Chapitre IV. Le catholicisme social
p. 53-65
Texte intégral
Le Paris des années 1830-1840
1Paris avait deux aspects : un Paris mondain, paisible et chic où l’aisance côtoyait le pouvoir, et un Paris populaire, bruyant et sordide où la misère côtoyait le labeur.
2Bourgeoisie entreprenante et opulente que la bourgeoisie parisienne. La révolution de 1830 avait marqué le triomphe définitif de la société bourgeoise ; ses valeurs, ses mœurs, sa sociabilité reconfiguraient le paysage sociopolitique français. Le nouveau régime prodiguait ses honneurs aux talents : Louis-Philippe éleva à la pairie nombre de bourgeois comme Villemain et Cousin, l’Institut accueille des notables tels Thiers, Guizot, Molé, Pasquier, Dupin et Salvandy. Paris, sceptre du pouvoir bourgeois sur le peuple et l’aristocratie. L’orléanisme fut le gouvernement des élites issues de la catégorie des notables et non plus de la seule aristocratie ; doctrine du juste milieu, il « représente le gouvernement des notables, des classes dirigeantes, de toutes les aristocraties, celles de la naissance, de la fortune et de l’intelligence. » Il conféra dès lors à la noblesse hériditaire un rôle social et politique, bien qu’il lui retira son monopole traditionnel sur la société.
3Tel fut le cadre sociopolitique dans lequel prit forme le catholicisme social d’Alfred de Falloux.
4Paris, ville où toutes les affaires semblaient possibles, où les fortunes se bâtissaient en peu de temps. Les entrepreneurs en affaires s’y retrouvaient : Charles Laffitte, Antoine Stern et autres James de Rothschild côtoyaient Cail, Charles Vernes et autres Benoît Vero dans une ambiance d’affaires et de réussites flamboyantes... mais aussi de chutes retentissantes.
5Falloux, jeune aristocrate aisé du quartier de la Chaussée d’Antin ne côtoyait pas ce milieu d’affaires.
6Paris était aussi le Peuple : celui qui assassina aux Carmes et à La Force, celui qui exécuta le roi de France un matin de janvier, celui qui s’enflammait au nom de la Charte de 1814, qui fit les Trois Glorieuses. Paris, foyer principal de la vie politique française. La ville n’inaugura-t-elle pas en 1840 la grève générale ?
7Agir dans le domaine social, c’était panser les plaies de Paris. Adoucir ses souffrances, c’était calmer ses humeurs. L’action sociale restait inéluctablement liée à la vie du Paris moderne. Falloux en fut convaincu.
8En ces temps d’industrialisation de l’économie française, Paris, comme bon nombre de villes en France, connaissait une croissance démographique exponentielle.
9Le Paris d’Ancien Régime offrait ses structures incommodes à une population toujours plus nombreuse. La ville en ces années de Monarchie de Juillet était un grand centre industriel, sans doute le plus important d’Europe par sa population ouvrière.
10Paris était pareille à une fourmilière : 126 000 ouvriers s’activaient chaque jour dans le secteur de la confection, 36 000 artisans et compagnons travaillaient dans le meuble, 17 000 ouvriers dans l’orfèvrerie et autant dans l’imprimerie. Paris était « producteur de locomotives, de machines-outils à vapeur, de métiers à tisser (...), de pianos et de harpes ». Les quartiers du nord et du nord-est abritaient ces grands ateliers où s’engouffraient, aux lueurs du petit jour, les milliers d’ouvriers pour des journées de douze à quatorze heures. L’industrie manufacturière étalait ses usines sur les terrains bon marché du faubourg Saint-Marcel et du quartier Popincourt, au-delà du faubourg Saint-Antoine. Là se trouvaient les quartiers les plus miséreux.
11Paris en ces temps de Monarchie de Juillet grouillait de maçons, de charpentiers et de couvreurs travaillant à l’agrandissement de la ville. Les travailleurs du bâtiment formaient de loin la première population ouvrière parisienne. Cette politique d’urbanisme profitait peu à la population des faubourgs, et précarisait même bon nombre de parisiens.
12Un labeur pénible et une misère sordide formaient le quotidien de la majeure partie des parisiens. Les populations laborieuses s’entassaient dans ses quartiers de la Cité, de l’Ile Saint-Louis, du Marais, de Popincourt, de la Bastille et de l’Hôtel de Ville. Lieux de misère et de désespoir, lieux de labeur et de ludisme malsain où vivaient plus de 900 personnes à l’hectare dans des odeurs fétides et nauséabondes. Le peuple de Paris vivait dans des immeubles insalubres. Le jour à l’atelier, la nuit dans le garni.
13L’hygiène était inconnue de ces populations. Dans ce Paris d’insalubrité et de promiscuité, les épidémies faisaient partie de la vie quotidienne : en 1832, le choléra frappa.
14Paris poumon économique de la France, Paris cœur politique nécessitait une attention toute particulière.
Le catholicisme social
15Jeune homme bien né, aristocrate, riche, Falloux se sentait tout autant catholique. Il lui paraissait normal de se pencher sur ceux que le destin n’avait pas favorisés. L’éducation « sociale » de sa mère et le Légitimisme lui commandaient d’agir, d’œuvrer dans l’action sociale ; il lui sembla dès lors venu le temps de se joindre à l’action des catholiques sociaux. D’œuvrer dans le sillage d’Armand de Melun, de Frédéric Ozanam. François Guizot participait également à cet élan social !
16La Question Sociale se cristallisa vers 1830 au début de la Monarchie de Juillet. La « grande peur » avait alors saisi les élites : le peuple laborieux se montrait belliqueux, hostile. Il n’acceptait plus la misère d’ici-bas pour l’opulence mystique des cieux. Sa vision de la société et de la vie n’était plus celle de l’Ancien Régime.
17L’effroi avait saisi une classe dominante dont le racisme social, par réflexe, s’exacerba : « Les barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase, ni dans les steppes de Tartarie. Ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières (...) » écrivait Saint-Marc Girardin d’une plume angoissée et méprisante dans le Journal des Débats de 1831.
18La bourgeoisie prit conscience du danger social, du risque de dissociation de la société, que le prolétariat était « une nation dans la nation (...) » au point que « la bourgeoisie devait être victime de ces barbares » aux dires de Jules Breyniat. Que la bourgeoisie n’avait rien à attendre de « la vile multitude qui a perdu toutes les Républiques ».
19Les catholiques sociaux, parmi lesquels se comptaient beaucoup de légitimistes, adhérèrent à cette prise de conscience. Pour les catholiques sociaux, il n’y avait qu’une seule stratégie : « Aller à eux pacifiquement, plutôt qu’ils ne viennent méchamment à nous ». La France contemporaine opérait sa mue, Falloux en était convaincu : il pensait que « les rois et les papes même (...), ont trop ajournées des réformes nécessaires ; ils ont payé cet ajournement par des révolutions » tandis que « la propriété, sous peine d’avoir le même sort, doit, dans notre siècle, se hâter de racheter son principe par des bienfaits ».
20Il fallait faire fi du racisme social de l’élite pour laquelle le peuple urbain faisait que « Paris n’est qu’un campement de nomades ».
21Cette prise de conscience d’une vulnérabilité de masse sur le plan matériel, s’accompagnait d’une prise de conscience par les catholiques sociaux du rôle de l’Église dans le domaine social. Le catholicisme social condamnait les valeurs économiques de la révolution de 1789 et en corollaire le cadre social moderne. Il condamnait la société moderne issue de la Réforme, de la Renaissance et de la Révolution française où l’individualisme prime sur le collectif, où l’individu est seul face à l’État ; la référence du catholicisme social étant l’Ancien Régime qui assurait à l’individu une protection matérielle et une stabilité sociale à travers le corporatisme. Le catholicisme social dénonçait également le gallicanisme qui avait tenu le curé « à la sacristie » séparant l’Église de la société civile sur le plan spirituel et social ; au risque d’une rupture radicale. Enfin, la majorité des Français vivaient sous la crainte de Dieu conjuguée à un esprit frondeur. Cette terreur du surnaturel amenait à une reconstruction du catholicisme.
22Il fallait dès lors, assurer le renouveau catholique par la Charité. Telle fut la conviction de ces « chrétiens sociaux ». Le catholicisme social prit alors forme dans les « Pâques de Notre-Dame » et dans l’œuvre de Saint Vincent-de-Paul.
23Les actions de Montalembert et de Lacordaire suscitèrent des vocations. Ainsi, les œuvres d’Ozanam et de Nizard montrèrent-elles la voix aux jeunes catholiques sociaux. Falloux s’orienta au côté de son ami du salon de Madame Swetchine, Armand de Melun. Il y rejoigna Paul et Albert de Rességuier, Camille d’Orglande, Alexandre de Lambel, Sigismond de Mirepoix, Éleuthère de Girardin.
Falloux et les œuvres de charité
24« Quel est le devoir de la société vis-à-vis du paupérisme, de ses causes et de ses effets, et ce devoir, dans quelle mesure et par quels moyens doit-elle l’accomplir ? Là est toute la question sociale. »
25S’engager, s’investir pour répondre aux maux d’une société où les valeurs industrielles s’imposèrent face aux traditionnelles valeurs chrétiennes. Servir l’Église en apportant une réponse chrétienne aux problèmes sociaux contemporains. Servir le Légitimisme en prenant en compte les attentes sociales des couches populaires.
26Le catholicisme social apparut à Falloux comme le meilleur moyen de répondre à la Question Sociale. Aussi s’engagea-t-il aux côtés d’Armand de Melun. Œuvrer dans le sillon d’Ozanam, de la Sœur Rosalie et d’Armand de Melun lui sembla une obligation et un devoir de catholique. Madame de Falloux ne lui avait-elle pas transmis cet intérêt pour les infortunés de la vie qu’elle tenait de son enfance à Huillée ? Toutes ses valeurs chrétiennes il lui fallut, il lui sembla devoir les exprimer pour qu’elles pussent profiter et prospérer. Le Socialisme et le Naturalisme étaient à combattre ! Ces deux philosophies étaient des menaces mortelles pour le catholicisme. Il fut dès lors logique pour Falloux de parer au péril.
27L’engagement dans le catholicisme social, Falloux le voyait autant physique qu’intellectuel. Aussi, sa collaboration à l’œuvre d’Armand de Melun se fera t’elle littéraire. Falloux décida d’apporter sa plume à la revue catholique sociale que Melun venait de fonder, Les Annales de la Charité.
28Ses numéros manifesteront l’action et les idées d’une association catholique, formant un cercle philanthropique et d’action sociale.
29La raison d’être des Annales était toute chrétienne :
« Venir en aide aux malheureux est une des grandes préoccupations de notre temps. Chacun y voit un sentiment, un devoir, une nécessité. La sympathie pour nos semblables nous inspire la bienveillance, la prévoyance et la justice, avertissent les hommes de gouvernement et d’administration qu’il s’agit du bon ordre et de la conservation de la société ; la religion chrétienne a fait de l’amour du prochain des devoirs ; elle a proclamé depuis dix-huit siècles l’égalité et la fraternité entre les hommes. Ces aspects divers de la même vertu ne sont point contradictoires (...). »
30Mais la tâche restait immense. La bourgeoisie n’avait jusqu’alors porté aucun intérêt à la Question Sociale. La France de Louis-Philippe prospérait sans état d’âme, le pays n’avait pas de réalisations sociales notables. Comment l’aurait-il pu sans aucun modèle !
31L’une des principales actions des Annales consista donc à s’occuper « principalement des questions qui n’ont pas encore reçu en France la décision de l’expérience », en plus de rendre « compte de ce qui existe déjà, des institutions, des établissements qui ont l’épreuve de l’expérience. Nous présenterons ainsi des modèles à suivre (...) ». L’Angleterre fut pour les catholiques sociaux français une source d’inspiration constante. Toutefois, pour Armand de Melun et les catholiques sociaux, l’aumône était le fond de toute action sociale. De fait l’œuvre des Annales de la Charité reposa-t-elle sur le principe de l’aumône : « La meilleure des charités est évidemment l’aumône, les consolations données aux pauvres ou aux malheureux, par celui qui le voit, qui le connaît, qui prend pitié de lui (...). »
32L’Église avait le devoir de répondre à la question sociale ! Ne réponda-t-elle pas durant des siècles aux souffrances des pauvres par la charité chrétienne ? Le catholicisme ne s’incarnait-il pas dans Saint Martin de Tours qui partagea son riche manteau avec le pauvre. Le catholicisme s’incarnait alors dans la sœur Rosalie soulageant la misère de la rue Mouffetard. Le catholicisme était également Ozanam initiant la jeunesse catholique au Bien par les bonnes œuvres.
33Parce que chrétienne, l’action sociale des catholiques devait apporter des réponses concrètes et positives à la Question Sociale. Et cela, dans un souci de démarquage vis-à-vis du Socialisme : « Nous nous garderons bien plus encore d’imputer les maux des classes souffrantes à nos lois et aux institutions de notre pays ; nous n’attaquerons point la société dans ses principes. »
34Considérer la « Question sociale » dans les limites définies par 1789, c’est-à-dire dans le respect du droit à la propriété et du droit individuel !
35Le concret passant par l’action, les membres des Annales de la Charité entreprirent une publication constante des thèmes de leur philosophie sociale.
36Agir avec le souci d’informer et d’inciter à l’œuvre sociale. Pour la lutte contre le paupérisme, pour le catholicisme.
37Les articles exprimèrent donc l’esprit du catholicisme social. Les plus éminents écrivains des Annales furent mis à contribution : Armand de Melun côtoyait les idéalistes Augustin Cochin et Alfred de Falloux.
38La misère revêtait, en ces temps d’industrialisation, bien des visages : logements insalubres, hygiène défaillante dans la population, sous-alimentation, corps rongés par la maladie. Les sujets d’études et d’action étaient multiples.
39Pour les membres des Annales, il fallait œuvrer, tout en pensant le rôle de la charité dans la question sociale. Afin d’éviter la fracture sociale, les catholiques sociaux comprirent qu’il fallait se faire comprendre pour être écouté, se présenter aux classes laborieuses pour en être accepté. Le catholicisme social devait entamer un dialogue avec l’opinion publique. Les articles des Annales répondirent à ces enjeux ; Falloux décida d’écrire sur la raison de l’action des catholiques sociaux. Le sujet fut arrêté : L’aumône par les œuvres.
40Falloux commença par exprimer la conception de l’action charitable, telle que Les Annales la concevaient :
« Mais il faut en venir à ceux qui établissent nettement la supériorité de l’aumône individuelle sur l’aumône collective (...). En vous réduisant ainsi à vos propres ressources, en vous isolant, en refusant cette force propre de l’association que chaque spéculation réclame aujourd’hui, vous secourez bien un infortuné, mais vous ne secourez pas l’infortune. »
41Et d’ajouter que « le pauvre secouru par l’homme seul, ne perdra pas la pensée de la vengeance contre l’ordre social tout entier (...), mais l’homme qui est secouru par une société fera monter sa reconnaissance plus loin ». Le souci, emprunt de dimension religieuse, de maintenir l’ordre social était manifeste : « Quand le membre d’une œuvre entre chez le pauvre, il y introduit nécessairement un tiers qui n’existe pas entre lui et tout autre visiteur ; c’est le saint sous le patronage duquel l’œuvre est placée. »
42L’Église devait occuper sa place dans la Question Sociale : pour les catholiques sociaux, historiquement et spirituellement, cette place lui revenait de droit ! Pour ce faire, elle devait s’appuyer sur la valeur chrétienne de la charité dont l’application reposait sur l’œuvre. Une œuvre qui ne pouvait prendre forme que par l’action collective. Pour Falloux une œuvre « c’est se réunir à jour fixe, affaire ou plaisir cessant, réciter une courte prière en commun, écouter ceux qui parlent des maux que vous ignorez, révéler ceux qui vous sont connus, rechercher le remède applicable au plus grand nombre des blessures ».
43L’article résumait Les Annales de la Charité. Falloux le communiqua au siège de la revue. Il parut courant 1845.
44La cause ! Encore la cause ! Toujours la cause !
45La participation d’Alfred de Falloux aux Annales fut restreinte : les activités politiques vinrent interrompre fréquemment sa collaboration.
46En ces temps de bouleversements profonds, le catholicisme devait garder ses positions, si besoin les reconquérir. Falloux remarqua l’ouvrage de Bazelaire intitulé Des institutions de bienfaisance publique et d’instruction primaire à Rome, parut en 1840. Pour Falloux cet ouvrage présentait l’action sociale du catholicisme dans sa dimension historique et évangélique. Notamment la première partie, dont il partageait le message : Rome et la France étaient seules aptes à appliquer l’Évangile, puisque « à Rome, il faut distinguer les deux éléments catholique et italien (...). En principe, on peut dire que tout est bon, souvent même admirable et sublime, parce que l’idée est fille du génie catholique ; mais en application, le génie italien se trahit, et trop souvent défigure par sa paresse et son laisser-aller les fondations les plus belles. Si toutes les lois et tous les règlements s’y exécutaient, Rome serait un type idéal de gouvernement. Ce type se réalise quelquefois : c’est dans l’alliance du génie romain et du dévouement français ». Par ces lignes, Falloux souligna le rôle prédestiné de la France dans la chrétienté romaine : « Fille aînée de l’Église » elle était missionnée.
47Falloux ne manqua pas de souligner la place que le livre accordait à Rome : « Tout part à Rome de l’inspiration religieuse, et ce qui se fait par le sentiment naturel du devoir et d’humanité, prend ici la vie dans les motifs de foi, dans les paroles de la révélation divine. »
48Rome était le cœur d’un monde catholique qui lui donnait une place nouvelle, depuis 1789, dans sa religiosité quotidienne. La ville éternelle n’éclairait-elle pas l’Europe sur la voie de la bienfaisance ? « Les institutions romaines de bienfaisance ont servi de modèle aux autres peuples et précédé de beaucoup, chez les nations européennes, la réalisation d’œuvres semblables qui existent partout aujourd’hui. »
49Rome, caput mundi !
50L’action sociale des catholiques français devait impérativement revêtir une dimension romaine, puisqu’elle s’inscrivait sous l’influence de Rome.
51La conclusion de l’article permit à Falloux de rappeler l’action et la raison d’être des Annales de la Charité : « La lumière universelle dans le domaine des lumières, et l’émulation agrandie de peuple à peuple, dans le domaine des œuvres. »
52Mais l’activité charitable des catholiques devait constamment lutter pour sa reconnaissance.
53Une situation dont il fallait se sortir. Parler à l’opinion, l’éveiller à la charité chrétienne, la ramener au catholicisme en lui prodiguant ce qu’il avait de plus magnifique, la charité.
54Armand de Melun rédigea un article qui se présenta comme une réflexion sur le rôle de la charité dans la société. Situer l’action des catholiques sociaux dans le temps, depuis la naissance du catholicisme social, comme dans l’espace c’est-à-dire la France des années 1840 et 1850. L’article fut intitulé De la mission actuelle de la Charité.
55Paru dans les Annales en 1851, il commençait par un rappel de l’opposition entre la Charité et le Sophisme :
« Mais la charité a rencontré, dès les premiers pas, une rivale qui lui a déclaré une guerre impitoyable (...), une doctrine nouvelle qui prêchait l’amélioration de l’humanité par le déchaînement de ses appétits, sa fortune par son inaction, son progrès par sa ruine, et poursuivait la fondation d’une société nouvelle, espèce de nouvel idéal rêvé par les sophistes. »
56Afin d’affronter cette rivale et de la contrer, « il ne suffit donc pas de désarmer les mains, d’emprisonner les corps, de briser les résistances, de déporter les hostilités, c’est l’âme du peuple dont il faut maintenant s’emparer pour que l’anarchie ne renaisse pas de ses ruines, et que l’assaut ne recommence pas demain ». La réalisation de cette politique, nécessitait de recourir à la charité ainsi qu’à « la puissance qui civilisait la barbarie, instruisait l’ignorance, moralisait la dépravation ». Cette politique paraissait d’autant plus souhaitable, que la dualité entre le Laïcisme et le Catholicisme imprégnait toujours une société qui « pendant trop longtemps a eu un autre langage, un autre enseignement que Dieu », bien que « d’heureux efforts ont été tentés, une loi a été faite pour réconcilier l’instruction primaire avec la foi », mais cela n’empêchait pas qu’« il reste beaucoup à faire », concluait serein Armand de Melun. Celui-ci situait ensuite les champs d’action des Annales : l’éducation car « pour que le patronage soit efficace, il faut, à la campagne comme à la ville, qu’il se prolonge au-delà de l’école primaire (...), on a pris encore assez de soins des forces naissantes de la jeunesse. C’est l’âge où les idées, où les habitudes se forment ». Une action qui s’opérait également dans la santé puisque « ce serait aussi un grand service rendu aux pauvres que de leur procurer la visite des médecins », dans l’association de secours mutuels « qui a bien peu pénétré jusqu’ici dans les campagnes, et qui porterait d’excellents fruits », en plus d’être faite « pour établir et conserver entre les habitants de la même commune, quelles que soient leur condition et leur fortune, des rapports de bienveillance et de mutualité ». Un appel à la mobilisation terminait l’article : « Nous demandons surtout que toutes les intelligences, toutes les âmes, se mettent à l’œuvre, se posent les questions, s’enquièrent des moyens de les résoudre », et cela parce que « tout mouvement aujourd’hui est le commencement d’une longue marche ; toute victoire, le début d’un grand travail (...), et notre vie doit être une œuvre pour ne pas devenir un combat ».
57Rassembler les énergies chrétiennes, mobiliser les volontés, exploiter la foi, faire parler les âmes de cœur... pour son prochain.
58Falloux approuvait la vision de l’action sociale avancée par son ami. La charité lui apparaissait comme le seul et efficace moyen de lutter contre le paupérisme. Les valeurs de Madame de Falloux mère trouvaient en son fils une continuité. Les enseignements maternels lui avaient appris que la charité était le devoir du chrétien et le droit ancestral de l’Église ! Il était du devoir de celui que le destin avait favorisé de se pencher sur le sort de celui que la Providence avait délaissé. Ce devoir de compassion devant s’accomplir à travers l’Église.
59Une Église catholique malmenée depuis 1789 par une société moderne gagnée de plus en plus au Progressisme. L’État ne se dressait-il pas comme le rival de cette dernière ? Ne cherchait-il pas à laïciser l’action sociale ? Cet État tout puissant qui cherchait à étendre son omnipotence à toutes les sphères de la société, présentait l’indigence comme un problème de droit. Considérant les secours aux pauvres comme « une dette inviolable et sacrée » et partant du principe que « tout homme a droit à sa subsistance » les pouvoirs publics inscrivaient leur action sociale comme une œuvre nationale à la charge du seul État. Tel les rois d’Ancien Régime, l’État moderne se prétendait thaumaturge. À sa charge la guérison des maux sociaux de la population. Son administration étendait ses ramifications sur le domaine social. Toutefois l’action sociale de l’État était toute relative en ces temps de triomphe du libéralisme économique. La « main invisible » de Smith conduisait les états à « laisser faire, laisser agir » la réalité économique industrielle.
60L’omnipotence administrative de l’État était une réalité frustrante pour l’action des catholiques sociaux. Aussi, Armand de Melun entreprit-il de plaider en faveur du droit historique et inaliénable de l’Église de pratiquer la charité, le prosélytisme religieux. Comme à son habitude, il commençait son article par un constat : « Il est une liberté qui manque encore à l’Église (...), l’évêque en son diocèse, le curé dans sa paroisse, ne peuvent recevoir, posséder, administrer au nom et en faveur des pauvres ; il leur est interdit de rien fonder, de rien transmettre : leurs œuvres doivent mourir avec eux. »
61Il poursuivait en rappelant la situation contemporaine de l’Église :
« La charité religieuse qui nous a légué presque tous nos établissements de bienfaisance (...) n’a pas droit à l’existence ; elle ne vit que des concessions de l’administration et de la tolérance de la police, à la condition de s’enfermer dans le cercle le plus étroit, d’agir le moins possible, et de réduire le bien qu’elle fait à la plus éphémère et à la plus stérile expression. »
62Pourtant, dans cette lutte entre la société laïque et la société religieuse, entre l’État moderne et l’Église, une évolution semblait apparaître : « Et pourtant l’assistance publique n’est plus en faveur aujourd’hui ; (...) l’opinion, la presse, le vote des dernières assemblées, les encouragements du gouvernement sont tous en faveur de la charité libre (...), l’État lui-même appelle son secours. »
63Ardent catholique social, Melun œuvrait pour que ses pensées se concrétisent par et dans la législation. Aussi considérait-il que l’État « est disposé à faire rentrer dans les lois comme dans les mœurs un peu de cette pensée chrétienne, base solide de l’ancien monde, et ne se laisse plus emporter par la folle et dangereuse entreprise d’élever une société sans religion, et de conduire un peuple sans dieu ». Dès lors, il lui semblait que « le moment lui est donc venu (...) que la loi permette à la paroisse de se constituer en établissement charitable ; qu’à côté de la fabrique, pour le culte et le souvenir divin, l’évêque puisse fonder une fabrique pour la charité et le service des pauvres, et d’obtenir pour elle la reconnaissance comme établissement d’utilité publique, c’est-à-dire le droit de recevoir, acquérir, posséder, transmettre, de faire tous les actes de la vie civile interdits aujourd’hui par la législation aux œuvres de la charité privée ».
64Armand de Melun achevait son article par la présentation d’un projet qui visait à réinstaller l’Église dans la société moderne, en tant qu’acteur social. Ce projet prévoyait que « la commune aurait la faculté de lui – le Conseil de la Charité – confier le service de ses pauvres et l’administration de ses établissements de bienfaisance », et cela sans un surcroît de dépenses, « car les institutions religieuses, recevant les mêmes droits, subiraient les mêmes conditions que les établissements d’utilité publique ; même nécessité d’autorisation pour l’acceptation des dons et legs, même compte-rendu de leur emploi. L’intervention de l’Église ajouterait encore à l’œuvre paroissiale ou diocésaine des garanties d’ordre et de durée (...) et pour que le bien des pauvres ne soit pas détourné, il est plus sûr encore de ressortir du tribunal de Dieu que de la Cour des Comptes ». La liberté donnée à la charité religieuse « permettrait surtout d’établir des secours là où l’administration n’a jamais pu en créer ».
65En conclusion de son article, le catholique présentait le rôle de l’Église dans la question sociale :
« Contre les dangers qui menacent la société (...), il faut avoir le courage de demander la guérison et le redressement qui seul peut redresser et guérir : à la pensée de Dieu sur la Terre, à son action toute puissante, à son influence réparatrice. »
66Falloux adhérait à cette conception de l’action sociale. Il n’était pas loin le temps de son activité politique à la Chambre, où il avait soutenu et permit la réalisation du programme social des catholiques sociaux. Le Segréen dont il était le fils allait profiter de la politique de charité prônée par le catholicisme social. C’était là son devoir de notable légitimiste et de catholique, son devoir d’angevin.
La Société d’Économie Charitable
67Pour donner corps au programme du catholicisme social il fallait un organisme s’inscrivant dans la mouvance des Annales de la Charité. Les membres des Annales entreprirent de créer la Société d’Économie Charitable.
68Les principaux membres des Annales de la Charité, dont faisait parti Falloux, se réunirent le 31 janvier 1847. L’assemblée traita des « motifs qui ont amené la fondation de la Société ». L’organisme aurait pour objectif de « mettre en présence les faits, les idées, les projets, pour faire jaillir de la comparaison et même de la contradiction, la vérité et les moyens de la réaliser. Tel est le but de la Société d’Économie Charitable : elle veut rapprocher toutes les personnes dont les travaux, jusqu’ici isolés, ont concourus plutôt encore à la position qu’à la solution du problème du paupérisme ». Un objectif porté par la foi profonde d’une Société convaincue que « ses idées pourront un jour se traduire en lois ». Puis, l’assemblée délibéra sur l’organisation à donner à la Société d’Économie Charitable. L’élaboration de ses statuts fut rapide et aboutit à un organigramme structuré de manière hiérarchique. L’ossature de la Société se composait de deux organismes distincts et complémentaires.
69La Société d’Économie Charitable comprenait 100 Membres Titulaires, dont Falloux, et un nombre illimité de Membres Correspondants. La structure administrative se composait d’un Conseil d’Administration comportant un président, deux vice-présidents, un secrétaire général et un secrétaire-archiviste-trésorier ; et de Sections ou Comités avec des rapporteurs et les membres titutlaires. La création de la Société dotait le catholicisme social d’un nouveau moyen d’action. Il ne lui restait plus qu’à apporter sa contribution à la lutte contre le paupérisme. À œuvrer pour la renaissance du catholicisme et l’avenir du légitimisme. Devoir du chrétien, droit ancestral de l’Église, la charité était pour Falloux le seul remède valable contre le paupérisme. La charité qui prend forme dans le paternalisme, qui permet à l’ordre social traditionnel de se maintenir, la charité que Falloux pratiquait car « social parce que catholique ».
70La Société d’Économie Charitable abordait divers thèmes sociaux comme le monde carcéral, la prévention contre tout abus du patronat et toute contamination des ouvriers par le Socialisme ennemi héréditaire du catholicisme social. Le maintien de la religion dans les classes laborieuses et la société constituait le second champ d’action de la Société d’Économie Charitable qui alla jusqu’à élaborer un programme en six questions abordant différents aspects de la « Question Sociale ». Le programme avait pour singularité de prendre en compte la réalité du paupérisme rural.
71Malgré les revers comme le rejet des réformes avancées par Falloux en juin 1848, la Société continuera son action. 1850 fut consacrée à la loi relative aux logements insalubres, œuvre d’Armand de Melun ; la loi se faisait l’expression de la politique sanitaire voulue par les catholiques sociaux et présentait sa mise en place : organisation administrative et prise en compte de la notion d’hygiène par les autorités publiques.
Les Sociétés (des Amis de l’enfance et de Saint François-Xavier)
72Adrien Cramail fonda l’œuvre des Amis de l’enfance pour apporter un soutien aux jeunes déshérités. Falloux y participa : « On se réunissait une fois par semaine, chez son fondateur, Adrien Cramail, place Saint-Germain l’Auxerrois. » Mais sa participation fut brève, car Armand de Melun « conçut l’œuvre plus étendue des apprentis et nous recruta pour nous disperser dans tous les quartiers de Paris. Nous devînmes les auxiliaires de l’abbé Bervanger, qui avait fondé sous le nom d’œuvre de Saint-Nicolas un vaste pensionnat professionnel pour les enfants de la classe ouvrière ». Falloux y exerçait la fonction de contrôleur des écoliers : « Nous venions, une ou deux fois par semaine, inspecter et interroger ses écoliers. »
73Travail instructif et pédagogique que ces moments d’inspection. Le riche assistait le pauvre, l’érudit instruisait l’analphabète. Une action « qui avait cependant deux résultats positifs : imposer aux enfants plus d’attention au travail, leur inspirer plus de bienveillance envers les classes riches ; familiariser les riches avec le contact, les besoins, le courage et souvent la vertu des classes indigentes. »
74L’œuvre fut comme un « carrefour social » où se rencontrèrent les différentes catégories de la société pour des échanges positifs. Se rencontrer pour se connaître, se connaître pour s’apprécier, s’apprécier pour se respecter. Une politique dont devait profiter la paix sociale. Mais « l’œuvre de M. Cramail, l’œuvre de l’abbé Bervanger étaient limitées, l’œuvre des apprentis était beaucoup plus étendue, mais elle avait encore des lacunes. Le patron, l’ouvrier, l’apprenti n’étaient pas assez éclairés, assez ramenés à la vie religieuse. De cette pensée naquit l’œuvre de Saint François-Xavier ; c’était (...), le zèle des missions appliqué à Paris et à la France. »
75Fondée par Théodore Nizard pour qui « de nos jours, le grand problème social est sans contredit l’amélioration des classes ouvrières », l’œuvre de Saint François-Xavier vit Falloux y adhérer dès ses débuts : « Il faut voir de près la misère pour s’en bien rendre compte, pour bien comprendre toutes les excuses de l’irritation ou tout l’héroïsme de la douceur résignée. »
76Falloux y milita activement. Lui ayant « adjugé l’hagiographie (...) », le jeune catholique légitimiste dispensait ses cours « le dimanche soir, du banc d’œuvre des paroisses de Paris à cinq ou six cents ouvriers très attentifs, très facilement émus, l’histoire de Saint Jean de Dieu, du bienheureux La Salle, de sainte Zite et des principaux serviteurs de l’humanité, au nom du Christ et pour l’amour de lui ».
77Son engagement dans le catholicisme social allait connaître une dimension particulière à la faveur de son action politique nationale et plus tard locale. La politique comptait autant pour Falloux que la religion. Les deux se liant... le cas échéant.
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Le comte de Falloux (1811-1886)
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