Chapitre VIII. Le ministère de l’Instruction publique et des Cultes : le « ministre de l’Église »
p. 113-152
Texte intégral
L’entrée au ministère
1Nulle entente avec les catholiques sans une loi sur la liberté de l’enseignement. Le parti catholique était catégorique : « C’est en faveur de cette liberté, que les catholiques apporteront leur suffrage dans le grand scrutin qui va s’ouvrir. » À cette fin Francisque de Corcelles entreprit une démarche auprès du général Cavaignac pour lui demander son opinion sur la question. Le héros de la dissolution des Ateliers nationaux resta fidèle à ses principes républicains en soutenant le projet scolaire avancé par Carnot. Face à cet échec, Montalembert prit l’initiative de contacter Louis-Bonaparte. Malgré les avis de ses proches qui préféraient Cavaignac, mais avec l’encouragement de Boulay de la Meurthe qui lui avait confié : « Voyez-le, vous en serez enchanté. Il veut la liberté d’enseignement et le pape désire son élection » ; la rencontre eut lieu le 30 octobre 1848, au Palais Bourbon.
2Louis Bonaparte fit une campagne électorale conservatrice durant laquelle il déclara que « protéger la religion et la famille, c’est assurer la liberté des cultes et la liberté d’enseignement ». Un engagement trop timoré pour satisfaire le Comité Catholique : Cavaignac ou Bonaparte ? Montalembert était tout acquis au Prince, mais le Comité Catholique restait dubitatif quant au candidat à soutenir. L’Univers, dans son numéro du 6 décembre, annonça que Falloux s’était vu offrir le ministère de l’Instruction Publique par Bonaparte, en cas de succès. L’action de Persigny auprès du Prince avait porté ses fruits. L’ami bonapartiste de Falloux était alors très écouté de Louis Bonaparte : il l’avait convaincu en lui faisant remarquer qu’Alfred de Falloux était très hostile à l’Orléanisme, qu’il pouvait contrecarrer Adolphe Thiers ou du moins le surveiller, qu’il était un homme habile à l’intelligence politique certaine. Qu’en revanche Montalembert était le chef historique et incontesté du Parti Catholique, qu’il avait eu l’initiative de ce marchandage des voix mais que le militant de la liberté religieuse était un proche des impopulaires jésuites, qu’il avait mené une rude campagne contre l’Université, alors très influente, et que la liberté d’enseignement pour le secondaire ne pouvait être que le fruit d’un compromis. Enfin Odilon Barrot, pressenti pour diriger le ministère en cas de victoire bonapartiste, voyait en Falloux « un jeune député de la droite qui (...) joignait à des conditions catholiques très prononcées des sentiments libéraux incontestés ».
3Falloux fut perçu comme le ministre de l’Instruction publique du futur gouvernement.
4De retour rue du Bac, Falloux écrivit à Marie et Loyde, ses chères absentes, qu’il soutenait « depuis la semaine dernière une lutte acharnée pour ne pas devenir ministre du futur président ». Le lendemain, 3 décembre, Falloux eut la visite de Mortal, venu lui « donner l’assaut ministériel au nom des catholiques. » Falloux lui répondit que sa résolution était « invincible de ne pas me prêter à cette mascarade », Mortal alors « s’est rabattu à me demander de le laisser publier mon refus (...) et que ce refus ne fût pas motivé hostilement ».
5Le samedi 9 décembre, Odilon Barrot, au nom du prince Louis Napoléon dont le succès électoral ne semblait plus faire de doute, alla trouver Falloux pour lui proposer officiellement d’entrer au ministère. Falloux reçut la proposition « avec une surprise bien sincère » et la refusa ! Dans la journée, à la Chambre, il rencontra le prince Louis Bonaparte, le remercia de son attention politique puis lui confirma qu’il refusait le ministère... pour raison de santé.
6Le dimanche 12 décembre, Falloux était chez Montalembert en compagnie du Père de Ravignan, de Dupanloup et de Champagny qui lui firent assaut de reproches et insistèrent pour le pousser à entrer au ministère Barrot. Mais Falloux tint bon et « après trois heures de lutte » finit par avoir raison de ses assaillants. Puis il rédigea une lettre à Molé pour lui annoncer son refus que Montalembert et Ravignan avaient fini par accepter.
7Molé, courroucé, répondit le jour même par une lettre au ton sec et dépité qu’il verrait en ce cas à ne plus « se mêler d’affaires sur lesquelles il était si loin de s’entendre avec eux ».
8Falloux s’était réfugié chez Madame Swetchine le temps d’une soirée sereine, jusqu’à l’entrée indélicate de Dupanloup accourut rue Saint-Dominique avec des nouvelles inquiétantes : le prince Bonaparte en apprenant ce refus s’était écrié qu’« à l’âge de M. de Falloux on ne refuse pas un ministère ; je sais ce que c’est, son parti lui défend d’accepter, et veut la guerre. Je chercherai à gauche le concours que la droite me refuse. Je vais faire appeler M. Jules Favre ». Montalembert reprocha à Falloux d’avoir refusé le ministère, que c’était là une erreur qu’il fallait réparer puis confirma les propos de Napoléon III. Falloux céda, la cause catholique l’exigeait. Mais il précisa avec fermeté : « J’ai des conditions pour mon parti : pas de mélange de rouges dans le ministère, les cultes réunis à l’Instruction Publique afin que me dévouant à cette cause, je puisse au moins la servir. Le choix des chefs de cabinet absolument à mon gré qui puissent faire ma besogne. »
9Le trio se rendit chez Adolphe Thiers, en son hôtel particulier de la place Saint-Georges.
10« Ne me remerciez pas encore, dit Falloux, soucieux d’informer Thiers d’emblée. Je viens à vous parce que les prêtres m’envoient. »
11Thiers s’arrêta et écouta, attentif.
12« J’accepte le ministère, si vous me promettez de préparer, de soutenir, de voter avec moi une loi sur la liberté de l’enseignement. Sinon, non » lui annonça Falloux.
13Thiers de répondre avec émotion : « Je vous le promets, je vous le promets et, croyez le bien, ce n’est pas un engagement qui me coûte. Comptez sur moi, car ma conviction est pleinement d’accord avec la vôtre. Nous avons fait fausse route sur le terrain religieux, mes amis les libéraux et moi, nous devons le reconnaître franchement. »
14Falloux était ainsi conforté et rassuré dans son choix. Il avait l’appui de Thiers le représentant de la bourgeoisie conservatrice soucieuse de sa puissance, de l’orléanisme encore influant, enfin il contrôlait la Chambre des Députés.
15De son domicile parisien, Falloux écrivit à sa femme Marie : « Chère bien aimée, prenez votre courage à deux mains, mettez votre cœur devant Dieu comme je viens d’y mettre le mien, me voilà depuis 24 heures entré en négociation pour le ministère : il est donc possible que l’acceptation soit au bout (...) c’est qu’une fois mon parti pris, je serai parfaitement calme, résigné et même indifférent aux ennuis qui en pourront résulter, car on a fait jouer près de moi le mot devoir. »
16Odilon Barrot, averti du dénouement, proposa aussitôt à Falloux de choisir entre deux portefeuilles : L’Instruction Publique ou les Cultes.
17Falloux répondit que « son sacrifice étant fait » et voulant « le rendre le plus utile à la cause religieuse », il ne concevait nullement l’instruction publique sans les cultes.
18L’entrée de Falloux au gouvernement et plus encore la place qu’il devait y occuper s’inscrivirent dans l’antagonisme entre le Cléricalisme et l’Anticléricalisme, à savoir la présence ou l’absence de la Religion au sein de la société. Dans le cadre de cet antagonisme la présence de Falloux au gouvernement était autant un moyen qu’une fin : un moyen car le pouvoir ne relevait pas de l’objectif mais de la possibilité de le matérialiser, une fin parce que l’objectif restait la lutte contre l’esprit libre et la conscience individuelle ; la loi scolaire devait répondre à cet enjeux. La présence de Falloux au gouvernement marquait également une rupture : celle du cycle de la défaite du cléricalisme politique face à l’anticléricalisme survenue avec la chute du gouvernement ultra royaliste et catholique de Charles X, en 1830.
19Le Parti catholique était traversé par des opinions suffisamment marquées pour devenir des divergences : Falloux décida qu’un tour d’horizon des forces catholiques était utile. Le 12 décembre, il rencontra Louis Veuillot, Charles Lenormant et d’autres catholiques en leur disant que leur avis serait décisif dans son acceptation ou son refus du ministère. Veuillot conseilla l’abstention mais s’aperçut que « la résolution du consultant était prise », en minorité de surcroît il s’inclina.
20Falloux était confiant : le Parti Catholique le soutenait. Il pouvait ainsi se consacrer à son œuvre : la restauration de l’Église catholique en France. Le croisé allait pouvoir guerroyer efficacement pour la Reconquista Cattolica.
21L’entrée de Falloux au ministère eut deux retombées politiques : l’unité refaite de la famille catholique libérale, et l’apparition d’une scission au sein des catholiques entre libéraux et intransigeants. Une scission qui deviendra une rivalité incarnée dans la lutte entre Le Correspondant et L’Univers.
22Le monde de l’éducation accueillit tièdement la nomination de son nouveau ministre. Un accueil mitigé que Falloux confia à Rességuier : « L’Université m’a fait bonne mine mais elle est nullement contente. »
23Le matin de son arrivée au ministère, en l’hôtel de Courteilles, sis 110 rue de Grenelle, Falloux eut la surprise de trouver un superbe portefeuille en marocain rouge sur l’enveloppe duquel il put lire : « De la part de M. de Persigny. Souvenir de Londres 1835. » Au côté du portefeuille, une lettre de Lacordaire qui lui répétait ses mises en garde contre l’Empire renaissant, tout en louant le royaliste et le catholique :
« Il y a des probabilités que votre avènement est une préparation à un retour monarchique par l’Empire. Or, étant persuadé que ce retour serait funeste à la France, parce qu’il ne reproduirait qu’une répétition stérile et inférieure des temps passés, j’ai la crainte de voir votre nom et celui des catholiques compromis par une participation à cette œuvre dont le moindre malheur serait de manquer de portée (...) dans ce cas, je fais plus que vous féliciter, je suis heureux et glorieux de votre présence au ministère. Vous y serez le premier ministre catholique que la France y ait depuis soixante ans. »
24Le ministre eut l’habileté de laisser en place les hauts fonctionnaires nommés par son prédécesseur, Hyppolite Carnot, ministre de l’Instruction Publique du 10 mai au 5 juillet 1848. Conformément à ses exigences, Falloux pût choisir ses collaborateurs : le philosophe et professeur au Collège de France Charles Jourdain, comme Chef de Cabinet ; l’avocat et théologien apologète, catholique libéral, Auguste Nicolas et le magistrat, légitimiste et catholique social, Alexis Chevalier comme secrétaires ; le petit-fils de Royer-Collard nommé Andral, catholique libéral, comme Attaché de Cabinet ; et le catholique modéré Loudun comme Secrétaire particulier. Génin conservait la Division des Lettres.
25Pris dans son ensemble le cabinet ministériel était de tendance catholique modéré. Il permettait de rassembler le plus grand nombre des catholiques et ouvrait une marche de manœuvre.
La question religieuse depuis 1789
26Les penseurs du Siècle des Lumière, tels Montesquieu dans De l’esprit des lois, Voltaire avec La balance égale et Rousseau à travers L’Émile avaient amorcé la réflexion sur l’enseignement des populations en faisant de la liberté d’enseignement une notion constitutionnelle mais élitiste.
27La Révolution de 1789 ouvrait une ère nouvelle pour l’éducation. Lors de la Constitution de 1791 divers projets furent présentés. Les plus significatifs étant ceux de Mirabeau, Talleyrand et Condorcet. Tous réclamaient un contrôle de l’État. Aucun ne fut retenu. Dès la fin de l’ancien régime l’enseignement libre fut actif. L’Église exerçait son monopole sur l’enseignement avec la bienveillance d’un État se souciant peu d’instruire la population. Mais l’esprit scientifique commençait à supplanter l’esprit religieux sous le double effet de l’industrialisation et du commerce mondial. La dualité entre les deux types d’instruction apparaissait.
28Le Consulat promulgua la loi du 11 Floréal An X qui organisa l’Enseignement Secondaire. L’Empire encouragea l’Université, par la loi du 10 mai 1806 qui organisait un corps chargé de l’enseignement et de l’éducation publique, par le décret du 17 mars 1808, et l’Enseignement Primaire par le décret du 27 avril 1815. L’Empire avait réuni sous l’égide de l’Université tout l’enseignement, exceptés les maîtres d’écoles. L’État contrôlait tout l’enseignement.
29La Restauration ne resta pas sans développer de politique scolaire. Comment l’aurait-elle pu ? Aussi en 1822 le titre de grand Maître de l’Université fut-il rétabli. Le Ministère des Affaires Ecclésiastiques et de l’Instruction Publique avait été créé par l’Ordonnance du 26 août 1824. Celle du 24 janvier 1828 en fit le Ministère de l’Instruction publique. Entre 1816 et 1821, deux enseignements se créèrent : l’un public sous le contrôle de l’Université et l’autre privé sous celui des catholiques. Mais l’affrontement laissait parfois place à des ententes : l’Ordonnance du 27 février 1821 créa des écoles normales partielles afin de former les maîtres d’écoles. Toutefois, la lutte entre les deux institutions reprenait inlassablement, boostée par la vie politique : les élections de 1824 envoyèrent les Ultras au pouvoir. Ces derniers contestaient la réforme de 1821, et rédigèrent l’ordonnance du 8 avril 1824 qui étendait la redevance universitaire à tous les établissements privés, l’obligation pour le privé d’envoyer ses élèves du supérieur finir leur scolarité dans le public était maintenue. De leur côté l’Église et l’Université contestaient la nomination et la formation des maîtres. La première voulait qu’ils soient formés par ses soins, la seconde par des maîtres laïcs. De la discorde sortit la suppression des collèges mixtes. Néanmoins, malgré l’arrivée des libéraux au pouvoir en 1828, les établissements secondaires privés s’implantaient. La même année Thiers décréta l’expulsion des jésuites et interdit aux petits séminaires de recevoir des externes. En 1830, Thiers accentua la laïcisation de l’enseignement par l’ordonnance du 16 octobre 1830. Au grand dam des catholiques. Entre temps les Ultras étaient revenus aux affaires en 1829 et avaient réuni en un seul et unique ministère l’Instruction Publique et les Affaires Ecclésiastiques. Ce qui avait eu pour conséquence de développer l’idée de la liberté d’enseignement.
30Il fallait la paix entre l’Église et l’État !
311828 avait marqué une rupture nette entre l’Église et l’État. Rupture qui poussa les catholiques vers les libéraux.
32Conscients que l’instruction était à la France ce que le canevas était à Pénélope, un ouvrage que l’on fait et défait sans cesse en attendant l’hypothétique retour, ici, du monopole, les catholiques et les libéraux s’unirent pour obtenir un compromis avec l’État. Cette politique conciliatrice aboutit à la Charte constitutionnelle de 1830 et à la loi Guizot de 1833 sur la liberté de l’enseignement primaire qui autorisait tout français et étranger à ouvrir une école primaire élémentaire ou supérieure et supprimait l’autorisation préalable. Dans la lutte pour la liberté de l’enseignement Guizot fut secondé par Montalembert, par le défenseur des séminaires Monseigneur Dupanloup, par Villemain et Benjamin Constant. Mais la loi de 1833, parce que d’inspiration moniste, battait en brèche le monopole de l’Église ! Les deux enseignements devenaient rivaux et le clergé acceptait mal le financement d’écoles tenues par des laïcs. 1828 marquait une rupture nette entre l’Église et l’État. 1833 la renforçait.
33Toutefois la loi de 1833 avait ouvert la voix aux revendications pour la liberté de l’enseignement secondaire : Guizot présenta un projet en 1836, Cousin en 1840, Villemain en 1841 et 1844, enfin Salvandy en 1847 puis Carnot en 1848.
34Le Parti catholique menait une âpre lutte de fonds sous la houlette déterminée de Montalembert surnommé le « Prince des Apôtres de la liberté d’enseignement » ; dont Dupanloup, Falloux et Veuillot, tous membres du Parti Catholique, en étaient les apôtres.
35L’Univers était leur organe de presse. Il fallait parler à l’opinion pour la convaincre que la liberté d’enseignement était bonne. Que le meilleur enseignement était catholique.
36Pour les catholiques et les royalistes du Parti Catholique, auquel Falloux adhérait, il importait que l’enseignement fut religieux car cet enseignement inculquait le respect de la monarchie, de l’ordre, de la discipline et l’acceptation des inégalités sociales. Enfin, l’Église n’avait-elle pas veillée à l’instruction, chrétienne, des Français pendant dix siècles ? Elle était à tout le moins en droit de revendiquer une participation à l’éducation contemporaine. L’Église devait y participer ! Le socialisme progressait ! Le naturalisme progressait ! Autant de maux qui affectaient la France, et qu’il convenait de combattre... efficacement. L’Église devait y participer.
37Pour Falloux il fallait mettre « Dieu dans l’éducation » !
38Mais le Haut Clergé avait conscience des limites de la puissance de l’Église. Ses moyens en hommes avaient certes progressés mais ils étaient ce qu’ils étaient, sa fortune de nouveau importante était somme toute limitée pour une telle tâche. Il fallait composer avec l’Université.
La commission et les débats
39De la composition de la Commission dépendrait le succès de la loi.
40Falloux décida donc de réunir toutes les parties du monde politique ainsi que les tendances Moniste et Libérale.
41Il fit appel à Montalembert et à Dupanloup, les représentants de la tendance « libérale » de l’éducation. Tous deux combattaient « le communisme intellectuel » propagé dans la population par un État favorisant l’athéisme et le naturalisme ! Mais élaborer une loi d’instruction publique obligeait à considérer le paysage éducatif national dans lequel l’Université occupait une place importante. Il convenait dès lors de prendre en compte le Monisme. Ces principaux représentants étaient Thiers, partisan d’une liberté octroyée par l’État, et Cousin pour qui le monopole universitaire était tout bien qu’il reconnaissait le droit aux jésuites d’enseigner.
42Tous avaient acceptés de participer à l’élaboration de la loi.
43Sa réalisation prenant du temps, prit par ses occupations de député et de ministre Falloux décida de confier la Commission à Thiers qui en fut nommé vice-président. Enfin n’était-il pas l’une des personnalités les plus controversées depuis l’affaire des Ateliers nationaux ? Il lui parut prudent de ne pas mettre sa personne en avant. Enfin la carrière de Falloux débutait, or un échec retentissant la contrarierait ; l’abstention s’imposait.
44La nomination de Thiers comme meneur de séance répondait de ces impératifs.
45La séance préliminaire de la commission extraparlementaire définit les points du débat : la gratuité et l’obligation de l’enseignement, le rôle de l’État ou le rôle du clergé à l’école primaire, les tendances du corps des instituteurs et le recrutement des écoles normales.
46Cousin et Dubois revendiquaient la défense du système éducatif français. Il fallait se garder de donner à l’Église « l’action exclusive » sur l’école que Thiers réclamait pour elle. Il fallait s’en garder dans l’intérêt de l’Église elle-même. Si elle avait « reconquis une grande puissance sur l’opinion publique en France, cela tient à ce que, depuis dix-huit ans, elle a vécu indépendante du pouvoir temporel ». Ces opinions étaient partagées par les membres Laurentie, Riancey et Roux-Lavergne.
47Dupanloup intervint sur la gratuité :
« La gratuité, qui effraie si fort M. Thiers, ne serait pas une innovation si terrible. L’Église ne l’a-t-elle pas, de tout temps, pratiquée ? Seulement, elle ne prodiguait pas aveuglément ce bienfait. Que l’État fasse comme elle. Qu’il trouve une combinaison mixte. L’obligation ? Sans doute, il ne faut « contraindre » personne. Mais quand bien même tous sauraient lire, le mal ne serait pas si grand... Le droit de l’individu à l’instruction ? Ne le proclamons pas, mais ne méconnaissons pas que l’État a des devoirs. Ces derniers sont de deux sortes, ou stricts et absolus, ou relatifs et variables. Le devoir de procurer aux citoyens les éléments du savoir appartient à la seconde catégorie. »
48Afin de justifier ces positions Thiers insista sur le mal social, le communisme. La Commission estimait qu’il n’était pas profond. Thiers lui répondit : « C’est fermer les yeux, pour ne pas apercevoir l’abîme qui menace de tout engloutir. » Le mal est « incommensurable », dans les villes surtout. Il est immense dans les campagnes... Car à une heure où « la société est certainement en danger de périr, si l’on ne vient promptement à son secours, il faut des remèdes énergiques ! À défaut du meilleur qui serait de confier toute l’instruction primaire au clergé, qu’on lui en confie, du moins, la plus grande partie ». Thiers portait ainsi la question sur le terrain social.
49Dupanloup et Montalembert, tout en reconnaissant que le mal était immense, ramenèrent doucement la question à son vrai terrain : la liberté d’enseignement. Il fut décidé qu’une sous-commission serait formée pour établir le texte d’un projet sur lequel la discussion porterait ensuite... avec plus d’efficacité. Le président en désigna lui-même les membres : Cochin, Corcelles, le pasteur Cuvier, l’abbé Dupanloup, Armand de Melun, Michel et Poulain de Bossay.
50Agir pour un contenu cohérent de la loi, c’était agir pour le mieux des intérêts de tout le monde. Consciente de cet enjeu, la sous-commission établit un texte dont les dispositions principales étaient de ne rien changer sensiblement en ce qui concernait l’objet de l’enseignement primaire, que la liberté soit complète pour l’ouverture d’une école, avec une seule condition de capacité : le brevet.
51Le rapport proposa de faire de l’école primaire un lieu de promotion sociale pour les populations pauvres en leur ouvrant des perspectives professionnelles et sociales. Pourtant, en mettant le stage sur le pied d’égalité avec le brevet, la Commission ramenait en arrière l’enseignement primaire public. Le Comité d’arrondissement disparaissait également, pour faire place au Comité départemental qui était la principale pensée de la commission et de Dupanloup. Cousin voyait en l’innovation « la plus grande tentative contre-révolutionnaire qui se soit encore produite ».
52Pourquoi une telle innovation ? Parce que pour Dupanloup, et à travers lui Falloux, le comité départemental représenterait « l’administration (...), les pères de famille (...), la religion (...), enfin l’enseignement public lui-même (...) ». Alors que le Comité d’arrondissement prétendait grouper « toutes les forces sociales de chaque département. » Cette expression de « forces sociales » ainsi que celle de « forces vives de la société » répondaient à la préoccupation fondamentale de Thiers : assurer la stabilité sociale.
53Il restait à statuer sur la question des Écoles normales. Thiers en demanda la « suppression absolue » parce qu’elles prennent à la charrue tous les jeunes villageois, qui seraient restés humbles, obéissants, respectueux, s’ils n’avaient pas quitté le sillon pour l’École normale où leurs passions « s’éveillent, et s’excitent mutuellement ». Bientôt tous, même les meilleurs, deviennent « détestables ». Poulain de Bossay proposait seulement de les transporter hors des villes car la « tendance à l’orgueil » se développait plus aisément à la ville qu’à la campagne.
54Les Écoles normales était défendues même par Armand de Melun qui proposait très raisonnablement, qu’on laissa au moins le département décider s’il voulait ou non une École normale primaire.
55M. de Riancey se porta au secours de De Melun en déclarant qu’il existait des Écoles normales « satisfaisantes ».
56Il n’y avait pas la moindre relation entre cette mesure et la liberté d’enseignement. Néanmoins, Adolphe Thiers, uniquement soucieux de défense sociale, prononçait et répétait son « delenda Carthago » mais la Commission refusa de le suivre. Dupanloup lui-même se rangea à l’avis de M. de Melun et admit que le Conseil académique départemental soit consulté, et chargé de prononcer le maintien ou la suppression des écoles normales primaires.
57La proposition ne passa que grâce à la voix prépondérante du président qui s’y était rallié. Une fois de plus.
58Sur cette avancée significative la Commission dressa un projet autographié. Il se composait de six titres, dont la plupart étaient subdivisés en chapitre : Dispositions générales, Des instituteurs, Des conditions d’exercice de la profession, Des conditions spéciales aux instituteurs libres, Des instituteurs communaux, Des écoles communales, Des autorités préposées à l’enseignement primaire, Institutions complémentaires, Des pensionnats primaires, Des écoles d’adultes et d’apprentis, Mesures transitoires. Il fut remis à Falloux.
59À cet instant, la Commission qui avait été nommée pour l’établissement de la liberté d’enseignement et la coordination des écoles et des œuvres de jeunes apprentis, avait atteint le premier objectif. En revanche, du second objectif, seulement trois articles y faisaient allusion. Ces articles permettaient la création d’écoles pour les apprentis au-dessus de douze ans, autorisaient le ministre à distribuer des encouragements aux divers groupements ; toutefois rien ne rappelait cette coordination de l’école et des œuvres que Falloux avait mit dans le programme des travaux de la Commission qui l’avait complètement négligée. Mettre en rapport les écoles et les œuvres permettait à la fois d’accroitre l’emprise de l’Église en matière d’enseignement professionnel, et de contrer l’influence du socialisme auprès du prolétariat.
60Dès le début, elle s’était trouvée entraînée par son président dans une voie où rien n’indiquait qu’elle devait y marcher. Mais Falloux avait négligé la grande peur qui animait alors les classes aisées. Le spectre de Février 1848, et plus encore, celui de la dissolution des Ateliers nationaux hantaient la bourgeoisie.
61Thiers, l’avocat effrayé de cette bourgeoisie apeurée, voulait par-dessus tout défendre la société. Il voyait pour y parvenir deux moyens : en évitant que l’instruction se répande partout car c’était « mettre du feu sous une marmite vide, que d’instruire le pauvre », puis, second moyen, en mettant autant que possible l’école primaire entre les mains de l’Église, faute de pouvoir lui livrer tout l’enseignement primaire.
62La Commission en abordant les questions d’enseignement secondaire touchait au point vif et aigu du débat. Il s’agissait d’obtenir l’abolition du certificat d’études, le droit d’ouvrir largement les petits séminaires, de faire reconnaître le droit des congrégations à ouvrir des collèges en France ; des revendications que Charles de Montalembert, depuis 1843, s’était engagé à obtenir avec le soutien de l’épiscopat.
63À ce niveau de l’élaboration commença à se jouer l’essence même de la loi.
64À la séance du 7 mars, la discussion permit d’aborder le rôle de l’État dans l’enseignement. La controverse entre Fresneau et Cousin fut relayée par celle entre Dubois et Montalembert qui soutint que l’État n’avait jamais donné l’enseignement avant la Révolution. C’était seulement depuis 1789 qu’avait été proclamé ce principe.
65À cette thèse, Dubois répondit que « dans l’ancienne monarchie, l’État enseignait puisqu’alors l’Église était confondue avec lui » que « la Révolution a brisé le lien qui rattachait le trône à l’autel, le pouvoir civil au dogme. Elle a mis sur le pied d’égalité les diverses confessions religieuses. Elle veut que les citoyens s’aiment les uns les autres ».
66Thiers intervint contre la liberté illimitée car elle était la garantie que « les doctrines antireligieuses et antisociales » allaient se produire dans l’enseignement sans qu’il y ait une autorité pour l’empêcher. Il convenait dès lors de ne pas abandonner le principe essentiel de l’autorité de l’État sur l’enseignement. Thiers montra, sans grande peine, qu’en France c’était l’État qui, jusqu’ici, avait tout fait avec une supériorité « incontestable et incontestée ». Surtout en matière d’enseignement.
67Dupanloup lui répondit, dans la séance du 10 mars, que la liberté d’enseignement ne pouvait pas faire courir de périls à la société. Les périls venant de la presse et des clubs qui propagent le communisme
68Une approche que Falloux, présent lors de la séance, partageait.
69Vouloir un enseignement qui fut « le même partout », c’était, poursuivait Dupanloup, « tomber dans le communisme le plus brutal ».
70Propos approuvés par Falloux qui ne disait mots. L’abbé était bien avec Montalembert, le combattant idéal pour ce combat tout en subtilité et en force.
71Dupanloup aborda les congrégations par le problème des Jésuites. On admettait toutes les « sectes protestantes », pourquoi dès lors cette « effroyable injure à l’Église, de lui refuser certaines congrégations qu’elle approuve, et cela pour le motif que certaines n’aiment peut-être pas assez les institutions de l’État actuel, comme si cet amour devait être de commande ! » Il s’agissait de savoir si la loi qui distinguait entre les congrégations se fondait ou non sur de bonnes raisons et si l’État devait renoncer aux précautions qu’il avait cru devoir prendre. Il s’agissait encore de savoir si « les Jésuites doivent entrer en partage de la liberté d’enseignement ». La paix ou la concorde recherchée ne pouvant résulter que de « concessions réciproques », Dupanloup indiqua celles qui devaient « être faites à l’État ».
72Ce point du discours de Dupanloup allait marquer le caractère de la future loi. Falloux en approuvait tous les points : l’État étant investi du monopole concédait la liberté à l’Église. Mais de quel droit l’Église concéderait-elle à l’État : par le maintien d’un système d’instruction publique, par l’existence d’un grand Conseil centralisateur et de Conseils départementaux, par le droit d’entretenir de grands établissements officiels et de les soutenir par des privilèges et des dotations, ou bien par le droit de réserver aux Facultés la collation des grades ? Il fallait que l’Église se réfère à sa propre théorie en matière de droit à enseigner, qu’elle se considère de nouveau comme seule en possession, grâce à un titre surnaturel, de former les intelligences. Il fallait surtout qu’elle se pose, en face de l’État, comme une puissance en face d’une puissance.
73Ainsi Dupanloup, tout en préférant le système anglais qui n’était autre « que celui de la France d’autrefois » acceptait l’existence du grand système d’instruction publique, c’est-à-dire de l’Université enseignant pour son compte et surveillant l’enseignement privé. Le représentant du Parti Catholique acceptait les Conseils, à la condition qu’ils exercent une action « libre » et soient « responsables ». Il acceptait également que le budget subventionne l’enseignement public, bien qu’il soit grave de placer ainsi les collèges et les lycées « dans une position supérieure au droit commun » et « d’anéantir » par-là même « les forces des individus isolés ». Enfin, il accordait la collation des grades par les Facultés, acceptant le maintien du statu quo pour l’Université. Qu’allait penser Thiers de la suppression du certificat d’études, contre lequel il s’était déclaré hostile ? Qu’allaient penser Thiers et Cousin de la reconnaissance du droit des Jésuites à enseigner ?
74De l’attitude de l’éminence de la bourgeoisie conservatrice et de celle de l’université allait dépendre l’avenir de la loi.
75La résistance de Thiers était manifeste. Il désirait la paix et l’avait prouvé par les « concessions immenses » qu’il avait faites en matière d’enseignement primaire, mais puisque Cousin lui-même acceptait le contenu de la loi, Thiers, « animé du même désir de conciliation », n’y ferait pas obstacle. Restaient les congrégations religieuses, à travers elles les Jésuites.
76Cousin était d’accord avec Thiers pour repousser les Jésuites. Cependant Thiers raisonnait en politique : impossible d’accorder la liberté d’association absolue en plus de tolérer les Jésuites si l’on fermait les clubs ; il fallait choisir. Cousin ne touchait pas à la politique générale, il lui semblait seulement impossible de trancher un point aussi grave par le silence de la loi. La question des Jésuites pouvait faire capoter la loi !
77Thiers essaya donc de s’expliquer l’insistance que mettait l’Église à défendre une congrégation qui, si elle ne pouvait faire beaucoup de mal ne ferait pas sans doute beaucoup de bien. Il en voyait la raison dans l’espoir qu’avait l’Église de confier le plus grand nombre possible d’enfants aux congrégations, le clergé séculier ne pouvant guère se consacrer à l’enseignement hors des petits séminaires.
78Le temps passait, la question scolaire attendait une réponse et la France commotionnée un remède : Thiers déclara la discussion générale close et désigna une sous-commission chargée de préparer un projet de loi.
79Falloux, présent dans la salle, acquiesça. Comme à son habitude il s’était abstenu d’entrer dans la discussion, arguant qu’il avait plus à apprendre qu’à enseigner. Le ministre avait constaté « l’affectueuse cordialité qui s’établie aussitôt entre les hommes venus de points divers, et dont plusieurs se voyaient ou se parlaient pour la première fois ».
80La commission était composée de Bellaguet, Dubois, Dupanloup, Fresneau, Saint-Marc-Girardin, Montreuil et Riancey.
81Cette fois, il n’y eut pas d’enquête. L’avant-projet, promptement préparé, comportait une dimension libérale : la liberté pour tout Français âgé de vingt-cinq ans au moins et non condamné, d’ouvrir un établissement d’instruction secondaire sans l’autorisation préalable. Le certificat de stage, les maigres diplômes de licencié ou de double bachelier, ou le brevet de capacité étaient demandés au seul directeur de l’établissement. Les maîtres n’avaient à justifier d’aucune connaissance. Ils n’avaient besoin d’aucun titre : la loi ignorait le professeur, elle ne voulait connaître que le directeur. La loi avait également une dimension moniste : ces établissements libres pourraient obtenir des subventions des villes, des départements ou même de l’État, sous cette réserve que la subvention de l’État n’excédera pas le dixième des dépenses annuelles de la maison. Le silence du titre I sur les certificats d’études et sur les congrégations répondait au vœu de la majorité de la Commission. Dimension libérale : les petits séminaires bénéficiaient de la liberté illimitée donnée aux écoles et les congrégations, de la liberté illimitée qu’avaient les directeurs de recruter comme ils l’entendaient le personnel enseignant ou surveillant. Il fallait organiser l’inspection, c’est-à-dire en délimiter la tâche et en constituer le personnel. Dimension monisto-liberale : toute garantie fut donnée aux établissements libres en ce qui concernait la constitution du corps des inspecteurs, soit généraux, soit d’académie. Les inspecteurs d’académie devraient être choisis parmi les professeurs de faculté, les proviseurs, les principaux de collèges de 1re classe (c’était la part de l’Université) ; mais aussi parmi les chefs d’institutions libres, et les professeurs de ces établissements, à la condition qu’ils aient le grade de licencié et dix ans d’exercice. Un tiers des inspecteurs serait « nécessairement » choisi dans l’enseignement libre, un tiers dans l’enseignement public, et un tiers dans l’un ou l’autre des deux enseignements. Les inspecteurs généraux seraient choisis dans les mêmes catégories de personnes, ou, parmi les inspecteurs d’académie, et un tiers d’entre eux serait « nécessairement » pris parmi les membres « appartenant, ou ayant appartenu à l’enseignement libre ». C’est tout à fait à la fin du projet, par acquis de conscience, que la Commission s’occupa de l’enseignement public. Le titre IV n’était ni très développé, ni important par les dispositions qu’il renfermait.
82Les idées directrices du projet de loi transparaissaient maintenant avec force : l’Université gardait son nom ; elle conservait un vestige de son ancien Conseil avec les huit membres du Conseil supérieur qui en formaient la section permanente ; elle conservait également ses recteurs même s’ils devenaient de très modestes fonctionnaires départementaux ; l’Université maintenait l’appellation « Conseils académiques », mais seulement le nom car les « forces sociales » se substituaient dans ces Assemblées, à la compétence des recteurs. La seule qualité que conservait l’Université était, avec le droit d’avoir des institutions propres, le droit symbolique de conférer les grades. Car ils ne jouaient, par rapport à l’enseignement libre, qu’un rôle tout à fait effacé et presque insignifiant.
83Ces points respectaient la dimension moniste de l’enseignement.
84Que recevait la liberté d’enseignement ? Tout ! La suppression des entraves qui l’empêchaient de naître, la dispense des grades, le droit aux subventions des communes, des départements et de l’État lui-même, l’accès pour les membres de l’enseignement privé à l’inspection d’académie et à l’inspection générale, enfin le silence sur les congrégations religieuses. Là était la dimension libérale de l’enseignement conçu par le projet de loi.
85La Commission extraparlementaire avait établi deux projets distincts : l’un pour l’enseignement primaire, l’autre pour l’enseignement secondaire. Ces deux projets étaient destinés au ministre qui pouvait soit les faire siens, soit en tirer les éléments de projets nouveaux. Falloux était pour la synthèse des deux rapports. Un rapporteur, désigné par la Commission, ferait un rapport général sur les deux projets et sur l’ensemble du travail accompli par la Commission. Ce rapport général devait servir d’introduction au texte des projets. Au ministre de l’Instruction de déposer le tout sur le bureau de l’Assemblée.
86Pour la Commission comme pour Falloux, le rapporteur général désigné était le catholique De Corcelles ; du fait de ses relations familiales avec les Lafayette et les Rémusat, et de son amitié avec Tocqueville et Edgar Quinet, il inspirait confiance aux libéraux. Mais les affaires de Rome prenant une tournure difficile, le gouvernement français rappela Ferdinand de Lesseps et décidait de le remplacer par De Corcelles, qui fût envoyé le 5 juin auprès du général Oudinot. Falloux renonça à chercher, parmi les commissaires, un remplaçant et se décida à agir par lui-même. Il rédigea un projet dont il était l’initiateur. Il le fera précéder d’un exposé de motifs personnels. Aux deux projets, Falloux en substitua un seul, à la fois plus clair, plus simple, plus dégagé. Il lui fallait être subtile : la loi devait être un Concordat !
87La répartition de la « réforme » en deux lois distinctes offrait de graves inconvénients et obligeait à des redites, sujettes à brouille, dans l’interprétation des textes donc dans leur application. Enfin, il pouvait être dangereux de provoquer deux débats distincts. Allait-on trouver, dans la majorité de l’Assemblée, le même état d’esprit que chez M. Thiers ? Cette majorité était-elle disposée, par souci de la défense sociale, à livrer l’enseignement primaire au clergé ? Était-elle trop peu soucieuse des intérêts catholiques pour songer à l’admettre dans l’enseignement secondaire ? Admettrait-t-elle le partage du monopole ?
88Falloux préféra un projet unique sur l’enseignement qui se composait de trois titres : le premier traitait des autorités préposées à l’enseignement, le deuxième de l’enseignement primaire et le troisième de l’enseignement secondaire.
89Falloux décida de convoquer le Comité Catholique avant la discussion législative : Montalembert prit la parole pour raisonner les catholiques tièdes, voire hostiles, au projet. Face à lui, l’évêque de Langres et Lenormant défendirent les thèses de l’ancien parti catholique. Finalement, la majorité de l’assistance se rallia à Montalembert, davantage par raison que par conviction. L’assistance se sépara avec un sentiment de tristesse, et Veuillot, qui n’avait dit mot, pressentait « que cette séparation serait longue ».
90La vie parlementaire à sa logique de fonctionnement : le succès d’une entreprise politique dépend du contexte parlementaire qui peut valoriser ou au contraire dévaloriser un projet. Il fallait donc mettre soigner sa présentation. Falloux décida de déposer le projet à l’Assemblée le 18 juin.
91Pourquoi le 18 juin, et non un autre jour ? Le 13 juin 1849, l’état de siège avait été proclamé, et un certain nombre de journaux suspendus. Le lendemain, le ministère conservateur déposait un projet l’autorisant à interdire, pendant une année « les clubs et autres réunions publiques de nature à compromettre la sécurité publique ». Sur toutes ces mesures planait l’ombre de la sanglante dissolution des Ateliers Nationaux, le 21 juin 1848.
92Quel accueil allait être réservé au projet ?
93La première approbation vint du journal L’Assemblée Nationale qui, entièrement dévoué à la majorité et à sa politique, se plaça tout de suite sur le terrain de la défense sociale : la loi nouvelle défendrait-elle la société contre le communisme ? Si tel était le résultat que l’on en pouvait attendre, la loi était bonne. « Il fallait choisir entre la liberté de l’enseignement, et l’avènement prochain, imminent du communisme. La Commission s’est prononcée pour la liberté de l’enseignement. »
94Le Journal des Débats trouvait satisfaisant le projet puisque « tout le monde, aujourd’hui, le clergé comme l’Université, sans peine de périr, doit faire cause commune contre l’ennemi ». Le Journal des Débats avait confiance à la fois dans les intentions « équitables » du ministre et dans Thiers.
95L’Ami de la Religion ne pouvait manquer de défendre une cause qui était celle de ses propres rédacteurs. Aussi ce projet constituait-il « une transaction ». Il n’était pas parfait. Certains articles, le 9 notamment, apportaient des entraves à la liberté de l’enseignement. Mais le projet, si discutable qu’il soit, était le meilleur possible dans le contexte.
96Le National critiquait avec force le projet : il y voyait la main mise de l’Église sur l’Université, et dénonçait l’inévitable prépondérance de l’évêque dans le Conseil académique départemental.
97Le Siècle dénonçait, à son tour, la présentation de ce projet comme « l’acte le plus grave, le pas le plus décisif qu’ai encore osé le gouvernement nouveau dans la voie de la contre-révolution ».
98La Liberté de Penser voyait dans le dépôt du projet « l’un des événements les plus considérables des temps modernes ». Falloux ne demandait rien de moins à l’Assemblée législative, que d’effacer d’un trait de plume, au bénéfice de « l’esprit clérical, contre lequel elles ont été remportées », les trois grandes victoires de l’esprit laïc, 1789, 1830, et 1848.
99Le projet de loi devait affronter ses adversaires les plus déterminés : les catholiques intransigeants parmi lesquels des évêques, des politiques, des publicistes et Louis Veuillot.
100L’Univers était douloureusement surpris par la loi : « Qu’avons-nous demandé, toujours et unanimement ? La liberté. Que nous offre le projet ? Une faible part du monopole. Le projet organise et justifie le monopole ; il n’institue pas la liberté. »
101La loi devait réussir ! Elle était une étape majeure du renouveau catholique : Falloux décida d’aller s’entendre avec les catholiques intransigeants. Il fallait les contenir, ne serait-ce qu’un temps. La division affichée des catholiques condamnerait la loi, sans retour. Il fallait pactiser avec Louis Veuillot. Amener le journaliste à la modération, voire à l’abstention, dans les débats.
102Veuillot s’engagea à maintenir sa plume au fourreau. L’Univers attendrait pour engager la controverse. Louis Veuillot avait une conception intransigeante de la liberté d’enseignement. Il avait une conception tout aussi intransigeante de l’attitude qui convenait au parti catholique : inflexibilité doctrinale. Il ne voulait pas qu’il s’inféodât au conservatisme bourgeois ! Il était « peuple » par le caractère et le tempérament. Il considérait le rôle de la bourgeoisie, en tant que classe dirigeante, comme tout à fait terminé. Une restauration de la classe bourgeoise serait « un tour de force du galvanisme politique ! Elle avait eu son 89, il était définitif ! » C’était là une de ses objections capitales à la loi. Il y avait quelque chose qu’il détestait par-dessus tout : l’Université. L’Université pour Veuillot incarnait l’esprit de la philosophie moderne, l’antichristianisme. Or le projet de loi avait le grave tort de ménager l’Université, surtout celui de la mêler à la vie des futures maisons libres. L’effet de la loi sera de créer à longue échéance « un clergé universitaire, qui deviendra vite la pire, la plus terrible et la plus ignominieuse de nos plaies ».
103L’épiscopat qui n’était jamais resté sans intervenir dans la préparation du projet entra dans le débat : l’évêque de Chartres, Clausel de Montals déclarait que la liberté sans réserves pour les écoles catholiques était la seule solution acceptable. L’évêque de Nancy, Mgr Mensaud considérait que le projet « est contraire aux réclamations constantes des catholiques et de l’épiscopat », qu’il ne réalise pas la liberté, qu’« il attribue à l’autorité laïque un droit qu’elle n’a pas, celui d’intervenir dans les questions religieuses et morales ».
104Les partisans du rédigèrent un mémoire au pape. Sur l’instigation du Nonce à Paris, Monseigneur Fornari, Dupanloup l’aurait composé. Falloux y adhéra sans retenue, ainsi que vingt-trois évêques. Dix autres les rejoignirent un peu plus tard. L’archevêque de Besançon le porta à Rome.
105À travers le mémoire, Dupanloup conseillait le calme et énumérait les bonnes raisons qu’avaient les amis de l’Église d’être satisfaits du projet Falloux : les petits séminaires affranchis, le certificat d’études, l’autorisation préalable abrogés, toutes exigences de grades abolies... ; liberté des méthodes et des règlements, admission à l’enseignement des congrégations non autorisées... C’était « le clergé de France, avec toutes ses forces les plus élevées, les plus libres, les plus puissantes, qui est invité par l’État lui-même, par les grands pouvoirs de la nation à venir au secours de la société menacée, en demeurant d’ailleurs dans toute la plénitude de ses droits. Parmi les partisans de la loi, l’évêque de Carcassonne. Le prélat estimait qu’étant données les difficultés du moment, il convenait de ne pas se montrer trop surpris des lacunes du projet tout en espérant que l’union, momentanément troublée, entre les défenseurs des libertés de l’Église, se rétablirait « sous les auspices d’un ministre en qui nous sommes heureux de voir réunis, à un si haut degré, la foi, la vraie science, le talent et l’esprit de conciliation ». Le 3 septembre, l’évêque de Verdun se déclarait poussé par l’attitude de « certains journaux » à affirmer que le projet de loi n’avait pas contre lui les évêques, que le nouveau projet, « s’il ne renferme pas tout ce qu’on pourrait désirer, offre des avantages trop précieux pour qu’on ne s’empresse pas de les accueillir ».
106Une lettre collective de l’épiscopat de Normandie, signée par l’archevêque de Rouen et les évêques de Coutances, Bayeux, Évreux et Séez appelait l’attention du ministre sur la situation des écoles secondaires ecclésiastiques, et demandait que le texte de la loi fut précisé et amélioré.
107Dans le sens opposé, l’évêque de Luçon avait écrit à plusieurs reprises au ministre, le 29 juin puis le 8 août 1849, qu’il protestait contre maintes dispositions de la loi, qu’il considérait comme « opposées au libre exercice de la religion catholique ». L’archevêque de Rouen, le 2 août et le 23 octobre 1849, se déclara très inquiet pour la liberté. Très soucieux pour la foi et pour l’épiscopat qui « paraîtra complice du monopole » et qui « sera brisé dans les rouages où l’on veut l’introduire ».
108L’épiscopat avait été divisé au sujet de la loi durant la période qui avait précédé son vote. Une division qui avait également marqué la mouvance de Montalembert accablé de lettres de reproches l’accusant d’avoir commis une lâcheté en acceptant l’alliance de Thiers. Pour d’autres c’était M. Dupanloup qui « vous a perdu ». « Cet esprit médiocre, dévoré du besoin de se mêler de tout, de suffire à tout, de tout dominer, de flatter tout le monde, de plaire à tout le monde, a pris sur vous un empire tellement tyrannique, que vous vous êtes abdiqué vous-même (...) pour vous mettre au service de sa vanité pieusement, intrigante. »
109Lacordaire était hostile à la loi : « On a mieux aimé, disait-il, se fier à M. Thiers qu’à Dieu et à la justice. » Les catholiques libéraux se divisaient à nouveau : la ligne de fracture était la même que celle divisant les catholiques intransigeants des libéraux.
110L’abbé Combalot, missionnaire apostolique en France, écrivit à Dupanloup :
« Je regarde le projet comme l’un des plus dangereux fléaux qui aient encore menacé votre patrie adoptive. » Il lui posa trente-six questions mais la sixième suffit pour donner le ton de cette lettre : un ministre des cultes et de l’instruction publique sincèrement catholique pouvait-il en sûreté de conscience, concourir à la stabilité et à l’extension des sectes anticatholiques, soit en leur bâtissant des temples et des synagogues, soit en leur créant des Facultés de théologie ? Une telle tentative était une « désertion ».
111Devant ce déferlement d’opinions majoritairement négatives, Montalembert décida qu’il fallait prendre la mesure des sentiments de l’Assemblée : ne devait-elle pas voter la loi. Sa majorité était conservatrice mais n’était pas catholique : les bonapartistes affichaient un catholicisme prudent et calculé, les orléanistes avaient une approche libérale de la religion, les légitimistes considérait le catholicisme dans une approche intransigeante. Deux grands groupes se dessinent cependant : les intransigeants, largement légitimistes, et les transigeants recrutés essentiellement dans les rangs orléanistes.
112Le monde protestant donna son opinion. La loi ne l’associait-il pas à l’effort d’instruction publique dans les Conseils départementaux ? Mais en même temps elle soumettait les intérêts protestants à l’influence du catholicisme. Cette loi était avant tout la sienne et non celle du protestantisme. Aussi les consistoires protestants de la confession d’Augsbourg et des Églises réformées de France manifestèrent-ils un jugement mitigé voire négatif à l’encontre du projet. Leur plus illustre représentant, Guizot, ne trouvait rien à dire sur la loi, refusait de « mettre la main à une œuvre au mérite et au succès de laquelle (il) ne croit point. » Mais ces propos étaient ceux d’un homme envisageant son retrait de la vie politique.
Le vote de la Loi
113La loi subordonnait par ses titres II et III la société civile à la société religieuse. Ce franchissement de la frontière entre le fait religieux et le fait laïc, ce glissement du religieux au civil, inscrit la loi Falloux dans l’expérience d’ordre moral inhérente à la pensée cléricale. L’anticléricalisme voyait dans la loi une étape du programme de reconquête catholique, la manifestation de la perfidie et de la duplicité catholique en politique et en conséquence sa dangerosité ; une vision négative du catholicisme politique qui devait trouver son point de fixation en la personne de Falloux. Longtemps de son vivant, comme dans la mort, Falloux l’incarnera comme en témoignent les caractures le représentant en soutane ou les commentaires journalistiques de type « le vieux clérical ».
114Le 15 janvier 1850, l’évêque de Langres, Parisis, voyait dans la loi l’œuvre non pas de l’Église mais de la politique ! Aussi, ne lui convenait-elle pas bien qu’il reconnaisse son utilité sociale.
115Lors de la séance du 17 janvier, Montalembert considérait la loi comme « un traité de paix » entre la Religion et l’Université. Mais l’orateur ne convaincant pas, Thiers décida d’intervenir en expliquant les aspects techniques de la loi avant d’aborder celle-ci dans sa dimension sociale et constitutionnelle. Il fallait rassurer l’Assemblée.
116Le lendemain 19 janvier, Parieu, qui avait remplacé Falloux au ministère, monta à la tribune pour défendre une loi qu’il faisait sienne et qui défendait, plus qu’elle ne l’attaquait, l’Université.
117Les défenseurs du projet de loi avaient réussi à le présenter comme un concordat. Voire selon Montalembert citant Lacordaire, comme un nouvel Édit de Nantes.
118Mais les adversaires du projet n’avaient pas abandonné.
119Les 14 et 15 janvier, Barthélemy Saint-Hilaire prit la parole pour critiquer la constitution du Conseil supérieur, celle du Conseil départemental et l’inspection. Pour l’orateur, l’Université était détruite. L’esprit de la Révolution s’opposait à celui du projet de la loi.
120Wallon, catholique et conservateur, prit ensuite la parole pour défendre l’Université qui « n’est pas née des convulsions de la Terreur ». L’universitaire s’éleva ensuite contre l’esprit même de la loi : sa dimension confessionnelle. Si la loi était un contrat, il était léonin ! L’Église y était l’associé majoritaire.
121Victor Hugo prononça un discours emprunt de lyrisme et de philosophie personnelle :
« L’enseignement primaire obligatoire, c’est le droit de l’enfant qui, ne vous y trompez pas, est plus sacré encore que les droits du père et qui se confond avec le droit de l’État ». Le projet de loi entend « mettre un bâillon à l’esprit humain », car il « est une pensée d’asservissement qui prend les allures de liberté (...) du reste (...), vous êtes les parasites de l’Église, vous êtes la maladie de l’Église » !
122Le 15 mars 1850, l’Assemblée passa au vote : 399 voix pour, 237 voix contre. La Loi était adoptée. À travers elle, l’Assemblée marquait une ouverture : l’enseignement du peuple était la « chose commune » aux forces sociales du pays et non plus la « chasse gardée » de l’État. Le vote de la loi marquait une double évolution : le monde catholique et les légitimistes achevaient leur scission, l’anticléricalisme prenait une tournure idéologico-politique.
123Les débats avaient laissé transpatraître l’antécliricalisme et le cléricalisme modernes, en plus d’avoir opérée une inflexion : de point de ralliement la question scolaire était devenu point de discorde ; le chantier ministériel avait opérer comme un dissolvant, amorçant la fin de l’unité du monde catholique français.
Les cathédrales
124Un autre chantier était abordé par le ministre catholique, celui des édifices religieux. Vieille terre chrétienne, la France devait le rester. L’entreprise de restauration du catholicisme passait évidemment par l’entretien de son patrimoine architectural religieux.
125Tel pensait Falloux. Sans doute se remémora-t-il ces mots que Lacordaire lui confia dans une lettre de septembre 1846 : « J’espère que vous le (Dieu) servirez avec fidélité dans le poste qu’il vient de vous confier. »
126Par la restauration de ces édifices, l’Église manifestera sa présence passée, présente et à venir dans la vie de la France. Quel monument mieux que la cathédrale symbolisait l’Église triomphante ? Construits à l’apogée du christianisme dans la manifestation d’une foi pure et profonde, comme jamais il ne le fut dans l’histoire du Catholicisme, ces édifices de pierres témoignaient de la dimension chrétienne de la civilisation française. « Gallia Christiana » !
127En ce XIXe siècle, en dépit de ses rapports tumultueux avec l’Église, la population française restait attachée à ses cathédrales. Ancrées dans le paysage et dans le quotidien du pays, les cathédrales suscitaient un intérêt particulier. Elles exprimaient, depuis 1789, la romanité catholique contemporaine, celle qui faisait de chaque cathédrale un point d’ancrage de Rome en terre chrétienne. Comme au temps de l’Empire Romain, Rome catholique tissait un réseau centralisé dont les diocèses étaient les satellites reliés à la ville mère.
128Le Pape proche de ses enfants, l’apôtre Pierre veillant sur son troupeau.
129Outre sa dimension religieuse, la cathédrale du XIXe siècle revêtait depuis 1789 une dimension politique nouvelle. Son usage comme lieu de culte avait évolué : l’État laïc n’a eu de cesse de l’annexer. L’édifice occupait depuis le Concordat un rôle de service public que l’État assurait en inscrivant à son budget annuel une dotation destinée aux cathédrales. L’État en était le seul propriétaire, l’Église l’affectataire.
130Face à ce bilan, Falloux se sentait le devoir de participer, en tant que catholique, à cette entreprise de restauration architecturale et spirituelle. Ainsi le ministre des Cultes décida-t-il d’organiser l’espace religieux français par un arrêté portant sur les circonscriptions administratives nécessaires à la conservation des édifices religieux. L’arrêté comportait 35 conservations à la tête desquelles était placé un architecte en charge des édifices du diocèse. Il serait nommé par le ministre, sur proposition du directeur général des Cultes. Toutefois, Falloux tint à préciser aux évêques par une circulaire du 12 mars 1849 que « bien que (...), les architectes diocésains se trouvent placés sous la direction du ministre, leurs travaux n’en devront pas moins être l’objet de votre surveillance et les artistes devront recevoir avec empressement et déférence les indications que vous croirez utiles à leur donner ainsi que les observations que vous pourriez devoir faire dans l’intérêt des travaux (...) ».
131L’Église devait rester d’une manière ou d’une autre maîtresse des lieux. Pour porter un résultat positif une telle entreprise devait s’appuyer sur un organisme consultatif. La commission des arts et édifices religieux fut créés à l’instigation de Falloux. Elle comportait 4 sections : la section d’architecture et sculpture, la section des vitraux et ornements, la section des orgues, la section de musique religieuse... Il n’y a pas de bon ouvrier sans bons outils ! Afin de parfaire l’outillage administratif mis à la disposition de la politique de restauration des édifices cultuels, Falloux fit rédiger par Mérimée et Viollet-le-Duc une instruction qui lui fut remise le 26 février 1849. Le ministre la parapha. Elle avait pour objet d’apporter aux architectes les conseils nécessaires à la « conservation, l’entretien et la restauration des édifices diocésains et particulièrement des cathédrales », ainsi que de contrôler les dépenses par un entretien non dispendieux et utile des édifices. Le souci de restauration confina à l’obsession : l’instruction couvrait tout l’édifice depuis l’écoulement des eaux pluviales jusqu’aux charpente et toiture en passant par la serrurerie, la peinture murale et les vitraux. Véritable corpus ou cahier des charges, l’instruction comportait les recommandations et les conseils de Viollet-le-Duc. Le grand restaurateur y apportait sa notoriété de maître d’œuvre et de théoricien de l’architecture. L’instruction du 26 février 1849 prenait en considération le monument en tant qu’œuvre, qu’objet patrimonial. Là était sa spécificité. Falloux l’avait voulu ainsi parce que la cathédrale lui apparaissait comme un symbole architectural et religieux autant qu’un mémorial du passé. De ce passé d’Ancien Régime tout en monarchisme et en catholicisme. Falloux avait voulu mener ce chantier afin de contribuer à la place de l’Église dans sa société moderne, un monde nouveau-né de 1789 qu’il convenait d’accepter quoi que pouvaient en penser les Ultras. Pour Falloux la cathédrale incarnait le catholicisme et l’unité de la société.
132La politique de centralisation administrative fut strictement observée.
Les facultés de théologie
133Falloux portait son action ministérielle sur l’enseignement théologique, sujet d’une importance considérable en cette époque où triomphait le Laïcisme et le Naturalisme. L’Église devait certes encadrer la population lors de son instruction, mais elle devait aussi l’encadrer dans sa religiosité. Le prêtre devait être bon berger, d’où une formation théologique solide. N’était-il pas le soldat de Rome ? Rome ne reposait-elle pas sur cet ambassadeur du christianisme ? Or des lacunes apparaissaient dans la formation et le sacerdoce du clergé. La renaissance catholique reposait aussi sur la régénérescence de ses serviteurs. Il n’est pas de guerre livrée et gagnée sans des armées aux soldats bien formés. La France n’avait-elle pas été déclarée terre de mission par Rome ?
134Entre février et mars 1849, Falloux créa une commission pour étudier la réorganisation des écoles supérieures de théologie. Le ministre la voulait équilibrée dans sa composition afin d’obtenir une réflexion juste, il la voulait représentative du monde catholique pour mieux répondre aux attentes du catholicisme. Aussi, Falloux fit-il appel à Cazalès, Reynaud qui en sera le Rapporteur, à Chapot à l’Abbé Hiron, à l’archevêque de Paris Monseigneur Sibour qui sera le Chancelier, à l’ami et coreligionnaire Monseigneur Dupanloup qui laissa pour un temps son évêché d’Orléans, au député catholique Arnaud de l’Ariège, à Monseigneur de la Bouillerie archevêque de Perga, ainsi qu’aux évêques de Langres et de Quimper Messeigneurs Parisis et Graveran.
135L’objectif de la commission était double : adapter le clergé aux exigences de la société moderne et en conserver les valeurs catholiques traditionnelles. Associer le présent au passé pour assurer un avenir serein à l’Église. Le clergé français en tant que corps social devait répondre à ces impératifs pour assurer sa mission séculaire au sein d’une société française retournant au catholicisme.
136La commission constituée, Falloux écrivit à Sibour qu’il avait « l’honneur d’adresser à Monseigneur l’archevêque de Paris la copie ci-jointe d’un projet relatif à l’organisation de l’enseignement théologique ». Le projet comportait huit titres : De la Faculté de théologie de Paris ; Du Chancelier, du Doyen et du Secrétaire ; Du haut Conseil de la Faculté ; Du Conseil ordinaire de la Faculté ; Des professeurs, de leur nomination et de leur obligation ; Des Élèves de la Faculté, de leur admission et de leur Obligation ; Des Cours de la Faculté ; Des grades académiques et de leur collation.
137Le projet visait à faire de Paris un grand foyer théologique tant français qu’européen. Sans doute Falloux pensait-il aux belles heures médiévales de la théologie parisienne. La formation des prêtres était primordiale à la renaissance du catholicisme : pas de bons fidèles sans de bons prêches, pas de bonnes prédictions sans bons pasteurs, pas de bons pasteurs sans une théologie valable.
138Le 14 avril 1849, l’archevêque de Paris confiait au ministre des cultes ses impressions sur le projet. Dans sa lettre, Sibour reconnaissait que le « projet est, pour le fond, conforme aux idées que j’ai moi-même émises, et que j’ai toujours cru justes et applicables en matière de haut enseignement théologique », qu’« il corrige radicalement le vice de nos facultés actuelles ». Et l’archevêque d’être « tout disposé à lui donner une complète adhésion ».
139Toutefois, l’archevêque voyait un point sur lequel il ne pouvait s’associer : le Haut Conseil lui semblait « porter une atteinte grave aux droits essentiels et inaliénables de l’Ordinaire ». Qui plus est « il institue une école de théologie gouvernée collectivement et ex aequo par un Conseil d’évêques ». Or pour Sibour « ce conseil viendra siéger dans mon diocèse comme il lui plaira. On m’accorde de le présider, mais ce n’est pas comme archevêque, c’est comme chancelier ». Intolérable ! Le dignitaire ecclésiastique ne pouvait accepter ce manquement à la hiérarchie catholique. Le prélat revint sur l’article 31 car « comme chancelier, je ne suis que l’agent et l’organe du haut conseil, c’est en son nom que j’agis, en son nom que je surveille la doctrine ». Alors qu’« une maison est établie dans mon diocèse. Cette maison est un vulnérable séminaire. Eh bien, ce n’est pas comme Archevêque que j’ai le droit de gouverner ce séminaire, d’en nommer les Directeurs, c’est comme Chancelier (article 59). » Hormis ce faux pas dans les convenances, l’archevêque de Paris reconnaissait que « l’idée d’un haut conseil d’évêques pour les nouvelles écoles de théologie est bonne en elle-même, et il ne faut pas l’abandonner. Il faut seulement la modifier et la restreindre. En ne composant le haut conseil que des évêques de la province au siège de laquelle sera établie l’école de théologie, on a tous les avantages de l’institution sans en avoir les inconvénients. Le Conseil est tout constitué de droit ». Le prélat remettait toutefois en question les circonscriptions :
« Mais, d’abord, pourquoi des limites territoriales pour ces écoles, et une circonscription ? Cela n’existe nulle part (...) Mais si la circonscription était faite par une bulle, la changer deviendrait difficile. Ces motifs me font désirer qu’il n’y ait pas, dans le projet, de circonscription assignée, et qu’on s’en tienne, pour ce point, à ce qui a toujours et partout été fait, quand il s’est agi de fonder une Université ou une école catholique quelconque. »
140L’archevêque de conclure par un appel à une collaboration plus étroite : « Il ne me reste plus qu’à émettre un double vœu : le premier que nous parvenions bientôt à nous entendre sur le plan à proposer à l’approbation du Saint-Siège ; et le second, que cette approbation soit le plus tôt possible sollicitée. »
141À son courrier, Monseigneur Sibour joignit un projet élaboré par l’évêché parisien. Sans doute le prélat sentait-il que le Haut Clergé français n’offrirait pas un bon accueil à la refonte des écoles théologiques.
142Effectivement, l’épiscopat réserva un accueil mitigé au projet. L’archevêque de Bordeaux confiait à son homologue parisien « qu’il est évident que le haut conseil tel que le propose la commission, offre plus de garantie pour l’exactitude et le sage développement de la doctrine, que le Métropolitain aidé des seuls évêques de sa province ». Mais le prélat bordelais de déclarer qu’il avait « bien des raisons de craindre que la faculté établit dans les conditions que votre grandeur propose, et sans le concours de tous les évêques, ne leur inspire quelque défiance. Ayant à répondre des ecclésiastiques soumis à leur juridiction, ils voudront concourir eux-mêmes à leur donner des chefs et des maîtres dont ils soient personnellement sûrs. » Monseigneur Lecot avança une solution : « La réunion tant désirée de tout l’épiscopat. Là, on discutera les conditions et le règlement des écoles projetées, et la voix de la majorité confirmée par celle du Souverain Pontife, deviendra la règle définitive. »
143Les évêques manifestaient leur attachement à leurs prérogatives. Le projet était perçu comme une atteinte aux intérêts des partis.
144La concorde de la loi sur l’instruction ne s’opérait pas sur la commission des facultés de théologie. Falloux, conscient de cette réalité, ne pouvait que subir les plaintes de l’épiscopat. L’archevêque de Tours allait jusqu’à dénoncer la politique de renouveau du catholicisme engagée par Falloux, « est-ce par l’établissement d’écoles de hautes études qu’on remédiera au mal bien plus grand qu’on ne pense, que les idées nouvelles propagent dans le Clergé ? je crains beaucoup que le moyen ne l’augmente et ne l’aggrave si en même temps ou mieux encore auparavant des mesures efficaces ne sont pas prises pour remettre en vigueur la discipline et les saintes habitudes qui constituent la vie ecclésiastique » lui déclara le prélat.
145Les critiques les plus dures venaient du Primat des Gaules. L’archevêque de Lyon sermonnait le Ministre des Cultes, auquel il rappelait que « la surveillance de l’enseignement de la doctrine catholique » est le « premier devoir de l’évêque » en plus d’être une « fonction inhérente au caractère épiscopal », et que par conséquent « il ne faut pas sortir de l’ordre hiérarchique ». Il émettait également le regret partagé par l’épiscopat que la commission ne fut pas une assemblée d’évêques où « aurait du être examiné, discuté un projet de constitution de l’enseignement ecclésiastique supérieur ? »
146Falloux resta ferme malgré les passions : garder le cap dans la tempête !
147La commission délibéra : fallait-il une « simple réforme apportée aux Facultés actuelles de théologie (...) » ou « la création d’un établissement entièrement nouveau ? » La commission adopta la seconde résolution car il s’agissait de donner à l’Église « une institution à part et totalement cléricale », indépendante de l’Université. À qui confier l’enseignement ? Puisque « le Clergé (...) ne saurait prendre en pleine considération un enseignement dogmatique relevant d’une autre autorité que la sienne, et (...) si un enseignement dogmatique plus élevé que celui des séminaires est jugé utile à l’Église, c’est une tâche que le clergé doit tenir à n’abandonner à aucun égard à l’autorité laïque ». La théologie a-t-elle sa place dans la société moderne ? « Ainsi, constate la commission, en relevant ses études pour prendre, sur le terrain des spéculations métaphysiques, historiques, scientifiques, la place qui lui appartient, la théologie ne fera que répondre à l’appel que toutes les opinions lui adressent. » Les dissensions provoquées par le projet allaient-elles diviser la commission ? Son rapporteur, Jean Reynaud assura au Ministre qu’« il a donc lieu d’estimer (...), que l’approbation générale est en quelque sorte assurée dès à présent à la création proposée ». Les remarques de l’épiscopat français devaient-elles être prises en considération ? La réussite du projet conduisit la commission à obtempérer :
« Les principes adoptés sont que les évêques, ne pouvant tous se réunir effectivement, nomment entre eux, par correspondance, une Commission qui les représente, qui règle elle-même tout ce qui la concerne, qui peut être provoquée à se réunir extraordinairement par tout Membre du Haut Conseil, à laquelle enfin tout Membre a droit de s’adjoindre lorsqu’il le veut. »
148À qui devait revenir la présidence de la Chancellerie ? « (...) La Commission a jugé que cette présidence, étant dévolue à l’évêque du lieu, en sa qualité de chancelier, c’est-à-dire de surveillant ordinaire et immédiat de la discipline et des études, n’affectait en réalité d’aucun privilège essentiel le siège épiscopal. »
149La commission eut à étudier ensuite, « la question du nombre des écoles ». Une minorité des commissaires préconisait une seule et unique école de théologie dont le siège serait à Paris. Cela pour une gestion administrative et financière plus efficace, pour de meilleurs rapports avec l’autorité politique. Une majorité était « d’avis qu’il y avait lieu d’établir dès à présent trois écoles à Paris, à Lyon et à Toulouse (...) ». Cela pour éviter de verser dans « la centralisation ecclésiastique, et qu’en outre la substitution d’une seule école aux six facultés de théologie qui existent actuellement ne prît, pour des regards superficiels, l’apparence d’une réduction des études. » Il fut donc arrêté en l’article 3 du Titre I que « La circonscription de l’École de Paris sera formée des provinces ecclésiastiques suivantes : Paris, Sens, Rheims, Tours, Rouen, Cambrai. La circonscription de l’École de Lyon, des provinces suivantes : Lyon, Bourges, Besançon, Avignon, Aix. La circonscription de l’École de Toulouse, des provinces suivantes : Toulouse, Alby, Bordeaux et Auch. »
150Des résolutions que Falloux approuva. La commission fonctionnait sans anicroche majeure.
151Bien que la question des admissions suscita « un dissentiment plus grave ». Fallait-il un examen d’entrée pour accéder à l’école de théologie comme le voulait la minorité, ou bien le libre choix de l’évêque comme le pensait la majorité ? La commission décida que « Tous ceux qui voudront prendre des grades devront se faire inscrire sur les rôles de l’École et recevoir du secrétaire la carte d’inscription. Cette carte devra être renouvelée tous les ans », et que « nul ne pourra être inscrit s’il ne présente : 1er) La permission écrite de son ordinaire ; 2e) Un certificat constatant qu’il a étudié la théologie durant trois ans dans un séminaire diocésain ou toute autre maison ecclésiastique approuvée. L’exemption de cette seconde condition peut être accordée par le Chancelier ».
152Sur la question des grades et des emplois, la commission décida que « c’est en enchaînant par des lois formelles et respectées les emplois et les grades que l’on déterminera, d’une part, la prospérité des écoles par l’influence des élèves, et, de l’autre, l’utilité des écoles par l’application la mieux entendue des lumières qui en sortent. » Puis de préciser que « Les grades, soit en théologie, soit en droit canon, sont le baccalauréat, la licence, le doctorat ». Falloux approuva.
153L’importante question des cours engendra un débat formel au sein de la commission, qui arrêta que « les cours des écoles de théologie ont pour objet : 1°) L’Écriture sainte, comprenant les prolégomènes, l’exégèse, les sciences naturelles dans leurs rapports avec les livres saints ; 2°) La théologie dogmatique (...) ; 3°) La théologie morale ; 4°) Les rites sacrés et l’archéologie ; 5°) Le droit canonique ; 6°) L’histoire ecclésiastique ; 7°) L’éloquence sacrée ; 8°) Les langues orientales ».
154Le cursus fit l’objet d’une attention particulière. Le Rapporteur Durieu, dans une note du 20 mars 1849, proposa à son ministre de transformer la fondation religieuse Saint-Louis-des-Français en école de théologie : « Dans une pensée d’avenir (...) Saint Louis des Français pourrait devenir pour la Théologie ce qu’est pour les Arts, l’école de Rome (...). L’école de Rome (L’école de théologie) serait comme le couronnement de la nouvelle organisation », alors que « l’instruction théologique commencée dans nos écoles trouverait ainsi pour ses sujets d’élite, au centre même de la catholicité, son couronnement naturel. » Durieu assurait à Falloux la garantie financière de l’opération, puisque « la fondation Saint Louis des Français jouit d’une dotation dont les revenus ne s’élèvent pas à moins de cent mille francs par an. » Au début de la décennie 1840, le lieu occupait la fonction d’école de théologie sous l’impulsion de l’Abbé Bautain et la direction de De Bonnechose, futur évêque de Carcassonne. Mais il déclina rapidement.
155L’Abbé Hiron, membre de la Commission des écoles de théologie, était à l’initiative du renouveau théologique de Saint-Louis des Français.
156Le Ministre des Cultes ne pouvait être plus satisfait. Avec la loi sur l’enseignement secondaire, la réforme des écoles de théologie participait à la renaissance du catholicisme en France.
157La Cause ! Toujours la Cause !
Chapitre de Saint-Denis
158L’action de Falloux se porta également sur le grand centre religieux qu’était Paris. Un foyer sommeillant depuis la tornade révolutionnaire de 1789. Foyer d’un catholicisme ardent et novateur depuis Saint Denis, Paris n’était-elle pas une pièce maîtresse sur l’échiquier religieux français, voire européen ? La restauration du catholicisme français nécessitait que Paris retrouve son éclat religieux.
159Paris que Notre-Dame saluait de son bourdon. Paris qui en son île de la Cité, son cœur, détenait pieusement les reliques de la Couronne d’épines. Paris qui résista vaillamment aux assauts des païens venus de Scandinavie ; Paris rempart catholique contre la barbarie ! Ville de Saint-Louis et d’Abélard, ville de Sainte Geneviève, ville sanctuaire. Les souverains mérovingiens Clovis et Clotilde y avaient construit une basilique dédiée aux apôtres Pierre et Paul. Paris et Rome les Castor et Pollux de la Chrétienté. Paris, ville de foi avec ses processions populaires, ville de piété avec ses abbayes et ses églises. Paris, arène des luttes entre l’Église séculière et l’Église régulière, entre l’archevêché parisien et le Chapitre de Saint-Denis. De ces luttes d’influence spirituelle et politique étaient sortis deux colosses qui dominèrent le paysage parisien : la cathédrale Notre-Dame et l’abbaye de Saint-Denis. À la première le Christ, Dieu céleste, à la seconde les rois, dieux terrestres.
160Paris de ce XIXe siècle entaché du sang des martyrs des Carmes, de la présence contrainte et humiliante d’un Pontife sacrant le césar français en Notre-Dame, devenue le centre païen de la sacralité politique moderne. Mais si Paris chrétienne dû affronter les lions révolutionnaires telle une Blandine, Paris chrétienne à demi agonisante, à demi morte ressuscitera !
161Monseigneur Affre, archevêque de Paris, dans un courrier du 24 janvier 1849, présenta à Falloux un projet d’organisation du Chapitre de Saint-Denis. Une ultime lutte opposait Saint-Denis à Notre-Dame, à l’avantage de l’archevêché. Le projet se présentait ainsi :
« 1°) (...) à l’avenir les chanoines du Second ordre du Chapitre de saint Denis seront nommés par l’archevêque de Paris. Ces nominations seront présentées à l’agrément du gouvernement que celles des autres canonicats ; 2°) L’archevêque de Paris sera tenu de donner au chapitre du second ordre un règlement et des statuts conformément à ce qui se pratique pour les chapitres des cathédrales ; 3°) La cure de Saint Denis est annexée au Chapitre. L’église abbatiale sera affectée au service religieux de la paroisse. Les fonctions curiales seront déléguées par Mgr l’Archevêque. »
162Toutefois, le Chapitre de Saint-Denis conservait une certaine autonomie qui relativisait l’annexion :
« 4° Le curé de Saint-Denis sera toujours un des chanoines de l’ordre ; 5° La fabrique du Chapitre et la paroisse de Saint Denis seront composées et administrées conformément à l’article 104 et à l’article 105 du décret du 30 décembre 1809 ; 6° Les chanoines du premier ordre continueront à être nommés par le chef du gouvernement. Rien n’est changé en ce qui les concerne et ils ne seront point soumis au règlement archiépiscopal. »
163Le renouveau religieux parisien s’appuyait sur un archevêché omniprésent dans le monde catholique de la capitale.
Le Concile de Paris : gallicanisme contre ultramontanisme
164Doublement confrontée à l’évolution sociale et culturelle de la société française, ainsi qu’à la refonte de l’aire chrétienne par un Saint-Siège soucieux d’en préserver l’homogénéité par une centralisation achevée, l’Église de France revendiquait des conciles provinciaux. Frustrée dans ses attentes sociales et politiques, entravée dans son fonctionnement par la politique du gouvernement Guizot basée sur le Quatrième article relatif à la tenue des conciles et des synodes afin d’en interdire la pratique, l’Église de France exploita le champ libre créé par la Révolution de 1848 : le gouvernement républicain s’inscrivant dans une séparation du politique moins radicale, le ministère des Cultes s’en trouva désorienté tandis que l’archevêché de Paris soutenait une polémique portant sur le droit canon et l’autorité épiscopale qu’il souhaitait plus affirmée. Le contexte s’y prêtant, les évêques du Mans, d’Angers et de Blois firent circuler un mémorendum, à partir de juillet 1849 soit au lendemain des journées de juin, sur les problèmes religieux et sociaux à résoudre ; l’épiscopat y apporta un soutien massif avec 62 partisans sur 80. D’abord réticent car contraire à sa politique, le Saint-Père, éxilé à Gaête, finit par accorder la tenue des conciles provinciaux.
165Gallicans comme ultramontains preçurent favorablement le mouvement conciliaire : chacun y mit ses ambitions doctrinales dans le calcul de les faire prévaloir au sein de l’Église de France. Les gallicans, forts de leur position au sein de l’Église de France, voyaient les conciles comme l’antidote contre l’ultramontanisme alors que les ultramontains, forts de leur ambition pastorale, voyaient dans les conciles la brèche dans la forteresse galliacane. Les ultramontains, regroupés autour de Mgrs Gousset et Fornari, profitèrent au mieux de la présence de Falloux au ministère ; ce dernier leur paraissant le plus ultramontains des catholiques libéraux. Falloux fût un allié efficace : les nominations d’Édouard Pie à l’évêché de Poitier, de Pierre de Dreux-Brézé à Moulins et de Salinis à Amiens confortèrent les positions ultramontaines ; les ultramontains champenois tenant dès lors le diocèse de Reims, ceux de Luçon et de La Rochelle voyant leur position se raffermir avec la présence charismatique de Pie au détriment de Mgr Donnet, archevêque de Bordeaux. Falloux nomma les ultramontains abbés Foulquier et Caverot respectivement évêque de Mende et de Saint-Dié, déstabilisant les provinces gallicanes d’Albi et de Besançon. Le travail de sape opérat ses effets : les conciles provinciaux offrirent une caisse de raisonnante à l’ultramontanisme manifesté dans le Concile de Paris. Mettant à profit la phase préparatoire, les ultramontains, aidés en la circonstance du Père Bouix, assujettirent les conciles provinciaux au Pape en vertu du Droit canon et de la jurisprudence ecclésiastique ; L’Univers apporta sa contribution en publiant le travail du Père Bouix sous le titre « Des conciles provinciaux ».
166Face à la tournure prise par le concile, Mgr Sibour n’invita que les évêques gallicans à y participer. Les ultramontains réagirent en invoquant l’irrégularité de la mesure qui fut annulée, tout en lançant une campagne visant à réduire la portée du Concile de Paris. La manœuvre de sape réussit pleinement : le Concile ne traita que des affaires locales, son ton fut provocateur, ses décrets réduits à un manifeste d’ecclésiologie gallicane suite à l’intervention de la Curie romaine.
Évêchés d’Outre-Mer, tentative de modification du Concordat
167Falloux mena son action de soldat du catholicisme vers l’Outre-Mer. Les vestiges du premier empire colonial français n’étaient pas pourvus d’évêchés. Aussi, le ministre des Cultes décida-t-il que « trois évêchés seraient nécessaires et pourraient suffire pour les besoins religieux de nos établissements coloniaux, savoir : un, pour nos établissements des Antilles, dont le siège serait à La Martinique. Un, pour nos établissements africains de l’Océan indien, dont le siège serait Saint-Denis de la Réunion. Un, pour nos établissements du Sénégal, le siège serait Saint-Louis du Sénégal ». Les nouveaux diocèses seront confiés à la nouvelle Congrégation du Saint Esprit fondée par le père Libermann, en 1841, par la fusion de cette dernière avec la Congrégation du Saint-Cœur de Marie, en vue d’évangéliser les noirs.
168Dès le début de son ministère, Falloux envisagea de modifier le Concordat. Cela serait son second grand chantier. L’existence d’un Comité des cultes créé sous l’Assemblée constituante de 1848 témoigne que l’action de Falloux n’était pas marginale. Il rassemblait trois abbés, trois évêques, des représentants des catholicismes libéral et intransigeant, un protestant et quelques anticléricaux. Son programme portait sur la refonte du Concordat à travers des points particuliers comme le budget des cultes, le célibat des prêtres, le statut des desservants, les procédures disciplinaires ecclésiastiques ; en résumé démocratiser l’Église en vue de l’adapter au cadre républicain. Les travaux du Comité ne porteront aucuns résultats.
169Depuis 1801, l’Église était étroitement liée au gouvernement français. L’accord entre Napoléon Ier et Pie VII apparaissait à beaucoup de catholiques comme un acte autoritaire du pouvoir laïc contre le pouvoir ecclésiastique. Ce rapport de l’Église à l’État étant déséquilibré, nombre de représentants du catholicisme réclamaient une refonte de l’œuvre. Falloux décida de s’y atteler : le Ministre des Cultes demanda un rapport à son Directeur général des Cultes, l’efficace et dévoué Durieu. Celui-ci le présenta le 23 décembre 1848. Reconnaissant que « la religion occupe une si grande place dans la vie des peuples », qu’« elle exerce sur leur développement moral une si puissante influence » et qu’« elle répond à un besoin si impérieux de l’âme humaine (...) », le rapport précise que « l’Église, de son côté, a des intérêts délicats à défendre. Placée entre la destinée finale de l’homme et son existence en ce monde, il lui faut maintenir l’indépendance de ces dogmes et de sa morale (...) » ; c’était reconnaître la séparation de l’Église et de l’État. Les tumultueux rapports entre l’État et l’Église sont rappelés : « Le gouvernement de la restauration voulut se montrer dévoué à l’Église » mais son « dévouement même (...) n’alla cependant pas jusqu’à l’affranchir », alors qu’« à la Révolution de Juillet, l’Église souffrit ainsi un moment de son union trop intime avec la politique : mais cette crise passagère lui fut une épreuve utile ». L’Église reconnut « que la véritable force était dans la liberté » ; le rapport s’inscrivait dans le séparatisme. Cette reconnaissance de la liberté disposa le peuple à être conciliant avec l’Église : « Et quand éclata la Révolution de Février, l’accord se trouva naturellement cimenté. » Le rapport de préciser qu’« aucune circonstance (la période créée par la révolution de 1848) ne pouvait donc être plus favorable pour déterminer par des principes mutuellement acceptés, les rapports de l’Église avec l’État » ; la révision du Concordat dépendait impérativement d’un accord bilatéral entre l’Église et la société laïque. Sans approche conciliatrice pas de révision du problème concordataire. Toutefois, le Concordat représentait un obstacle à l’unité retrouvée mais inachevée, car « l’esprit libéral n’anima pas suffisamment cette grande œuvre (...) » qui « s’était inspirée des libertés de l’église gallicane, plutôt que du sentiment vrai de la liberté des cultes ». Le rapport d’affirmer ce constat : « Il faut donc reconnaître que les lois organiques, comme le concordat lui-même, sont devenues (...), la loi commune de l’Église et de l’État. » Si le Concordat s’était maintenu jusqu’alors « c’est, qu’au fond, il était en harmonie avec le principe monarchique ». Mais « le concordat et la loi organique (...) en prenant pour point de départ les libertés de l’Église gallicane, avait créé au Clergé et au Gouvernement, une situation fausse et pleine de difficultés ». D’où de nouvelles bases à trouver dans « la proclamation de la liberté des Cultes, non plus comme une faculté concédée par l’État, mais comme un droit fondamental de la conscience humaine » parce qu’elle « rend virtuellement au culte catholique (...), son indépendance naturelle (...). Dans cette situation respective, l’Église jouit de la plénitude de sa liberté : l’État lui doit protection pour la liberté de son culte, comme elle-même doit à l’État une loyale soumission aux Lois établies ». Enfin les sociétés « sont des sociétés, à la condition de grouper les libertés individuelles et de les faire concourir par l’association des idées et des sentiments au travail collectif de la civilisation ». À cette nouvelle assise des rapports entre l’État et l’Église, il convenait d’y ajouter des mesures :
« La révision des articles organiques du concordat. L’organisation des synodes provinciaux. Le règlement des appels comme d’abus. Le rétablissement des Officialités. L’organisation des Chapitres. La fixation de nouvelles règles d’inamovibilité pour les desservants. L’établissement de caisses de retraites pour les prêtres âgés ou infirmes. La réorganisation des études dans les séminaires, et de facultés de théologie pour l’obtention des grades exigés pour les emplois ecclésiastiques. Une réorganisation de l’administration de fabriques. L’organisation régulière du Clergé colonial. »
170L’ensemble du projet devant faire l’objet « soit d’une négociation avec le Saint-Siège, soit de mesures à soumettre à l’Assemblée Nationale, soit de disposition de simple administration, qui feraient la nature d’un règlement d’administration publique ».
171Falloux apposa au bas du document : « Approuvé les Conclusions du présent rapport. Le Ministre de l’instruction publique et des Cultes. »
172Le contexte géopolitique européen marqué par les événements italiens, l’ampleur de la refonte du Concordat et celle du chantier de la loi scolaire eûrent raisons des intentions de Falloux : le Concordat ne sera pas modifié avant la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905.
L’expédition de Rome : 1849
173L’irruption révolutionnaire parisienne de février 1848 étendit son onde de choc à l’Europe : les États Pontificaux s’enflammèrent à leur tour à la faveur de la guerre austro-sarde.
174Cédant à la pression populaire de ses États, le pragmatique Pie IX s’engagea dans le Risorgimento. Mais le sort des armes ayant son implacable logique, le plus fort l’emporta à Novare : le 23 mars 1848 les Autrichiens écrasèrent les troupes du roi du Piémont, Charles-Albert. L’annonce du désastre incita Pie IX à la prudence : le 29 avril, le Vatican déclara sa neutralité bienveillante. Une attitude que les Romains prirent pour une trahison. Cet atermoiement, que le Pontife avait pensé salutaire, se révéla contraire aux intérêts de l’Église. Entre le 29 avril et le 1er octobre le gouvernement pontifical recourut à une politique mêlant le compromis à la force. Mauvaise gestion des événements : la nomination, le 28 septembre, de Pellegrino Rossi à la tête du gouvernement déchaîna les passions. À la faveur d’une émeute, des partisans du Risorgimento tuèrent le ministre de Pie IX en plein cœur de Rome. L’événement déclencha la révolution dans la ville : le divorce entre le Pape et ses populations était manifeste.
175Le 24 novembre 1848, Pie IX prit la route de l’exil, sous la protection du duc de Bavière, en direction du royaume de Naples qui lui était resté fidèle. C’est incognito que le Pontife effectua son périple à travers des provinces en ébullition. Sa fuite le mena à Gaète, petite cité dont la position géographique présentait une bonne sécurité.
176Les événements italiens avaient suscité de vives émotions en France. Le gouvernement dépêcha à Rome le très catholique Courcelles, avant même que ne soit connu le départ du Pape. Sa mission consistait à garantir au Pontife le soutien indéfectible de « la fille aînée de l’Église ». Parallèlement, un corps expéditionnaire de 3 500 hommes embarquait à Toulon pour gagner Civitavecchia. À l’annonce de l’arrivée de Pie IX à Gaète, le gouvernement français envoya le duc d’Harcourt avec le navire de guerre Ténare afin de proposer au Pape de s’embarquer pour la France. Offre que le Souverain Pontife déclina.
177Bientôt les cardinaux et le corps diplomatique européen convergèrent vers la petite cité côtière du Latium, lui conférant le rôle, pour le moins inattendu, de capitale de la papauté. Tel Innocent Ier, victime en son temps de l’hégémonisme des Lombards, attendant son salut des Francs, Pie IX attendait le sien de la France.
178Le 27 novembre 1848, Pie IX rédigea une protestation officielle destinée à ses sujets. N’était-il pas souverain légitime ? Le Souverain Pontife dénonçait les excès des révolutionnaires et exposait les motifs de son départ... temporaire. Afin de maintenir une présence au cœur de ses États et d’en assurer l’administration quotidienne, Pie IX nomma une commission présidée par le cardinal Castracane et composée de monseigneur Roberto Roberti, des princes de Raviano et Barberini, des marquis Belivacqua de Bologne et Ricci de Mercarata ainsi que du général Zucchi.
179Une mesure qui rassura Falloux, que les événements transalpins n’avaient pas manqué d’inquiéter. Le Pape faisait face à l’adversité.
180La déclaration du 27 novembre fût placardée sur les murs de Rome, le 30 novembre. La réaction du gouvernement républicain dirigé par Galetti fut sans surprise : il ne la reconnaissait pas.
181Sentant sous doute cette finalité, Pie IX se rendit le 29 novembre à l’Église de la Trinité, en compagnie des époux royaux napolitains, des cardinaux et des ambassadeurs étrangers. En ce lieu symbolique, le Saint-Père adressa, en italien, un vibrant appel au monde catholique pour secourir la Ville Éternelle des griffes de l’Antichrist. Le corps expéditionnaire français stationné à Civitavecchia reçut ordre de marcher sur Rome. En France, les catholiques créèrent le Denier de Saint Pierre pour apporter l’indispensable concours financier dont avait besoin l’entreprise.
182Sur fonds de crise italienne, les affaires politiques françaises poursuivaient leur cours avec la question romaine comme épicentre. Lequel des deux principaux candidats à la présidence, de Cavaignac ou de Bonaparte, allait être l’appui sûr de l’Église chancelante ? Cavaignac offrait bien l’hospitalité à Pie IX, mais il ne faisait nullement allusion au pouvoir temporel. Un point capital pour le parti catholique qui en faisait une condition sine qua non pour l’obtention de son soutien politique.
183Paramètre que Louis Bonaparte sut habilement mettre à profit. Le 9 décembre 1848, l’ancien carbonaro remit une lettre au nonce Fornari dans laquelle il se désolidarisait de son cousin le très anticlérical Prince de Canino ; il reprochait à son parent sa conduite durant la dure épreuve que traversait le catholicisme.
184En Italie, le séisme révolutionnaire continuait à secouer les États Pontificaux : Galetti avait envoyé une délégation à Gaète pour proposer au Pape de rentrer à Rome. À cette démarche magnanime, le Pontife fit répondre, le 6 décembre 1848, par son Prosecrétaire monseigneur Antonelli qu’il refusait catégoriquement. Une étape de plus dans la dégradation de l’autorité temporelle du Pontife. À Rome, Galetti et ses coreligionnaires nommaient une « junte suprême » destinée à remplacer le Pape. Le 29 décembre, la junte annonça la dissolution de la Chambre et la tenue de nouvelles élections pour le 21 janvier 1849. Le peuple était appelé à élire les 200 députés d’une future Assemblée Constituante. Son programme portait sur l’organisation politique future des États Pontificaux et sur l’avenir du pouvoir temporel. Il s’agissait en fait de la fin de la temporalité du pouvoir des Papes.
185Le 1er janvier 1849, le Souverain Pontife protesta par un moratoire dans lequel interdiction était faite à ses sujets de participer aux élections, sous peine d’encourir « les foudres du Concile de Trente ». Noire épiphanie où les triumvirs, tels de mauvais Rois Mages, venaient se pencher sur la papauté.
186La fermeté papale déclencha la furie républicaine. Le 9 février la Constituante vota la déchéance de fait et de droit de la Papauté. La république romaine venait de commettre son papicide.
187L’Église de Rome, victime jetée dans l’arène de ce vaste Colisée qu’était devenue l’Italie, luttait pour sa survie. Ses enfants en faisaient de même, et particulièrement le fidèle et dévoué Montalembert qui déclara : « L’Église, c’est bien plus qu’une femme, c’est une mère ! » Falloux partageait les pensées de son ami, qui lui parurent « comme un des plus beaux cris de l’éloquence convaincue. » Un décret du 9 février 1849 amnistiait les détenus de droit commun : les bandes de brigands et d’anarchistes répandaient la terreur de par la ville. Entre temps le pouvoir était passé à Giuseppe Mazzini et à Aurelio Saffi : le « 1793 romain » allait commencer.
188Les prêtres étaient contraints de se cacher. La terreur frappa inévitablement la presse : les deux principaux journaux francophones Les Débats et La Presse furent incendiés. À partir du mois de mars, la peur et l’anarchie s’étendirent aux États Pontificaux.
189Le comble de l’infamie fut atteint à Pâques 1849. Profitant des festivités, les autorités républicaines convièrent les dignitaires du nouveau régime à une messe à Saint-Pierre de Rome, toute vêtue du rouge révolutionnaire. La messe fut célébrée depuis l’un des quatre autels majeurs où seul le pape officiait. L’abbé Spala, prêtre frappé d’interdit et étranger aux États Pontificaux, menait la pantomime religieuse. La messe terminée, l’antipape d’un jour se dirigea escorté de bannières républicaines, en procession, à la grande Loggia d’où il bénit la foule ! La mascarade s’acheva par un acte politique majeur : Mazzini déclara solennellement la République.
190Des événements qui offusquèrent Falloux. Il n’était que temps de mettre un terme à ce tragique vaudeville !
191Le ministre de l’Instruction publique et des Cultes demanda à ce qu’un rapport sur l’état des relations entre la France et les États Pontificaux en 1831 lui soit remis.
192Il convient de connaître le passé pour mieux apprécier le présent. Une note de 3 pages lui fut remise au début 1849. Elle récapitulait les événements italiens de 1831. Y était fait mention de l’opinion de la France sur le Vatican :
« Le gouvernement français (...) pensa (...) que ce mouvement auquel s’étaient associées toutes les classes de la population prenait sa source dans de véritables griefs, dans la faute impardonnable commise en 1815 par le Saint Siège lorsque rentrant en possession des Légations son premier soin avait été d’y remplacer des institutions libérales par les abus d’un régime emprunté du moyen âge, que conséquemment l’unique remède était évidemment d’obtenir du Saint Siège qu’il mit l’administration de ses provinces en harmonie avec les lumières et les besoins de la civilisation. »
193D’où les réformes suivantes avancées par la France : « Application générale et uniforme des améliorations administratives et judiciaires à la capitale et aux provinces » ; « admissibilité générale des laïcs à toutes les fonctions administratives et judiciaires » ; « système de municipalités électives et de conseils provinciaux aboutissant à un conseil central d’administration pris dans le sein des nouvelles municipalités » ; « enfin et comme garantie de stabilité pour les nouvelles institutions, création d’un établissement central destiné à surveiller l’administration financière de l’État. »
194Cette radioscopie des États Pontificaux devait servir au ministre Falloux à peaufiner son diagnostic sur l’état des provinces romaines du Pape en cette année 1849. Il convient d’agir pour le mieux des intérêts de la catholicité : soit sauver le pouvoir temporel des papes, et de la France, soit contenir l’influence déjà très forte de l’Autriche dans la péninsule italienne, afin de maintenir l’équilibre des forces en Europe.
195Les événements italiens se poursuivaient : le 30 mars se réunissait à Gaète une conférence internationale autour de la France, de l’Autriche, de l’Espagne, et du Royaume des Deux-Siciles. Le cardinal Antonelli, qui avait toute la confiance de Pie IX, présidait la conférence.
196Les forces chrétiennes se rassemblaient à l’appel du Pape, tels des croisés se préparant à la croisade. Mais les antagonismes et les intérêts nationaux des participants restaient présents : si tous servaient l’Église, chacun travaillait pour sa paroisse.
197Falloux se félicitait des événements : la chrétienté se portait au secours de la Papauté. Confiant en un avenir qui s’annonçait dès lors serein, il n’en restait pas moins pragmatique : il en allait de la Papauté et de la France en Europe. Aussi, Falloux écrivit-il au Secrétaire d’État de Pie IX qu’« une seule préoccupation me reste en ce moment, c’est que le Saint Père ne succombe à la tentation de revoir Rome avant de visiter la France (...) car je crois que d’éminents intérêts sont attachés à la présence du Saint Père sur notre sol. En plaidant cette cause (...) vous ne parlerez pas pour la France seulement, vous parlerez pour la catholicité toute entière. La France malgré ses fautes possède encore dans le monde une force morale qu’il importe immensément de mettre au service du prestige personnel de Pie IX : la Restauration temporelle serait empoisonnée pour le Saint Père plus que pour personne au monde si les intérêts les plus délicats de la Foi et de la Religion n’y étaient pas sauvegardés en même temps avec la plus tendre jalousie. »
198Le 25 avril 1849, un corps expéditionnaire français commandé par le général Oudinot débarquait à Civitavecchia. Les troupes marchèrent directement sur Rome.
199La « fille aînée de l’Église » restait fidèle à son antique serment. Elle enfonçait son glaive dans le cœur de « la Bête ».
200Une fidélité et un engagement qui visaient, avant toute chose, à prendre de vitesse l’Autriche. L’influence française en Europe et les impératifs de la politique intérieure de la France l’exigeaient.
201Mais l’heure était à la délivrance de Rome. La Ville Éternelle était aux mains de l’Antichrist, le pape réfugié à Gaète. Le catholicisme était menacé alors que des doutes planaient sur les intentions réelles de Louis Bonaparte au carbonarisme sommeillant. Falloux ne pouvait rester impassible : la Cause ! Encore la Cause ! Aussi écrivit-il au Saint-Père pour lui garantir l’engagement de la France :
« Le gouvernement français désavoue pleinement tout ce qui pourrait jeter un doute sur ses intentions et sur sa loyauté. Rome attaquée et soumise de vive force sans doute à l’heure où j’écris, délivrée enfin du joug étranger qui pesait sur elle, nous atteste assez l’énergique résolution de la république française envers une prétendue sœur qu’elle n’a jamais reconnue (...) M. de Corcelle profondément catholique (souligné dans la lettre) n’eut pas accepté une mission qui eut pour base l’ombre d’une atteinte au pouvoir pontifical, mais il insistera près de Pie IX pour être admis à discuter respectueusement avec lui de quelques unes des circonstances qui doivent accompagner la restauration du souverain Pontife et la rendre durable autant que bienfaisante. »
202La lettre lui permettait également de manifester son propre engagement :
« Cet homme sera aux genoux de Pie IX l’interprète de tous les catholiques français bien plus encore que l’envoyé de la république Française ! pas une seule de ses paroles n’aura d’autres inspirations que le plus pur amour de la Foi et du Saint-Siège ! (...) il n’a pas fallu moins que ce sentiment impérieux du péril, et cette espérance dans le Salut qui ne peut venir que du cœur de Pie IX, pour me déterminer à une démarche si instante. Quelle qu’en soit l’Issue, très Saint-Père, veuillez y voir surtout le gage de mes anxiétés comme catholique bien plus que comme français, le gage de mon amour pour cette Église dont je serais jusqu’au dernier soupir le fils le plus humblement dévoué. »
203Le 30 avril, le général Oudinot décida de mettre le siège à Rome. Le 30 juin, un ultime assaut final mit un terme à un siège bucolique d’un mois ; le soir même, Oudinot envoyait le colonel Niel à Gaète annoncer officiellement la libération de Rome. Le 3 juillet 1849 Oudinot entrait en vainqueur dans la Ville Éternelle qui attendait maintenant son Pontife.
204C’est avec une profonde satisfaction et la fierté du devoir accompli que Falloux apprit la délivrance de Rome : le drapeau pontifical flottait à nouveau sur le château Saint-Ange, alors que la basilique Saint-Pierre vibrait aux sons des incantations d’un Te Deum de grâce. Une joie que l’attitude de Pie IX vint ternir : le Souverain Pontife annonça à son peuple qu’il différait son retour à Rome ! Sa ville et son peuple lui apparaissaient encore tachés, souillés des horreurs révolutionnaires. Rome l’avait renié, elle l’avait épouvanté1.
205L’attitude de Pie IX déconcerta Falloux, qui y voyait l’action de l’entourage pontifical :
« Le premier mouvement de Pie IX repoussa les suggestions et les conseils de l’égoïsme, mais sa prudence finit par s’alarmer. On lui présenta sous toutes les formes, que les devoirs changeaient avec les circonstances. C’est ainsi qu’on s’appliqua à retarder son retour au milieu de son peuple qu’il avait hâte de bénir (...) et d’opiniâtres difficultés surgirent. » Pourtant, « Pie IX était un Louis XVI dont le voyage de Varenne avait réussi. »
206Déconcertantes également les intentions du Prince-Président. Louis Napoléon Bonaparte entendait remettre le Pape en possession de ses droits et de son patrimoine temporel, mais le carbonaro avait les mêmes dispositions à l’égard du Peuple italien qui devait entrer en possession de ses droits civils et politiques hérités du patrimoine révolutionnaire français. Dans un courrier d’août 1849, Bonaparte confia au général Ney les raisons véritables de l’engagement français et sa conception de la temporalité du pouvoir pontifical : « Je résume ainsi le pouvoir temporel du Pape. Amnistie générale, sécularisation de l’administration, code Napoléon, et gouvernement libéral » puis de poursuivre en confiant : « J’ai été personnellement blessé en lisant la proclamation des trois cardinaux, où il n’était pas fait mention du nom de la France. » La France réclamait des réformes substantielles comme la sécularisation du gouvernement pontifical et le vote de l’impôt par une assemblée régulièrement élue. Le fidèle Antonelli répondit par une attitude louvoyante. Les conservateurs romains et les puissances étrangères, notamment l’Autriche et le royaume de Naples, s’opposaient à toute évolution libérale. L’Autriche voulait conserver son influence sur la Péninsule, le royaume de Naples craignait une contagion libérale à partir des États pontificaux.
207Victoire ambivalente que celle remportée par la Papauté : le Pontife était « l’otage » des puissances étrangères qui marquaient leur retour sur l’échiquier italien, la victoire était hypothéquée par les rivalités des puissances européennes. Victoire à la Pyrrhus que celle remportée par la Papauté : Rome avait triomphé au prix de l’avenir de son pouvoir temporel. Paradoxalement, le compte à rebours de la fin des États Pontificaux avait commencé.
208En France, la Question Romaine n’était pas résolue : le 6 août 1849, le député Arnaud, de l’Ariège, bien que catholique, relança le débat en appelant à la libéralisation du système politique romain et à la refonte des États Pontificaux. Une attitude qui provoqua dès le 7 août la réaction des catholiques par le biais de l’intervention de Tocqueville :
« La religion qui vient d’en haut est faite pour vivre ici-bas avec nous, au milieu du conflit de nos intérêts et de nos passions (...). Je suis convaincu que si le Saint-Siège n’apporte dans la condition des États Romains (...) des réformes considérables ; s’il n’y joint pas des réformes libérales (...) ce pouvoir sera bientôt en grand péril. »
209Jules Favre répondit au nom de la Gauche par un discours au contenu prophétique que « les Papes et les Bonaparte (...) ne sont pas destinés à bien vivre ensemble ». L’orateur somma la France de recourir au principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
210Falloux décida d’apporter sa contribution à la lutte. Après s’être concerté avec Tocqueville, armé des dépêches de l’ambassadeur de France à Rome, il donna la réplique à Favre :
« L’honorable M. Favre, qui a prodigué avec tant d’insistance les mots d’affronts, de honte, d’humiliation, de mépris, de manquement à l’honneur ; l’honorable M. Favre, qui a semblé se complaire dans ses effets oratoires, doit savoir que pour que l’injure porte le coup qu’on veut lui faire porter, il faut qu’elle trouve son autorité dans la carrière, dans les antécédents, dans l’âge de celui qui la prononce (...). L’injure subit la loi même des corps physiques et n’acquière de gravité qu’en proportion de la hauteur d’où elle tombe. »
211Falloux poursuivit son allocution par la défense d’Oudinot : « Je le répète, le général Oudinot a été trompé, et il n’avait pas d’instructions secrètes ». Il dénonçait ensuite les accusations injurieuses d’une France à la solde de l’Autriche : « On nous dit que nous avions fait passer l’épée de la France dans les mains de l’Autriche. Non (...), l’épée de la France est restée dans les mains françaises les plus valeureuses et les plus dignes. » Saisissant les dépêches dont il s’était muni, Falloux acheva son allocution par la question de l’attitude de Rome vis-à-vis des troupes françaises ; il déclara que les révolutionnaires n’étaient pas les Romains mais d’obscurs aventuriers menés par Mazzini et Garibaldi ! Que Napoléon était le protecteur bienveillant des Papes ! Que « Rome a béni sa délivrance » !
212Falloux était un homme politique au talent oratoire reconnu, à « l’éloquence virile, forte, sérieuse, puissante, qui trace son sillon dans l’histoire, dans la philosophie, dans la religion, dans le devoir, qui saisit les faits, les généralités, les pressure, les élève et plane à son gré avec les ailes de la Science et de l’inspiration dans les hauteurs où, comme les aigles qui regardent le soleil, les grandes intelligences peuvent seules se déployer et regarder face à face le passé et l’avenir ».
213Par 428 voix contre 176, l’Assemblée approuva l’Expédition de Rome et le rétablissement du pouvoir temporel.
214La France avait tenu son engagement de « fille aînée de l’Église ». Comme au temps de Charlemagne elle avait protégé des « Lombards » le successeur de Pierre.
Une démission opportune
215En juillet 1849, la libération de Rome avait engendré de nouveaux problèmes politiques dus, essentiellement, à l’attitude de Pie IX. Le Souverain Pontife avait été profondément marqué par des événements qu’il jugeait comme l’œuvre de l’Antichrist. Différant son retour à Rome, le pape hypothéquait l’avenir : un abîme d’incompréhension et de crainte le séparait maintenant de sa capitale.
216La charge de travail du ministère, les événements d’Italie, la dissolution des Ateliers Nationaux et sa difficile position au sein du gouvernement altérèrent la santé Falloux. À la fin du mois d’août, atteint d’une fièvre nerveuse Falloux fut contraint à un repos total aux bains de Néris.
217À Néris, Falloux partagea son temps entre la cure et... l’activité politique. Au bout de trois semaines, Lacrosse écrivit à Falloux que la question romaine s’aggravait au point qu’il lui conseillait de revenir. À la gare de Bourges, Falloux, accompagné de l’Abbé de Girardin, acheta comme à son habitude divers journaux. À leur lecture il se raidit, stupéfait, indigné... la lettre du Prince-Président à Edgar Ney s’y étalait en pleine page. Il y était question de l’application du Code Napoléon, de la sécularisation des institutions pontificales et de l’introduction du régime parlementaire dans les États Pontificaux.
218Une véritable révolution en réponse à la révolution romaine !
219Arrivé dans la capitale, Falloux se répétait que démissionner était la seule solution.
220Falloux en était maintenant certain : il n’y avait rien de bon à attendre de la part du Président ! Ne se faisait-il pas appeler Prince non sans plaisir ?
221Vers le 15 septembre 1849, une fièvre nerveuse saisit à nouveau Falloux. Ses forces n’avaient pu se rétablir suffisamment durant le court séjour à Néris. Son état physique ne lui permettait plus de gérer les événements. Sa santé se dégradait encore au point que le docteur Récamier le fit transporter au château de Stors, au sud de l’Isle-Adam, en pleine forêt, non loin de l’abbaye du Val, chez le duc de Valmy. Le docteur Massé l’accompagnait. Le Nonce Fornari informa Rome que Falloux « est allé à la campagne pour passer la convalescence d’une grave maladie ». Falloux ne pensait alors qu’à démissionner. Sa tâche était accomplie, son devoir de catholique exécuté. Le 19 octobre, Alexis de Tocqueville informait Madame de Falloux que les affaires de Rome s’amélioraient ; son époux pouvait se reposer tranquillement. Le 21 octobre, sur la demande de Thiers, Molé adressa une lettre à Falloux pour qu’il diffère sa démission. Le convalescent lui écrivit :
« J’étais entré au ministère pour deux grands intérêts : la liberté de l’enseignement en France, la restauration du Souverain Pontife à Rome ; et si je me crus libre de compter avec mes propres forces, c’est que je pus croire ces deux grands intérêts en sûreté. »
222Falloux adressera sans remords sa démission au Prince-Président. Puis il se prépara pour un séjour à Nice.
223Le 30 octobre 1849, il se rendit à l’Élysée-Nationale pour remettre sa démission au chef de l’État. Le 31 octobre, les Falloux quittèrent Paris pour le Midi et le Prince-Président formait un nouveau ministère.
Notes de bas de page
1 Pie IX ne rentrera à Rome que le 12 avril 1850.
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