Chapitre IX. Le légitimiste au service de la restauration bourbonienne : la première tentative de fusion monarchique
p. 153-171
Texte intégral
Les séjours à Nice et à Turin : 1849-1850
1Le ménage Falloux gagna la Côte d’Azur par la route du Midi, qui traversait la Vallée du Rhône. Il arriva à Marseille, puis se dirigea sur Nice. L’air iodé ne pouvant que lui être bénéfique. Le voyage fut un enchantement de couleurs et de reliefs : à Fréjus les pins étendaient leurs frondaisons verdoyantes vers un ciel d’azur, puis se présentèrent les ambassadeurs de Nice les orangers et les aloès par centaines qui tapissaient les abords de la petite cité maritime. Le royaume de Savoie, tel allait être le cadre dans lequel la famille Falloux allait évoluer durant les six mois à venir. Le climat niçois ne tarda pas à opérer ses bienfaits sur Falloux : le malade se sentait mieux, sa fièvre avait disparu, mais ses forces lui manquaient toujours :
« Ne pouvoir supporter aucun bruit, pas même celui de deux conversations qui se croisent, pas même la musique, une de mes plus vives jouissances, ne pouvoir affronter ni l’éclat du soleil ni même celui d’une lampe ou d’une bougie sans abat-jour, passer une partie des nuits dans l’insomnie, se lever plus fatigué qu’on ne s’est couché. »
2La santé de sa fille Loyde profiterait aussi du climat ensoleillé et de l’air marin.
3Le séjour se passait ordinairement entre les cures médicales et les visites de courtoisie, lorsque le 22 février les Falloux furent tirés de leur quiétude par l’annonce de la mort de Guillaume1 de Falloux du Coudray, père d’Alfred. Falloux tint à confier ses sentiments à Rességuier :
« Quelques lignes de ma mère m’annoncent ce matin le terme du long martyr de mon père qui dans ses derniers moments au moins a peu souffert et n’a pas senti la vie s’éteindre (...) du ciel il lit au fond de mon âme non seulement les sentiments qui y existent aujourd’hui, mais ceux qui l’ont le plus blessé autrefois et cette pensée m’est douce (...) il aura plus de tendresse pour moi auprès de Dieu qu’il me semblait en avoir depuis bien des années. À part ce sentiment qui m’est doux (...) toutes mes impressions sont celles d’une profonde tristesse, non dans les détails de la vie (...) mais lorsque je l’envisage dans son ensemble, je me sens une bien plus grande responsabilité. Cette déviation d’un joug supérieur et imposé de la main de Dieu même m’étonne et m’effraye à un point que je ne prévoyais pas si loin. J’espère cependant que cela ne dégénèrera pas en faiblesse. »
4Falloux quitta les siens pour gagner l’Anjou. Le fils enterra ce père autoritaire avec lequel il s’affronta souvent, s’entendit parfois. Les obsèques donnèrent lieu à un moment de communion sociale : le clergé venu saluer le catholique, les paysans du domaine familial honorer leur maître défunt, les notables du voisinage se recueillir sur leur camarade de l’Émigration et le Chevalier de Saint-Louis, les habitants du Bourg d’Iré et de Segré rendre un dernier hommage au notable. Tout le microcosme segréen était là. Les obsèques terminées, Falloux s’en retourna à Nice. Le fils avait rempli ses devoirs. Parti de Nice, vicomte de Falloux, il y revenait comte de Falloux du Coudray avec un majorat héréditaire. Le fils du notable était maintenant le notable.
5De retour à Nice, la famille observa un deuil strict. Falloux ne reçu personne, excepté le peintre Paul Delaroche, l’ancien président de la Chambre des députés Sauzet, le marquis de Châteauneuf, qui était alors président de la Conférence de Saint-Vincent-de-Paul, accompagné de sa femme.
6En plus du deuil et de leur santé fragile, les Falloux se souciaient pour « Fifi » depuis que sa frêle santé avait été durement atteinte par un accident aux conséquences finalement bénines. Le soleil et la luminosité méditerranéens, la beauté de la Côte d’Azur et l’air iodé profitaient à Loyde, comme Falloux l’écrivit à Albert de Rességuier : « Le médecin dit que Loyde ne boitera pas, et qu’elle marchera bientôt comme autrefois. Elle fait sur son canapé toute une série de mouvements sans aucune souffrance. Sa petite figure est gaie, elle dort très bien. » Albert de Rességuier, l’ami d’enfance, le « frère » de la Chaussée d’Antin que les Falloux avaient naturellement intégré à leur cercle familial.
7Au printemps, Falloux céda aux sirènes de la politique : la Cause ! Toujours la Cause ! Encore la Cause !
8Laissant sa famille à Nice, il prit la route de Turin pour voir le comte Apponyi, son ami des années du Tour d’Europe. Le comte était alors ministre d’Autriche près du roi Victor-Emmanuel II. Après avoir remonté la route de Tende, Falloux arriva à Turin, capitale du Royaume du Piémont-Sardaigne. À son arrivée, il fut accueilli par M. de Reiset, ministre de France qui, tenant à honorer l’ancien ministre de l’Instruction Publique et des Cultes, lui offrit un brillant dîner de bienvenue auquel furent conviés les principaux membres du Cabinet piémontais. Tout à ses mondanités, Falloux fut abordé par Reiset, qui l’informa que le roi Victor-Emmanuel désirait s’entretenir avec lui, en audience particulière, le lendemain à midi. Falloux accepta, il ne pouvait refuser.
9L’audience fut brève : les deux interlocuteurs parlèrent de la vie politique piémontaise dominée par Balbo, d’Azeglio et Cavour, le plus habile des trois, de la lutte entre Turin la patriote et Rome la catholique conduite par le légiste Loïs Siccardi. À ce sujet, le roi fut clair en disant à Falloux qu’il ne voulait pas « se séparer de la France, ni entrer en guerre avec Rome ».
10Falloux lui fit remarquer que son attitude vis-à-vis du Risorgimento « scandalisait quelques fois la République Française ».
11Victor-Emmanuel lui répondit que « tous les révolutionnaires étaient de la canaille » et qu’il ne marcherait « jamais avec eux ».
12L’entretien s’en tint à peu près à ces thèmes. Sortant du palais, Falloux laissa derrière lui un monarque ambitieux dont les « traits et ses gestes étaient vulgaires, bien que la pose de sa tête et l’accent de sa voix gardassent quelque chose de la fierté de sa race » alors que « son œil brillant était plus fin que son langage ».
13Le séjour turinois se passa en dîners chez les ministres de France et d’Autriche. Les discussions qui s’y tenaient convainquirent Falloux que la question italienne était loin d’être résolue. Il décida d’en informer « Fritz » qui, en tant que Référendaire de la Signature à la Curie, que Protonotaire Apostolique et Chanoine de Saint-Pierre, pouvait interférer auprès du pape ou du moins de son entourage immédiat. Falloux lui conseilla un accord entre Rome et Turin. Il lui fallait agir vite et discrètement.
14L’influent Secrétaire d’État, le cardinal Antonelli, ne fit pas bon accueil au conseil. L’intervention de Falloux n’alla pas plus loin.
15Falloux quitta Turin inquiet des projets que Rome élaborait pour son avenir.
16Cette retraite méditerranéenne lui permit de méditer sur la situation politique de la France :
« La France, qui n’a jamais été républicaine de nature, était dégoûtée de l’essai auquel elle avait momentanément consenti, et les républicains seuls avaient la responsabilité de cet état des esprits. Les hommes monarchiques étaient entrés loyalement dans l’essai de la République, d’abord, parce qu’au lendemain du 24 février, rien d’autre n’était possible, et ensuite, parce que si les hommes monarchiques avaient eu une conduite différente ils auraient, de leurs propres mains, diminué la valeur de l’expérience. On s’en serait pris à eux des troubles et des ruines, tandis qu’en laissant le champ libre aux républicains, et même, en leur prêtant un concours sincère, on avait l’inévitable bénéfice de cette alternative : ou bien les républicains donneront sécurité et prospérité au pays, alors tant mieux pour le pays et pour eux ; ou bien les républicains échoueront, par le vice même de la République, par leurs violences et par leur aveuglement ; alors nous demeurions irréprochables et nous pouvions dire à tous les partis : “Que voulez-vous de plus ? qu’attendez-vous encore, pour reprendre le cours naturel de notre inclination nationale et des destinées de la France ?” »
17La situation lui apparaissait clairement : la Seconde République avait pâtit, et allait pâtir, des émeutes de mai 1848 et surtout de la sanglante dissolution des Ateliers Nationaux en juin. Tel lui semblait être le destin de ce régime dont, par raison, il « aime le drapeau et non la livrée ». Ce régime avait cela de bon, pour Falloux, d’être parlementaire. Une opinion qu’il partageait davantage avec les Orléanistes qu’avec les Légitimistes.
18Falloux ne put s’empêcher de conclure qu’« au 10 décembre 1848, la France avait donné une immense majorité au candidat le plus antirépublicain qu’elle eût alors à sa disposition : le Prince Bonaparte (...) ».
19Il y avait donc de l’espoir pour la Monarchie, mais il était hypothéqué par la menace bonapartiste : il n’y avait rien de bon à attendre de la part du Président !
20La fin de la villégiature médicale s’annonçait. Courant mars Falloux s’en retourna à Paris ; où il s’inscrivit au Cercle de la rue de Rivoli. Là il retrouvait la Droite légitimiste. Il réintégra aussi l’Assemblée Nationale, aux côtés de Berryer et de Rességuier, intervenant à la tribune... non sans consulter Montalembert. Persigny adressa un courrier à Falloux dans lequel il lui demandait son avis sur des nominations épiscopales. Falloux y répondit, mais refusa de se rendre à l’Élysée. Sa présence en ce lieu ne manquerait pas de paraître suspecte et de donner lieu à des quiproquos fâcheux. Ce fut Rességuier qui se chargea d’apporter la réponse puisqu’il était d’accord sur les nominations avancées par Falloux.
21Le Prince-Président reçut Rességuier. Il lui fit comprendre que ses amis s’éloignaient de lui, que les possédants ne comprenaient pas le peuple alors que lui le comprenait, qu’il disposait des vraies forces du pays et qu’il pourrait en faire profiter la Droite. Puis il lui confia qu’au cours de sa promenade à cheval au Bois de Boulogne, il n’avait été salué par aucune des personnes qu’il avait rencontrées, mais qu’en revanche des ouvriers travaillant près de la Porte de l’Avenue de Marigny lui avaient crié de chauds et répétés : « Vive le Prince Président ! Vive l’Empereur ! »
22Rességuier lui répondit « qu’avant d’adresser des reproches aux classes aisées il fallait leur offrir des exemples ».
23Informé de la discussion, Falloux, mélancolique et triste, en conclut que « ce dialogue me confirma dans la conviction que nous marchions vers une sorte de Bas-Empire, moitié prétorien, moitié populaire, et que si l’heure de la tentative restait douteuse, l’idée ne l’était pas. »
24Il n’y avait rien de bon à attendre de la part du Prince-Président !
Le « faux pas » de la circulaire de Wiesbaden
25Conscient que la présence de Bonaparte à la tête du pays gagerait l’avenir de la Monarchie, par une république reconduite de gré ou de force par le Prince-Président appuyé par les républicains, Falloux décida d’intervenir. Il fallait opposer la Monarchie à la République. En ces heures troubles, Falloux voulait que la France cherche son salut dans son Passé, ce passé monarchique qui lui avait tant profité :
« Or, lorsqu’on reconnaîtra qu’une république n’est pas toujours féconde en illustres républicains, on pardonnera plus aisément à la Monarchie de n’avoir pas produit constamment de grands monarques. Lorsqu’on sera forcé d’avouer, en jetant les yeux sur le passé ou autour de soi, que l’acclamation des masses peut se montrer plus aveugle dans ses choix que ne le serait le principe de l’hérédité livré à ses chances, on sera moins prompt à mépriser la sagesse des siècles antérieurs. Quand on aura noté que la loi de succession, en quatorze siècles, ne nous a pas imposé un seul souverain complètement inique ou complètement cruel, et que la loi du nombre brut n’avait pas fonctionné deux ans qu’elle n’eut déjà courbé la France sous le joug d’un Robespierre, d’un Couthon, d’un Marat, peut-être alors reconnaîtra-t-on qu’aucun mécanisme électoral ne dispense un pays de lumières et de vertus, qu’aucune institution humaine n’affranchit l’humanité de ses vices originels et des seuls remèdes applicables à ces vices : on renoncera aux panacées universelles, aux infaillibilités du droit populaire comme aux infaillibilités du droit divin »,
26écrivit-il dans un article, publié dans La Revue de Deux Mondes, le 1er février 1851.
27En ces moments charnières, le parti légitimiste œuvrait à montrer au pays que Berryer en était le chef incontesté, qu’il s’inscrivait dorénavant dans sa mouvance : opérer la synthèse entre l’Ancien Régime et 1789.
28Sentant les faiblesses d’engagement auprès des « pancaliers » légitimistes de la part de Saint-Priest et du duc des Cars, Falloux se décida à rencontrer le comte de Chambord à Frohsdorf, lorsqu’un événement sensationnel survint : Chambord s’adressa au peuple français par le biais d’une circulaire envoyée depuis Wiesbaden. Elle inaugurait une nouvelle pratique du Prétendant : agir seul et en secret.
29La circulaire de Wiesbaden condamnait sans appel le principe et le système de l’appel au peuple. Elle cherchait à mettre un terme aux dissidences du parti légitimiste, mais omettait de traiter des divergences entre les Légitimistes et les Orléanistes. Enfin, elle plaçait les légitimistes sous la seule et unique autorité du Prétendant. Le comte de Chambord opérait une évolution majeure dans sa conduite des affaires publiques.
30L’accueil de la presse légitimiste fut embarrassé et inquiet. Une inquiétude qu’amplifia la lettre ambiguë de Saint-Priest parue dans l’organe officiel du Prétendant, l’Union. Le Journal des Débats commenta la circulaire avec critique :
« Nous avons toujours été convaincus que, de tous les despotismes, le despotisme le plus abrutissant était celui du nombre, celui qui a pour instrument le suffrage universel illimité (...). Nous nions donc la souveraineté du peuple (...) mais nous reconnaissons et nous proclamons de grand cœur la souveraineté nationale, c’est-à-dire le droit que les organes légaux de la nation ont de prendre les décisions utiles au salut de l’État (...). Nous n’avons pas la prétention de convertir les légitimistes à nos doctrines, et surtout d’obtenir d’eux un désaveu solennel (...). Cette circulaire n’avait peut-être d’autre tort que d’énoncer un peu crûment la vieille doctrine du parti légitimiste. »
31Berryer, surpris et navré à la fois, s’attacha à faire prendre conscience au Prince de la gravité de son acte. Avec le concours de Falloux et des légitimistes, il arrêta la conduite suivante :
« D’abord que le comité des cinq devait être fondu dans un nouveau comité plus nombreux et plus en rapport avec l’état de l’opinion publique ; ensuite que M. le comte de Chambord devait formuler lui-même un programme qui, avant d’être livré à la publicité, serait délibéré, pesé et rédigé, comme un discours de la couronne, par les principaux représentants du parti monarchique. »
32Falloux fut arraché à son activité politique par la mort de sa mère. En ce début du mois de décembre 1850, madame de Falloux mère s’en était allée. La vieillesse et le chagrin avaient eu raison de sa santé. La douleur de Falloux était profonde. Le fils perdait cette mère attentive, témoin d’un passé révolu et d’une époque troublée, cette mère qui lui avait communiqué son intérêt pour les petites gens, le souci de tenir son rang. Le Bourg d’Iré voyait se tourner un chapitre de son histoire ; une ère nouvelle commençait. Tout à sa peine filiale, Falloux reçut une lettre du comte de Chambord lui demandant de se plier à la discipline du parti royaliste :
« Plusieurs de nos amis, Monsieur le Vicomte, se réunissent un jour de chaque semaine pour s’occuper de nos affaires. Depuis longtemps, je voulais vous prier de vous joindre à eux, mais votre position ne le permettait. Aujourd’hui que rien ne s’y oppose plus, je viens faire appel à votre dévouement, heureux de vous donner tout à la fois cette nouvelle preuve de la juste confiance que j’ai en vous et un nouveau moyen de servir une cause qui est celle de la France. »
33Falloux refusa la proposition : sa mère était morte. Il ne rentrerait pas en politique comme il l’écrivit au Prétendant :
« Monseigneur, au moment où votre pensée daignait s’arrêter sur moi, le comble du malheur venait m’atteindre. Je perdais une mère à laquelle je devais beaucoup (...). Bien qu’une nouvelle bonté de Monseigneur soit la plus puissante consolation que je puisse recevoir, cette consolation même est impuissante à me rendre des forces complètement abattues. »
34La justification, opportuniste, restait honorable.
Le voyage de Venise : l’impossible conciliation
35Le 9 janvier 1851, le général Changarnier était limogé de son poste de Commandant de l’Armée de Paris pour avoir défendu la consigne de Neumayer, d’interdire aux troupes d’acclamer qui que se soit. Changarnier s’exécuta mais déclara à la Chambre : « Mon épée est condamnée à un repos au moins momentané ; mais elle n’est pas brisée, et si, un jour, le pays en a besoin, il la retrouvera bien dévouée. » L’Assemblée perdait « le Sphinx », son bras armé. Dès lors sa confiance se muait en crainte : elle était seule face au Prince-Président. Les rapports entre la Chambre et l’Élysée se tendirent.
36Le 15 janvier, afin d’appuyer la protestation de Rémusat, Berryer prit la parole :
« J’allais, avec un grand nombre de mes amis, voir un autre exilé qui est étranger à tous les événements accomplis dans ce pays, qui n’a jamais démérité de la patrie, qui est exilé parce qu’il porte en lui le principe qui, pendant une longue suite de siècles, a réglé en France la transmission de la souveraineté publique (...) qui est exilé enfin, laissez-moi le dire, parce qu’il ne peut poser le pied sur le sol de France que les rois, ses aïeux, ont conquise, agrandie, constituée, sans être le premier des Français, le ROI ! »
37Le plaidoyer de l’avocat eut un retentissement immense dans l’opinion publique.
38Devant l’effet produit, les légitimistes décidèrent d’agir. Réunis en l’hôtel du marquis de Pastoret, place de la Concorde, ils conclurent qu’une confirmation officielle du discours de Berryer par le Prétendant était nécessaire et de bon augure. Une lettre regroupant les royalistes fut dès lors rédigée. À Venise, Henri de Chambord fit bon accueil à la lettre et se déclara touché de la démarche des royalistes. Il apporta quelques légères modifications aux propositions et parapha le document. Il recelait les principes d’une monarchie qui pouvait sauver la France.
39Le contexte étant favorable, Falloux décida de rencontrer le Prince à Venise.
40Les affaires de la succession réglées, Falloux quittait le Bourg d’Iré pour Orléans, où il rencontra Berryer, les ducs de Noailles et de Valmy. Il n’était pas question pour Falloux de rencontrer le Prétendant à titre personnel, il lui fallait l’aval de ses coreligionnaires et leurs recommandations communément partagées. Comme tous les légitimistes, Fallouxl ne manquait pas d’être frappé par la physionomie du Prince. Ses yeux étaient d’un bleu limpide, de ce bleu surnaturel qui reflète le ciel, son épiderme était blond « or » symbole de virilité et de puissance. La blondeur des dieux. Sa beauté « apollonienne » lui donnait une aura encore plus forte : Henri de Bourbon était de la race des rois par son lignage, il était de celle des dieux par son physique. Il apparaissait à ses fidèles comme né pour être roi.
41À peine les Falloux étaient-ils arrivés, que la Sérénissime s’apprêtait pour accueillir le nouvel empereur d’Autriche, François-Joseph de Habsbourg. Conviant Falloux à assister à l’arrivée du monarque autrichien, Chambord le fit asseoir à ses côtés dans la galerie des Doges ; le Prétendant invita Falloux à discuter de la question du suffrage universel. Le Prince s’en montra partisan et regardait avec perplexité le projet de loi du 31 mai suivant qui devait le supprimer. Falloux y était également opposé car il fallait assurer l’avenir. Chambord sembla acquiescer.
42Le séjour à Venise fut marqué par les affaires politiques et les manifestations d’attention du Prince envers le couple Falloux, notamment envers Falloux. Le ménage était souvent convié à dîner au palais Cavalli.
43Le séjour à Venise étant essentiellement politique, Falloux se rendait quotidiennement au palais Cavalli pour des audiences avec Chambord, d’abord en tête-à-tête puis, sur la demande de Falloux, en compagnie du duc de Lévis, que Falloux aimait « mieux voir en face du Prince que de le savoir derrière la porte ».
44Les entretiens portèrent sur les forces militaires légitimistes largement surestimées par Chambort qui négligeait, quelque peu, le légitimisme parlementaire assimilé à de l’Orléanisme. Cependant le Prétendant restait favorable à la discussion et, semblait-il à Falloux, propice à une inflexion idéologique.
45Satisfait de ce climat de confiance, Falloux aborda la question délicate de la révision de la Constitution. Chambord était surtout soucieux de la prorogation des pouvoirs de Louis Napoléon. Falloux s’attacha, sans difficulté, à démontrer au Prince que leur prorogation était la pierre d’achoppement, que « nous considérions tout pouvoir viager du Président comme le préliminaire de l’Empire ».
46Chambord reconnu la priorité à la question de la révision de la Constitution, puis donna ses directives : se ranger au côté de Berryer et lui rester fidèle.
47Désirant conforter sa victoire pour assurer l’avenir, Falloux insista sur l’entourage royal. N’était-il pas le complément indispensable des idées ? Falloux rappela au Prince qu’« un entourage politique était nécessaire pour entretenir ce mouvement d’esprit qui permet de tout juger parce qu’il permet de tout connaître ».
48Le Prétendant donna gain de cause à Falloux.
49Le séjour se poursuivit agréablement en audiences et en soirées.
50Bien que chaleureuse, la rencontre se révélera négative : la discordance entre le Prétendant et Falloux était en germe.
Le préambule au coup d’état : la révision de la Constitution
51Pour Louis Bonaparte, « la révolution sociale a triomphé malgré nos revers, tandis que la révolution politique a échoué malgré les victoires du peuple. Là est toute la cause du malaise qui nous tourmente ». Il ne concevait de réponse au tracassin constitutionnel né de la Révolution Française que dans une solution française : cette solution c’était l’Empire !
52L’échéancier électoral avait été bouleversé pour raison d’État. Les élections présidentielles de décembre 1852 furent avancées de sept mois et les législatives de mars 1855 de trois ans. Ce qui ramenait ces deux élections au printemps de 1852. L’une complétant l’autre. Jamais le Président, que l’on appelait d’ailleurs Prince, ne céderait son pouvoir. Seul un coup d’état ou une révision de la constitution pouvait débloquer la situation.
53Falloux n’en doutait nullement car « l’incertitude est la phtisie des États » or « la France se sentait atteinte de ce mal, mais elle se sentait aussi capable de guérison, et elle voulait guérir ».
54Certes l’Assemblée était déterminée et représentait une force, mais elle était diminuée par ses divisions. Les républicains étaient hostiles à une révision qui hypothéquait le retour de la république, les conservateurs s’étaient à nouveau divisés lors de la révocation de Changarnier ; pis, les monarchistes, échaudés par l’échec de la fusion, se réfugiaient dans les luttes partisanes que la révision de la constitution ne manquerait pas d’exacerber. Les monarchistes constitutionnels emmenés par Alexis de Tocqueville exigeaient des garanties libérales ; ils adressèrent au comte de Chambord une note dans laquelle Tocqueville, au nom de ses coreligionnaires, exigeait « un parlement où l’on discute librement et dont les discussions soient publiques (...). La liberté de la presse », qui lui semblait « encore une des conditions nécessaires de la monarchie constitutionnelle ». Falloux souhaitait une réconciliation des deux branches qui favoriserait grandement le retour monarchique, et permettrait d’opposer à l’Empire une alternative constitutionnelle et politique. Si seulement Henri V pouvait prononcer « quelque parole heureuse à la façon d’Henri IV, et si Madame la duchesse d’Orléans, rendant leur liberté aux princes ses beaux-frères » trouvait « dans son amour maternel moins d’illusion et plus de lumières » la cause monarchique aurait toutes ses chances. Vains espoirs. Telles les bessons de Ronsard, les deux branches royalistes s’affrontaient en une lutte destructrice dont le champ était la monarchie, leur « mère éplorée ». Broglie, Daru, Beugnot et Montalembert étaient maintenant partisans de la révision : la monarchie était en attente, il lui fallait une phase de transition sûre. Toute la classe politique s’accordait sur ce constat : le Prince-Président marchait à l’Empire. Face au péril, certains amis de Thiers récusaient la révision : une présidence reconductible serait un tremplin offert à Louis-Bonaparte pour restaurer l’Empire. Mais d’autres orléanistes estimaient que Louis Bonaparte était un rempart solide contre le Socialisme. Le spectre des Ateliers Nationaux, cette « grève à 175 000 francs par jour », celui des atroces journées de juin qui avaient vu disparaître en cette Saint-Jean d’été la cohésion nationale au profit de la lutte des classes, marquaient encore les esprits de bon nombre de notables orléanistes.
55Montalembert, Falloux et Odilon Barrot présageaient le pire pour l’avenir : qui pourrait empêcher le Prince-Président de présenter une candidature illégale en mars 1852 ? La France semblait bien prête à lui réitérer son soutien, qui serait certainement aussi massif que celui du 10 décembre ; la révision s’imposait-elle. La lutte entre les pouvoirs Exécutif et Législatif nécessitait du tact. Mais déjà les ténors de la politique pliaient. Tocqueville assurait le Prince-Président de son soutien conditionnel pourvu que le régime libéral soit respecté. Le très influent duc de Broglie partageait ce point de vue.
56L’affrontement avait commencé avec la révocation du général Changarnier qui avait bien pu déclarer que son épée était au service de la lutte contre l’Empire, alors que sitôt sollicité il se défilait. Falloux en était d’autant plus conscient qu’il harcelait Thiers : « On connaît votre influence sur Changarnier, on dit que vous vous occupez à vous forger une épée. Mais de cette épée qui tiendra la poignée ? Votre main n’est pas assez militaire pour cela. » De votre propre aveu le césarisme est imminent. En prenez-vous donc votre parti et ne comptez-vous que sur le vote d’un ordre du jour pour conjurer cet avenir que vous déclarez funeste ? Ne craignez-vous pas que l’histoire en répétant votre mot : « l’Empire est fait » n’y ajoute : « et M. Thiers l’a bien voulu. » Thiers, de son côté, s’obstinait à démontrer à Falloux qu’il était trop impatient.
57Les pétitions demandant la révision et/ou la prolongation du mandat présidentiel affluaient au Palais-Bourbon. Sentant que le vent lui était favorable, Louis Bonaparte continuait son action de sabotage de la république. De Dijon, où il participait à l’inauguration de la ligne de chemin de fer Paris-Lyon, il déclara que « si la France reconnaît qu’on n’a pas le droit de disposer d’elle sans elle, la France n’a qu’à le dire : mon courage et mon énergie ne lui manqueront pas ».
58Les légitimistes préféraient la révision. Encore fallait-il s’accorder sur son type : totale ou partielle ? Falloux optait pour une révision totale. Mais Thiers et Rémusat se prononçaient pour le maintien de la République. Le duc de Broglie, Montalembert et Daru, Beugnot et d’autres conservateurs se prononçaient pour la révision... mais pour sauver l’essentiel c’est-à-dire la République et non la Monarchie ! Ils jugeaient que son temps n’était pas encore venu, qu’il fallait une phase transitoire, que cette transition se ferait par une république conservatrice dont le président aurait un mandat de dix ans.
59Falloux, voulant éviter le pire, s’efforçait de raisonner son monde : à Changarnier et Charras, indéfectibles défenseurs du statu quo, il répétait que « votre fidélité et votre bonne foi ne peuvent plus sauver la république. Elle s’est perdue par ses propres fureurs, comme vous l’avez prédit vous-même à la tribune. » Aux orléanistes, il rappelait : « Comment vous flattez-vous d’entraîner le pays dans votre conversion républicaine de si fraîche date et de si mauvaise apparence ? Personne n’a manifesté plus que vous sa réprobation et son effroi de la République. On cherche donc (...) votre véritable pensée. On n’y voit qu’une tactique et une imprudence. La tactique, c’est de gagner du temps pour une combinaison qui n’est pas encore prête ; l’imprudence, c’est de jouer la sécurité du pays sur un calcul qui a tant de chance d’être trompé. » Puis de leur démontrer l’inefficacité de leur tactique : « Vous dites que vous voulez, par une nouvelle épreuve, achever d’éclairer le pays sur les inconvénients de la République ; vous l’éclairez seulement sur l’impuissance de la Monarchie. » À Montalembert et ses partisans, il déclarait véhément : « Quoi ! vous qui ne voulez pas de l’Empire, vous qui ne pactisez point avec lui, vous croyez à la continence politique d’un Napoléon, vous jetez dix ans à sa convoitise, et vous vous flattez de l’avoir assouvie. Le président est au pouvoir depuis deux ans, vous voyez ce qu’il en a déjà fait et vous ne voyez pas ce qu’il fera du cadeau que vous allez lui offrir. » Afin de les convaincre plus sûrement, Falloux tenta de les éclairer : « Ou la République, qui a encore quelques adhérents clairsemés, n’a pas d’armée, et dès lors, l’argument que vous tirez de cette armée contre la Monarchie est de nulle valeur ; ou la République est plus populaire et mieux armée que nous ne le supposons, et alors elle se dressera contre vous aussi bien que contre nous. »
60Falloux reconnaissait que Broglie « n’était point encore tout à fait résigné à ne voir dans M. le comte de Paris que l’héritier de M. le comte de Chambord ; lui aussi préférait attendre, mais il voulait (...) mettre la France en sûreté (...). et il la cherchait dans un régime transitoire ». Tandis que Montalembert lui paraissait fidèle à « la devise, si profondément gravée au fond de son âme : “Catholique avant tout”. » Enfin il y avait Thiers et ses manigances qui faisait mine de voir dans le prince de Joinville une alternative souhaitable. Son action faisait dire à Falloux qu’il semait « à pleines mains, dans les rangs de la Droite, les germes de la division ». Afin de clarifier la situation Falloux partit pour Venise s’entretenir avec le Prétendant et requérir ses conseils : Henri de Chambord acceptait le principe de la révision. À son retour, fin juin 1851, Falloux se rendit au Cercle de la rue de Rivoli, qui tenait quotidiennement réunion. La séance fut fructueuse : le duc de Lévis s’associait à la révision, Saint-Priest cessait son opposition, Laboulie et Nettement rentraient dans le rang non sans avoir résistés.
61L’unanimité des légitimistes était faite autour de la question de la révision constitutionnelle ; le prince avait parlé, Falloux avait agi. Mais le 6 août dans L’Opinion, Lévis faisait publier une lettre dans laquelle il revenait sur ses engagements. Cette défection qui risquait d’en entraîner d’autres appelait à une réaction propmte : des membres de l’Extrême-Droite et Falloux, épuisé par une crise de névralgie, demandèrent à Albert de Rességuier de se rendre chez Saint-Priest dont l’engagement ne semblait pas sûr. Le désaveu de Saint-Priest sur sa prise de position pour la révision était sans équivoque. Mais n’était-ce pas là la pensée première du Prétendant ? Des pensées pessimistes assaillirent alors Falloux : les événements marquaient une rupture profonde et certainement durable entre les royalistes, ils inauguraient l’attitude politique ambiguë, voire fausse, du comte de Chambord.
62Le fossé se creusait entre l’entourage du comte de Chambord et la partie modérée de ses fidèles.
63Les légitimistes de la tendance modérée, celle de Berryer et de Falloux, étaient pour la révision. Falloux s’en expliqua à la Chambre : « Moi je dis : la seule manière de retirer la loi du 31 mai, c’est d’avoir la révision. » L’orateur dénonça ensuite la Constitution dont les bases « ont fait du suffrage universel une pure loterie, une loterie qui le livre au hasard, aux cabales, aux intrigants, aux factieux et aux idiots ». Seule une révision totale lui paraissait donc viable car elle permettrait d’amener le pays, par la voie constitutionnelle, à la monarchie tant souhaitée. L’action de Falloux se présentait comme une tentative pour placer sur l’échiquier politique le pion « monarchie ». Pour ce faire, il convenait de faire échec au Césarisme et mat au Républicanisme. À la fin de la sixième séance, le 21 juillet 1851, l’Assemblée se prononça : 446 députés pour la révision et 278 contre. Le quorum des trois-quarts des voix n’était pas atteint. Or la constitution, en son article 111, était explicite : pour qu’il y ait révision de la constitution il fallait que les trois-quarts des représentants de la Nation votants se soient prononcés en sa faveur.
64La chambre s’était mobilisée... pour s’entendre avec le Prince-Président. Cette option de l’entente, Thiers, Rémusat et les orléanistes n’en voulaient pas. Ils s’étaient donc associés aux républicains. Falloux était autant déçu qu’inquiet : « Nous avions parlé de faire une invite à la Monarchie, M. de Neuville et ses amis trouvèrent préférable de faire une invite à l’Élysée. »
65Habile Louis Bonaparte qui allait chercher la popularité là où elle se trouvait. Sa position en faveur du suffrage universel ne pouvait que lui être profitable parce qu’il s’alliait les masses. Falloux en était conscient qui se prononça toujours en faveur du suffrage universel, malgré ses amis conservateurs hostiles à l’abrogation de la loi du 31 mai. Le Prince Bonaparte remis à l’ordre du jour la révision de la loi du 31 mai 1850. Falloux n’en était que trop conscient : « Le Président (...) à partir du lever de rideau, qui aura lieu le 4 novembre il apparaîtra en scène dans toute sa personnalité et poussera l’Assemblée l’épée dans les reins, sans lui donner relâche (...), il n’ira pas à l’appel au peuple, mais plus simplement jusqu’à l’appel à la société du 10 décembre. La capitale de la France qui s’appelait Paris s’appellera Boulogne avant la fin de l’année. » Le 4 novembre, la séance d’ouverture de la session parlementaire débuta donc sur la question du principe du suffrage universel ; Louis Bonaparte tenait à lézarder un peu plus le front des antirévisionnistes. Une fois de plus, la Chambre rejeta le projet mais avec seulement sept voix de majorité : le peuple restait proscrit de la Respublica. Ayant obtenu une accentuation de la scission entre lui-même et la Chambre, Louis Bonaparte acheva les préparatifs. Non sans résistance de la part d’une classe politique consciente de la finalité brutale : Thiers et Rémusat, appuyés par les républicains, tentèrent de contrecarrer la menace en réactivant le décret du 11 mai 1848 qui donnait autorité au président de l’Assemblée pour diriger les troupes, sans avoir à passer par la Haute-Autorité militaire. Car c’était bien de l’attitude du peuple et de l’armée dont dépendait l’issue de l’épreuve de force. Une tactique que Falloux réprouvait. Reprenant, en le déformant, le Journal des Débats qui stipulait qu’« il n’y a pas péril imminent. Quand il viendra, il sera temps. » Falloux en concluait que « quand il viendra, il ne sera plus temps ! »
66La démarche des fidèles de Thiers suscita l’inquiétude à l’Élysée. Louis Bonaparte et ses proches prirent les mesures qui s’imposaient : mobilisation du 42e de ligne, qui avait en charge de garder le Palais Bourbon, pour encercler l’édifice en cas de vote positif ; occupation des points stratégiques de la capitale par les troupes de Saint-Arnaud et appel au peuple, si nécessaire.
67Entretemps L’Univers affirmait son soutien au Prince-Président rappelant que « le pays a élu le Président et la majorité pour les opposer à la Révolution ».
68Le 17 novembre, l’Assemblée discuta la requête. Saint-Arnaud, depuis la tribune, s’y opposait en défendant l’armée et ses prérogatives... sous le regard attentif de Maupas et de Magnan, prêts à intervenir par la force. L’intervention du Ministre de la Guerre finie, les députés royalistes se précipitèrent sur les bancs républicains pour les supplier de voter la requête, alors que Charras appelait la mise en accusation du Prince-Président.
69La Chambre décida de la suite des événements : 400 voix rejetèrent la requête, 338 l’appuyèrent, dont celles de Falloux, Berryer, Thiers, Changarnier et Molé, suivis par la Droite. Falloux en conclut qu’« à partir de ce jour, la lutte était terminée ».
Le coup d’état
70Vers la fin novembre, Molé réunit à dîner, chez lui, le duc de Noailles, Berryer, Changarnier, Vitet et Falloux. Il fallait agir, et vite. À peine réunis, les invités pressèrent Changarnier de questions sur les chances de l’attaque et de la défense. Le général leur répondit que sa confiance en l’avenir était grande et qu’il était « le représentant et le commandant inviolable de l’armée », que « le Président ne trouverait pour un coup de main qu’un petit nombre d’infimes et obscurs agents ».
71Les bonapartistes savaient qu’il fallait faire vite. Les royalistes n’avaient-ils pas encore dans l’armée des appuis sûrs ? N’avaient-ils pas songé à Changarnier pour leur coup de force ?
72Il fallait au Prince Louis traverser le Rubicon. La date du coup d’état, fut fixée au 2 décembre, jour anniversaire du couronnement de Napoléon Ier et de Waterloo. Au matin du 2 décembre, les agents de la Préfecture de Police arpentèrent les rues pour y placarder l’Appel au peuple. Louis Bonaparte y déclarait restaurer le suffrage universel, convoquer le peuple dans ses « comices », dissoudre la Chambre devenue un « foyer de complots », appeler la « nation toute entière » pour lui permettre de « fermer l’ère des révolutions en satisfaisant les besoins légitimes du peuple et en la protégeant contre les passions subversives ». Les hommes de Maupas exécutèrent efficacement leur mission. Les points stratégiques étaient occupés par l’armée. Paris était quadrillée.
73Avertit des événements, Falloux fut bientôt rejoint par plusieurs de ses voisins. Le petit groupe décida « de ne point imiter la déroute effarée des jacobins, au Dix-huit brumaire ». Mais « où placer la résistance et quel point d’appui lui donner ? » À l’Assemblée ? certes non car « le très petit nombre de députés, M de Rességuier entre autres, qui avaient à la première heure réussi à pénétrer dans le Palais-Bourbon, y étaient cernés par les troupes et il n’était plus possible d’aller nous y rejoindre ».
74Miramon signala qu’une réunion d’élus et d’hommes politiques se tenait rue de Lille, chez le comte Daru. Le groupe s’y rendit. Ils y rejoignirent Barrot et ses fidèles. Cochin avertit l’assistance que le maire du Xe arrondissement, retranché dans sa mairie, les appelait à venir l’y rejoindre alors que le commandant de la Garde Nationale, M. de Lauriston, arrivait avec sa troupe prêter main forte à la résistance. Considérant qu’« une mairie pouvait devenir le centre légal d’une résistance légale », l’assemblée s’y transporta aussitôt. Le nombre de députés grossissait, M. Benoist d’Azy, vice-président de la Chambre, fut fait président de l’Assemblée Nationale. Berryer réussit à canaliser les divergences pour arriver à un train de mesures : déchoir le Prince-Président ; nominer commandant militaire le Général Oudinot, présent dans l’assistance ; enfin résister dans le cadre de la légalité.
75Entre temps, réfugiée dans la mairie du Xe arrondissement, l’Assemblée Nationale, qui regroupait environ 300 membres dont beaucoup de la Droite modérée, vota la déchéance du Prince-Président. À l’extérieure, la troupe se positionna devant le bâtiment, un détachement l’envahit, un peloton entra dans la salle et, après quelques tergiversations, arrêta les membres de l’Assemblée. Sortis de l’immeuble, les députés furent placés en une double colonne encadrée de chaque côté par une rangée de soldat. La longue file remonta la rue de Grenelle jusqu’à la caserne du Quai d’Orsay, sous les regards d’une foule timide, parfois railleuse.
76Vers minuit, les captifs étaient incarcérés au fort du Mont-Valérien. Dans la chambrée de la caserne, s’éloignant de Rességuier, Falloux se dirigea vers la large baie vitrée qui terminait le dortoir d’où l’on pouvait embrasser la vallée de la Seine et Paris. Pas d’incendie ! Paris ne bougeait pas, Paris n’allait pas bouger. Pourquoi mourir pour cette république qui sabrait le peuple ?
77Falloux et ses compagnons de rétention en conclurent que « la résistance était éphémère » et qu’ils retrouveraient leur liberté bientôt.
78La République avait vécu, la Restauration Monarchique était hypothéquée.
79Après quelques jours de rétention, Falloux, Rességuier et Luynes retrouvèrent la liberté.
80Falloux songea aux siens, à l’Anjou. Angers n’avait pas bougé. L’Anjou n’avait pas répondu aux invites de la duchesse de Berry en 1832, elle ne tenait pas plus à répondre à celles de la République en 1851.
81À peine libéré, Falloux s’activa : le Parti royaliste devait se ressaisir. La tâche allait se révéler ardue. Pour l’heure il fallait œuvrer au renouveau des forces royalistes. Le Comité du comte de Chambord se réunit chez le marquis de Pastoret, autour de Saint-Priest, Berryer et Vatimesnil, avec pour objectif de définir la conduite à tenir face au nouveau régime. Abstention, vote négatif ou vote positif ? Un participant se prononça pour le vote positif, un autre pour le vote négatif, finalement l’unanimité des voix se prononça pour l’abstention. Le Prétendant avait parlé !
82Au scrutin du 20 décembre, Falloux opta pour l’abstention car « l’abstention ne fut pas seulement une tactique, elle fut l’expression fidèle de ce qui se passait au fond de ma conscience. Je ne pouvais m’empêcher de reconnaître que la France et les Bonapartistes eux-mêmes avaient laissé au parti monarchique la faculté de se constituer et n’en avait pas profité. L’expérience politique m’avait appris, en même temps, que les Républicains, dans leur incurable mélange de violences et de faiblesses, ne préparaient à notre pays qu’une sanglante anarchie ». Si la défaite était cuisante la guerre n’était pas perdue ; Falloux conseilla ses amis présents à la réunion : « Ne vous séparez pas du pays qui, peut-être, ne tardera pas à vous rappelez. Le vainqueur d’aujourd’hui porte en lui-même trois maladies mortelles : le despotisme, la guerre, la prodigalité. Si l’une lui fait grâce, il périra infailliblement par l’autre. »
83Au fond de lui-même, il pensa que « les conseillers de la duchesse d’Orléans recevaient la leçon qu’ils méritaient, que les Légitimistes qui avaient gardé le goût de la vie politique en retireraient les enseignements, que les républicains apprendraient du nouveau despotisme la valeur des principes et le prix de la liberté, que la France était un des instruments de la Providence et que les Royalistes, fils aînés de la patrie, pourraient conjurer les suprêmes désastres ». Falloux était satisfait : « Je fais tout mon possible pour paraître résigné, au fond je suis satisafait. » Satisfait de la préservation de l’ordre sociale, satisfait du temps qui se présentait aux monarchistes pour œuvrer à la fusion et à la restauration.
84Les élections des 20 et 21 décembre 1851 ne laissant aucun doute, Falloux fit publier une lettre, datée du 16 décembre, dans Le Constitutionnel. Il annonçait son abstention pour le scrutin du 20 décembre sur fonds de divisions royalistes perdurantes : Montalembert, sous l’emprise de la peur de subversion sociale, s’engagea aux côtés de L’Univers en faveur de l’Empire. L’engagement était aussi sincère qu’imprudent.
85Tocqueville restait dans le légalisme en refusant d’apporter sa caution politique car la République lui paraîssait le seul régime à avoir la majorité dans le pays.
86Les élections furent sans appel : 7 439 216 français approuvèrent le coup d’état et déléguèrent à Louis Bonaparte les pouvoirs nécessaires pour faire une constitution, seuls 640 737 français condamnaient le putsch. Le Maine-et-Loire s’était prononcé en faveur du coup d’état avec 105 787 voix en faveur de Louis Bonaparte pour 5 954 contre. Les élections faisiant ressortir la fragilité politique de l’Anjou en tant que « terre royaliste » : que les royalistes soient déficients politiquement et l’Anjou les abandonnent pour d’autres tenants de ses aspirations de paix sociale et de prospérité matérielle.
87Le 2 décembre, Louis Bonaparte avait demandé sa confiance à la France. Le 21 décembre elle la lui donnait !
88Falloux constatait : « On s’en étonne au premier abord, on le comprend à la réflexion. Une nation ainsi consultée, juge par l’instinct du moment, non par des principes et des calculs profonds. Elle ne se compose pas de trente millions de Pascal et de Montesquieu, elle n’est qu’un vaste ensemble de préjugés secondaires et d’intérêts permanents. » Le regard du notable sur le suffrage universel est sans équivoque : la loi du nombre ne sera jamais meilleure que celle des élites. Pour Falloux, la Constitution de 1848 n’avait été qu’« un monument d’imprévoyance accouplant toutes les imprudences et toutes les contradictions ». Il constatait, amer, que « si le parti monarchique s’était montré uni et résolu le rétablissement de la monarchie eut peut-être été possible ».
89La classe politique avait commis l’erreur tactique de sous-estimer son adversaire. Falloux avait tenté de l’éclairer, en vain. Il avait senti le péril. « Sentant parfaitement qu’une retraite définitive commençait », Falloux rendit son appartement du 110 rue du Bac. D’autant que sa santé toujours plus dégradée le contraignait à modérer ses activités quotidiennes. Ayant « deux rares consolations : un intérieur plein de charmes et une passion vivace, qui n’était depuis longtemps qu’imparfaitement satisfaite : l’amour du pays natal. » Falloux vivrait dorénavant en Anjou. Depuis que ses parents étaient décédés en 1850, il avait en charge le domaine du Bourg d’Iré.
90Le 1er janvier 1852, une lettre de Berryer parvint au Bourg d’Iré. Le document lui faisait part de l’évolution du parti royaliste : Saint-Priest et Coislin continuaient leurs attaques contre les légitimistes modérés ou le groupe des pancaliers dont faisaient partis Falloux et Berryer. Face à la réaction de Berryer et de Falloux, une réunion à huis-clos fut présidée par Granville et La Guibourgère ; elle rassembla, outre ces instigateurs, Coislin, Hippolyte de Cornulier, Charles de Kersabiec, Émerand de La Rochette, Alphonse du Fort, Patrice du Goulaine, l’abbé de L’Épinay et Charles de La Salmonière. Sa conclusion fût stérile. Le Parti royaliste se divisait davantage : le duc de Valmy refusait de participer à une action commune au côté du duc Des Cars et du duc de Lévis, il se retira du parti. Le duc de Noailles aurait démissionné sans l’intervention pressante de Berryer. Quant à Falloux, il restait fidèle à la pensée « swetchinienne » : « La seule bonne manière d’agir dans le monde est d’être avec lui, sans être à lui. » Il se maintenait à l’écart.
91Au retour de sa villégiature niçoise hivernale, où il avait laissé sa famille, Falloux fut informé de l’évolution de l’organisation des forces légitimistes par La Ferté et La Ferronnays. Falloux leur confia qu’« un Bureau de renseignements sera, bon gré mal gré, un Bureau influent. Qui renseigne, conseille ; il est même impossible, en politique, de renseigner sans conseiller (...). Je tiens donc votre mission pour très grave et je vous supplie de la remplir comme telle ! » il s’agissait d’éviter le déni de réalité.
92Depuis le Deux Décembre, le comte de Chambord avait changé. Cette évolution n’étonna pas Falloux car il ne croyait « pas qu’avant le Deux Décembre le Prince fût un libéral très avancé, mais » qu’« il pratiquait vis-à-vis de son propre parti, le régime parlementaire (...) pour donner à penser que, sur le trône, il le pratiquerait aussi (...). Après le Deux Décembre, il sembla démasquer, à son tour, un certain absolutisme. » Chambord adoptait une attitude politique dure : pour l’Empire pas de complaisance ! Aussi aucun de ses partisans ne devait le servir. Berryer et Falloux ne souffrirent pas de ces consignes, tout occupé qu’ils étaient à leurs activités agronomiques. Toutefois ils les réprouvaient politiquement et pensèrent : « Reçu avec respect et non exécuté pour le service de Sa Majesté. » Ils étaient bien décidés à faire de cette réponse des Cortès à un décret royal, leur ligne politique dans la conduite des affaires légitimistes. Le contexte politique fit que les électeurs du segréen allaient être convoqués aux urnes ; or ils souhaitaient ardemment que Falloux, leur ancien député royaliste et catholique, soit à nouveau leur élu. Ce dernier en avait décidé autrement : sa santé et le Bourg d’Iré étaient devenus ses priorités. Pour ces deux raisons, il ne siégera pas dans la nouvelle Chambre. Un choix qui le mettait en contradiction avec ses dispositions politiques. N’avait-il pas dit qu’il ne fallait pas s’engager dans l’abstentionniste ? Une déclaration publique lui sembla dès lors nécessaire et, le 23 janvier, il écrivit une lettre à l’Union de l’Ouest qui la publia :
« L’état de mes forces ne me laissant pas l’espoir de remplir convenablement ce mandat, la conscience ne me permet pas non plus de l’accepter (...). Le scrutin du 20 décembre (...), atteste deux sentiments d’une profonde justesse. Ces deux sentiments, les voici : il n’y a pas, pour un grand peuple, de prospérité sans autorité ; il n’y a pas d’autorité, sans unité. »
93L’électorat segréen porta son choix sur le conservateur Bucher de Chauvigné. Le comte de Chambord, son entourage et les Orléanistes accueillirent fâcheusement la lettre.
94Cette perspective de marginalisation ne le troublait guère, au contraire, puisqu’il commençait « à connaître une jouissance qui » n’était pas « sans saveur, celle de demeurer fermement royaliste, en pleine disgrâce du Roi ». Cette marginalisation est un « sentiment plus doux », un « sentiment plus voisin de la fierté permise » car elle permet de « servir sa cause pour sa cause et pour tout le bien qu’elle porte en elle ! » Commençaient trente ans d’une entente ambiguë entre Falloux et le Prince.
95Le parti conservateur se disloquant un peu plus Dom Guéranger écrivit à Falloux pour lui demander de rentrer dans l’arène politique :
« Mon très cher ami (...), depuis plusieurs mois, je suis travaillé par la pensée de vous écrire pour vous supplier, au nom de l’Église et du pays, de rentrer aux affaires (...). Laissez donc les choses humaines suivre leurs destinées et comprenez que les devoirs que Dieu nous impose sont toujours relatifs au présent (...). L’Église et la société vous réclament, Dieu le veut ! »
96Falloux resta imperturbable. Non, il ne reviendrait pas aux affaires ! Non, il ne céderait pas comme il avait cédé pour entrer au ministère ! Son action politique serait relative mais engagée.
97L’Empire allant bientôt faire sont entrée officielle dans l’Histoire de la France. Falloux médita sur la vie politique française d’avant et d’après le Deux Décembre :
« Lorsqu’après l’élection du 10 décembre (...), il fut surabondamment démontré que la France repoussait persévéramment la république, les hommes monarchiques n’avaient plus qu’une chose à faire, c’était de préparer loyalement et solidement le retour de la Monarchie. Je crois (...) que, si la fusion se fût faite grandement à cette époque, le Président aurait transigé. La maison d’Orléans s’étant refusée au rapprochement, et l’orléanisme tendant à se réorganiser en concurrence avec le Bonapartisme, la position des légitimistes devint très perplexe (...). Pour moi j’ai toujours considéré comme une chimère l’espérance de combattre et de renverser le Président, par autre chose que la monarchie. Je n’ai pas cru à la candidature du Prince de Joinville, ni à celle du général Changarnier pas plus qu’à celle du malheureux Larochejacquelein (...) Ce n’est pas l’opposition Orléaniste et Légitimiste séparée ou unie qui renversera le pouvoir actuel (...). Ce sont de grandes catastrophes qui l’ont fait une fois, ce sont d’autres (illisible) qui le feront une seconde fois. »
98L’Empire s’installait durablement, le 21 novembre 1852, le plébiscite en faveur de la restauration impériale tourna au triomphe : 7 800 000 oui contre 280 000 non ! Le putschiste Louis Bonaparte devenait l’empereur Louis-Napoléon III par l’« onction populaire ».
99Le paisible et pourtant légitimiste canton de Segré avait partagé l’enthousiasme et l’espérance de la France : sur ses 3 849 inscrits, 2 153 votèrent « oui » et seulement 152 « non ». Pour la ville de Segré, ce fut 467 « oui » et 43 « non ». Le Bourg d’Iré cautionna également l’Empire par 140 voix contre 5, mais la participation fut très relative. Angers plébiscita l’Empire par 26 684 « oui » contre 1006 « non » !
100Une situation qui conforta Falloux dans son choix de ne participer à la politique que de loin... Ce fut sans remords ni regrets mais avec joie et impatience que Falloux s’installa dans la nouvelle vie qui s’offrit à lui : celle d’agronome légitimiste et de notable angevin.
Notes de bas de page
1 Le 16 février 1850 Guillaume Falloux du Coudray s’éteint, victime de la goûte.
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