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Chapitre VI. Du député du segréen...

p. 77-96


Texte intégral

Le segréen politique et social des années 1840

1La vie politique locale suivait son cours, et Falloux pensait à son avenir politique, malgré la défaite électorale de juillet 1842. L’épreuve avait marqué un tournant : les royalistes étaient divisés, il fallait les fusionner !

2En septembre 1843, le Congrès scientifique fondé par Arcisse de Caumont tint ses assises à Angers. Des sommités scientifiques et littéraires, des personnalités politiques regroupées en section échangèrent leurs réflexions et leurs connaissances lors de débats scientifiques. Lors de la distribution des questions, Falloux s’octroya celle portant sur la part de responsabilité de l’Église dans la Saint-Barthélemy. Alors en pleine rédaction de Saint Pie V, bien que retardé par les élections de 1842, Falloux pensait pouvoir y apporter une réponse crédible susceptible de lui faire une notoriété publique plus prononcée. Sa nomination comme secrétaire de sa section était un avantage supplémentaire. Le jour de la séance publique, Falloux présenta sa haute silhouette flegmatique au large public venu l’écouter. L’orateur démontra que la Saint-Barthélemy était l’œuvre de la politique et non de l’Église. C’était bien Catherine de Médicis et Charles IX qui avaient orchestré le massacre !

3Depuis l’assistance, Louis de La Saussaye narra le rôle du cardinal de Lorraine dans la sanglante journée.

4Falloux profita de l’anachronisme pour réduire l’attaque : les dignitaires ecclésiastiques étaient absents de Paris le jour de la Saint-Barthélemy ! puisque le cardinal de Lorraine arrivait à Rome pour participer à l’élection de Grégoire XIII !

5Le public se rangea, dès lors, du côté de l’orateur.

6Fort du soutien de cet allié crucial ou de ce terrible adversaire lors des joutes oratoires, Falloux triomphant, inspiré par ce climat favorable, conclua la joute verbale par cette improvisation :

« Enfin, pour terminer cette argumentation par une considération toute morale mais décisive : au lieu de Catherine de Médicis et de Charles IX, c’est-à-dire au lieu d’un règne tout rempli de duplicité, de luxure et d’embûches, supposons saint Louis et Blanche de Castille, c’est-à-dire un règne tout plein du véritable esprit de l’Église, de la plus austère vertu et de la plus chrétienne loyauté : la Saint-Barthélemy eût-elle été possible ? »

7Prononcée avec sincérité et émotion l’allocution finale déclencha l’enthousiasme du public qui entoura le champion du Congrès pour le féliciter : « Vous venez de gagner vos éperons pour la Chambre. » Gloire pour un jour, réputation pour toujours : les adversaires d’Alfred de Falloux l’affublaient du titre d’« apologiste de la Saint-Barthélemy ». Il devait poursuivre Falloux toute sa vie. Les partisans de l’orateur lui vouèrent une admiration respectueuse. Elle lui sera utile politiquement.

8La recomposition des forces politiques légitimistes, amorcée dès le lendemain de l’échec électoral de 1842, se poursuivait. Non sans résistance de la part de l’administration de Louis-Philippe. Celle-ci refusait l’inscription à Segré de 12 électeurs segréens légitimistes. En octobre 1844, Falloux décida d’agir avec force d’avocat auprès du Préfet de Maine-et-Loire. Mais celui-ci s’opposa à toute intervention. Falloux décida de rendre publique l’affaire par un discours prononcé à la faveur d’une réunion politique. Puisque la liberté était bafouée, il convenait de se présenter comme son défenseur et de renvoyer l’Administration dans le rôle du persécuteur :

« Eh quoi, messieurs, une si belle chose que le royaume de France aura durée tant de siècles, en vertu de ces doctrines et de cette fidélité ; il aurait fait l’admiration, l’envie et la terreur de ses voisins ; il aura subjugué par la beauté de sa langue, de son caractère et de son génie ceux-là mêmes qui ne sont pas soumis à ses armes, et tant de magnificences se seront faites à travers les âges, sans un souffle de liberté, d’intelligence et de patriotisme ! Quoi, la liberté est si petite chose en ce monde que tant de siècles glorieux auront pu s’en passer ! »

9Malgré ce contexte négatif, Falloux ne voulait pas renoncer : il fallait persévérer au nom de la cause royaliste et catholique, au nom des espoirs placés en lui par Swetchine et Quatrebarbes, au nom de cette envie de se réaliser en politique. N’en avait-t-il pas la fibre ? Ne s’en était-il pas donné les moyens ? Ne s’en donnait-il pas les moyens ? Louis XVI fut un premier pas plutôt prometteur. Il convenait de poursuivre sur cette lancée. La rédaction de Saint Pie V fut poursuivie avec ardeur. Les élections législatives allaient rapidement approcher, il fallait les préparer.

Alfred de Falloux, ultramontain et catholique libéral : Saint Pie V ou le Pape-Roi, Pie IX ou le pontife des aspirations libérales

10La foi avait à nouveau guidé Falloux vers la Ville Éternelle ; la ferveur religieuse l’avait mené à Sainte Marie Majeure s’agenouiller devant la crèche de Jésus-Christ ramenée d’Orient. Dans la basilique, Falloux contempla le tombeau de Sixte Quint représenté tête nue, la tiare à ses pieds, mains jointes. En face du catafalque se présentait, dans une symbolique de continuité, le tombeau de Pie V. Sous l’empire de l’émotion, Falloux se dirigea vers lui. Le Pape défunt y était représenté revêtu des habits pontificaux. Les bas-reliefs de l’ensemble représentaient les faits marquants de son pontificat, dont la bataille de Lépante. Devant cette composition Falloux pensa : « La bataille de Lépante fût l’une des dernières où le croissant menaça sérieusement le christianisme, et l’âme de cette mémorable entreprise fût un humble religieux, quarante ans obscur, six ans pontife (...) qui (...) s’occupait aujourd’hui de cette mémoire ? »

11La réflexion lui avait été insufflée lors d’une discussion avec des amis rencontrés à Rome, l’abbé Lacroix et François de La Bouillerie. Tous deux le convainquirent de ne pas se soucier des chances de succès, « que l’Église avait besoin d’hommes du monde comme d’autres choses et qu’en servant d’intermédiaire entre deux éléments qui ne doivent pas rester incompatibles, on pourrait, quoique insuffisants, rendre quelques services, et que l’amour propre se trouve alors plus à l’aise dans les rangs où l’on reconnaît le général, son capitaine, et où le titre de soldat est plus glorieux à porter. »

12Une biographie de saint Vincent Ferrier avait été envisagée, mais de toute évidence une de saint Pie V s’imposait. Elle semblait la mieux disposée à servir la Cause ; celle du Catholicisme.

13Au sortir de Sainte Marie Majeure, Falloux se rendit à la bibliothèque dominicaine de la Minerve où il étudia de « poudreuses annales » sur « l’histoire prodigieuse de ce pontificat ». Le chercheur découvrit « que Saint Pie V avait été inquisiteur, qu’il avait mêlé ses armes à celle de son fils très chrétien le roi de France aux combats de Jarnac et de Moncontour. » La rédaction devrait en être d’autant plus aisée que « le mélange de temporel et de spirituel rend la narration plus facile, plus intéressante, et propre à nombreux public (...) et cela répondait à tout un ordre d’idées que j’avais roulé vaguement dans une des dernières soirées passées rue St Dominique chez Madame Swetchine, pendant une conversation avec M. de Carné ». À ces raisons s’en ajoutait une plus contemporaine :

« Il me semble que notre siècle est comme tous ses prédécesseurs caractérisé par une tendance très particulière : la nôtre est aussi évidente que belle, c’est Rome et l’Orient. Ces deux points se trouvent dans les nuages de l’aurore avec Bonaparte, qui heurte Pie VII et l’Égypte, pour faire jaillir les premières étincelles. M. de Maistre et M. de Chateaubriand écrivent déjà à cette lueur Le pape et L’itinéraire. La campagne de Russie, la conquête d’Alger sont entreprises un peu à l’aveugle encore, pourtant les yeux s’ouvrent et les esprits deviennent attentifs, tandis que le grand athlète de l’ultramontanisme, l’abbé La Mennais, imprime ses hommages et par sa défaite un caractère inouï de jeunesse et de force à cette vieille autorité papale qui se retourne majestueusement contre les rois et les empereurs »

14confia-t-il à Rességuier. Une dimension messianique était également présente dans son choix :

« Nous allons donc nous retremper à l’unité source mère de toute entreprise et nous partons avec toute la vigueur de la foi pour reporter le christianisme et la civilisation à leur berceau », ainsi qu’une dimension politique : « Concevez-vous maintenant, mon Albert, comment ce qui m’avait paru un ouvrage possible devint une introduction nécessaire, et comment la vie de Pie V qu’on me proposait d’abord au point de vue dominicain devint un propos flagrant, dans la seule question européenne qui s’agitera d’ici à de longues années. »

15Falloux voyait dans son ouvrage futur une vision tripolaire de la chrétienté :

« On aurait donc pu composer, me disais-je, un ouvrage intitulé Paris, Rome, Constantinople. Paris, le foyer intellectuel, Rome, le foyer religieux, Constantinople, le théâtre, avec Jérusalem pour dénouement. Montrons d’abord à Paris qui pêche toujours par orgueil ce que Rome avait su faire dans ce genre, et résumons à travers toutes les différentes croisades l’initiative que Rome sut toujours prendre dans l’intérêt de la Terre comme du ciel. »

16Le choix arrêté, fallait-il encore le matérialiser.

17La réalisation de l’ouvrage fut fastidieuse : la rédaction contraignit Falloux à se rendre à Rennes où la bibliothèque contenait une somme importante d’ouvrages sur Pie V. Les matinées du séjour rennais étaient dévolues à la salle de lecture de la bibliothèque publique. Les après-midi se déroulaient en compagnie des Caradeuc, et de leur fille Marie. Fréquentation heureuse. Les noces eurent lieu le 24 mai 1841.

18Cet événement freina les recherches, mais les résultats furent cependant fructueux : « La bibliothèque de Rennes, m’avait fourni plusieurs ressources nouvelles et tout cela réuni à la difficulté du sujet me mènera grandement jusqu’à l’hiver en travaillant très ardemment » confia-t-il à Madame Swetchine. La bibliothèque était une source d’autant plus précieuse qu’elle contenait « toutes les vies de saints qui tournaient autour de Pie V, y compris le Borromée de Guissano (traduction française de 1615 ou 1824) ».

19De multiples obstacles se présentaient devant sa plume balbutiante. Des vicissitudes dont il sentit le besoin de confier la lourdeur à l’ami de tous les instants, Albert de Rességuier :

« Quant à Pie V pour le moment, cher ami, il avance peu parce que je suis entré dans la lecture des livres de M. Delbis et que cela m’entraîne à remanier grandement tout ce que j’avais esquissé il n’y pas renversement mais développement : c’est donc tout bénéfice si je sais en profiter. »

20Puis de finir en confiant que « mon sujet grandit tous les jours dans mon estime. »

21À nouveau, l’aide avisée de Madame Swetchine fut sollicitée, lors du saisonnier séjour parisien. En ce mois de mars 1843, l’hôtesse de la rue Saint Dominique entremit Falloux avec Dom Guéranger.

22Qui mieux que le Bénédictain de Solesmes put apporter un précieux soutien à l’œuvre ?

23Le travail commun débuta le 15 mars 1843, dans le pieux cadre de l’hôtel Saint Dominique. Le rythme de travail fut arrêté dès les premiers jours : de 9 h 30 à 10 h 00, on assistait à la messe célébrée par Dom Guéranger dans la chapelle de l’hôtel, de 10 h 00 au déjeuner il y avait lecture à haute voix et débats sur les feuillets portant sur Saint Pie V, que l’on remaniait à des degrés divers. L’après-midi était consacrée à la rédaction. Mais un tel ouvrage suscita quelques inquiétudes chez Dom Guéranger, qui demanda à l’auteur « s’il ne redoutait pas que l’impopularité d’un tel sujet et d’un tel héros ne fit obstacle à son avenir politique et n’indisposât la société contre lui ? ». Sur quoi Falloux rétorqua avec conviction que « l’Église est au-dessus de tout, qu’il ne serait pas d’un catholique de rougir de saints et d’ailleurs qu’avant d’aborder son sujet il avait mesuré les chances que lui faisait courir la physionomie de Saint Pie V... »

24Dès lors, Saint Pie V devint le compagnon de tous les instants : bien qu’en vacances à Saint Briac, en Ille-et-Vilaine, Falloux avait « apporté toute une malle de Saint Pie V ou attenants, y compris athanase dont j’ai déjà relu les 60 premières pages avec l’enthousiasme d’il y a 4 ans. » L’ouvrage devait être une réponse aux attaques portées à l’Inquisition. Aussi soutenait-il que « la tolérance n’était pas connue des siècles de foi, et les sentiments que ce mot nouveau représente ne peuvent être rangés parmi les vertus que dans un siècle de doute (...). Lorsque les notions du vrai et du faux sont confondues, lorsque les prescriptions les plus contraires trouvent au sein même du christianisme, des gouvernements et des peuples qui les adoptent ou qui les rejettent, assurément alors on est louable de se replier dans sa conscience et de ne chercher que dans l’excellence de sa doctrine l’excellence du prosélytisme ».

25Était également défendu le « pouvoir temporel des souverains pontifes » qui « n’avait jamais perdu le caractère qui devait lui demeurer propre, celui d’une suzeraineté spirituelle et que cette suzeraineté avait sauvée l’Europe de la barbarie ». Dans la conception fallousienne du pouvoir temporel des souverains pontifes, ces derniers occupaient la fonction de Pape-roi : « En résumé, à l’époque de Saint Pie V, les papes étaient encore investis d’une grande autorité temporelle et, par une inévitable corrélation, d’une grande responsabilité spirituelle. »

26Quel cadre pouvait mieux porter des réflexions sur l’ère moderne que cette biographie de Pie V ? Souvent Falloux avait pensé que « l’industrie et la liberté seront les puissances souveraines de notre génération ». Une vérité qu’il s’empressait de modérer car : « Ne croyons pas que du développement inouï de l’industrie naîtra que le bien être dans le repos. » La Liberté, ce grand acquis de 1789, suscitait le même regard dubitatif : « Ne croyons pas davantage que du progrès de la liberté ne naîtra que l’affranchissement des devoirs. » Une conception du phénomène libéral qui ne l’empêchait pas de considérer que « la liberté est à la fois un grand but et un grand moyen. » Un grand but sous-entendant : « Un but légitime pour les nations qui en sont frustrées et qui, fortes de l’octroi divin, la considère comme condition indispensable de toute vertu religieuse ou civile », un grand moyen signifiant que « la liberté chez les peuples qui la possèdent, doit être un moyen consciencieux d’émulation et de perfectionnement dans une noble communauté de labeurs ». Cette Liberté, Falloux l’acceptait comme philosophie politique composante de la civilisation européenne. N’était-elle pas « fille de l’Église et mère de la civilisation » ? La biographie de Pie V était bien le cadre approprié pour développer ces réflexions.

27Au terme de ces recherches, Falloux porta une grande admiration pour Pie V. Le saint représenta à ses yeux l’exemple même de ce que devait être un Pape : un Pontife de caractère qui avait su imposer sa volonté, soit celle de Dieu, à son époque ; un Pontife de combat qui avait lutté contre les ennemis de l’Église : à l’intérieur contre la Réforme, à l’extérieur contre l’Islam. La politique de Pie V apparaissait à Falloux comme une autorité en matière de pouvoir temporel et spirituel : « À l’époque de Pie V, les papes étaient encore investis d’une grande autorité temporelle et, par une inévitable corrélation, d’une grande responsabilité spirituelle. »

28Cette phrase résume la conception fallousienne de la papauté : temporel et spirituel intrinsèquement liés car le second découlant du premier pour être le pouvoir pontifical. Toute l’approche de Falloux de la question romaine à venir est résumée dans ces mots.

291844 vit l’achèvement du long labeur : la biographie comptait 492 pages réparties en 30 chapitres. L’éditeur Sagnier et Bray assura la publication de l’œuvre.

30L’ouvrage s’inscrivit dans la culture catholique française de l’époque. La dévotion au pape venait de son rôle de récepteur de l’affect spirituel d’une population de croyants privés de structure ecclésiastique par la Révolution de 1789. N’avait-il pas été le phare qui éclairait le navire en difficulté pour le guider sûrement au port, en ces temps de tempêtes révolutionnaires ? L’échec de la politique de restauration du gallicanisme d’Ancien Régime par Louis XVIII contribua au renforcement du culte pontifical : l’évêque d’Amiens, Monseigneur Salinis, déclarait en 1849 que « l’époque actuelle est une époque de transition et de régénération (...), Rome est le centre des espérances de la catholicité ; c’est donc de Rome que doit partir le mouvement régénérateur des sociétés humaines. » Le culte du pape post-révolutionnaire s’inscrit dans la continuité de l’ultramontanisme du XVIIe siècle.

31Le culte que voua Falloux au pape s’incrivit dans le courant intellectuel « français et européen ». Celui-ci s’ancrait « dans le traditionnalisme philosophique et politique du premier XIXe siècle », et s’opposait au courant « spécifiquement romain » né de la réaction antijanséniste du second XVIIIe siècle. Cependant ces deux courants acceptaient l’unité liturgique romaine : entre 1845 et 1860 sur la soixantaine de diocèses français 51 s’y conformèrent ; il n’y en avait que 22 et 1814. La liturgie romaine garantissait l’unité du peuple chrétien et devint gage d’obéissance et d’autorité.

32Saint Pie V comme Louis XVI furent révélateur de la conception d’Alfred de Falloux de l’organisation sociale et de l’action politique chez les peuples : l’élite sociale est mise en valeur contrairement à Jules Michelet qui place le peuple au centre de l’action historique.

33Qui d’autre que le Pape pouvait avoir la primeur du nouvel ouvrage ? Falloux offrit deux volumes à la Secrétairerie d’État du Vatican, tout en déclarant son engagement religieux :

« En attendant qu’il me soit accordé de lutter d’une manière efficace contre les entreprises de l’impiété dans mon malheureux pays, je crois encore servir ma Foi et ma Patrie en essayant d’appeler de nouveaux hommages autour des noms les plus glorieux de notre Sainte Mère l’Église Romaine. Puisse cette pensée, Monseigneur, me gagner l’indulgence de votre Éminence. »

34Saint Pie V pouvait maintenant être présenté au public à ses éloges comme à sa vindicte.

35La critique développée par Auguste de Puységur dans La Gazette du Languedoc porta, inévitablement, sur l’Inquisition. Le journaliste déclara dans son article, dans un style incisif que « nos mœurs désavouent et repoussent ces pratiques d’inquisition qui nous semblent aujourd’hui si contraires au véritable esprit de l’Évangile ».

36L’argument déplut fortement à Falloux. Il était mal fondé. Aussi l’auteur décida-t-il de répondre :

« Je vous en supplie, n’employez jamais cette expression qu’après l’avoir mûrement pesée, car c’est celle qu’ont toujours à la bouche ceux qui attaquent l’Église à tort et à travers, et qui sont si épris des temps primitifs du christianisme qu’ils ne s’avoueront contents qu’après nous avoir fait rentrer encore une fois dans les catacombes : ces simples mots sont toute la querelle entre le protestantisme et le catholicisme. Toute la révolte du XVIe siècle s’est faite afin que chacun, à chaque heure du jour, pût déclarer en son propre et privé nom, ce qui est contraire ou conforme au véritable esprit de l’Évangile, tandis que les catholiques maintiennent que le véritable sens de l’Évangile, que son esprit éternel, repose dans cette même église, par voix de tradition non interrompue en même temps que par secours direct du Saint Esprit. Ce secours divin, c’est l’Évangile qui l’a promis à Pierre, et c’est l’histoire de l’Église universelle qui en démontre l’accomplissement. »

37Touchantes furent les félicitations de Montalembert pour « cet excellent travail où vous marchez si droit devant vous, en renversant les idoles et les fantômes dont l’esprit moderne avait encombré votre chemin et en portant une éclatante et incontestable lumière sur une des gloires les plus hautes et les plus méconnus du catholicisme (...) il n’est pas un point sur lequel je ne me rencontre tout à fait avec vous ». Le chef du « parti catholique » ne lui cacha cependant pas sa surprise : « Cela m’étonne un peu, car je craignais que votre politique contemporaine ne vous rendit trop indulgent pour les rois très légitimistes du XVIe siècle. Au lieu de cela, je vous trouve aussi ligueur que moi ! (...) Soyez donc heureux d’avoir fait un si bon livre et une si bonne œuvre, et priez le grand pontife, qui est un peu votre obligé, de me donner la force et la patience dont je vais avoir tant besoin pendant la cruelle session par où nous allons passer. »

38L’ultramontanisme mais aussi le libéralisme d’Alfred de Falloux se manifestèrent à l’occasion de l’élection du cardinal Mastaï comme pape : en juillet 1846 alors qu’il était chez lui, au 101 rue du Bac, Falloux apprit l’élection de Pie IX. Pour lui « la Forme et le Fonds de cette élection vont si bien à la reprise des affaires où je les attends, c’est-à-dire au point où les a laissés St Pie V que ma confiance et ma Jubilation sont pleines et entières à cette heure ci. Je ne sais si je vous dis que j’ai appris cette merveilleuse nouvelle dans mon bain et que j’ai eu toutes les peines du monde à me garder dans ma baignoire. »

39Le nouveau pape, qui était réputé libéral, annonçait une ère nouvelle pour la papauté et le catholicisme. Pie IX ne pouvait être qu’un grand pape. Falloux n’en douta nullement car ce pape marchait avec son temps ! Une conviction sur la future politique libérale du pontife et un attachement à Pie IX qu’il renouvela en août 1847 :

« Mon Albert, je n’ai aucune inquiétude pour Pie IX, pas plus que j’en aurais eu pour Grégoire VII, puisqu’il a reçu comme lui une mission trop évidemment personnel. Il a la liberté à organiser, à catholiciser, comme son saint prédécesseur avait l’autorité et la famille... Ma superstition en Pie IX est complète. Son avènement, ses premiers actes, ses paroles anecdotiques, le succès prodigieux et comme miraculeusement révélé d’un bout du monde à l’autre de ce pontificat, tout cela ne peut être né du hasard et mourir à la merci d’une émeute. Dieu nous a montré par la Révolution française ce que peuvent et ce que font les hommes livrés à eux-mêmes. Il va mettre maintenant ce qu’il y avait de vraiment progressif, de vraiment humain dans la révolution, entre les mains de son vicaire, et il va nous apprendre à présent comment il faut prendre l’époque moderne. »

Le Comité central de la Liberté religieuse et le parti légitimiste des années 1840

40Victime de la fureur révolutionnaire des Trois Glorieuses de 1830, l’Église en sortit traumatisée et avertie : la rupture entre la France et l’Église était nette ! Le spectre de 1793 plana à nouveau sur le catholicisme ; il fallut y parer. Pour Falloux, la tâche était d’autant plus réalisable qu’« à la même époque, les résistances catholiques avaient fait la révolution belge, et donné à un gouvernement né d’une émeute une vitalité singulière. Le catholicisme émancipait l’Irlande et lui rendait sa place légitime dans le triple Royaume-Uni » quant à la France « de 1830 à 1840, notre pays se croyait bien indifférent et, il eût aimé à le dire, bien supérieur aux controverses religieuses. Toutes ses aspirations, vraies ou faussées, étaient tournées vers la justice et vers la liberté. Rien de plus conforme au penchant de l’Église que de faire appel à ces nobles instincts ». Vers 1830, l’Église « se mit en mesure de parler directement à l’opinion et d’en être entendue. »

41Elle regroupa ses forces non pas dans un parti la représentant et défendant ses intérêts mais dans le Comité central de la Liberté religieuse ; Montalembert (libéral) le présida, Henri et Charles de Riancey (catholiques sociaux), Franz de Champagny (catholique social), Quatrebarbes, Durosier, Montigny, Falloux (libéral et catholique social), Béchard, Bonneil, ainsi que De Coux et Mandaroux-Vertamy représentaient la partie légitimiste du Comité. Les légitimistes composaient plus de la moitié du comité.

42La formation eut dès ses débuts un chef remarquable et talentueux en la personne de Montalembert. Son action était efficace et intelligente, reconnaissait Falloux, qui en tant que catholique soutenait ses efforts :

« Cherchant des auxiliaires hors de l’étroite enceinte du Luxembourg, créant des journaux, organisant des comités, nouant des relations en Pologne, en Allemagne, en Belgique, en Angleterre (...) » Montalembert réussit à créer une force, sorte de lobby catholique. Il y parvint d’autant plus que « des ressources qu’on était loin de soupçonner se révélèrent ; des dévouements surgirent de toutes parts dans le sacerdoce et dans le monde, dans les sciences et dans les lettres, dans la chaire du prêtre et dans celle du professeur ». Enfin « le souverain pontife Grégoire XVI daigna lui décerner des assentiments solennels ».

43Le Comité pour la Liberté religieuse était devenu suffisamment fort pour exercer une influence certaine sur la vie politique française. Montalembert le savait qui utilisa cet atout : les catholiques apporteraient leur soutien politique à celui qui s’engagerait à défendre leurs intérêts. Cette tactique était habile parce qu’elle plaçait l’action des catholiques dans le cadre de la législation de 1830, celle du vote censitaire. La population électorale se composant des notables, il était facile d’exercer à son encontre des pressions graduées.

44Falloux partagea pleinement cette tactique, qu’il pensa payante. Il apporta son indéfectible soutien à Montalembert mais cet engagement n’était pas sans risque, car les chefs légitimistes déconsidéraient le « parti catholique ». Falloux décida d’en être sans y être : « La seule bonne manière d’agir dans le monde est d’être avec lui, sans être à lui » se plaisait à dire Madame Swetchine quant elle parlait politique. Une pensée que Falloux avait adoptée, aussi s’engagea-t-il financièrement bien que membre du Comité. Un geste qui était une évolution majeure : son catholicisme était celui de l’Ouest et plus particulièrement celui du Segréen, soit romain. Or le « Parti Catholique » était partagé entre deux tendances. L’une dite Intransigeante représentée par le jeune et talentueux journaliste, fraîchement convertit au catholicisme, Louis Veuillot ; l’autre Catholique Libérale dont Montalembert était l’ambassadeur.

45L’heure était à la lutte. Falloux croyait « que les catholiques ont besoin de se rallier sous le drapeau commun qui les mène aux combats ou au martyr depuis 1 800 ans au lieu d’élever les uns contre les autres des pavillons de fantaisies : c’est faire trop de tort à sa cause que de supposer qu’elle a été si mal comprise, si mal traduite, si mal mise en action pendant des suites de siècles, de même que je crois que c’est gagner peu d’âmes à la religion que d’appeler le pape sans cesse sur la sellette et de ne reconnaître que deux prophètes de J.-C., Bossuet et M. de Genoude. Je crois donc avec vous, et avec La Gazette, mon cher ami, que nous devons mettre à profit toutes les leçons de l’expérience, que nous ne devons nous obstiner dans aucune des idées qui ont conduit nos Pères à l’abîme, mais je crois aussi que nous devons nous retremper aux pures sources du vrai, et nous y attacher avec le dévouement le plus absolu, parce que le péril est là, en face de nous. Je pense cela d’une manière absolue, et vous aussi, cher ami, dans le domaine de la Foi (...) » écrivit-il à Puységur, le 24 juillet 1844. Cette observation intervint lors de la campagne de pétitions pour la Liberté religieuse de l’été 1844 ; le succès de l’entreprise reposait sur l’adhésion de l’opinion catholique qu’il fallait ménager, et sur la bienveillance de l’État à l’encontre de l’Église. Toute radicalisation conduirait à un rétrécissement du champ d’action des catholiques et hypothéquerait la liberté religieuse.

46Les excès de langage des catholiques les plus radicaux commençaient à ébranler la cohésion du « parti catholique », mais celle-ci était assez solide pour tenir. Elle tint. Falloux ne doutait pas et il continua à le financer. Il maintenait son engagement par fidélité à Montalembert, car les dissensions avec les Ultras se confirmaient. Tout comme se confirmait son appréhension vis-à-vis de L’Univers ; déjà le dimanche 26 janvier 1838, lors d’une soirée chez Montalembert en compagnie de l’abbé Combalot et de Thomassy, il avait été question de « s’emparer de L’Univers » pour conforter le « parti catholique ». Le journal était l’une des clefs de voûte, avec le parti, de la lutte catholique. Ses articles les plus virulents comme Le monopole universitaire destructeur de la religion et des lois ou La charte et la liberté d’enseignement, Mémoire adressé aux évêques de France et aux pères de famille sur la guerre faite à l’Église et à la société par le monopole universitaire ou le manifeste de Montalembert intitulé Du devoir des catholiques dans la question de la liberté d’enseignement influencèrent l’opinion publique et les élites politiques et sociales. Le souffle que lui insufla Louis Veuillot fit passer le tirage de 1 530 exemplaires par jour en 1840 à 4 700 en 1845. L’action militante avait renforcé les amitiés. En effet, Charles de Montalembert après avoir reçu Brimont et Falloux le mardi 10 janvier 1837, avait écrit dans son journal intime : « Puis à ce dîner je vois Messeigneurs de Brimont et de Falloux, pitoyables représentants du clergé et de la soi-disant noblesse de France. » Quelques années plus tard, Charles de Montalembert les apprécia à leur juste valeur, surtout Falloux.

47En 1842, afin de soutenir l’action catholique, Montalembert décida d’acquérir un journal, ce fut Le Correspondant. Créé en 1829 par Lenormant, le journal avait pour objectif de défendre les intérêts catholiques, Lamennais le quitta dès 1831 pour créer L’Avenir. 1843 marqua le renouveau de cet organe de presse, qui bénéficia des subsides de Vogüé, Sainte-Seine, Brosses et Kergolay, de l’autorité professionnelle de Lenormant, directeur et rédacteur en chef du journal. Champagny, Cavour, Montalembert, Foisset et Ozanam, Falloux, Carné apportèrent leur plume au journal pour œuvrer au renouveau catholique. Falloux s’engagea avec conviction : par la plume défendre ses idées, par la plume attaquer celles des adversaires, par la plume éveiller l’opinion.

48Falloux vit dans la presse un moyen de communication novateur et efficace pour dialoguer avec le pays : elle devait chercher à intéresser une majorité de Français. La Nation voulait se prendre en main, elle le revendiquait depuis 1789. Aussi demandait-elle à être intéressée à la « Respublica ». Falloux en fut conscient : Le Correspondant devait être un journal accessible à un large public.

49Les bureaux du Correspondant furent installés au 29 de la rue de Tournon, l’édition du journal fut confiée à Charles Douniol.

50Au lendemain de l’échec de Falloux aux élections de juillet 1842, un constat s’imposait : le fractionnement des forces légitimistes empêchait toute victoire pour la cause légitimiste et pour la carrière de Falloux. À la tête du Comité spécial pour l’arrondissement de Segré nouvellement créé, Falloux s’attela avec vigueur à la restructuration des forces légitimistes craonnaises : les électeurs segréens qui avaient omis de changer de collège et avaient voté à Angers, rendant ainsi leur vote stérile car isolé, furent invités à s’inscrire à leur collège électoral de Segré. Les propriétaires terriens qui avaient omis de s’inscrire au collège de Segré furent conviés à le faire. « On fit le bilan des impôts et aussi des opinions. Les dossiers et les demandes d’inscription affluèrent à la Préfecture de Maine-et-Loire. »

51Pour gagner les batailles il faut des armées organisées. Le rassemblement des forces royalistes se révéla d’autant plus nécessaire que le 13 juillet 1842 un drame aux conséquences incalculables se produisit aux portes de Paris : le fils de Louis-Philippe, le duc d’Orléans, se tuait dans la plaine des Sablons en sautant de son cabriolet dont le cheval s’était emballé. Les reins brisés par la chute, le Prince expira dans la journée. À cette tragédie, qui ne concernait pas directement les légitimistes, s’ajoutait la division des forces royalistes. Au grand dam de Falloux :

« C’est que le parti royaliste s’est arrangé de façon à n’avoir plus aucune part de bénéfice dans les succès de son orateur1, qui n’est pas son chef. Notre état de révolte ayant éclaté au grand jour ; le génie de la division ayant pris position dans les conseils de Goritz par M. de Villèle, dans la presse par M. de Genoude, à la tribune par M. de la Rochejacquelein, dans les rangs des royalistes de province par de persévérantes calomnies, et d’inintelligentes méfiances, il n’y a plus que de belles scènes à contempler, une lutte dramatique admirablement soutenue, à suivre dans la carrière de Berryer, mais il n’y a plus à considérer en lui la décomposition de notre parti. Dans ma conviction c’est un grand malheur pour le parti. »

52La chute des Bourbon continuait à propager ses effets dissolvant sur les forces royalistes : les légitimistes livraient une lutte intense aux orléanistes en fuyant les réceptions officielles, en appliquant un blocus matrimonial aux familles orléanistes, en renonçant aux charges publiques d’état et locales. Le parti royaliste n’avait pas de chef : Berryer, Blacas, Charles X en son temps, Louis XIX et d’autres comme Genoude et Quatrebarbes exerçaient une influence cénaculaire ; ils régnaient sur le parti légitimiste mais ne le gouvernaient pas. Les légitimistes se partageaient également entre trois tendances : les tenants de l’exil de l’extérieur (Villèle) et ceux de l’exil intérieur (Genoude), les partisans de la participation modérée à la vie politique du pays. Falloux était de ces derniers car le succès de 1830, la pérennisation du régime orléaniste, l’impopularité des Bourbon symboles de l’Ancien Régime abhorré, la nécessaire alliance du Trône et du Peuple conduisaient à une irrémédiable et inéluctable évolution du royalisme vers la modernité.

53Cette approche amenait Falloux a avoir pour Berryer une grande admiration : il était orateur, d’une grande intelligence politique, il aimait son roi d’un amour serein et pur. Berryer rassemblait les qualités que Falloux recherchait chez un homme politique. Entre les tenants du recours à la force armée pour asseoir le Prétendant sur le trône, regroupés autour du duc Des Cars et du général de la Rochejacquelein et les légitimistes parlementaires ou « pancaliers », rassemblés autour de Berryer et de Chateaubriand, Falloux avait choisi les légitimistes parlementaires. Lui qui en 1832 avait adhéré au retour des Bourbon par la force, qui en fut détourné par la volonté paternelle, était maintenant et définitivement un « pancalier ».

54Le rétablissement du légitimisme était rendu plus difficile par la conduite politique du Comte de Chambord. En novembre 1844 eut lieu la conférence de Venise où se rassemblèrent les chefs légitimistes du Comité national ; le résultat escompté par la tendance parlementaire ne fût pas atteind : l’abstentionnisme restait la ligne politique à suivre. La lettre de Hyde de Neuville à Berryer du 14 novembre 1844 est un témoignage du désarroi et du découragement (« votre lettre m’afflige ») auxquels devront s’habituer les légitimistes modérés.

55Malgré les divisions internes, la lutte se poursuivait : il fallait soutenir les élections du Conseil Général et les remporter. Aussi Falloux, l’honorable vaincu de 1842, s’engageait-il à ne pas faire « naître de difficultés » voire « même à les aplanir » tout en voulant « qu’on porta un autre royaliste que » lui, « pourvu que cela ne diminue pas nos chances. » Puis « d’abord d’examiner soigneusement notre liste nouvelle, ensuite nous assurer des plans de nos adversaires, troisièmement me mettre en avant autant que cela me paraîtra consciencieusement, nécessaire, et en arrière si je puis suivre mon indication. » Une attitude sceptique du fait de la division criante des royalistes. En témoignait son attitude vis-à-vis du Comité de Paris :

« J’ai reçu à Saint Briac, une lettre de M. Luc de Laborde dans laquelle il me demandait de devenir leur correspondant de Segré. La lettre ne faisait pas la moindre allusion aux débats politiques, de sorte qu’il était impossible de deviner, si c’était la fraction Villèle dissidente (...) ou la fraction Berryer. Je répondis qu’il m’était impossible d’entrer en correspondance sans savoir avec qui (...) ce fut alors M. de Saint-Priest qui me répliqua, en m’assurant que les divisions étaient finies de par l’autorité supérieure. »

56Depuis la mort de Charles X, le 16 août 1836, les légitimistes s’étaient divisés : le comte Alexandre d’Adhémar publiait en 1843 un ouvrage intitulé Du Parti Légitimiste en France et de sa crise actuelle, dans lequel transparaît la division des légitimistes. Adhémar y dénonce les légitimistes parlementaires en affichant des valeurs ultracistes : « On ne considère pas assez que le parti légitimiste est fondé sur des principes politiques, qui ont les racines les plus profondes dans les traditions nationales, et que ces principes sont (...) la nationalité française toute entière ; nous voulons dire la nationalité du passé. »

57À la fin de l’année 1843, le comte de Chambord qui avait 23 ans convoquait à Londres ses partisans. Un millier d’entre eux dont Chateaubriand se déplacèrent à Belgrave Square. Le succès fut complet. La position d’Henri V était ambigüe : depuis 1830, ses oncles tenaient pour nulles les Abdications de Rambouillet en faveur de leur neveu. Toute contraire était l’attitude des légitimistes de France qui voyaient dans le jeune duc de Borbeaux, le roi de France Henri V.

58Les légitimistes partisants de la force voyaient dans le coup d’état la réponse au régicide des Orléans. Falloux en était navré, une prise de conscience désabusée qu’il confia tout naturellement au « frère » Albert de Rességuier : « Je ne suis pas à vous dire pour la première fois que Goritz renonçant à faire ou à garder des royalistes, ce que les royalistes ont de mieux à faire, c’est de faire des chrétiens tant qu’ils pourront, pour le salut de leurs âmes et pour celui de la France. »

59Néanmoins la lutte continuait. Elle continuait parce que la situation du pays y poussait. Comment ne pas agir ? Lorsqu’il « est douloureux de voir un caractère et un génie tels que le caractère et le génie français qui avaient porté à un si haut point les merveilles de l’harmonie, arriver à des dissonances, à des cacophonies comme celles auxquelles nous assistons ». Falloux voulait d’autant plus agir que « les Romantiques de toutes espèces sont pour beaucoup dans la dégradation nationale », que « cette affectation de réhabilitation pour toutes ces vues et pour tous les États exceptionnels, cette dépréciation systématique de toutes règles, de tout Devoir, ont amené dans les faits et dans les têtes ce que nous voyons aujourd’hui : Victor Hugo échappant à la police au moment où on l’admet au Luxembourg, Eugène Sue et Alexandre Dumas satellites des grandes régénérations de la littérature française, tirent officiellement le chapeau à ceux qui tiennent le cordon, et pendant que les esprits sont aussi glorieusement amusés ou distraits, les hommes politiques livrant et pillant l’honneur et la Fortune publique. »

60Au contexte de la société française s’ajoutait celui du monde légitimiste. La lutte pour la liberté d’enseignement risquait de priver, par réflexe mécanique, les légitimistes du soutien de la gauche sans pour autant qu’ils bénéficient de l’électorat conservateur déçu par la politique religieuse du régime. Fallait-il conserver les alliances avec la Gauche ? Ce qui compromettait la liberté d’enseignement. Fallait-il virer à Droite ? Au risque de ne pas rassembler une majorité. Le dilemme fut trancher : les catholiques s’allieraient aux conservateurs déçus.

61Falloux opta pour une tactique conciliatrice comme il le déclare dans ses Mémoires :

« La ligne de M. Berryer et la ligne de M. de Montalembert, l’une plus exclusivement politique, l’autre plus exclusivement religieuse, pouvaient être distinctes et ne devaient jamais être ennemies, car elles embrassaient l’ensemble des grands intérêts du pays (...). des hommes jeunes, indépendants envers le passé, envers le présent, devaient tendre au rapprochement de ces deux lignes (...), et à mesure que j’avançais dans la vie pratique, je m’appliquais davantage à servir de trait d’union entre M. Berryer et M. de Montalembert. »

62La tactique concilatrice lui permit de conserver l’appui des légitimistes malgré les divisions : l’abandon du recours à la force par les légitimistes militaires depuis le coup de force de la duchesse de Berry, lui permettait de profiter de leur appui tout en permettant une ouverture vers la Gauche. Elle présentait Falloux à la Gauche comme un modéré ce qui laissa entrevoire une possibilité d’alliance.

63Malgré ce contexte difficile, Falloux ne voulu pas renoncer : agir pour le catholicisme, pour la restauration monarchique. Une volonté que le moral mit parfois à mal, comme à la fin octobre 1845 où, épuisé par l’activité politique et la rédaction de Saint-Pie V, il confia à Rességuier :

« Je suis depuis longtemps si fatigué des luttes, si à bout d’illusions sur la possibilité des choses souhaitées que je ne forme plus de projets même en pensée. J’emploie tout mon courage non plus à changer quoique se soit dans ma vie, mais à l’accepter avec résignation pour ce qu’elle a de triste, avec reconnaissance pour ce que Dieu lui accorde d’autre part de si profondément généreux. Ainsi je le remercie de ce que vous m’aimiez encore. »

64Mais le lutteur ne se laissa pas abattre et reprit la lutte pour la Cause et... pour sa carrière politique : il était dans la force de l’âge, il était riche et bien né, il avait la fibre politique, il bénéficiait de précieux soutiens dans les personnes de Madame Swetchine et de Jules de Rességuier, dans l’alliance entre le Comité Montalembert et Berryer. Enfin le contexte politique des légitimistes n’était pas totalement sombre : depuis le début des 1840 le légitmisme connaissait une résurgence électorale, notamment dans l’Ouest. La candidature d’Alfred de Falloux à Segré compta parmi trente six autres candidatures nationales dont celles de Théodore de Quatrebarbes à Cholet (Vendée), de l’abbé de Genoude à Redon (Ille-et-Villaine), du général Oudinot à Saumur et de Charles de Bourmont à Mayenne.

65La campagne électorale du printemps 1846 fut classique et fructueuse, la stratégie des élections de 1842 qui avait été reprise s’avéra payante.

Le député du Segréen : 1846-1848

66Après une campagne électorale honorable, le 3 août 1846 Falloux fut élu député par 183 voix contre 148 pour Jounaulx, sur 360 votants. Le Maine-et-Loire fut la première région électorale légitimiste : Falloux, Quatrebarbes, Oudinot et La Rochejacquelein furent élus, soit la totalité des candidats. Ce succès n’empêcha pas Falloux de constater que son « élection a été accueillie avec des sympathies inattendues et tout à fait populaires ». Par « des sympathies inattendues », il songeait surtout à celle de son père. Par jalousie et amertume Guillaume de Falloux avait mal accepté une candidature de son fils qui risquait de le mener à la députation ; après ces réticences le père avait fini par accepter le fait.

67La Chambre des Députés s’ouvrait à Falloux. Il allait pouvoir défendre ses idéaux, pourfendre les actions politiques du gouvernement orléaniste mené par Guizot. Falloux respectait cet orateur au débit lent, aux discours au style noble et aux formules sonores. Il savourait d’avance le plaisir de le côtoyer.

68La séance du 31 août 1846 allait permettre à Falloux de débuter sa carrière de député et d’orateur. Elle portait sur la vérification des pouvoirs : le bureau de Falloux avait à examiner la validité de l’élection de Drault. Engagé à défendre la liberté religieuse, Drault avait été élu dans la Vienne avec l’aide des légitimistes. Le Parti ministériel l’accusait pour cela d’avoir recouru au mandat impératif viciant ainsi l’élection. Si la démarche du Parti ministériel aboutissait, il y aurait un cas de jurisprudence. Or une telle arme au service du gouvernement ultraconservateur de Guizot lui permettrait d’ajourner indéfiniment la liberté d’enseignement.

69À la tribune, Falloux déclara « y voir une déclaration de guerre très nette contre les engagements entre électeurs et députés, contre l’intervention des minorités entre deux majorités », de poursuivre par la défense du droit électoral : « Tant que ce scrutin de ballottage existera, vous n’avez pas le droit de contester la possibilité d’en faire usage. » Il affirma enfin que :

« Tout gouvernement est libre, monarchie ou république, là où ses idées et les vœux ont pour s’affirmer une issue légale, quelque faible, quelque infime qu’elle soit ; là où ils n’ont qu’à invoquer la Constitution pour se faire respecter (...). J’appartiens à une génération (...) qui a été élevée sous le régime constitutionnel, qui n’en a jamais connu d’autre ; nous sommes donc et nous devons l’être plus jaloux que qui que se soit dans cette enceinte de la dignité et de la pureté de nos mœurs constitutionnelles. »

70Falloux appela à l’annulation de la démarche. À sa descente de la tribune, il fut accueilli par des collègues enthousiastes. Son entrée dans l’arène parlementaire avait réussi. Le voilà député.

71L’assemblée vota l’annulation par 151 voix contre 134... malgré l’intervention de Guizot !

72Du fond de sa retraite à Notre-Dame de Chalais, Lacordaire lui rappela ses engagements vis-à-vis de la cause catholique :

« J’espère que vous le (Dieu) servirez avec fidélité dans le poste qu’il vient de vous confier (...). Vous venez à propos, mon cher ami, pour commencer, je le pense, le noyau d’une phalange nouvelle, destinée à nous tirer du matérialisme politique où l’on voulait nous enfoncer de plus en plus, et où nous périrons certainement si l’Église catholique ne vivifiait pas par dessus les entrailles de la France, et ne se préparait pas à rejeter l’immonde Bas-empire qu’on lui fait avec tant d’art (...). La Providence veut l’affranchissement de son Église devenue l’esclave de l’État, c’est-à-dire de la volonté de l’homme. »

73Falloux lui répondit qu’il n’était question de faillir à son engagement.

74L’actualité internationale ne manquait pas d’atteindre la Chambre. En cette décennie 1840, le nationalisme embrasait l’Europe, notamment la Pologne. Terre catholique en cet Est européen protestant et orthodoxe, terre qui avait eu pour roi Henri de Valois, la Pologne était menacée d’écrasement par la tenaille russo-autrichienne. Cette fois les Habsbourg furent les plus habile : en 1846 la République de Cracovie fut annexée par l’Autriche. De la Pologne martyrisée, Falloux se sentait solidaire. Cette terre était catholique romaine, il l’avait visitée durant ses années de pérégrination européenne. Pour être efficace, son intervention à la Chambre devait être remarquée. Il lui fallait maîtriser son sujet. Qui mieux que Persigny pouvait le renseigner ? Persigny communiqua à son ami les informations demandées : selon lui Napoléon était préoccupé par la puissance à venir de la Russie ; ce qui l’avait amené à créer le Grand-duché de Varsovie. Falloux prit la parole lors de la séance du 3 février 1847. Il distinguait trois dates dans les relations franco-polonaises : 1815, « le jour où la France avait été trahie par la force et vaincue par la force, mais où le droit, comme le représentait alors la Maison de Bourbon avait su cependant y plaider, sinon y gagner la cause de la Pologne et faire inscrire des garanties où l’on voyait un germe considérable pour l’avenir » ; 1831, alors que la France aurait dû aider la Pologne, la non intervention l’emportait. Interpellant Thiers, Falloux déclara que ce dernier « avait naguère pour soutenir qu’on ne pouvait rien faire pour la Pologne, déclaré que géographiquement, politiquement, elle n’était pas née viable et que l’Empereur l’avait reconnu. » Afin de discréditer la thèse de Thiers, Falloux cita Napoléon : « Le rétablissement de la Pologne m’a toujours semblé désirable pour toutes les puissances de l’Occident. Tant que ce royaume ne sera pas retrouvé, l’Europe sera sans frontières du côté de l’Asie, l’Autriche et la Prusse resteront face à face vis-à-vis du plus puissant empire de l’univers. » Thiers avait induit la France en erreur !

75Falloux s’attacha ensuite à montrer que seule la politique d’échange de territoires pouvait régler raisonnablement la Question Polonaise. Il cita à nouveau Napoléon Ier : « Jamais en acquérant l’Illyrie mon intention n’avait été de la garder. Mon idée dominante avait été d’en faire pour l’Autriche le gage et l’indemnité de la Galicie, lors du rétablissement à tout prix de la Pologne en couronne séparée, indépendante, et il m’importait sur qu’elle tête, amie, ennemie, alliée. » Et de continuer en déclarant que : « Eh ! mon dieu, cela s’est fait pour la Belgique en 1830, bien qu’en 1815 le Congrès appelât son incorporation à la Hollande un chef-d’œuvre, l’Angleterre a défait elle-même ce qu’elle avait fait quinze ans plus tôt. Cela se verra aussi un jour à Vienne ou à Pétersbourg. »

76Suivant la conduite d’opposition systématique au régime de Louis-Philippe observée par les légitimistes, Falloux attaqua ensuite l’action de Guizot qui avait déclaré « qu’il n’y avait rien à faire pour la Pologne en 1831 tant que la question révolutionnaire était dans un état flagrant ». Il semblait à Falloux que l’incorporation de Cracovie par l’Autriche était un acte prémédité ; il considéra dès lors qu’il n’y avait plus que les intérêts politiques des nations qui prévalaient en Europe ! Falloux aurait voulu que la solidarité religieuse qui liait les catholiques, ainsi que la solidarité historique qui liait la France à la Pologne prédominassent.

77Odilon Barrot confia à ses collègues : « Écoutez donc, Messieurs, il y a de bonnes choses dans le discours de ce jeune homme ! » Le comte de Rémusat le tint « pour un des menteurs les plus déterminés que j’aie rencontrés (...) ». Beaucoup virent dans « sa manière très souple, qu’elle rappelait que le lion est un grand chat ! ».

Galilée ou la défense de l’Église

78En ce milieu du XIXe siècle, les clivages confessionnels restaient vivaces. L’ancestrale rivalité qui opposait les catholiques aux protestants gardait toute son ardeur. La sociabilité, politique comme privée, de Falloux s’inscrivait dans ce contexte sociétal. Contre les attaques perpétrées à l’encontre de l’Église par une partie du milieu protestant mené par Sir David Brewster, auteur de « The Martyr of Science », Falloux entreprit la rédaction, courant novembre 1847, d’un article. Puisque l’Église était fustigée en tant qu’institution et patrimoine de la civilisation française il fallait lutter... avec habileté : en cette époque de lutte entre la science et la religion, un sujet liant les deux adversaires s’imposait à propos. Qui mieux que Galiléo Galilée pour aborder une lutte aussi âpre que subtile ?

79Complétant l’œuvre consacrée à Saint Pie V, un ouvrage sur Galilée permettait de réhabiliter l’Inquisition. Le sujet étant sulfureux, il convenait de le traiter par une condamnation circonstanciée : « Il semble impossible, au premier coup d’œil, de calomnier cet établissement ; cependant il faut l’excuser, sinon l’absoudre, d’une des plus grandes offenses qu’il ait faite à la sainte philosophie, savoir la condamnation de Galilée » qui « ne fut point persécuté comme bon astronome, mais en qualité de mauvais théologien ». Le débat était centré.

80Falloux considérait que la vérité historique et la défense de l’Église devaient être à l’origine de l’ouvrage :

« Le hasard mit à la fois entre mes mains un volume français et un volume anglais, publiés précisément à la même date, 1841. Le premier, reproduisant une partie des accusations les plus violentes contre l’Église, est intitulé : Histoire des sciences mathématiques, par M Libri (...) ; Le second, allant de lui-même (...), à l’encontre de ces déclamations rajeunies, a pour titre : les Martyrs de la science (...). J’en ai conclu (...) qu’une biographie impartiale pouvait utilement jaillir de ces deux sources opposées. »

81L’angevin portait sur le pisan, « ce génie favorisé du ciel, doué d’une seconde vue » qui « aperçut des lois des nombres ignorés dans la nuit de l’espace, et ne comprit pas les conseils de la plus vulgaire prudence ! » un regard tendre et incisif, lucidement critique.

82La biographie étant de facture classique, elle permettait de commenter l’affaire « Galilée » dans son contexte et dans son déroulement. Le contexte était celui de la place qu’occupait alors la science en Italie : reconnaissance et soutien. Par une approche psychologique, Falloux montrait que la personnalité seule de Galilée lui fut fatale : Galilée trop scientifique au point de se compromettre, Galilée trop orgueilleux au point de s’obstiner, Galilée trop génial au point de se perdre aux yeux de son époque et de ses institutions. Par contraste, l’auteur cherchait à démontrer l’attitude, si condamnée, de l’Église toute en mansuétude et en perplexité : « La compagnie de Jésus se partageait à son égard. Quelques membres l’attaquèrent avec véhémence, d’autres le soutenaient hautement. » Malgré ce contexte, Galilée continuait ses attaques. Face à cet entêtement, le Pontife Urbain VIII, dont l’avènement avait été « salué par Galilée et ses amis comme un événement favorable au progrès de la science », observait cependant une attitude bienveillante. Comme pour mieux souligner l’attitude négative de Galilée, Falloux rappela que le scientifique publia son ouvrage Système du monde de galileo galilei. Le retentissement des théories avancées dans l’ouvrage provoqua de vives réactions dans l’Église, au point que « le conflit de divers sentiments agitait » l’esprit d’Urbain VIII qui se résolu à faire traduire le livre devant l’Inquisition. Bien que ses thèses scientifiques fussent soumises à l’Inquisition, l’Église traitait Galilée avec égard.

83Falloux avait prit soin d’opposer dans un contraste dualiste le corps à l’esprit : un esprit intact dans un corps décrépit. Soulignant ainsi la puissance de la pensée sur le charnel, les torsions corporelles répondant symétriquement aux torsions intellectuelles. Falloux ajoutait que « la papauté a précédé toutes les nations dans la réforme de ses codes de procédure criminelle, et jamais elle n’a rendu son infaillibilité plus sensible qu’à certains jours où elle touche à l’abîme de l’erreur par ceux qui la servent, sans y tomber jamais elle-même ».

84Fort de son succès de librairie, le jeune député pouvait aborder l’hémicycle avec plus de confiance.

Notes de bas de page

1 Antoine Berryer.

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