’honneur de sa présence au Bourg d’Iré. Falloux et Dupanloup allèrent, le lendemain, à Combrée assister à la remise des prix du collège catholique. Les visiteurs prononcèrent chacun un discours auxquels s’ajouta celui de Mgr Angebault, évêque d’Angers. L’été fut interrompu par une lettre de Cloppet : le serviteur de Madame Swetchine y annonçait la mort prochaine de sa maîtresse.
67Falloux partit sur l’heure pour Paris : le 21 août il arriva rue Saint Dominique. Dans la journée Madame Swetchine faillit mourir d’étouffement puis dans la soirée fut installée sur sa chaise, proche de son bureau. Elle s’y reposa, sa tête tombant sur sa poitrine, d’avoir assisté au dîner où furent conviés ses neveux et Falloux. Du 21 au 31 août, chaque nuit fut perturbée de ses crises de delirium entrecoupées de période de conscience où elle méditait. Le 3 septembre, elle eut expiré sans l’intervention des médecins. Présent depuis le 21 août, Falloux la veilla en s’en occupant avec chaleur. Un soir elle lui dit : « J’ai en moi le vague sentiment que j’ai encore plus de vie qu’on ne l’imagine peut-être, d’autre part je sens aussi que je puis paraître devant Dieu d’ici à quelques heures, c’est donc à cela surtout qu’il faut s’attacher. » Tard dans la soirée du 9 septembre, elle confia à Falloux qui la veillait : « La vérité ! J’aimerais mieux un lit d’hôpital avec elle que toutes les somptuosités sans elle » puis laissant retomber, lourdement, sur son lit son corps endolori, elle dit à nouveau : « Mon Dieu prenez pitié de moi », sur quoi elle se mit à compter les coups de minuit et dit à nouveau à Falloux et à ses proches : « Voilà l’heure de la messe, il faut se lever. » Sur ces mots Sophie Swetchine s’éteignit, en son appartement de la rue Saint Dominique. La disparition de Madame Swetchine marqua profondément Falloux. Mais la peine devait laisser place au travail de pérennisation de l’œuvre : cette grande âme chrétienne devait continuer d’influencer les catholiques.
68Un ouvrage consacré à son œuvre lui semblait s’imposer : n’incarnait-elle pas l’excellence de la foi et de la piété ? L’instruction de l’individu ne valait-elle pas par l’exemplarité ? Enfin ses pensées lui paraissaient « un des plus précieux trésor de la langue chrétienne ». Falloux pensa que l’ouvrage devait s’inscrire dans la continuité de l’Église de la Restauration où « l’âme féminine différente et complémentaire de l’âme masculine devient une réserve de ressources civilisatrices et de possibilités de conversion » La rédaction commença début 1858 et connut un déroulement classique, ponctué d’imprévus, comme l’auteur le confia à Dom Guéranger :
« Mme Swetchine n’en est encore qu’aux premières pages de Résignation pour l’impression et a, pour le pire, ses cinq derniers chapitres entièrement à retoucher et peut être avec des documents nouveaux, car Gustave de Beaumont, non seulement consent mais s’emploie à me faire obtenir tout ce qui est entre les mains de Madame de Tocqueville, et Mme de Plessis Bellière vient de m’écrire qu’en cherchant autre chose, elle vient de retrouver toute la correspondance de Mme Swetchine avec Mme de Pastouret, et la met à ma disposition. »
69Le travail fut achevé à l’été 1859. L’ouvrage comptait deux tomes de respectivement 501 et 431 pages, les pensées religieuses et les réflexions spirituelles d’une personnalité mystique. Falloux avait pris soin de les classer par champs de réflexion. Dès le commencement de la rédaction, il avait prit à cœur de voir l’œuvre de mémoire marquée de son sceau :
« Je demande malgré la brièveté de mon entête que mon nom figure sur la couverture. Je tiens à honneur de compter au moins, ainsi, ne pouvant faire mieux, parmi ceux qui ne se sentent nullement découragés. On pourra donc mettre Pensées de Madame Swetchine, publiée par le comte de Falloux, ou quelque chose d’analogue pourvu que mon rang de soldat soit bien marqué. »
70L’entreprise reçut un concours inopiné dans la proposition de l’éditeur israélite Lévy qui se proposa de publier l’ouvrage. Guizot en informa Falloux, par une lettre amicale :
« Mon libraire, M. Michel Lévy a entendu dire que vous vous proposiez de publier une vie et des lettres, ou des œuvres, de Mme Swetchine (...) il voudrait bien être votre éditeur, et il me prie de vous parler de lui. Tout ce que je puis vous dire, c’est que je l’ai trouvé intelligent, très actif et de très faciles rapports. Il a de plus une maison de librairie déjà très et bien accréditée. »
71Falloux perçut les avantages qu’offrait la sollicitation de la nouvelle édition française : il n’était pas d’éducation de masses sans diffusion de masse alors que le clergé français était gagné de plus en plus par les idées ultramontaines. Or, la librairie Lévy garantissait des ouvrages à bon marché accessibles au plus grand nombre, et avant tout au bas clergé. Là, était l’objectif : faire passer le message catholique libéral auprès des pasteurs, afin qu’ils n’égarent pas le troupeau des fidèles. « Le succès de Mme Swetchine a été si rapide que sa 3e édition en format Charpentier, et à 2,50 frs le volume, est déjà en route depuis trois semaines. C’est l’édition qui, par cette réduction de prix, va le mieux au clergé » confiait satisfait Falloux à Dom Guéranger.
72L’ouvrage reçut maints accueils, dont celui de François Guizot. Le protestant écrivit à Falloux que Mme Swetchine « était une bien belle âme, et ce devait être une société charmante (...), elle méritait tout ce que vous lui avez donné de respect tendre, j’allais presque dire culte (...) Et en publiant ce qu’elle a laissé, vous avez donné au public une bonne lecture, saine et douce ». Le succès que rencontra l’œuvre enthousiasma Falloux, qui ne put s’empêcher de partager sa joie avec l’abbé de Solesmes : « Vous avez porté bonheur à Mme Swetchine en tout et partout. Son succès n’attend ni les journaux, ni les Revues qui, du reste, se disposent à la bien traiter et avant-hier à son cours, Saint Marc Girardin l’a par son nom, et en la citant textuellement, placée au premier rang des moralistes chrétiens : appréciations et citations ont été couvertes d’applaudissements (...) » lui écrivit-il.
73Le succès populaire de Madame Swetchine, sa vie, ses œuvres conforta l’écrivain dans ses convictions militantes. Puisque la demande était réelle il convenait d’y répondre : le troupeau n’appelait-il pas son berger ?
74Il fut décidé de publier la correspondance épistolaire de Sophie Swetchine, car « les lettres de Mme Swetchine formeront dans leur ensemble, un des ouvrages les plus propres à former comme à charmer des âmes chrétiennes. Elles montreront en même temps ce que c’est que l’amitié et même simplement la société prise dans le sens élevé ».
75La réalisation du corpus des correspondances débuta dans la seconde moitié de 1859. Elle devait être laborieuse.
76La collecte des documents se fit par donations, prêts et découvertes opportunes. Ce travail fastidieux se compliqua de la mésentente survenue entre Falloux et Dom Guéranger. Le dominicain « après avoir lu l’article du Correspondant dans lequel le Père Lacordaire affectait de ne pas m’accorder même la dernière place parmi ceux que notre sainte amie honorait de ses bontés » cru que ses « relations avec elles devaient être passées sous silence ». La susceptibilité se nourrissant de maladresses, la gaucherie de Falloux, qui oublia de demander la correspondance de l’abbé de Solesmes, provoqua l’irritabilité de ce dernier : le dominicain en conclut que « ne recevant, ni demande, ni avis, durant le long temps qui s’est écoulé depuis le jour où Dieu a appelé à lui cette âme (...) je dus me confirmer dans cette manière de voir (...) ». Dom Guéranger en fit part à Falloux de la manière la plus sèche : « Vous parlez de nos dissidences (...) elles sont réelles ; (...) vous détestez L’Univers, je le crois utile ; vous favorisez le Correspondant je l’estime dangereux : en un mot je regrette cette concorde qui nous unissait au temps où écriviez saint Pie V. »
77Cinglant rejet d’une amitié de 20 ans. Une colère que le temps, ne fit qu’accroître. Dom Guéranger de poursuivre Falloux de son fiel. Dans une lettre de septembre 1859 il lui écrivit que :
« Vous patronnez le Correspondant, vous écrivez dans cette revue. Est-elle bienveillante pour moi ? non seulement elle a refusé de publier une lettre d’explication que je lui avais adressée, mais constamment je suis harcelé de coups d’épingles (...). Aujourd’hui tout le monde s’inquiète des personnes, et nul ne songe à la vérité : c’est là notre mal, et d’autant plus dangereux qu’il est moins senti (...). Je regrette que nous nous comprenions plus, vous et moi, sur ce qu’il est expédiant de faire. »
78En cet hiver 1859, il fallut toute l’habileté conciliatrice d’Alfred de Falloux pour détendre les rapports et concilier les partis. Les sentiments finirent par triompher des idéaux politiques. Finalement ce fut avec bienveillance que l’abbé de Solesmes communiqua au notable du Bourg d’Iré ses félicitations sur la biographie de Madame Swetchine. Une amorce de coopération pour la publication des correspondances :
« Je n’ai pas besoin de vous dire avec quel bonheur j’ai lu cette vie de notre sainte amie. Sans contredit c’était à vous de l’écrire (...). Quant à ma correspondance à moi, je veux bien essayer de négocier avec les personnes auxquelles j’avais promis mes communications, et voir si elles consentiraient à se désister. »
79Fallait-il y voir l’œuvre posthume de Madame Swetchine ?
80La collaboration reprise, Falloux s’attacha à l’exploiter au mieux. Ce fut donc avec un vif intérêt d’écrivain et dans le souci de préserver l’avenir de la coopération, qu’il écrivit à Dom Guéranger, en réponse de ses lettres et notes envoyées récemment, que « vous avez vraiment rendu à Mme Swetchine un hommage digne d’elle et de nous. J’y ai puisé pour mon compte plusieurs enseignements que je vous demanderai la permission de faire passer dans les éditions suivantes ».
81La santé fragile de Falloux n’arrangea pas le cours de la rédaction, qui fut ponctuée de crises de névralgie aiguë. Surmontant son mal, il poursuivit sa tâche avec d’autant plus d’ardeur que la collaboration renouée portait ses fruits. Elle se basait maintenant sur la rédaction : « Dans tous les cas, je me réserverais et me réserve toujours de ne rien publier avant d’avoir passé quelques jours sous votre toit, ou vous sous le mien (...). Vous pouvez voir que de mon côté j’ai mis une extrême réserve dans l’usage des lettres qui m’étaient ainsi confiées. » Ouvrage bien réalisé, ouvrage maîtrisé. Falloux ne concevait pas autrement sa tâche, mais encore fallait-il ménager les susceptibilités. C’est en des termes choisis qu’il demanda à Dom Guéranger son approbation pour une totale autonomie dans la rédaction :
« Je crains donc qu’en vous censurant vous-même comme vous avez entrepris de le faire, vous soyez plus sévère que de raison, et en même temps plus exposé à ce que vous craignez (...). Réfléchissez y donc de nouveau, et voyez si vous ne pouvez pas faire comme la plupart de vos amis, en me laissant à moi-même à répondre devant le public de l’ensemble de votre correspondance sauf à vous soumettre les cas douteux où l’évidence du secret ne serait pas manifeste. »
82L’ouvrage devait avoir une dimension religieuse, véhiculer la parole catholique libérale. « Ce volume contiendra trois pièces particulièrement délicates, et sur lesquels je me résume absolument un point de vue théologique (...) » confia-t-il à Dom Guéranger dans un courrier de janvier 1863. Dès lors l’organisation de l’ouvrage prenait une importance particulière. Pour que le message spirituel de l’œuvre fut maximal, il convenait de l’articuler de manière cohérente : « Pour vos lettres, je tiens plus que jamais à leur insertion dans le recueil général et à côté de celles du P. Lacordaire. Il faut que vous soyez rapproché devant le public comme vous l’étiez dans le cœur de Mme Swetchine. » Mais l’importance de la correspondance Lacordaire contraignit Falloux à des remaniements du corpus car « en vérifiant la copie des lettres du P. Lacordaire, je me suis aperçu que cette correspondance formerait à elle seule un gros volume (...). Force m’a donc été de destiner à un volume séparé, Montalembert, vous, M. de Tocqueville, Mme de Pastouret ».
83En ce début de décennie 1860, le contexte politique et religieux de la France ne fut pas sans influencer la rédaction de l’ouvrage. Falloux dû recourir à des remaniements nécessaires : « On recommence la guerre contre les ordres religieux par l’affaire d’Arcueil, on publie Le Maudit et le printemps semble nous présager les catastrophes extérieures Rome comprise. La pensée m’est donc venue de détacher immédiatement le volume du Père Lacordaire. C’est le plus populaire d’entre vous, sa correspondance est d’une beauté, d’une austérité, d’une simplicité incomparables. L’heure de faire entendre cette voix, du fond de sa tombe, est plus opportune que jamais. »
84La rédaction nécessita également la collaboration précieuse mais exigeante du Révérend Père Lacordaire : « J’ai de longues observations à vous présenter sur le chapitre 13 de la vie de Mme Swetchine que vous venez de m’envoyer. Je les estime capitales, soit au point de vue des doctrines, soit au point de vue de Mme Swetchine, soit au point de vue de Montalembert et de moi », écrivit-il à Falloux dans un courrier du 27 juillet 1859.
85Le pointillisme intellectuel et les exigences spirituelles du Père le conduisaient à un jugement sévère du chapitre XIII. Le plus important de l’œuvre. Il ne pouvait y avoir de bonne parole sans vérité, d’où un attachement à restituer le passé avec exactitude. La partie du chapitre consacrée à l’affaire de L’Avenir exigea une telle discipline ; Falloux avançait que Madame Swetchine condamnait sans ambages le quotidien. Lacordaire lui apprit que « dans la réalité, elle était sympathique à L’Avenir, tout en condamnant ses exagérations, et ne voulait obtenir de Montalembert que sa soumission sincère mais intelligente, à l’acte pontifical du 15 août 1832 ». L’attention de Lacordaire se porta également sur la future présentation de son attitude dans l’affaire, qu’il estima mal considérée par une rédaction jugée peu stricte. Aussi insista-il auprès de Falloux : « Séparer ma déclaration de 1833 du quart de siècle qui la suivit, c’est faire naître immédiatement cette pensée : le Père Lacordaire a eu (illisible) moment de faiblesse ou un moment d’insincérité. Or (...) j’avais étudié l’encyclique avec la pénétration du théologien excité. » À ses considérations, Lacordaire associait sa pudeur qui lui défendait « de voir paraître sur mon âme, mon caractère, mes intentions, mes défauts et mes qualités, des détails aussi intimes. Il faut qu’un homme soit mort pour qu’on le juge ». Lacordaire finissait sa critique du chapitre par un jugement sans appel : « Ma pensée est donc, mon cher ami, que votre chapitre XIII est à refaire de fonds en comble, quant aux appréciations du rôle de L’Avenir, et quant aux lettres qui y sont citées, il ne m’est pas possible d’en accepter la publication. » Falloux prit bonne note des recommandations du Père, qui s’en félicita en ces termes : « Je suis donc très heureux que Montalembert et Foisset aient pris la peine de s’entendre avec vous. » Pour le prélat il semblait qu’« il est impossible d’écrire la vie de Madame Swetchine sans parler de ses rapports avec nous », d’autant qu’« ne peut arracher cette page de son histoire puisque c’est par là qu’elle a eu vraiment une part assez importante dans les affaires religieuses de notre siècle. Mais aussi il importe grandement pour elle et pour nous que son rôle soit bien indiqué, ce qui implique une notion exacte de ce que nous avons fait et voulu ».
86La vérité comme garantie d’honnêteté intellectuelle ne pouvait que mieux assurer une bonne divulgation de l’œuvre de Madame Swetchine.
87La phase d’impression de l’œuvre permit à la collaboration amicale entre Falloux et Dom Guéranger de se poursuivre. Les deux hommes étaient en accord sur l’objectif de l’œuvre : la lutte que se livraient catholiques libéraux et ultramontains ; le public visé restait le clergé, comme Falloux le confiait à Dom Guéranger :
« Vous prendrez avec la même sincérité la résolution de publier au moins un article sur les Méditations et Prières, car je dois vous dire que le Clergé est précisément jusqu’à ce jour la portion du public qui a été le moins charmée d’un volume où il avait le plus à prendre. Les protestants nous ont gagné de vitesse ; toutes leur revues ont parlé et bien parlé ! »
88Pour Falloux, il fallait maintenir ou amener le clergé dans l’obédience catholique libérale. L’avenir de l’Église passait par un certain libéralisme. La Révolution de 1789 avait créé une France nouvelle à l’âme à libérale. Falloux s’inquiéta du manque d’objectivité des catholiques.
89La parution des Correspondances de Madame Swetchine suscita un vif intérêt dans le public. Le clergé reconnut aux pensées de la défunte un certain intérêt, mais sans pour autant s’y convertir. Les réactions diverses, très souvent positives, du lectorat laïc venaient éclaircir l’accueil mitigé du clergé. De nombreux soutiens se manifestèrent, dont celui remarqué de Guizot pour qui Madame Swetchine « a droit et elle mérite de paraître entière et pure, car même quand elle est discutable elle prend sa source dans les idées et les sentiments les plus nobles. » Remarque qui confinait à l’éloge de la part de l’auteur des Méditations et études morales.
90Au mois de septembre 1857, le Bourg d’Iré eut la visite de Monseigneur de Falloux. Le frère cadet accueillait le frère aîné dans le cadre remodelé de leur enfance.
91En mars 1858, Persigny acquit le domaine de Chamarande, près d’Étampes. Spontanément, Falloux l’invita au Bourg d’Iré converser politique entre amis et agronomie entre propriétaires terriens. Mais les deux hommes ne se rencontrèrent jamais aux champs.
92Dans les derniers jours de mai 1858, Lacordaire venant de Sorèze et Montalembert de Londres se rendirent au Bourg d’Iré après s’être rejoints, en gare de Tours. À 10 heures du matin ils arrivèrent chez Falloux. Montalembert, tout à l’aménagement de la Roche-en Brény, s’intéressa aux arbres de haute-futaie proches du château et recueillit avec soin les conseils de Lemanceau. Lacordaire avait quant à lui une attirance pour le verger et le potager : il conseilla de recourir au système de Dubreuil, comme le faisait l’agronome du Bourg d’Iré, mais avec modération. Le 26 mai, les trois hommes se rendirent à Combrée visiter le Collège libre. Falloux avait une prédilection pour l’établissement catholique, qu’il ne manquait pas de soutenir financièrement.
93En juillet 1858, Dupanloup visita le Bourg d’Iré. Le 27 juillet, en compagnie de Falloux, le prélat se rendit au Collège de Combrée inaugurer le nouveau bâtiment construit entre 1854 et 1858 sur le coteau de La Primaudière. L’établissement privé accueillait 300 élèves.
94Le soir du lundi 2 novembre 1863, Falloux accueillit au Bourg d’Iré le Révérendissime Dom Guéranger. Le dominicain avait enfin quitté Solesmes, à bord d’un cabriolet tiré par la jument de l’abbaye, pour le Segréen. Le Bourg d’Iré confirmait son rôle de centre de l’activité politique angevine.
95Après une « réception aimable », le prélat fut convié à s’installer à table en compagnie de la famille Falloux au complet et du duc de Fitz-James. Au terme du repas, Falloux et Dom Guéranger convinrent de traiter de leurs affaires le lendemain, mardi 3 novembre. Le Révérendissime constata le « triste état de santé » de Falloux.
96Le jour suivant, après avoir assisté à la messe dite par le curé du Bourg d’Iré et son vicaire, « dans la belle chapelle du château », l’assistance alla déjeuner. À la sortie de table, le maître des lieux convia Don Guéranger à « visiter ses célèbres étables, y compris trois magnifiques bœufs destinés à Poissy. » De retour au château, on traita des affaires politiques.
97La correspondance entre Dom Guéranger et Madame Swetchine fournit le motif de la rencontre. Dom Guéranger en accepta sans peine la publication, car « après tout, il est bon de donner une leçon à MM. les catholiques libéraux ; ils ont voulu confisquer Mme Swetchine à leur profit ; les lettres à l’abbé de Solesmes leur apprendront ce qu’elle pensait de cet adversaire qu’ils peignent sous de si étranges couleurs ».
98Falloux, qui n’avait pas lu la correspondance, contrairement à sa femme, s’écria : « Comme cela, vous avez rempli le rôle de directeur auprès de Mme Swetchine depuis la mort de M. Desjardins. »
99Saisissant l’occasion, Dom Guéranger confia ce qu’il pensait de la future biographie sur Madame Swetchine : « À part le chapitre de l’enfance et de la jeunesse, et le récit de la mort, l’ouvrage n’est pas digne de son objet. »
100Falloux accepta la remarque, reconnut la justesse des critiques et promit de refaire le livre.
101Les journées suivantes furent consacrées en repas, en prières et surtout en discussions. Le catholicisme libéral constitua le thème principal du débat. Falloux croyait que sur la plume de Veuillot planait l’ombre du Révérendissime. Dom Guéranger s’en étonna, puis confia à son interlocuteur son rejet de la phrase de Coquille : « L’homme n’a pas de droits, il n’a que des devoirs. » Falloux en fut fort étonné et soulagé. Réaction qui agaça Dom Guéranger qui répliqua : « Mais enfin pour qui me prenez vous ? Vous savez que je m’occupe d’études ecclésiastiques depuis mon enfance et vous me mettez sur le dos de pareilles absurdités ? » Louis Veuillot ne provoqua pas de polémiques, chacun reconnut son très grand talent, la sincérité de ses convictions et ses qualités de cœur. Chacun reconnut qu’il lui manquait le tact et la subtilité des salons ; Louis Veuillot était plébéien.
102Parlant de Félicité de Lacordaire, notamment de ses relations toujours présentées comme parfaites, Falloux confia à Dom Guéranger, en riant, qu’il avait « là des lettres qui prouvent positivement le contraire ».
103La conversation s’attarda surtout sur Montalembert. Falloux reconnut sans détour que son ami s’était « laissé entraîner à soutenir les plus étranges paradoxes et que pour un homme qui sait l’histoire, il a eu de singulières absences de mémoires. »
104« Une chose m’effraie et m’afflige dans Montalembert, dit Dom Guéranger, vous le connaissez comme moi, vous savez que c’est le plus aristocrate des hommes, eh bien ! Dans son discours de Malines, il salue l’avènement de la Démocratie ; il la proclame la reine du monde ; il a peut être raison, car elle triomphe partout. On peut convenir du fait, mais l’accepter et cher-cher à s’allier à cette puissance nouvelle, c’est une folie et une lâcheté », puis de déclarer que « la Démocratie n’est pas autre chose que la Révolution, tout comme le libéralisme ». Si Falloux s’attarda sur Montalembert, c’est qu’il avait pour projet de rapprocher celui-ci de Dom Guéranger : la Cause ! Toujours la Cause !
105N’était-ce pas là les enseignements du catholicisme ? de Madame Swetchine ? Chercher la conciliation pour que « les amis se complétassent l’un par l’autre pour le service commun de Dieu. » Falloux espérait une rencontre entre les deux penseurs du catholicisme contemporain, et le Bourg d’Iré serait, bien entendu, le cadre de cette rencontre : Dom Guéranger se montra disposé à une rencontre ; Profitant de l’opportunité, Falloux écrivit à Montalembert qui lui répondit sèchement.
106Soucieux de rassembler, Falloux demanda à son hôte de l’entremettre avec le doctrinaire évêque de Poitiers, Monseigneur Pie. Le « Veuillot ecclésiastique » représentait une puissance morale au sein du clergé ; le gagner au catholicisme libéral aurait été profitable à la cause catholique.
107Le mercredi 4 novembre 1863, la discussion, fort longue, porta sur le Catholicisme libéral sans que les deux hommes tombassent d’accord. Puis ils discutèrent du Correspondant, de l’encyclique de Grégoire XVI et de l’Inquisition.
108Falloux, sentant que la puissance de réflexion de son hôte lui était supérieure, parla par longs monologues, pour ne laisser aucune prise à son interlocuteur. Celui-ci lui répétait : « Mais vous ne me laissez pas parler. Attendez ! Je ne veux pas laisser échapper la bonne réponse, vous continuerez après ! »
109Le dialogue n’en tourna pas moins au désavantage de Falloux.
110Le jeudi 5 novembre, « Mme et Mlle de Falloux étant allées à la chasse au blaireau (...) », Falloux et Dom Guéranger partirent « pour Combrée, et chemin faisant » reprirent leurs discussions de la veille.
111Le Révérendissime apprécia les charmes du logis angevin et admira le domaine agricole, dont la renommée allait en grandissant. Le 6 novembre 1863, Dom Guéranger s’en retourna à Solesmes, touché par la « parfaite union » du couple Falloux et les « témoignages d’affection chrétienne qu’ils se donnent mutuellement. »
112En 1864, visitant le « Pradel angevin », Augustin Cochin vint avec l’un de ses amis, l’Irlandais William Monsell, pasteur de l’Église Évangélique, et Sous-secrétaire au Ministère de la Guerre. Comme tout Britannique, Monsell voyageait, une carte en main, ne visitant, consciencieusement, ce qui était susceptible de l’intéresser. Aussi quittait-il le château dès le déjeuner fini, et visitait-il à cheval le pays segréen sur 4 à 5 lieues alentours pour reparaître à l’heure du dîner. Le soir, Falloux et ses invités se réunissaient dans le vaste salon pour y mener débat. Lors d’une soirée, le commentaire du Correspondant provoqua un quiproquo : le journal contenait un commentaire de Lacordaire sur l’article phare de la pensée politique d’Albert de Broglie, intitulé Histoire de l’Église et de l’Empire romain au IVe siècle. Il fut demandé à Montalembert d’en faire la lecture. Elle devait procurer au cénacle le triple plaisir d’entendre la prose de Lacordaire citée dans un livre d’Albert de Broglie et lue par la voix au léger accent anglais de Charles Forbes de Montalembert. « Au bout de quelques pages Monsell incline la tête et s’endort, une page plus loin il ronfle. Montalembert s’interrompt et s’écrie : “Monsell ! dormir passe encore ; mais ronfler, c’est trop fort !” Monsell se réveille en sursaut, et avec un flegme plus britannique qu’irlandais, répond : “Eh ! mon cher, c’est l’heure du parlement !” »
113Le Bourg d’Iré se faisait aussi lieu de culture. On y chérissait la musique, selon le goût de Falloux, pour qui elle était « l’un de nos délassements les plus doux », « un instrument efficace et puissant de moralisation pour l’individu, de civilisation pour les peuples ». Cet amour de la musique conduisait Falloux à accueillir des artistes, dont le jeune et talentueux Armand Colmann, qui écrivit Souvenirs du Bourg d’Iré, une œuvre musicale pour piano à deux et quatre mains dédiée à Loyde. Déclaration d’amour ou acte de politesse ? Loyde ne l’épousa pas.
114Parmi ses premiers hôtes, Falloux avait accueilli le vicomte de Melun, compagnon des années du catholicisme social ; le comte de Rességuier, le « frère Albert » du Quartier de la Chaussée d’Antin ; Salvandy son prédécesseur au Ministère de l’Instruction Publique ; Albert de Broglie l’ami fidèle ; Armand Sauzet ancien président de la Chambre des Députés ; le comte de Corcelle efficace et dévoué ambassadeur des catholiques français près de Pie IX dans les heures terribles de 1849.
115Aux visites prestigieuses, s’ajoutaient celles du voisinage : Étienne-Ambroise de La Forêt d’Armaillé, demeurant au château de La Douve, visitait les Falloux. C’était l’ancienne noblesse, celle de la guerre de Vendée et de l’Émigration, un ancien combattant de l’armée de Condé. Les Fitz-James rendaient souvent visite au ménage Falloux, qui les visitait tout aussi souvent en leur château de La Lorie à La Chapelle sur Oudon. Les châtelains de Challain-la-Potherie, le comte et la comtesse Albert de La Rochefoucault-Bayers, venaient fréquemment au Bourg d’Iré où ils possédaient La Bigeotière. Enfin, il n’était pas rare de fréquenter le général de Lamoricière qui habitait au château du Chillon au Louroux-Béconnais. C’était la sociabilité de son enfance qui se perpétuait. Falloux ne manquait pas de l’entretenir et de l’apprécier. Ces visites étaient d’autant plus souhaitées, qu’elles servaient à maintenir une activité digne de celle du passé. L’un après l’autre les amis d’autrefois, les « aînés » disparaissaient : en 1855, Madame de Cambourg s’éteignait à 92 ans ; en 1857 disparaissaient le général d’Andigné dit « Monsieur de Saintes-Gemmes » à 91 ans et la Marquise de la Rochejacquelein à 85 ans, le Marquis d’Andigné dit « Monsieur de Segré » alors âgé de 93 ans. En 1858, Charles d’Andigné, surnommé « jambe de bois » mourrait à 89 ans, ainsi que le comte de Romain âgé de 92 ans ; 1859 vit disparaître le comte d’Autichamp à 89 ans, Monsieur de Cambourg, qui avait assisté à l’Assemblée de la Noblesse de 1789, à 101 ans et le Marquis de Caradeuc, beau-père de Falloux.
116Le passé s’effaçait, il fallait lui substituer un avenir.
117Malgré l’ostracisme politique, malgré l’échec patent de son idéologie, Falloux pouvait encore compter sur l’amitié et la famille :
« La princesse Galitzin (...) est en effet arrivée ce même jour en compagnie d’Étienne son fils aîné et d’André son plus jeune enfant (...) malheureusement la visite a été bien courte ; les voyageurs étaient venus de Sablé par la route de terre, avec des relais envoyés par le duc de Chaulnes (...) et ils sont repartis après 24 heures d’un séjour plein d’émotion et de larmes bien touchantes »
118confiait-il à Rességuier.
119Dans la solitude imposée par les deuils qui étaient venus attrister le Bourg d’Iré, Falloux continuait à être visité : le 27 août 1884, le vieux châtelain fut « en possession d’une famille inaccoutumée : un grand père et une grand-mère, un père et une mère et une petite fille en nourrice. Cela voulait dire M. et Mme de Mackau, M. et Mme de Quinsonas et Mlle Élisabeth de Quinsonas avec sa nourrice. Mme de Mackau parle tant qu’on veut, à qui l’on veut et montre une bienveillance inépuisable pour ces lieux (...). Sa fille est une charmante jeune femme très douce, très simple et ne jouant nullement à l’héritière. Son mari est tout ce qu’il y a de plus discret et remplit en ce moment ses 28 jours militaires. La petite Élisabeth ne pleure jamais dans le salon et s’occupe surtout de sa nourrice et des vaches. Nous faisons donc le meilleur ménage ». Ces moments, Falloux les goûtait avec plaisir : ils étaient ceux d’une famille, ils rompaient sa solitude.
120Parmi les habitués, l’abbé Bazin venait souvent solliciter la charité du châtelain et discourir avec lui. Un matin de visite, Falloux le reçut dans sa chambre. Il était encore au lit, une lettre de Victor Cousin en main, qui lui écrivait qu’il déplorait l’avancée du matérialisme et de l’athéisme, lui confiant sa réflexion sur les rapports entre l’Église et la Philosophie : « N’est-il pas temps, lit posément Falloux, de mettre fin au malentendu qui sépare l’Église de la philosophie ? pourquoi faut-il que deux puissances qui tendent au même but par des méthodes différentes se méfient l’une de l’autre et se fassent la guerre au lieu de s’allier contre l’ennemi commun ? La philosophie, par le raisonnement et la démonstration, l’Église par la foi, ne tendent-elles pas à mettre les différents esprits en possession de la vérité. » À la suite de la lecture, Falloux sollicita l’avis de Bazin.
121Le prélat de lui répondre : « M. Cochin se trompe doublement. La méthode de l’Église n’est point absolument différente de celle de la philosophie qui le prétend, et l’objet des deux enseignements n’est point identique. L’église enseigne d’abord les mêmes vérités que la saine philosophie : l’existence et l’unité de Dieu, la spiritualité, la liberté, la responsabilité de l’âme humaine, la vie future. Et pour l’enseignement de ces vérités, elle ne s’en tient pas à la foi ; elle les démontre à tous ceux qui sont capables de démonstrations, aussi bien et mieux que la philosophie. »
122Falloux rétorqua en souriant : « Voilà un bon petit cours de philosophie dont je ferai mon profit. »
123Ces échanges, Falloux les appréciait. Ils meublaient le quotidien calme du Bourg d’Iré.
Le notable segréen
124En ce milieu de siècle le segréen avait gardé son aspect ancestral. Les paysans portaient bien souvent une mauvaise veste ou capot, se chaussaient de sabots que l’on bourrait de paille l’hiver venu et se coiffaient du traditionnel chapeau angevin. Les maisons segréennes, dont les murs de roche archéenne soutenaient solidement les toitures de tuiles plates ou romaines, mêlaient leur allure grisâtre au gris des cieux. Ces demeures étaient exiguës : 33 pieds de longs (11 mètres) sur 18 pieds de large (6 mètres) ; un espace divisé en deux avec d’un côté la pièce principale faisant office de cuisine et de chambre, de l’autre une petite pièce attenante. La pièce principale dite de la « chambre manable » ouvrait sur l’extérieur par une porte à deux battants et une fenêtre étroite. Les commodités se résumaient à un évier en terre, une cheminée à manteau où gisaient dans l’âtre des chenets ordinaires, des pincettes et une pelle, enfin un placard en bois. Aux angles de ces deux pièces se trouvaient des lits à quenouilles de 6 pieds sur 4 (1,90 m sur 1,30 m) où la famille du maître s’entassait avec les domestiques de ferme. Dessous, étaient rangés pêle-mêle des sacs de farine, des choux, des paniers, des sabots, des outils et autres dévidoirs. Sur le sol en terre battue une maie contenait le pain bis, les salaisons et le lait, les légumes secs. L’ameublement se complétait de poêles et poêlons, d’une table et d’un basset avec sa vaisselle de terre cuite. Pas une maisonnée qui n’ait son « rousinier » pour faire de la chandelle que l’on mettait sur le « bégaud » ou chandelier.
125Sous le manteau de la cheminée, il n’était pas rare de trouver une boîte que l’on appelait le « saunier » et qui contenait du gros sel moulu à l’aide du « grugeoir ». Près du saunier se trouvaient cloués les saints tutélaires locaux. Les lares modernes.
126Il n’y avait aucun cabinet d’aisance, aucune cuvette, aucune étuve. L’hygiénisme était inconnu des populations. Les repas des paysans étaient frugaux : fruits de pays, pain noir et soupe avec un morceau de lard, une « lesche » de beurre. À cette alimentation s’ajoutait tantôt une bouillie de mil, tantôt une bouteille d’huile de noix ou du pain aux châtaignes. L’ordinaire était amélioré par du fromage et des fruits secs dont les forts appréciées « débisses » ou poires séchées. La viande la plus commune restait le porc ou « gorin » que la famille consommait sur plusieurs mois. Le paysan buvait du mauvais vin, en fait de l’eau passée sous la rafle des raisins, du cidre ou du poiré. Les femmes allaient « assire la buée » au lavoir public. Les soirées étaient passées à la veillée à « teiller » le chanvre, à jouer aux « devinailles », à raconter des histoires de loup-garou et d’autres sorcières. Les hommes humaient quelques « chinchées » de tabac.
127Le pays conservait ses croyances et ses mœurs pagano-chrétiennes : que les bêtes tombent subitement malades et l’on appelait le « hongreur ». Que celui-ci soit impuissant, que le mal s’étende à la ferme ou au bourg... on recourait au désenvoûteur qui avait les mots et les formules secrets pour soumettre les puissances naturelles. Le diable était aussi présent que Dieu en ces contrées : Satan captivait de pauvres hères, pactisait avec eux pour s’emparer de leur âme, « engouratant » la pauvre victime qui, devenue une bête brutale et sanguinaire, errait par la campagne les nuits de pleine lune. Aussi pour s’en garder l’angevin portait-il des grains de sel dans ses poches, dans ses doublures.
128Croiser un sorcier à un carrefour, dans une voyette était chose possible en terre segréenne, aussi fallait-il replier les pouces des mains en dedans, serrer fortement les doigts de la main gauche et réciter : « Sorcier, sorcier, si tu es sorcier que le diable t’emporte » ou « Ora pronuncio tibi Satanas, conjugo Christi. » Les jeteurs de sorts étant souvent sollicités, il convenait de se munir d’un « bourdon » ou bâton de néflier, pour se prémunir des ensorcellements.
129La culture païenne était toute aussi présente dans les soins apportés au corps : crapauds vivants, vipères réduites en cendre, taupes, limaces, souris, fientes de poule, excréments de chat et bouillon de jars, cervelle de lièvre mais aussi thym, romarin, laurier, chicorée, pavot et sauge, salsepareille, myrrhe, noix de muscade et safran formaient la pharmacopée angevine. S’y ajoutaient les remèdes d’origine minérale ou chimique, comme la thériaque et l’orviétan.
130Face à la mort omniprésente, aux maladies qui torturent les corps, face à l’impuissance des médecins et de la science médicale, les populations s’en remettaient aux saints guérisseurs que l’on priait avec ferveur.
131Autant de pratiques qu’Alfred de Falloux s’engagea à combattre : le Segréen devait entrer dans son siècle ! La France, pays moderne, pouvait-elle garder pareil archaïsme ? Puisque chaque parcelle de la France faisait la France, que le Segréen était l’une de ces parcelles... il fallait le moderniser. Pour la modernité et le légitimisme. Il n’y aurait de soutien populaire à la branche aînée que si les légitimistes œuvraient efficacement auprès des populations qu’ils encadraient, que s’ils répondaient aux exigences du présent. L’action sociale du châtelain s’inscrivit dans une éthique féodale : il était du devoir du seigneur de gérer la communauté. N’était-ce pas l’enseignement de sa mère et la déontologie des notables légitimistes ?
132En ce milieu de siècle Angers opérait une mue urbaine : en ces années de fièvre urbaine que furent la Restauration et l’Empire triomphant, bon nombre de villes françaises importantes suivirent la transformation de Paris. Entre 1820 et 1840, Angers avait comblé ses vieux fossés d’un autre âge pour en faire des boulevards. N’était-il pas reconnu qu’ils apportaient l’aération dont les villes avaient besoin pour leur hygiène ? En 1839, les ponts de la Haute et de la Basse Chaîne furent construits, formant ainsi un axe de communication autour de la vieille ville. En 1845 fut achevée la reconstruction du pont du centre qu’une crue violente avait emporté en 1843 ; signe des temps, il ne comportait plus de maisons. Le boulevard du Roi René fut agrémenté d’une statue du dit roi en 1853, l’Hôtel des Postes fut inauguré en 1854.
133En 1855, le Mail fut enclos d’une grille en fer forgé et abrita un réservoir d’eau de ville, qui fut agrémenté de la fontaine de l’Exposition Universelle de Paris. Sous l’impulsion de son maire, l’industriel conservateur René Montrieux, Angers continuait sa mue : en 1859, le Mail se couvrit de jardins, selon les plans d’André Leroy, dont un kiosque à musique constitua le clou. Ainsi les promenades des badauds seraient-elles accompagnées d’un fond musical. L’éclairage au gaz illumina les rues de la cité, cette même année 1859. Vers 1860, un important programme immobilier transforma le Quai de Ligny en une perspective louis-napoléonienne depuis le pont de la Basse-Chaîne jusqu’à la rue Plantagenêt ; de splendides immeubles accueillaient des hôtels particuliers et offraient de somptueux appartements à la bourgeoisie locale. En 1862 le boulevard Descazeaux fut percé. Le Palais de Justice fut construit en 1865, achevant la perspective du Mail. L’imposante poissonnerie qui étalait sa masse sobre le long du quai des Luisettes fut démolie en 1866 pour une place appelée Molière et un Cirque-Théâtre ; la population, évoluant avec son temps et les métamorphoses de sa ville, réclamait des divertissements modernes. Cette même année les angevins virent le comblement du canal de la Tannerie, trop insalubre pour continuer à être exploité, l’aménagement de la place du Ralliement après que l’incendie du 4 décembre 1864 eut rasé le théâtre ; il sera remplacé par un théâtre « offenbachien ». Le confort urbain faisait également son apparition avec l’installation des Bains Flores, rue Saint-Maurille, dont les voiturettes de bains à domicile parcouraient les rues des beaux quartiers dont les demeures ne possédaient pas encore de salle de bain. L’industrialisation ne manquait pas de transformer la vieille cité : l’usine de liqueur Cointreau s’implanta Quai des Luisettes en 1858, alors que la Manufacture Bessonneau couvrait plusieurs hectares au nord-est d’Angers. Ces activités avaient nécessité la réalisation de gares : celle de Saint-Laud, au sud-ouest de la ville, pour le trafic de voyageurs, fut inaugurée en 1849 celle de Saint-Serge, au nord du pont de la Haute-Chaîne le long de la Maine, pour le fret de marchandises sera ouverte en 1878.
134Angers se transformait, entrait dans son siècle. La ville qui comptait 31 500 habitants en 1790 en 67 500 en 1881, se débarrassait de ses habits d’Ancien Régime pour se parer des atours du modernisme urbain.
135En ce milieu de siècle, le Bourg d’Iré était encore un village rural. Rural au sens archaïque : il y manquait de tout ce que le modernisme pouvait offrir. Aussi Falloux entreprit-il de doter les 1 285 habitants d’un confort digne du monde urbain : en 1852, une maison de retraite fut donnée à la commune, mais afin d’en assurer le fonctionnement et la pérennité, sur la demande du Préfet qui avait « exprimé le désir que M. de Falloux affectât, à la garantie de cette libéralité, un immeuble ou une Rente sur l’État, sur lesquels la commune pourrait recourir dans le cas de difficulté pour l’acquittement de l’obligation que le donateur crée à ses héritiers et ayant cause », Falloux apporta sa caution financière. Ce lieu devait apporter l’assistance médicale dont le corps fourbu par le labeur a besoin au soir de la vie, les soins attentifs qui font plaisir à l’âme, le confort d’un entourage qu’une longue existence à droit pour rompre la solitude. L’hospice sera à la fois un apport de confort médical mais aussi la manifestation que le Bourg d’Iré n’abandonnait pas ses anciens. L’hospice rappellera également à la population ce qu’est un notable légitimiste et catholique libéral : un possédant soucieux des pauvres, un royaliste compatissant... contrairement aux bourgeois.
136Le terroir d’Alfred de Falloux s’étendait à Segré. Le Bourg d’Iré en était l’épicentre, certes, mais Segré faisait également partie du paysage quotidien, des souvenirs d’enfance. Aussi se sentit-il obligé de contribuer à son développement urbain et aux soins à apporter aux segréens.
137La ferveur religieuse de la population étant très profonde, il était nécessaire et utile de lui permettre de pratiquer : en mars 1859, une commission administrative fut créée pour superviser les travaux de la future Chapelle Saint-Joseph. Le 9 juin 1862, le lundi de Pentecôte, le duc de Fitz-James, le supérieur du Collège de Combrée M. Levoyeu, M. de Madden, qu’entouraient des fidèles, assistèrent à la bénédiction du lieu de culte par le vicaire-général du diocèse Joseph Mesnard. Falloux, qui avait apporté sa contribution financière en catholique et en fils du pays, ne put y assister à cause de sa santé « plus pitoyable que jamais ».
138Aux soins de l’âme, il fallait joindre ceux du corps. D’autant que Segré comptait plus de 2 000 habitants en cette décennie 1860. En novembre 1863, Falloux décida l’acquisition de terrains pour y faire construire un hospice. Le 14 janvier 1864, le notable angevin « faisait don à la commune de Segré d’un terrain et de bâtiments “en vue de l’établissement à Segré et pour la commune de ce nom d’un hospice pour les vieillards indigents des deux sexes” ». Le bâtiment occupera le plateau aux pentes abruptes qui surplombait l’Oudon en amont de la ville. Après quelques années de travaux, Segré pouvait inaugurer son hospice. Celui-ci offrait un ensemble agréable aux vieillards du pays. En ce lieux, les vieux segréens purent finir leur vie dans un environnement agréable, la solidarité collective put s’exprimer, la charité chrétienne prit forme et s’exprima dans toute sa dimension.
139De tous temps le feu fut l’ennemi principal de l’habitat. Or la maison était au paysan sa première patrie, son bien parmi les plus précieux. C’est là qu’il naissait, qu’il vivait, qu’il mourrait. C’était là que les ancêtres étaient nés, avaient vécu, étaient morts. C’était là que les descendants allaient naître, allaient vivre et allaient mourir. Dès lors il convenait de la préserver. Falloux, homme de terroir, père de famille et bâtisseur ne fut pas insensible à ces considérations. Le châtelain entreprit donc de faire construire dans les années 1860, au Bourg d’Iré, une caserne de pompiers qui fonctionna sur la base du volontariat.
140Être notable légitimiste obligeait Falloux à entretenir des liens étroits avec la population, notamment avec la jeunesse. Le Bourg d’Iré accueillit chaque année, à la fin juin, les élèves de Combrée. La Saint-Jean d’été donnait lieu à des festivités champêtres et éducatives dans le cadre bucolique du Bourg d’Iré : dans le parc décoré de lices qui « avaient été marquées par des mats ornés de longues oriflammes et de devises (...) », élèves et professeurs étaient les hôtes du châtelain. En sa présence paternelle et celle de sa famille, les enfants s’adonnaient sans retenue aux jeux de groupe et à la charade. Elle leur permettait d’exprimer leur rhétorique dans « les beaux costumes prêtés par le théâtre de Nantes ». Le public applaudissait aux vers du Triomphe de Mardochée devant le palais d’Assaravesh à Sousse, des Druides cueillant le gui sacré, de Masaniello et les pêcheurs napolitains vainqueurs du duc d’Astros. Le dîner était servi sous les arbres du parc. Lorsque la journée arrivait à son terme, Falloux ne manquait jamais de s’adresser aux élèves leur disant « la loi de la vie, les conditions du progrès par l’effort de la volonté, il leur montrait comment à la plante il faut la rosée du ciel pour la rafraîchir et la développer ; comment aussi à cette autre plante qui fleurit dans notre âme et s’appelle le bien il faut la rosée de nos sueurs et surtout celle de nos larmes ». L’attentive assistance répondait, à la fin de l’intervention de l’orateur et du maître des lieux, par de chauds vivats et des applaudissements. La journée s’achevait sur cette intervention.
141Falloux appréciait ces instants qui lui rappelaient son enfance angevine, où le fils du châtelain parcourait ces lieux, encore sauvages dans leur végétation, avec les enfants des métayers. Ces instants lui rappelaient son adolescence parisienne, où le jeune aristocrate de la Chaussée d’Antin allait, en compagnie d’amis, s’amuser à la Malmaison : on jouait à colin-maillard et on récitait des charades. Le collège de Combrée. Falloux lui portait une attention bienveillante, voire paternaliste. Le premier établissement libre du segréen représentait l’exemple type de l’établissement catholique profitant de la loi de 1850. Falloux en était touché. Aussi, visitait-il souvent le lieu. Cela lui offrait l’occasion de dispenser ses valeurs chrétiennes, comme en août 1865 lors de sa traditionnelle venue pour la remise des prix. Falloux présenta à son auditoire sa conception de la musique. Pour le mélomane du Bourg d’Iré, il convenait de prendre la musique « dans son acception exacte, dans son unité absolue, c’est-à-dire sans paroles provocatrices, sans accessoires habilement calculés pour séduire ». La musique lui semblait « un instrument efficace et puissant de moralisation pour l’individu, de civilisation pour les peuples », comme « la langue spiritualiste par excellence, la langue qui réveille et qui résume nos instincts les plus élevés, et dont l’action propre est de faire prévaloir les penchants délicats sur les penchants vulgaires ». Cette considération poursuivit Falloux vient que « la musique a particulièrement deux privilèges qui lui appartiennent en propre. Elle est d’abord la seule langue véritablement universelle (...). Le second privilège exclusif dont je fais honneur à ma cause est plus important encore et le voici : la musique est la seule langue dans laquelle on ne puisse pas écrire de mauvais livres, et qui ne laisse jamais dans la mémoire une image dangereuse ». Pour l’orateur, la musique est un moyen d’exprimer les sentiments les plus divers, comme le patriotisme : « S’il y a quelque chose d’inexplicable en ce monde (...) c’est le dévouement du soldat acceptant résolument un ministère qu’il n’a pas choisi, immolant sa volonté avant de sacrifier sa vie (...). L’honneur le veut ! Et ce langage de l’honneur, cet appel souverain du patriotisme, qui le fait entendre à l’heure décisive ? La musique » ou la spiritualité : « Il y quelque chose de plus imposant, de plus dominateur encore, c’est la religion et le prêtre. La musique (...), là encore l’homme l’appelle à l’heure de ses plus profondes émotions. » L’amour mystique qu’éprouvait Falloux pour la musique le conduisait à la concevoir sous un aspect « médicinal », sorte de baume pour les maux de l’âme :
« Ces élans de l’enthousiasme et ces abattements de la douleur, ces troubles intimes, ces cris inarticulés du cœur quand la passion surabonde, ces joies extrêmes et ces suprêmes gémissements, qui tour à tour dilatent l’âme, l’oppressent (...), trouvent dans la musique une issue, une expansion, une sphère sans borne pour les recevoir et leur ouvrir libre carrière, un organe idéal pour les interpréter, en deviner jusqu’aux moindres nuances, et nous les restituer ensuite épurés, calmés, transformés. »
142L’orateur de finir sa leçon de musicologie par l’approche manichéenne que s’en faisait Boileau : « La musique (...) c’est elle qui conseille le bien, c’est le drame ou la danse qui fait le mal. »
143En ce lieu qu’il appréciait, le notable du Bourg d’Iré s’était confié. Il avait mis à nu son âme : Falloux était mélomane.
144La notabilité étant affaire de tous les instants, il convenait de la manifester en toutes occasions. Le mariage du couple d’Armaillé, fut une magnifique démonstration de communion sociale : ce 21 juin 1866 la commune du Bourg d’Iré fut en fête. « Henry et sa femme sont arrivés à 4h00 de l’après-midi par un temps charmant mêlé comme exprès d’ombre et de soleil. Une cavalcade de métayers était allée au-devant d’eux jusqu’à Sainte-Gemme avec la voiture découverte d’Henry toute caparaçonnée de fleurs. Madame de Caradeuc, Marie et Loyde avancent, dressées à l’entrée du Bourg d’Iré les arcades de verdure et de roses formant berceau, des drapeaux et un écusson avec la couronne de leurs armes partant en grosses lettres d’or : Henry et Gabrielle, leur bonheur est le nôtre. Non seulement, la paroisse, mais nombre d’habitants de Segré étaient venus à ce rendez-vous. À quatre heures très précises, un piqueur au galop est venu annoncer le cortège. En tête Henry et sa femme, conduisant lui-même, derrière à cheval, Fernand d’Arthuys, Maurice de la Pommelière, Paul de Candé (...) derrière eux la cavalcade des métayers et derrière la cavalcade une innombrable file de petites carrioles contenant, par cinq ou six, métayers et métayères. En tête de notre arcade étaient placés pour recevoir les mariés un petit garçon et une petite fille chacun avec un bouquet aussi gros qu’eux et un compliment. Derrière les deux orateurs, les enfants des deux écoles, les sœurs, le curé puis pêle mêle derrière eux Madame de Lantillac, Madame de Bruc, Madame Paul de Candé (...). Nous tous, le supérieur de Combrée, plusieurs professeurs, le curé de Noyant, le petit Geoffroy d’Audigné, Clovis de Candé (...) puis une population vraiment compacte et des plus affectueuse. Après les compliments (...) Mme d’Armaillé est remontée en voiture, a continué son chemin au son des cloches et des carillons entre deux rangées de population, suivie de toute son escorte (...) puis le tout s’est groupé dans un ordre et dans un ensemble charmant dans la cour et l’avenue de la Douve où des tables étaient dressées. Les mariés ont de nouveau parcouru tous les rangs, puis ils sont montés chez Mme d’Armaillé la mère, puis les voisins se sont mis au buffet, puis un violon est venu faire danser les persévérants jusqu’à 8 h 00 du soir (...). Ce matin (...) il y a grand festin sur la pelouse, bal idem, et feu d’artifice à Noyant. »
145La notabilité se traduisait aussi dans la correction vis-à-vis des gens de maison :
« Si vous pouvez rapporter 4 ou 5 bagues en chapelet de Notre Dame d’Auray, vous feriez à votre retour plusieurs cadeaux bien mérités, entr’autres à Joséphine Malherbe, qui a imaginé d’elle-même de retirer nos tapisseries d’Église, pendant que les plafonneurs abîmaient tout, et à Jeanne, la femme de Charles qui a mis toute sorte de grâce à me laisser complètement son mari. »
146Le châtelain du Bourg d’Iré avait bien œuvré. Ses actions charitables furent autant de manifestations de foi car de devoir. Une conception partagée par nombre de notables catholiques sociaux, notamment du monde industriel tel Léon Harmel dans l’Aisne.
147Comme Falloux, Léon Harmel était un notable accompli : sa vie se résumait dans la réalisation d’une œuvre catholique à finalité sociale et politique. Il avait, comme Falloux, joint l’utile (la rentabilité du patrimoine familial et l’assurance des besoins matériels) à l’agréable (vivre chrétiennement). Pour Léon Harmel comme pour Alfred de Falloux toute la réussite de l’action sociale chrétienne dépendait de la combinaison du Temporel et du Spirituel. Là où le Bourg d’Iré chercha à rétablir le passé en le modernisant dans un monde rural, le Val des Bois tenta d’apporter une réponse neuve à un problème contemporain, celui du sort de l’individu dans le système économique capitaliste. Comme Alfred de Falloux, Léon Harmel vit dans le catholicisme la réponse sociale au paupérisme. Comme Léon Harmel, Alfred de Falloux bâtit un microcosme économique et sociétal d’inspiration religieuse. Les deux notables, l’aristocrate angevin et le bourgeois champenois, œuvrèrent au maintien de l’ordre social ; cependant il convient de noter une nuance à la comparaison : Léon Harmel chercha à vivre dans une société moderne, Falloux reproduisit une société de type féodale.
148La Restauration Monarchique restait l’objectif. Pour ce faire, Alfred de Falloux poursuivit la lutte avec la plume.
Notes de bas de page
1 Soit 58 205,03 euros.
2 Vanille, Barboteur, Taxile, Alban, Toinette, Timbale et autre Boileau.
3 Werther, Victoria, Britania, Dreadfull, Moss Rose, Morning Star et autre Barrister.
4 Alba, Téodorico, et autre Téodora.
5 Taurus.
6 Tchernaïeff, Askanoff.
7 Télamon, Diomède.
8 Tien-Tsin, Tonkin.
9 Bachi-Bouzouk, Abou-Marza et autre Abdallah.
10 Soit 90 726,22 euros.
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