Chapitre VII. ... Au représentant du peuple
p. 97-112
Texte intégral
La Révolution de 1848
1En ce début d’année 1848, Falloux assura ses obligations de représentant du Segréen. Des obligations que le devoir imposait de remplir au prix d’un pesant sacrifice familial comme en témoigne sa correspondance à ses parents : « Un des sacrifices qui me coûtent le plus c’est de passer tout le temps loin de la vie tranquille et calme que nous pourrions passer tous ensemble. » L’ambition du jeune politique étant intacte, son courrier traduit davantage une mélancolie de l’action.
2La Monarchie de Juillet, figée dans l’immobilisme politique imposé par François Guizot, inspirait de la défiance à Falloux : « On nous dit tous les jours que M. Guizot peut être renversé pour céder la place à MM. Molé et Dufaure. Je ne le crois pas et en tous cas tant que Louis Philippe vivra le système ne changera pas. »
3Le principal ministre de Louis-Philippe opposait une politique résolument conservatrice à toutes les tentatives de réformes : la presse était étroitement contrôlée, le suffrage universel était proscrit de la vie politique. Pour Guizot, le suffrage censitaire capacitaire était le meilleur garant de la représentation nationale et de la stabilité politique du régime.
4Alors qu’en ce mois de février, le gouvernement Guizot avait à répondre à la demande des républicains d’organiser, à Paris, le banquet final de leur campagne électorale, les événements s’enchainèrent : le 20 février 1848, l’opposition annonça le banquet de clôture pour le 22 février. Le 21 février, suite aux risques d’émeutes, Duchatel, ministre de l’Intérieur, fit interdire la manifestation. Le 22 février Odilon Barrot, cherchant à replacer le débat à la Chambre afin de ne pas laisser la rue devenir une fois de plus l’arbitre de la vie politique, faisait déposer par 52 députés de l’opposition dynastique une proposition de mise en accusation des ministres. Le soir du 22 février, il fut décidé que l’opposition, dans toutes ses composantes, se réunirait au café de la Madeleine où la gauche avait ses habitudes. Berryer et Falloux s’y rendirent. Berryer s’efforça de faire comprendre à l’opposition « qu’elle se plaçait sur un terrain qui allait s’effondrer sous ses pieds ». Vaine tentative. Lamartine, tout enivré par le succès populaire de son Histoire des Girondins s’appliquait avec zèle à contrecarrer Berryer. Ce soir-là, la verve du poète eut un écho meilleur que celle de l’avocat. Quant il fut évident que la passion l’emportait sur la raison, Barrot, Berryer, Falloux et Rainneville s’en allèrent. Thiers les suivit.
5Le 23 février, l’émeute éclata avec la rébellion de la Légion du quartier Montmartre-Poissonnière aux cris de « À bas Guizot ! », de « Vive la réforme ! » Peuple et Garde Nationale ne faisaient plus qu’un ! Guizot refusant « d’abjurer » sa doctrine, l’affrontement était inévitable. Paris s’embrasa et... fraternisa avec l’Église : les émeutiers allèrent chercher les prêtres pour administrer les derniers sacrements aux mourants sur les barricades, alors qu’une procession improvisée accompagna pieusement les vases sacrés et le crucifix évacués de la chapelle des Tuileries.
6Après cette journée mouvementée, Falloux jugea bon de rassurer les siens et de les informer :
« La gauche nous sait gré de l’avoir appuyée de nos votes dans la chambre, les conservateurs de ne l’avoir pas suivi dans la voie révolutionnaire. Mais à partir des ondes violentes données par le ministère, la question n’est plus dans la Chambre, elle est transportée dans la rue (...) Mais n’ayez nulle peur pour moi. Les choses vues de près ne sont pas si effrayantes que de loin. »
7Le 24 février aux Tuileries Louis-Philippe refusa d’appliquer le plan militaire de Thiers. À midi, il abdiquait en faveur de son petit-fils le comte d’Orléans, âgé de 10 ans. Sa mère devint Régente. La régence devait être l’alternative à la crise en assurant la continuité du régime : elle empêchait toutes opportunités politiques autre que monarchiste. La régence opposait la légalité étatique à l’illégalité révolutionnaire. Cette alternative était sapée par Alphonse de Lamartine : il s’agissait de forcer le destin au profit de la République. Au Palais Bourbon, les légitimistes attendaient l’intervention du général Bedeau stationné devant, mais « la place Louis XV laissa passer ce qu’il fallait d’émeutiers pour repousser et faire évanouir la régence ».
8Passé la peur de voir se répéter 1830, l’archevêque de Paris, Monseigneur Affre, apporta et assura au gouvernement provisoire son « loyal concours », et fit rédiger une lettre pastorale prescrivant de modifier la prière Domine, salvum fac Francorum regem en Salvam fac Francorum gentem !
9Un gouvernement provisoire était nommé. Il se composait entre autre de Ledru-Rollin à l’Intérieur, d’Arago à la Marine et aux Colonies, de Lamartine aux Affaires étrangères, de Crémieux à la Justice, de Carnot à l’Instruction Publique et aux Cultes qui y apportait le prestige de son nom, de Louis Blanc et de Garnier-Pagès. Le gouvernement était radical et socialiste. Sa nature allait marquée la Seconde République d’une expérience unique mais éphémère. Le 25 février la République était proclamée à l’Hôtel de Ville à l’instigation de Lamartine.
10Comment l’Ouest allait-il réagir face aux événements ? 1832 se profilera-t-il à l’horizon ? « Le parti légitimiste comptait de nombreux adhérents dans le Poitou, l’Anjou et la Bretagne. Quel usage ferait-on de ces forces ? Les légitimistes parlementaires protesteraient-ils par leur candidature ou par leur abstention ? Les légitimistes qui recevaient leurs instructions du duc des Cars croiraient-ils le moment venu de déployer leur organisation militaire ? » Falloux décida alors de partir pour l’Anjou qu’il fallait préserver de toute aventure malheureuse. Il pensait maintenant comme Berryer seize ans auparavant et suivait ses pas : il devenait « pancalier » comme Berryer en 1832.
11Falloux partit dès le 24 février, le comte de Quatrebarbes l’accompagnant.
12Falloux écrivit une lettre adressée à l’influent Bougler, journaliste et rédacteur en chef de L’Union de l’Ouest. Le légitimiste angevin lui rappelait que « la religion fleurit dans les républiques américaines, elle a fait, au moyen âge même, la splendeur des républiques italiennes » et conseillait en conséquence au clergé « d’éclairer les habitants de nos campagnes en rassurant leur piété au lieu de l’alarmer ».
13L’esprit libéral soufflait à nouveau et les révolutionnaires de 1848 avaient une meilleure disposition vis-à-vis de l’Église que ceux de 1830. Falloux n’en était que trop conscient qui terminait sa lettre par un inévitable éloge du Paris révolutionnaire :
« Je ne puis, du reste, terminer ce griffonnage sans consigner ici (...), mon admiration, je souligne le mot, pour le peuple de Paris. Sa bravoure a été quelque chose d’héroïque (...). On peut dire que les combattants, les armes à la main (...), ont donné à leur victoire un caractère sacré : unissons-nous à eux pour que rien désormais ne le dénature ou ne l’égare. »
14Le légitimiste ne pouvait qu’apprécier la chute de Louis-Philippe d’Orléans, l’usurpateur : Caïn était châtié par Dieu pour le meurtre fratricide d’Abel. S’agissait-il également de contrôler la Révolution ? rien ne l’atteste... dans l’immédiat.
15Les royalistes firent bon accueil à la déclaration : Ozanam, Maret et Lacordaire partageaient la vision de Falloux, sauf Montalembert pour qui la révolution de février était une « catastrophe ». Ce dernier allait incarner la tendance ultraconservatrice des catholiques libéraux et des royalistes.
16Falloux affirmait par la justesse de ses vues et la vitalité de son engagement, son influence sur la mouvance légitimiste. Le jeune politique du début des années 1840 devenait au fil des événements un homme politique confirmé.
17En Anjou, il put observer les effets des événements parisiens : l’alliance du Clergé et des révolutionnaires en une concorde salutaire pour l’ordre et l’Église. Il constatait que « la fraction du parti légitimiste qui se fût volontiers qualifiée de parti militaire accepta de bonne grâce l’impulsion commune, et nul ne donna le conseil ou l’exemple d’une regrettable témérité. » Les légitimistes avaient refait leur unité à la faveur de la révolution.
18Le nouveau régime avait instauré le suffrage universel. Pour Falloux et ses coreligionnaires, il s’agissait de le maîtriser :
« Peu à peu et à la suite de grands efforts, on parvint à comprendre que les élus devraient conquérir au moins cinquante ou soixante mille voix et que, pour en arriver là, on devait concilier sur une liste la représentation équilibrée des divers intérêts et des diverses régions du département tout entier. »
19L’introduction du suffrage universel, pour lequel Falloux et les légitimistes ainsi que les orléanistes avaient la plus grande méfiance tant il déséquilibrait les rapports de force entre les notables et la population, nécessitait une nouvelle culture politique : celle de la démocratie. Le suffrage universel obligeait à une sociabilité politique et électorale nouvelle où la presse, l’opinion publique et l’organisation des mouvances politiques en partis occupaient une place centrale.
20C’est tout le rôle de l’action de Falloux comme nous le verrons.
21Falloux et Quatrebarbes décidèrent d’un commun accord que l’élaboration des listes électorales nécessitait une consultation générale des légitimistes du département. La réunion devait se tenir dans le centre ville au Palais des Marchands : les légitimistes devaient s’y assembler le 12 mars.
22Quatrebarbes, intervenant le premier, affirmait le légalisme des légitimistes envers l’Assemblée Nationale, leur reconnaissance et leur acceptation du jeu démocratique, enfin il avançait le programme des conservateurs angevins à travers l’alliance des valeurs de l’Ancien Régime et de celles de la Révolution de 1789 comme projet de société, à travers le corporatisme comme solution au capitalisme libéral et au paupérisme.
23Falloux prit ensuite la parole pour défendre la prédominance des notables sur la gestion de la Respublica, et pour rappeler l’attachement des conservateurs à l’ordre et à la propriété. Pour Falloux, le meilleur garant de la propriété est dans la fraternité chrétienne, tandis que celui de l’ordre est dans la reconnaissance du libéralisme :
« Toutefois, s’il y a des choses de l’avenir que j’ignore, il y en a une que je crois savoir, c’est l’avènement de la démocratie (...). Quand bien même les cœurs et les intelligences (...), retourneraient encore vers la monarchie, les institutions, les idées, les mœurs, demeureraient démocratiques, et le monarque ne serait jamais que le président de la république. »
24Comme catholique, et ce paramètre est le plus important, Falloux approuvait le cours des événements : une Église respectée par la société moderne et inscrite dans son époque ; 1848 se présentait comme l’opposé de 1830. Comme politique, Falloux voulait préserver l’avenir : le régime se maintiendra-t-il ? Qu’en sera-t-il de ses rapports futurs avec l’Église ? Des incertitudes qui obligeaient à la prudence.
25Dans le second temps de son discours, Falloux aborda la dimension religieuse de la révolution et par extension de l’Histoire de France :
« La religion est plus nécessaire à une république qu’à toute autre forme de gouvernement, car, moins les lois sont coercitives, plus les consciences doivent être délicates (...). Si les événements prodigieux dont nous venons d’être les témoins s’étaient accomplis sous le pontificat de Grégoire XVI (...) on aurait vu, au milieu de ce terrible malentendu, de nouvelles passions se déchaîner contre l’Église (...). Au lieu de cela, Dieu a voulu (...) que le Sacré Collège mît à la tête de la chrétienté le pontife béni déjà d’un pôle à l’autre, le grand Pie IX ! »
26Au terme de cette soirée Falloux résolut de prendre pour devise politique : « L’habileté du vrai. »
27Le département de Maine-et-Loire compterait trois candidats légitimistes : Falloux, Quatrebarbes et Civrac. Le suffrage était universel ! Pour la première fois, tous les Français mâles âgés de plus de vingt-et-un ans étaient appelés à participer à la gestion de la Respublica. Jamais la population électorale n’avait été aussi importante. Jamais la France n’avait eu l’opportunité de s’exprimer de manière aussi profonde et réelle. Falloux pouvait confier à Berryer que « notre liste n’est pas brillante, mais précisément à cause de cela je crois qu’elle passera (...) La lutte sera donc bien dessinée entre l’ordre et le désordre sans malentendu possible, et je crois que nous avons assuré le triomphe de l’ordre, Maine et Loire parlant, hélas ! »
28Le peuple français confirma son désir d’ordre : 700 députés partisans de l’ordre furent élus, 100 républicains et autant de légitimistes dont Falloux qui eut à déplorer l’échec de ses colistiers.
29Les élections marquèrent une évolution vers la radicalisation : le mouvement socialiste et démocrate enregistrait sa seconde défaite majeure, après la confiscation de la Révolution de Février par les conservateurs. L’action de Falloux et de Quatrebarbes en Anjou visait autant à éviter une éventuelle chouannerie qu’à maitriser le cours des événements révolutionnaires.
La dissolution des Ateliers Nationaux : il faut en finir !
30Le climat politique et social, depuis février, ne s’était pas amélioré.
31Lors de la répartition des travaux parlementaires Falloux opta pour le Comité des Travailleurs et non pour le Comité de l’Instruction. Son choix surprit, désagréablement, Montalembert qui se vit répondre par un Falloux magnanime qu’y étant déjà toute autre représentation catholique devenait inutile, qu’il convenait de ne pas abandonner le monopole du Comité des Travailleurs à Louis Blanc, enfin que le catholique social qu’il était tenait à « mettre une sollicitude vraie à l’égard de la classe ouvrière ». La raison première du choix de Falloux était que la présence de Montalembert au Comité du Travail risquait d’introduire le conservatisme social le plus dur dans la gestion de la Question Sociale, ce qui n’eût pas été sans affaiblir la Droite vis-à-vis de la population laborieuse alors que le légitimisme avait impérativement besoin d’une assise populaire pour assurer sa restauration et la pérennité de cette dernière.
32Ayant opté pour la question du travail, Falloux se retrouva confronté au délicat problème des Ateliers Nationaux.
33Le gouvernement provisoire promulgua toute une série de mesures : l’abolition des titres de noblesse, la fixation de la journée de travail à 10 heures, l’abolition de l’esclavage dans les colonies.
34La diminution du temps de travail avait provoqué de nombreuses grèves de la part des ouvriers. La mesure décrétée par le gouvernement républicain en assurant le maintien du taux horaire des salaires augmentait le coût de la main d’œuvre : le patronat décida de fermer ses ateliers et ses usines. Une politique qui ne fit qu’aggraver la crise de l’emploi. Soucieux d’apporter une réponse temporaire au chômage endémique qui touchait alors Paris avec plus de 200 000 chômeurs, et la France, le Gouvernement provisoire créa, le 27 février 1848, de grands ateliers où la masse des chômeurs fût regroupée. Situés sur le Champ de Mars, les ateliers concentrèrent progressivement jusqu’à 110 000 ouvriers. La gestion de ce que l’on appela bientôt les Ateliers Nationaux était déplorable : les autorités regroupaient les ouvriers, sans se soucier de les répartir par profession, dans des sections et des brigades avec à leur tête des chefs. Le responsable des brigades, Émile Thomas, nommé directeur des Ateliers Nationaux côtoyait le ministre des travaux publics, Marie. Les autorités confiaient aux ouvriers des tâches totalement inappropriées par rapport à leur savoir-faire : il n’était pas rare de voir des doreurs ou des ébénistes jouer de la pelle et de la pioche... pour occuper le temps, conformément à la consigne donnée par la direction des Ateliers. Au sentiment de perte de temps, s’ajoutaient l’irritation et l’humiliation des ouvriers attachés à l’esprit corporatiste de leur métier et au statut social qu’il leur conférait.
35La présence de Lamartine au gouvernement hypothéquait la situation. Falloux le regrettait et s’en inquiétait : « Si M. de Lamartine est ferme il est maître de la situation et peut compter sur une vigoureuse majorité, malheureusement, je doute beaucoup plus de lui que de l’Assemblée (...) Demain ou après demain nous voterons sur son maintien au pouvoir ou son exclusion. Je me suis déjà prononcé très nettement dans mon bureau pour le dernier parti et la presque unanimité m’a soutenu. » L’action gouvernementale, emprunte d’idéologie socialiste, menée par Lamartine ne cessait d’inquiéter Falloux : « C’est là le grand, le seul péril de la France aujourd’hui, c’est qu’elle n’a pas d’hommes, car la situation en elle-même mise en mains fermes et dures deviendrait tout de suite excellente. »
36Tocqueville sentant sans doute venir le péril avait demandé de « saisir la première occasion » pour mettre un terme à la menace qu’étaient en train de devenir les Ateliers Nationaux.
37De le calcul de capitaliser le mouvement ouvrier et faute d’un champ d’action légal depuis la défaite électorale aux législatives d’avril, Louis Blanc avait décidé d’emmener le peuple porter à la Chambre une pétition sur la Pologne ; l’occasion serait alors propice pour dissoudre l’Assemblée Nationale et instaurer un régime socialiste ou du moins socialisant. La date du 15 mai fut arrêtée.
38Le 15 mai l’émeute eut raison de l’Assemblée : le président de la Chambre, Buchez, face à la situation chaotique, décida la dissolution de l’Assemblée qui « fut acceptée par la majorité des représentants, avec une étonnante facilité. » Falloux ne voulait pas céder ! rejoints par Kerdel et Dampierre, ils exhortèrent la Garde nationale à défendre l’Assemblée. En un clin d’œil les abords et le Palais Bourbon furent débarrassés des émeutiers. L’émeute tenta de se porter sur l’Hôtel de Ville. Les défenseurs du Palais Bourbon se regroupèrent autour de Lamartine et de Ledru-Rollin et marchèrent sur l’Hôtel de Ville à la poursuite des émeutiers. Falloux et ses compagnons de résistance parvinrent « à pénétrer à travers une foule hérissée de baïonnettes dans la grande salle de l’Hôtel de Ville. Lamartine et Ledru-Rollin avaient été escortés au centre du foyer de l’émeute. Tout se termina pour le mieux.
39« Le 15 mai tourna donc à une simple orgie révolutionnaire » concluait Falloux qui s’en retourna chez lui rue du Bac où le fidèle Marquet l’attendait.
40À daté du 15 mai, Falloux changea son attitude vis-à-vis du régime : de tolérante celle-ci devint hostile. Il faut voir dans le terme « commencement » celui des troubles sociaux et de l’instabilité politique. La république socialiste servant de cadrage à cette instabilité suscitée entre autre par la suppression du Comité du Travail.
41Le 15 mai marquait la fin de la scission des forces populaires à travers le rapprochement des Ateliers nationaux et du Comité du Luxembourg : la menace socialiste devenait concrète. Combien étaient-ils exactement ? Qui étaient-ils ? La situation suscitait des interrogations que le Comité des Travailleurs avait à cœur de résoudre. Falloux décida de convoquer Émile Thomas au Comité des Travailleurs, pour le 22 mai. Thomas y présenta avec fougue et conviction sa tâche : apporter du travail aux ouvriers et la paix à la société. Thomas rendit le recensement des Ateliers que lui avait demandé le Comité : les Ateliers nationaux rassemblaient 110 000 chômeurs dont des charpentiers, des bijoutiers, des peintres ou des terrassiers. Pour Falloux, les Ateliers nationaux étaient devenus « une agglomération de cent mille hommes, enrégimentés, soldés par l’État, pour un travail fictif et devenus (...) l’armée du socialisme le plus dangereux ».
42Au fil des événements, Falloux considérait que le gouvernement était nuisible à la société et à travers lui la Seconde République par trop socialisante : il fallait en finir avec les Ateliers Nationaux !
43La violence inhérente à la dissolution ne pouvait être ignorée de Falloux mais son catholicisme social l’empêchait de traiter la Question Sociale de manière hostile ; en cela il se démarquait de Montalembert dont le mépris du peuple le portait à négliger le paupérisme et ses victimes.
44Pour le Comité, il était évident que Thomas devenait un danger. Fort de ces « légions » le « césar » n’avait plus qu’à franchir le Rubicon. Le Comité décida d’agir avec fermeté. Le ministre des Travaux Publics, Trélat, fut chargé de remettre à Thomas la décision arrêtée par la Commission : inviter « les ouvriers célibataires, âgés de dix-huit à vingt-cinq ans, à s’enrôler sous les drapeaux » alors que « ceux qui refuseront de souscrire des engagements volontaires seront immédiatement rayés des listes d’embrigadement des Ateliers nationaux » ; congédier « les ouvriers qui ne pourront justifier régulièrement d’une résidence de six mois à Paris avant le 24 mai. » Émile Thomas devait veiller à l’application des mesures dans les plus prompts délais. Les mesures prescrites paraissaient dangereuses à Trélat comme à Thomas : la dissolution engendrerait la révolte ! Refusant de les appliquer, Thomas fut arrêté et remplacé par l’ingénieur Lalanne, un protégé de Trélat.
45Le danger « Thomas » était écarté... non celui des Ateliers Nationaux. Falloux décida d’intervenir le 29 mai : il fallait en finir !
46Le discours tenu à l’Assemblée Constituante devait être percutant. Il fallait convaincre les députés encore réticents, conforter ceux qui souhaitaient la dissolution, veiller à ne pas enflammer les Ateliers nationaux.
47À la tribune, Falloux déclara :
« Destinés à fournir du travail aux ouvriers forcément inoccupés, les ateliers nationaux n’alimentent plus aujourd’hui que des ouvriers oisifs (...). Destinés aussi à relever la délicatesse morale et la noble susceptibilité du travailleur qui se refuse à la mendicité, ils font, au contraire, dégénérer le salaire en une aumône sans dignité. »
48L’état des lieux présenté, Falloux s’adressa aux Ateliers nationaux en rappelant que « l’intérêt du travailleur est sacré pour l’Assemblée nationale comme pour la commission exécutive ». Pour que le Comité puisse agir efficacement, il convient de le percevoir agissant pour le bien commun. Falloux dressa donc un inventaire de ses réalisations : « Son second acte a été l’élaboration de la loi des prud’hommes (...). L’association libre des travailleurs, l’éducation professionnelle de leurs enfants, l’assistance préparée d’avance à leurs laborieux invalides » dès lors, « son langage unanime est celui-ci : « Les ateliers nationaux ne rendent à l’État qu’un produit dérisoire et hors de proportion avec ses immenses sacrifices. » Toutefois, il n’était pas question d’abuser du droit au travail : « Nous ne laisserons pas le droit au travail tourner impunément contre lui-même. » L’orateur avança les mesures prises en vue de la dissolution :
« Notre premier soin est donc de vous proposer la substitution du travail à la tâche au travail à la journée, c’est-à-dire une juste proportion garantie entre le produit et le salaire (...). Des crédits seront ouverts, dans le plus bref délai, pour être affectés spécialement aux intérêts et aux besoins de l’industrie proprement dite. Nous voulons aussi que l’État pût rendre à leurs départements respectifs les ouvriers qu’un appât trompeur ou des excitations perfides attirent trop facilement à Paris. »
49Puis de rassurer les ouvriers des ateliers sur leur sort matériel :
« Cependant nous n’avons admis, dans aucun cas, qu’un de nos frères, sur un point quelconque du territoire, soit sans protection et sans secours. » Le rapporteur du Comité des Travailleurs poursuivit son allocution en s’adressant à la bourgeoisie par une présentation du bilan financier des Ateliers nationaux : « Les ateliers nationaux (...), au point de vue industriel (...), ne sont plus aujourd’hui (...), qu’une grève permanente et organisée à 170 000 francs par jour, soit 45 millions par an. C’est, au point de vue politique, un foyer actif de fermentation menaçante. »
50Falloux présenta ensuite le projet de décret à la Chambre. Celle-ci avait écouté, stupéfaite et satisfaite, cette « dénonciation foudroyante ». Toutefois, elle désirait y porter quelques rectifications.
51Rectifications faites, la Chambre adopta le décret lors de la séance du 30 mai.
52Il fallait en finir !
53Trélat, par souci d’efficacité, ne voulait pas appliquer le décret du 30 mai sans un moyen financier conséquent. Il réclama des subsides d’un montant de trois millions de francs à la Chambre. Une tergiversation qui maintenait la poudrière qu’étaient les Ateliers nationaux. Or la colère et l’exaspération montaient dans la bourgeoisie parisienne : Bugeaud se demandait si le gouvernement allait « continuer longtemps » à imposer au pays cette « charge intolérable » ! Le journaliste Baude voyait les Ateliers nationaux comme une « plaie dévorante », pour Victor de Broglie « les Ateliers Nationaux étaient, pour la Commission exécutive, ce qu’étaient pour Louis XVI le camp de Coblentz et les émigrés : un point d’appui, un dernier espoir de résistance. » Mérimée les considérait comme « une armée révolutionnaire organisée par Lamartine et Ledru-Rollin » ; un sentiment que partageait Falloux. Le conservatisme réfutant la solidarité au profit de la charité : la bourgeoisie exigeait la dissolution !
54Armée de chômeurs en quête de travail, armée de pauvres en quête de mieux être, armée d’ouvriers-artisans à la fierté humiliée, armée de prolétaires en quête de protection sociale, les ouvriers des Ateliers nationaux mais aussi ceux des faubourgs se laissèrent convaincre par les idées socialistes. La République avait reconnu le Droit au travail ! Ne l’avait-elle pas inscrit dans la Constitution ? Elle manquait à ses engagements. Pire, à ses convictions. Le pacte social entre la République et le Peuple était dès lors rompu. Pour les conservateurs, pour Falloux, le danger de subversion socialiste était imminent. Ces ouvriers étaient les prétoriens du Socialisme et il en faudrait de peu pour qu’ils portassent au pouvoir ce nouveau César ! Le contexte ne cessait de se dégrader : Trélat avait obtenu les trois millions de subsides... sans même le consentement du Parlement.
55Falloux se décida à prendre à nouveau la parole. Son discours du 29 mai ayant produit un fort effet sur l’Assemblée Constituante, il allait exploiter cet atout. Le gouvernement de gauche devait être neutralisé : contrer le gouvernement revenait à freiner l’essor politique du socialisme naissant.
56Le 14 juin 1848, Falloux s’adressa à nouveau à ses collègues, de sa voie monocorde, pour se décharger de la gestion des Ateliers nationaux dont la faillite notoire était la seule œuvre de Thomas, Trélat et du ministre des Finances ; soit du gouvernement et des Ateliers nationaux. Falloux de poursuivre son intervention en faisant prévaloir une gestion publique mais circonstancielle du chômage à la manière d’une guerre à livrer « car la victoire de la société, aujourd’hui, c’est le travail. » L’Assemblée vota pour le renvoi et créa une commission spéciale chargée d’examiner le projet ; Falloux en était membre car la dissolution des Ateliers était nécessaire mais dans l’ordre et dans la paix. Toutefois, il doutait peu de l’issue : un sanglant affrontement. Enfin l’attitude de la Chambre faisait que le gouvernement était défait. La lutte avec le gouvernement s’inscrivait dans l’affrontement idéologique opposant le socialisme au libéralisme. Falloux et l’ensemble des catholiques sociaux se situaient dans une voie médiane, d’où la prise en compte du paupérisme : il convenait d’apporter la charité chrétienne comme réponse au paupérisme. Le nouveau Comité était l’occasion de donner forme à cette conception de la société moderne. Lors de la première réunion du Comité, Falloux avança une série de réformes sociales dont Armand de Melun était l’initiateur : « Dotation aux sociétés de secours mutuels, amélioration des caisses d’épargne, protection des enfants dans les manufactures, assainissement des quartiers populeux, destruction des logements insalubres. »
57Falloux fut chargé de présenter le rapport à la Chambre des députés. Ce qu’il fit le 19 juin. Il lui fallait éviter au Comité d’avoir à supporter toutes les responsabilités de la dissolution qui sera de toute évidence violente : son discours rappela donc le principe de la Loi de finance au demeurant bafoué, et l’attitude calculatrice de l’Assemblée.
58Les propos poussèrent le ministre des Travaux Publics à intervenir : Falloux osait l’accuser ! Il ne disait mot pourtant lors des séances du Comité quand ses membres exigeaient la dissolution brutale des Ateliers, et affirmaient que les ouvriers n’étaient que des bandits !
59Répondant à l’accusation d’hypocrisie sur le sort des ateliers, Falloux répondit sèchement : « Quant aux expressions échappées dans la commission, il y a un sentiment de convenance qui devrait interdire une révélation partielle de ce qui est prononcé. »
60Falloux et le gouvernement avaient décidé la dissolution.
61Le jeudi 22 juin, Charles de Montalembert, représentant la ligne conservatrice du catholicisme libéral, monta à la tribune pour y dénoncer le projet sur les Ateliers nationaux comme étant « une atteinte au droit de propriété qui est la base de toute société », comme étant « une guerre déclarée à l’esprit libéral ». La propriété étant un droit sacré : il fallait en finir avec les Ateliers nationaux !
62Chauffé à blanc depuis le 15 mai où grèves des métiers et manifestations se succédaient à Paris et en banlieue, les Ateliers nationaux s’ébranlèrent : les faubourgs parisiens et de proche banlieue commencèrent à s’agiter dès le lendemain 23 juin : les ouvriers scandaient « Du pain ou du plomb ! Du plomb ou du travail ! » Parallèlement Falloux présentait le rapport du Comité devant une assemblée dont nombre des membres portait l’uniforme : « La première des voies de salut ouvertes aujourd’hui devant la crise industrielle, commerciale, agricole qui nous enveloppe, c’est la dissolution des ateliers nationaux. » La mesure était enfin annoncée ! Il fallait en finir ! Les Ateliers nationaux étaient un abcès qu’il fallait crever !
63Après la forme le fond, Falloux pouvait avancer le projet de décret :
« Article Premier. Les ateliers nationaux seront dissous trois jours après la promulgation du présent décret.
Art. 2 Ne sont pas compris dans cette mesure les ateliers de femmes.
Art. 3 Un crédit de 3 millions est ouvert au ministre de l’Intérieur pour indemnité et secours à domicile des ouvriers momentanément sans ouvrage.
Art. 4 Les brigadiers et employés de tout grade aux ateliers nationaux qui n’auront pas été pourvus d’autre emploi recevront pendant trois mois la moitié de leur allocation actuelle.
Art. 5 Tout brigadier, employé ou ouvrier des ateliers nationaux qui aura contrevenu à la loi sur les attroupements, cessera de recevoir aucun secours ou traitement de demi-solde.
Art. 6 Le ministre des Finances est autorisé à prêter la garantie de l’État au Sous-Comptoir d’escompte des entrepreneurs en bâtiment, jusqu’à concurrence de 5 millions. »
64La Chambre décida que la date de discussion du projet de décret serait fixée ultérieurement.
65Les affrontements offraient le spectacle de l’ouvrier contre le soldat, du socialiste contre le conservateur, du prolétaire contre le bourgeois. Le premier choc des classes.
66Au soir du 26 juin la fureur retombait, la ville se pacifiait sous les coups des troupes du général Cavaignac. L’ordre régnait, la bourgeoisie avait triomphé du prolétariat, la vie politique pouvait reprendre son cours. Les conservateurs de toutes tendances s’étaient réunis en un comité siégeant rue de Poitiers, dans les locaux de la Faculté de Médecine. Le Comité choisit Cavaignac comme chef du pouvoir exécutif. Falloux voyait en « l’honorable général Cavaignac » l’homme du moment mais ses convictions politiques ne l’avaient pas « pleinement satisfait ».
67La dissolution des Ateliers nationaux bouleversa l’échiquier politique : les républicains déclinaient, les bonapartistes progressaient, les orléanistes faisaient leur retour dès juillet, les légitimistes restaient stables. Depuis juin, le conservatisme supplantait le progressisme au sein de la société civile et de la société politique.
L’entrevue avec Abd-El-Kader : le catholique face au musulman
68L’été 1848 fut marqué par le décès de la jeune épouse d’Albert de Rességuier. Falloux partit précipitamment pour Pau, où le jeune ménage avait emménagé dans le domaine familial. Lors de son court voyage, « persuadé que la France avait en Orient un rôle à remplir où plutôt à continuer et que les chemins de fer, inventés à point, allaient bien réellement devenir « les bottes de sept lieues » du christianisme » et que l’Afrique « présentait un débouché admirablement approprié aux plus pressantes exigences de la situation générale » Falloux alla visiter l’émir algérien Abd-El-Kader, au château de Pau, où il était gardé en résidence surveillée. Dans la chambre, où il reçut son visiteur, Abd-El-Kader était impassible et récitait des sourates alors que Falloux entamait la conversation :
« Êtes-vous disposé à estimer et à aimer les chrétiens comme les frères que Dieu lui-même vous indique, non comme des maîtres qu’il vous impose ? »
69Abd-El-Kader de répondre calmement :
« Nous avons accepté depuis longtemps la domination des Turcs, pourquoi n’accepterions-nous pas de bon cœur la domination des Français ? »
70L’historien de saint Pie V lui répondit, un peu offusqué :
« Ni comme Français, ni comme Chrétien, je ne puis accepter l’assimilation avec les Turcs. C’est une fraternité toute nouvelle et toute différente que vous devez contracter avec nous. »
« La France a déjà reçu une preuve des sentiments que vous me demandez. J’aurais pu me rendre à l’empereur du Maroc, je me suis rendu de préférence à votre souverain » répondit l’émir.
71Soucieux de savoir si une entente franco-algérienne était possible, Falloux demanda à son interlocuteur :
« Puisque les circonstances ont suffi pour vous imposer les grandes pensées de la guerre, est-ce que votre capacité ne vous semble pas aussi une indication par laquelle Dieu veut vous inspirer les grandes pensées de la paix ? »
72Abd-El-Kader répondit par une interrogation :
« Qu’entendez-vous par les grandes pensées de la paix, et que penseriez-vous si vous étiez à ma place ? »
73Falloux :
« Nous regardons l’un et l’autre les événements de la terre comme les fragments épars de la volonté divine ; mais nous en tirons des conclusions différentes. Vous, musulmans, votre soumission est impassible, et vous mettez votre piété à subir dans l’immobilité ce que vous nommez fatalité. Nous, chrétiens, au contraire, nous ne prenons ces événements que pour des indices, et nous y cherchons la direction des efforts nouveaux que le ciel attend de notre liberté. »
74Toujours désireux d’une entente entre les deux versants du monde méditerranéen, profitable au catholicisme, Falloux déclara :
« Au lieu donc de me dire que vous êtes mort, dites-moi que vous voulez rendre cette seconde partie de votre carrière plus brillante encore que la première ; qu’après avoir travaillé plus que personne à la guerre, vous voudriez travailler d’un commun accord avec nous à la paix. »
75Abd-El-Kader :
« J’aime les Français que j’ai connus, et les Français qui me connaissent m’aiment. »
76Animé d’une volonté missionnaire, Falloux lui demanda, comme pour l’inviter à suivre sa démarche d’entente :
« Mais ne savez-vous pas que notre Dieu à un vicaire sur terre, que nous nommons le Pape et que ce représentant le plus vénéré de notre foi possède une capitale, où, depuis dix-huit cents ans, se rencontrent toutes les nations et se parlent toutes les langues ? Ne séjourneriez-vous pas à Rome avec plaisir et n’y rechercheriez-vous pas volontiers les origines du christianisme ? »
77Abd-El-Kader :
« Je respecte le pape et je connais l’existence de sa capitale. Je le considère comme un ami des croyants sincères quels qu’ils soient. J’avais demandé que le vaisseau qui me conduirait à la Mecque me laissât reposer quelques temps à Rome. Si le pape voulait y former un concile entre ses prêtres et les miens, je serais heureux d’y prendre ma place. »
78L’ouverture d’esprit de l’émir surprit agréablement Falloux qui vit dans ses propos « une noble et grande perspective. »
79Un serviteur avertit Abd-El-Kader que l’heure de la prière était arrivée et que sa famille l’attendait pour l’office. L’émir se leva calmement, tendit ses mains vers Falloux qui en fit de même, puis écarta ses doigts et ceux de Falloux afin de les croiser, et dit à son hôte : « Voilà, l’adieu le plus amical des Arabes ! »
80Le catholique et le musulman ne devaient jamais plus se revoir. Abd-El-Kader partit rejoindre les siens pour la prière, Falloux regagna Paris où les affaires politiques suivaient leur cours.
Louis Bonaparte entre en scène
81Rentré en France depuis le 28 février 1848, le Prince Louis Bonaparte était resté prudemment à l’écart des événements : « J’attends mon heure ! » Il avait froidement confié à sa cousine Marie de Bade : « La République est proclamée. Je dois être son maître ! »
82Les élections du 4 juin furent un succès d’estime pour Louis Bonaparte. Elles n’étaient que partielles mais marquèrent un début politique prometteur : les électeurs de la Corse, de l’Yonne, de la Seine et de la Charente-Inférieure apportèrent au « neveu de l’Empereur » leurs suffrages en assez grand nombre pour qu’il soit élu dans chacune de leur circonscription, alors qu’il n’avait pas déclaré sa candidature ! Le 18 septembre, Louis Napoléon fut élu député par la Seine, le Nord, l’Orne et la Gironde. Partout où il s’était présenté.
83L’aigle prenait son envol.
84L’Assemblée décida que l’élection présidentielle se tiendrait le 10 décembre. Les mouvances politiques se positionnèrent : l’heure des choix s’annonça, avec elle l’avenir du régime. Il y eut cinq candidats : Ledru-Rollin pour la Gauche républicaine, Raspail pour les Socialistes, Lamartine pour les républicains modérés, Cavaignac et Bonaparte pour la droite conservatrice.
85« On m’aurait trouvé certainement parmi les plus chaleureux soutiens du général Cavaignac » déclara Falloux, « si le général lui-même et, selon son habitude, le parti républicain presque tout entier, ne s’étaient appliqués à repousser les adhésions plutôt qu’à se les concilier. »
86Comment expliquer l’attitude de Falloux ?
87La reconfiguration des forces politiques depuis juin 1848 s’opérait. Les conservateurs de toutes les tendances se réunirent chez Pasquier, rue de Poitiers. La formation fut appelée le « Comité de la Rue de Poitiers ». Le comité rassemblait les droites en une union peu courante que le départ de Cavaignac renforça. L’entrée de Falloux, de Fould, de Rulhières et de Foucher au bureau de la réunion, l’ascendant d’Adolphe Thiers et l’élection de nouveaux députés de droite en septembre 1848 accentuaient le conservatisme du Comité. Les royalistes devaient profiter de la nouvelle situation politique. Pour se faire, le choix des partenaires se révéla crucial.
88Qui choisir de Cavaignac ou de Bonaparte ? Le premier avait sauvé la société du socialisme lors des journées de juin et avait maintenu l’ordre alors que le second sortait de l’exil et n’était qu’un aventurier en politique.
89Le Comité était tenté par Thiers, Berryer, Molé ou Changarnier. Mais ces hommes issus de ses rangs n’avaient pas une popularité suffisamment forte dans l’opinion. Ils représentaient également les régimes d’avant 1848 soit le suffrage censitaire et la monarchie conservatrice.
90Emmené par Thiers suivi par Montalembert et par Dupanloup, le Comité opta dès lors pour Bonaparte. Antoine Berryer s’y était rallié par raison plus que par conviction.
91Quelle fût l’attitude de Falloux ? Charles de Mazade avança la thèse de la candidature Cavaignac car Madame Swetchine le soutenait : « Le général Cavaignac est le seul qui m’inspire confiance. » Ce qui revient à classer Falloux au côté de Lacordaire et de Cochin dans la mouvance républicaine des catholiques libéraux. Or, Falloux était monarchiste et son parlementarisme n’était pas suffisamment déviant du conservatisme de droite pour l’incliner au républicanisme. Depuis le 15 mai la tolérance de Falloux vis-à-vis du régime républicain avait évolué vers l’hostilité, enfin et surtout Cavaignac n’apportait aucune garantie à l’Église catholique dans la Question Italienne. Ce dernier paramètre est capital : Falloux inscrivait sa pensée et son action politique dans l’intérêt du catholicisme ; il était catholique avant tout comme en témoigne sa lettre à Pie IX du 5 juin 1849 dans laquelle il déclare être de l’Église « jusqu’au dernier soupir le fils le plus humblement dévoué ». Une présidence Cavaignac laissait l’opportunité de restauration monarchique intacte mais elle ne garantissait aucunement la défense des intérêts catholiques en Europe.
92L’adoption de la candidature Bonaparte reste également hypothétique : Louis Bonaparte apportait son soutien à la cause catholique, mais la méfiance de Falloux à son encontre du fait de son « éducation » et de sa famille lui donnait peu de crédit en matière de religion. Enfin une présidence Bonaparte fermait toute opportunité de restauration monarchique ; 1848 était propice aux espérances royalistes : malgré la Seconde République le vide constitutionnel hérité de 1789 restait à remplir.
93Falloux a avancé dans ses Mémoires qu’il s’était abstenu. Ce qui semble vraisemblable : les intérêts catholiques et monarchistes amenaient à s’engager ; l’abstention était une voix d’attente.
94Louis Napoléon Bonaparte candidat de la Droite, la campagne présidentielle des conservateurs pouvait commencer. Le 26 octobre, Louis Bonaparte montait à la tribune pour annoncer sa candidature : « Parce que trois élections successives et le décret unanime de l’Assemblée Nationale m’autorisent à croire que la France regarde mon nom comme pouvant servir à la consolidation de la société » déclara-t-il avec confiance. Puis d’avancer son programme : « Ce qu’il faut, c’est un gouvernement ferme, indulgent et sage, qui pense plus à guérir les maux de la société qu’à les venger. » Enfin de déclarer, sans ambages, à la Chambres : « Je vois qu’on veut semer mon chemin d’écueils et d’embûches. Je n’y tomberais pas. Je suivrais la voix que je me suis tracée sans m’irriter des attaques et montrant toujours le même calme (...). Dorénavant, je ne répondrai à aucune interpellation. » Le Prince Louis laissait présager les rapports qu’il allait entretenir avec la Chambre du temps de sa présidence.
95Alexis de Tocqueville sentit à la suite du discours que le Prince Bonaparte était « très supérieur à ce que sa vie antérieure et ses folles entreprises avaient pu faire penser à bon droit de lui ». Montalembert convenait : « Je ne vois pas d’où lui vient sa réputation d’incapacité. » Falloux avait quant à lui de la méfiance envers Louis Bonaparte. Il la tenait de « la tradition des Bonaparte », de « l’éducation du prince Louis » et de « ses antécédents en Italie ».
96Falloux n’en doutait nullement, le pays allait le soutenir... faiblement ou fortement ?
97La réponse fut donnée au soir du 10 décembre : 5 434 000 voix pour Louis-Napoléon, 1 448 000 voix pour Cavaignac, 370 000 voix pour Ledru-Rollin, 36 000 voix pour Raspail et 17 000 voix pour Lamartine.
98La surprise était aussi grande que générale. Le triomphe était total : le « vol de l’aigle » commençait.
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