Chapitre II. Les années parisiennes
p. 21-31
Texte intégral
La vie parisienne : le quartier de la Chaussée d’Antin
1Dans les premiers mois de 1824, la famille Falloux partit pour Paris. Depuis Angers, la grande diligence s’élança du Quai Royal, remonta la rue du Commerce puis traversa la place de la Commune pour gagner le faubourg Saint-Michel. De là, elle prit la route pour Paris.
2Après avoir traversé Durtal, La Flèche et Cérans-Foulletourte, la diligence roula en direction du Mans, atteint dans la soirée. Le lendemain, les Falloux reprirent la route jusqu’à Chartres après avoir traversé le Perche. Le troisième jour, la diligence quitta Chartres pour Paris. Elle arriva dans la capitale en traversant le bourg de Vaugirard par l’antique route romaine jusqu’à la barrière d’Enfer ornée de ses pavillons néo-classiques de l’enceinte des fermiers généraux.
3Les voyageurs arrivèrent dans la journée, après avoir parcouru les 76 lieues et payé 57 francs pour les 2 jours et demi du voyage.
4Les Falloux s’installèrent rue Caumartin, dans le quartier de la Chaussée d’Antin, en cours d’aménagement : le quartier de la Madeleine, à l’ouest, était en pleine expansion avec l’édification de la chapelle expiatoire à l’emplacement du cimetière de la Madeleine.
5Plusieurs rues du quartier furent dédiées aux défenseurs du roi-martyr : sur l’emplacement de la ferme des Mathurins, la rue Tronchet, plus loin les rues Malesherbe et de Sèze. Complétant l’« ensemble nécrologique », les rues Cheveau-Lagarde et Tronson-Ducoudray. La monumentale église de la Madeleine, rendue au culte en 1816, n’était encore qu’un vaste chantier devant lequel le bâtiment du ministère de la Marine et le palace de Coislin et Crillon veillaient sur un vaste espace vague et fangeux, bordé de fossés remplis d’une végétation sauvage baignant dans une eau croupie chargée d’immondices : la place Louis XV. Les groupes équestres de Marly, situés à l’est de la place ouvraient la perspective des Champs-Élysées. Au bout de la perspective dessinée par Lenôtre, l’Arc de Triomphe, toujours vêtu de ses habits de chantier, culminait du haut de sa colline.
6Au sud-ouest de la place Louis XV, le pont Louis XVI menait vers le Palais Bourbon, situé dans le rural quartier Saint-Germain.
7Paris dormait comme figé dans son passé tragique : la place du Carrousel restait obstruée de maisons entremêlées dans un lacis de ruelles sombres. Les ruines de la vieille église de Saint-Louis-du-Louvre hantaient ces lieux où planait l’ombre de Marie-Antoinette fuyant pour Varennes.
8La famille Falloux vivait dans ce secteur chargé d’Histoire et de sou-venirs lugubres. Leur sociabilité parisienne rendait le quotidien plus agréable : les relations du Marquis de Soucy, du temps où il était Maréchal de Camps, permettaient aux Falloux d’être bien accueillis par l’aristocratie parisienne. Non loin de la rue Caumartin, à l’angle de la rue de l’Arcade et de la rue des Mathurins, dans le quartier de la Madeleine, se trouvait l’hôtel de Castellane, habité par le vieux Marquis et sa descendance dont le jeune Henri de Castellane, ami d’Alfred de Falloux. La compagnie des Castellane offrait à Alfred une ouverture sur le monde parisien.
9Modestement installés dans la rue Caumartin, les Falloux sortirent de leur condition inopinément. Le 8 juillet 1824 mourrait, en sa maison de Chartres, Lemarié de la Crossonnière, vieux cousin de Guillaume de Falloux. L’importante succession apporta l’aisance à la famille : des terres agricoles en Anjou, des maisons et des hôtels particuliers, plusieurs dizaines de milliers de francs de rentes annuelles1.
10La vie parisienne des Falloux se partageait entre les visites au voisinage de la Chaussée d’Antin et les excursions dans les proches environs de Paris, notamment à Rueil-Malmaison. Ce cadre bucolique accueillait les jeux du cercle d’amis dont l’occupation favorite consistait à représenter des proverbes de Leclerc. Des moments auxquels se joignait avec plaisir Alfred de Falloux pour qui ces exercices de diction étaient l’occasion de satisfaire son goût pour l’art oratoire.
11Les villégiatures normandes donnaient lieu à des moments forts agréables, partagés avec les Castellane à Dieppe. Le château de Tanqueux, propriété de Monsieur d’Ussy, accueillait souvent les Falloux venus profiter de l’air iodé de la Manche. Les médecins ne recommandaient-ils pas l’air pur de la province que la ville avec ses miasmes ne pouvait offrir ?
12La vie à Paris se rythmait aussi par l’assiduité aux représentations du Théâtre Français. La scène classique fascinait le jeune élève du collège Bourbon. Cette attirance était due à l’influence académique du précepteur angevin engagé pour compléter l’instruction des deux garçons. Homme érudit et distingué, il initia son novice aux œuvres classiques dont le Théâtre Français était la scène phare.
13Subjugué par le talent de Mlle Mars et du tragédien Talma, Falloux se passionna pour l’art déclamatoire : au retour du Théâtre Français, le jeune spectateur s’enfermait dans sa chambre, faisait de ses draps des toges à la romaine puis déclamait des vers de Corneille, Racine et Molière. À cet instant il était Talma. Son goût pour les allocutions se développait, son don oratoire se peaufinait : sous les traits du comédien de chambre perçait l’orateur politique.
14Talma exerça une grande influence sur le jeune homme : son jeu de scène, sa verve que son timbre vocal rendait exceptionnelle. N’y tenant plus, l’élève voulu voir le maître : s’échappant des cours par un matin ordinaire, Falloux se rendit rue de la Tour-des-Dames auprès de l’idole. Talma reçut le jeune admirateur en son hôtel particulier, avec toute la simplicité des grandes âmes. Pétrifié d’émotion, l’écolier buissonnier fondit en larmes. Le tragédien rassura l’enfant puis lui confia de sa voix tendre : « Mon enfant, j’ai reçu beaucoup d’hommages, mais je vous assure que le vôtre me touche tout à fait ! », joignant l’acte à la parole il lui offrit des billets pour toutes les représentations qu’Alfred désirerait voir. Privilège qui fut exploité à l’envie. Les vaudevilles de Scribe s’inscrivaient dans le répertoire des œuvres appréciées de Falloux. L’un d’eux occupait une place particulière pour son contenu : Avant, Pendant, Après. Son thème se voulait une réflexion sur la Révolution. L’action se déroulait en trois actes : les illusions de l’Ancien Régime, la Terreur et la Réconciliation des deux France sous le signe de la concorde. L’œuvre comptait un couplet dont l’accent enthousiasmait Falloux.
15La sociabilité parisienne initia le jeune provincial à la vie urbaine, tout en développant son provincialisme.
16Les temps restaient à la nostalgie.
Le collège Bourbon : 1824-1828
17Pour la rentrée scolaire 1824, Alfred de Falloux fut inscrit au collège Bourbon.
18Situé à deux pas de l’appartement parisien que la famille louait, l’édifice, œuvre de Brongniart, occupait les bâtiments de l’ancien couvent des Capucins d’Antin, installés à cet endroit en 1779.
19Pour s’y rendre, le collégien parcourait la faible distance qui séparait l’appartement familial du collège. Falloux y retrouvait ses condisciples parmi lesquels Louis Mortimer-Ternaux, Alphonse Karr, Georges Haussmann, Auguste Casimir-Perrier, Eugène Duclerc et Armand de Pontmartin.
20Les élèves étudiaient les auteurs grecs et latins, l’histoire et la géographie, la philosophie et la rhétorique. L’instruction se complétait d’une éducation physique faite d’équitation et de natation : les collégiens fréquentaient différents manèges, ceux de la rue Cadet, du 82 avenue des Champs-Élysées, et notamment l’école d’équitation de la rue de la Chaussée d’Antin et du comte d’Aure appelée manège Duphet. Les élèves y apprenaient l’art d’une monte distinguée.
21Les cours de natation étaient dispensés dans les bassins de l’école de Deligny et de la piscine du Pont Royal au pied du Palais des Tuileries.
22Le collège Bourbon était aussi le lieu des amitiés d’adolescents. Falloux y retrouvait son cercle d’amis : Léon de Miramon, Éleuthère de Girardin, le méridional Elzéar de Vogûé, enfin le très aimable et peu studieux Charles de Morny.
23L’éducation parisienne n’en était qu’à ses prémices : après le temps du collège Bourbon venait celui des salons.
Les salons de Paris : le temps des relations
24Les relations du Marquis de Soucy et les souvenirs du courage et de la dévotion de sa femme lors de la Révolution favorisèrent l’introduction d’Alfred de Falloux dans le milieu, sélecte, des salons aristocratiques de la Capitale.
25Outre le familier salon des Castellane, à l’ambiance chaleureuse, les Falloux fréquentaient le salon de la duchesse d’Uzès. Elle le tenait en son hôtel de Crussol, et vouait une grande affection à Madame de Falloux et une sympathie bienveillante à son fils cadet.
26Les intimes y étaient conviés à dîner, privilège que la maîtresse des lieux accordait aux Falloux. Les soirées étaient l’occasion de débats et d’échanges de souvenirs : un jour, le Marquis de Montchenu anima la soirée de ses souvenirs de l’île de Sainte-Hélène. Il avait fréquenter l’endroit en tant que commissaire royal chargé de la surveillance de Napoléon. Cette proximité avec l’« ogre » en avait fait un témoin intarissable sur celui que le pays considérait comme « le grand absent ». La France était alors pleine d’admiration pour le proscrit de Sainte-Hélène, dont on parlait comme d’une légende nationale. Bien qu’il ne fut plus à l’époque une force politique, le bonapartisme resta un idéal politique et social de nombre de français ; l’avenir lui souria à nouveau à travers le Second Empire.
27Par ses relations dans les milieux de l’émigration, Falloux père fréquentait le salon du duc de Talleyrand-Périgord. Le frère du prince de Bénévent réservait toujours un accueil chaleureux à son ancien compagnon du Régiment de Périgord. Un accueil qu’il étendait à son fils.
28Cette sociabilité mettait Falloux à bonne école pour apprendre la vie politique : un matin, alors que Falloux père et fils étaient en visite chez le duc de Talleyrand-Périgord, comme à l’accoutumé en robe de chambre et se faisant poudrer, le Prince de Bénévent entra dans la pièce sans prêter garde aux Falloux tant il était bouleversé. Il venait d’assister à un triste spectacle que les extrémistes de droite venaient de lui offrir : la chute du ministère Martignac ! La vue de cet éminent personnage bouleversé, oubliant les conventions, frappa Alfred : cette scène atypique et forte c’était la Politique. Elle lui apparaissait dans toute sa force destructrice sous les traits d’une monarchie pâtissant des excès des plus extrémistes de ses partisans.
29Le salon Rességuier tenait une place particulière : « Mon unique école littéraire, fut la maison de M. de Rességuier. »
30Le comte de Rességuier jouissait alors d’une notoriété de poète au style raffiné. Falloux trouvait plaisir et instruction auprès de cette énième victime de la Révolution dont le salon était l’un des plus littéraire de Paris. Madame de Rességuier était sollicitée par ses invités pour ses jugements avisés sur les Œuvres, tandis que son époux animait le salon des vers de ses poèmes et des causeries intimes qu’il appréciait. Là, Falloux en compagnie de son ami Albert de Rességuier, côtoya Lamartine et Hugo qui y cherchaient l’idolâtrie, Alexandre Guiraud et Alexandre Soumet de l’Académie Française, qui étaient alors les figures du salon, enfin Beauchesne l’historien de Louis XVI et Émile Deschamps l’un des premiers romantiques.
31Le salon Rességuier permit à Alfred de Falloux de faire ses premières armes littéraires et ses premiers pas dans la société.
32Le jeune néophyte angevin se rendit fréquemment faubourg Saint-Germain au salon de la duchesse de Rozan. Il y fit la connaissance de la comtesse d’Agoult connue du public sous le nom de Daniel Stern. Celle-ci apprécia ce « jeune homme arrivant de la province » et « patronné par Madame Swetchine, qu’on donnait pour un modèle du bien dire et du bien faire », et que le salon surnommait « Grandisson ». Elle apprécia Alfred de Falloux qui « avait reçu de la nature une intelligence déliée, un certain charme de parole et de manières. »
33Si la Providence acceptait de lui sourire, comme elle sembla le faire, ce jeune homme aurait une carrière politique brillante. Il serait un atout précieux pour la cause catholique. Aussi sa formation politique fût-elle excellente ! Cela grâce à ses cicérones que furent Madame Swetchine et Antoine Berryer.
Madame Swetchine : la « mère spirituelle »
34Installée définitivement à Paris au printemps de 1825, au 73 de la rue Saint-Dominique en l’hôtel de Tavanne, dans le champêtre Faubourg Saint-Germain, Sophie Soymonoffépouse Swetchine ouvrit un salon littéraire. Confortablement installée dans un appartement du premier étage, en fond de cour, elle pouvait poser son regard, depuis ses fenêtres, sur la vaste pelouse plantée d’arbres et agrémentée de fleurs. Son intérieur était organisé selon ses exigences : le premier salon, qu’elle avait meublé de ses tableaux, de ses bronzes et autres porcelaines russes, était complété d’une pièce attenante transformée en bibliothèque. Jouxtant ces pièces, un petit salon et un cabinet avec un simple lit en fer, dans lequel Madame Swetchine effectuait ses très courtes nuits. Les trois pièces restantes étaient réservées au général Swetchine. Très pieuse, Madame Swetchine fit installer une Chapelle au rez-de-chaussée de l’hôtel. Le lieu fut béni le 20 mai 1833 en présence de Dom Guéranger, de Monseigneur de Quélen, qui officia pour la première messe avec pour répondant l’abbé Lacordaire. Madame Swetchine déposa dans le petit sanctuaire, pour l’orner, des diamants et des bijoux de famille.
35Sophie Swetchine avait une vie réglée au rythme des saisons : l’hiver et le printemps étaient passés à Paris en relations de société, en œuvres de charité et en études et correspondance. La fin du printemps était réservée aux soins du corps avec un séjour de cure à Vichy, l’été était l’occasion de visites aux amis.
36Sophie Swetchine avait divisé ses journées en trois parties : « Elle se réservait exclusivement le matin, mais le matin commençait pour elle avant le jour. À huit heures, elle avait entendu la messe et visité des pauvres ; elle rentrait et fermait sa porte jusqu’à trois heures. De trois à six, son salon était ouvert ; il se refermait de six à neuf ; la soirée commencée à neuf se terminait rarement avant minuit. Les habitués de l’après-midi et ceux du soir étaient généralement distincts. »
37Madame Swetchine aimait recevoir ses hôtes dans un climat de convivialité : réunis autour d’une petite table, dans le salon que décorait une plante fleurie ou un objet d’art prêté, on discutait politique, souvent religion, toujours spirituelle ; un repas frugal était servi par la maîtresse de maison. Le soir, le salon étincelait des lumières de lampes et de bougies ; le lieu prenait alors l’aspect de l’Ermitage.
38Parmi ses hôtes, la marquise de Pastouret qui venait tous les jours de quatre à six heures, après ses obligations sociales de femme du monde ; le duc de Laval et la comtesse de Gontaut ; Ballanche et Madame Récamier ; le comte de Sales, le Nonce Lambruschini et le cardinal-archevêque de Paris Monseigneur de Quélen. Tocqueville était un assidu de ces lieux, depuis qu’il avait « senti l’attrait invincible qu’a toujours eu pour » lui « le contact de la chaleur du cœur unie à la sincérité de l’esprit ».
39De jeunes talents prometteurs fréquentaient le salon : le jeune comte Charles Forbes de Montalembert y était entré le 12 janvier 1831.
40Introduit par la vicomtesse de Virieu auprès de Madame Swetchine, vers 1833, Falloux fut d’emblée séduit et charmé par son hôtesse qui allait devenir une « intermédiaire clée ». La vivacité d’esprit de la Russe, mais surtout la profondeur de sa foi et la sincérité de sa piété, lui donnait un charme envoûtant. Après des visites qui se firent plus fréquentes au fil des années, Falloux entra en amitié avec Madame Swetchine, elle dura vingt ans. Sophie Swetchine appréciait ce jeune mondain au catholicisme pieux et à la foi profonde, dont l’intelligence politique ne manquait pas de la charmer. Une tendre complicité spirituelle et politique les unit rapidement et profondément. Falloux se mit à aimer cette femme comme un novice son cicérone ; la spiritualité de Mme Swetchine était fortement emprunte de réflexions mystiques : « En fait de bon plaisir, je n’aime que celui de Dieu : celui-là est toujours bon » ou bien « L’inventaire de ma foi pour ce bas monde est bientôt fait : je crois à celui qui l’a fait. » Une vision qui plaçait le Créateur au centre de la sociabilité qu’avait Madame Swetchine avec le monde moderne : « Je ne vois que Dieu pour nous réconcilier avec le monde. » Une approche de l’existence que la mystique de la rue Saint-Dominique traduisait dans cette maxime : « La vie humaine est un livre ouvert, où à chaque ligne on lit la justification de la loi de Dieu. » Le catholicisme comme cadre de l’existence, Dieu comme guide.
41Une approche de la vie que Falloux fit sienne. Une conception du rôle de Dieu que Falloux partagea bien vite.
42Madame Swetchine représenta les échanges spirituels que le fils ne pouvait avoir avec une mère croyante mais pas mystique. Madame Swetchine incarna une religiosité de tous les instants, comme Falloux la concevait. Si Veuillot eut la révélation de sa foi au contact de Rome, Falloux eut confirmation de la sienne auprès de Madame Swetchine. Aussi, lorsqu’il se rendit à l’une des conférences que Lacordaire tint à Metz, le 14 janvier 1838, il prit des notes qu’il envoya à sa « mère spirituelle » : Lacordaire parla du Protestantisme dont l’origine s’expliquait du fait que « le pape Léon X (...) avait conçu la grande Idée d’achever dans toute sa Perfection la Basilique de St Pierre (...) et pour achever ce Gigantesque ouvrage il fit un appel à toute l’Europe. En Échange des Secours reçus, il donna quelques Faveurs spirituelles qu’on nomme Indulgences. La Distribution en fut confiée aux Dominicains, au grand mécontentement des Augustins dont faisait parti Luther (...). Luther s’irrita hautement contre les Mesures prises, et s’éleva avec une violence toujours croissante contre le St Siège. Le Pape crut devoir se défendre, une Bulle fut lancée, Luther descendit sur la Place de Wittenberg et brûla la Bulle (...). » Pour l’Abbé, Luther ne put élaborer la Doctrine du Doute car « il avait vécu 37 ans dans l’Intimité de la véritable religion, et quand une fois la Vérité s’est emparée d’une Ame, son Contact seul laisse des Traces qu’on ne peut plus effacer. »
43Les propos de Lacordaire furent approuvé par Falloux.
44« Que fit-il donc, messieurs ? Rien ! Rien comme religion. Il se révolta voilà tout, mais il n’a laissé derrière lui ni une religion, ni une Science, tout simplement une Opinion » poursuivait Lacordaire pour qui Luther croyant « faire une œuvre de Régénération » ne fit qu’« une œuvre de Destruction. » Continuant d’interpeller le fondateur du Protestantisme, il lui déclarait :
« Vous n’aurez jamais de Dogme, car la première chose que vous niez, c’est l’Infaillibilité, et la première chose qu’on vous refusera c’est l’autorité. Vous n’aurez jamais de Sacerdoce, car pour monter dans une chaire, il faut puiser sa parole à une Source surhumaine, autrement le prêtre est au-dessous du professeur (...) Vous prétendez avoir la Parole de Dieu, mais c’est la Parole dans le Sépulcre d’un Livre (...) L’Église catholique n’est pas seulement l’Écriture, mais c’est la Parole même de J. C. ».
45Quant au contenu même de la doctrine protestante, Lacordaire la résuma en des termes lapidaires : « On avait bien promptement senti le Vide de toute cette Réforme, et le besoin d’une Illusion à présenter aux peuples. On résolut de s’entendre sur quelques Principes communs, et l’on nomma cela : une Confession. » Les tenants d’un tel expédient spirituel, « ces hommes si anarchiques entr’eux (...), devaient éprouver cependant l’Invincible besoin de la Force, et pour l’emprunter ils devaient s’adresser au Bras séculier. Pour vivre d’une vie Sociale et intellectuelle en dehors de la Société et de l’Esprit Catholique, il leur fallait contracter les alliances les plus monstrueuses, subir le Despotisme le plus révoltant ».
46Sophie Swetchine devint rapidement une composante du paysage journalier d’Alfred de Falloux ; il lui confiait les aléas de sa vie quotidienne :
« Nous avons la semaine prochaine des courses de chevaux à Angers. Je n’irai ni comme jockey, ni comme parieur, mais comme intéressé d’enfance à la plupart des spectateurs que je surprendrai dans un coup de filet pendant quelques heures au lieu d’aller les chercher dans les châteaux dispersés. »
47Comme ses sentiments d’affection à son égard :
« Dois-je vous dire, Madame, combien je suis heureux que vous ayez trouvé du mieux à Vichy. Respirez-vous maintenant sous les beaux ombrages de Versailles, avez-vous trouvé une maison commode : que je voudrais aller vous y voir entre Messe et Vêpres comme l’année dernière (...). Ma mère est reconnaissante au fond de l’âme de votre souvenir, et y répond comme moi, par les plus profonds et les plus invariables sentiments d’attachement. »
48Sophie Swetchine devînt un élément indispensable pour l’éveil de sa personnalité. Aussi, lorsque les aléas familiaux se firent trop pesants, Falloux se confit-il à sa « seconde mère » :
« J’ai trouvé mon père dans les plus heureuses dispositions pour ma tranquillité actuelle, mais moins favorable à ma satisfaction future. Il est si convaincu que rien ne peut lui être attribué dans les circonstances présentes, qu’il en accepte et porte le poids avec toute l’aisance d’un esprit sûr de la compensation, et aussi libre de tout retour sur le passé que toute curiosité indiscrète envers les mystères de demain. Je jouis pour le moment de son état si calme, en attendant l’arrivée de ma mère avec laquelle je devrai m’entendre pour le troubler sur quelques points. »
49Qui donc mieux que Madame Swetchine put apporter une écoute intelligente, et des réponses appropriées aux tumultueux rapports qu’en-tretenait Alfred de Falloux avec son père. Trente-sept ans les séparaient.
50Un père à l’autorité si intransigeante qu’elle en fut frustrante pour le fils. Ainsi, au père de tout régenter : « Mon père est actuellement à la Lussière, il doit revenir vers la fin du mois, c’est alors que tous les plans de famille seront arrêtés et recevront leur exécution. C’est alors que je devrai à mon tour, répondre à mes propres idées, mettre la pratique d’accord avec les intentions auxquelles j’attache une volonté et un amour profondément sincères, mais que toutes mes forces doivent s’efforcer de soutenir. »
Autoritas Paternae !
51L’année 1838 fut marquée par une grave crise de couple dans le ménage Falloux qui sans aller jusqu’au divorce, se sépara. Non sans une lutte d’intérêt pour Madame de Falloux dont une rente annuelle de 12 000 francs fut le cœur et son obtention la finalité de la crise. Cette douloureuse affaire familiale, Falloux sentit le besoin de la rapporter à Madame Swetchine. Ce qu’il fit dans un courrier intime.
52Des relations familiales que les froids rapports qu’entretenait Alfred avec sa grand-mère Ficte de Soucy, depuis l’adolescence, rendaient plus tumultueuses encore. Aussi Madame Swetchine était-elle devenue cette présence féminine rassurante et bienveillante que le jeune homme réservé recherchait. À cette femme que la Providence n’avait pas faite belle mais gracieuse, Falloux vouait de profonds sentiments d’affection : « Jugez donc, ma Sainte Amie, de tout ce qui se passe dans mon âme à votre nom ! Mon avenir ne peut pas plus se détacher de vous que mon passé, et, après vous avoir aimée avec la plus profonde reconnaissance, je vous aime de tout l’égoïsme de la plus impérieuse nécessité (...) » lui confiait-il dans un courrier du 3 janvier 1839. Falloux appréciait cette compagnie non seulement parce qu’elle « ne prêchait jamais (...) » mais parce qu’« elle éveillait, elle fortifiait, elle inspirait les meilleurs sentiments, tant elle les rendait par son exemple, séduisants et accessibles ».
L’ultime chouannerie : 1832
53Au printemps 1832, les Falloux partirent en cure dans le Nord de l’Italie, mais... les affaires politiques françaises vînrent interrompre brutalement la quiétude du séjour. Une nouvelle extraordinaire : la duchesse de Berry tentait un coup de force militaire et politique. Bravant la consigne de Charles X, l’intrépide égérie encouragea une ultime chouannerie dont la finalité devait conduire sur le trône de France son fils Henri d’Artois.
54Les légitimistes militaires n’en doutérent nullement : la réussite de l’entreprise ne pouvait qu’être couronnée d’un succès éclatant. Alfred de Falloux, partageant leur conviction, décida d’apporter sa contribution à la restauration des Bourbons, si nécessaire par le sang. Animé par l’ardeur de ses convictions, poussé par la fougue de ses 21 ans, le fils supplia l’autorité paternelle d’être compatissante envers cet appel du destin. En vain.
55Aucunes suppliques du jeune légitimiste ne purent entamer la détermination paternelle, forte qu’elle était de son vécu militaire : « Plus je me montrais pressé de rentrer en France, plus mon père jugeait utile de gagner du temps. Il prolongea son traitement, il revint par la Suisse... » se désolait Alfred de Falloux. La stratégie du père s’avéra judicieuse puisque la Grande Armée Catholique et Royale escomptée rassembla en un effort pathétique... 2000 à 3000 hommes ! Les ralliements des troupes de lignes ne se produisirent pas. Enfin, le maréchal de Bourmont s’était laissé convaincre par Berryer de reporter le soulèvement pour... la mi-août !
56La tiédeur du pancalier2 avait vaincu l’ardeur guerrière du chouan : l’insuccès de la chouannerie devra beaucoup aux divisions du parti légitimiste ; le comité légitimiste de Paris où siégeait Berryer rejetait le coup de force. Ce dernier eut pour effet de confirmer les clivages naissants : les légitimistes parlementaires s’ancraient dans la voix libérale et légale qui conduisait à la reconnaissance de la société moderne, les légitimistes militaires s’enracinaient dans le rejet de la liberté et dans le culte de l’Ancien Régime.
57La Vendée terre d’espérance des légitimistes fut paradoxalement le tombeau de leur espoir : le soulèvement n’eut pas lieu. Dès le 3 juin, les quatre départements de la Vendée militaire étaient en état de siège.
58Les Falloux quittèrent Paris pour l’Anjou, poussés par les affaires de famille. Triste spectacle que celui qui s’offrait : si la répression était inexistante dans la capitale, il en était tout autrement en province. Les 60 000 hommes qui quadrillaient la Vendée rappelaient combien la chouannerie épouvantait encore l’État.
59Dans l’attente de jours meilleurs, Falloux se livrait à la guerre des salons. Sa part dans cette guerre en dentelle se limitait à des joutes verbales : « Le maximum de ma protestation contre Louis-Philippe sur le trône était de continuer à l’appeler Monsieur le duc d’Orléans, son fils, Monsieur le duc de Chartres. »
60Les salons orléanistes furent désertés. Cependant, le souci de préserver une sociabilité politique et intellectuelle amena les deux parties à se rencontrer à l’ambassade d’Autriche ; le « no man’s land » du 57 de la rue Saint-Dominique était sous la gouvernance du comte Apponyi, ambassadeur d’Autriche, et de sa femme. Le lieu devint familier à Falloux, qui y retrouvait son ami le comte Rodolphe Apponyi, cousin de l’ambassadeur.
61L’année 1832 s’acheva par l’arrestation de la duchesse de Berry à Nantes où la fugitive avait trouvé un refuge salutaire dans la maison des demoiselles de Guigny. Cet ultime épisode marqua la fin de la dernière chouannerie. Quant à la Vendée, elle paya pour son lourd passé et les préjugés qu’il véhiculait. Malheureux, défait, Falloux assista à la mort de « sa » Vendée.
62Dure année 1832 où Alfred de Falloux vit ses ardeurs royalistes frustrées ; dure année 1832 qui vit disparaître comme dans un mauvais rêve l’Anjou de son enfance. Dure année 1832 : le grand événement politique de sa jeune existence, Alfred de Falloux l’a vécu en spectateur frustré, en vendéen humilié, en chouan vaincu.
63Le temps de la maturité politique vint et avec lui celui de devenir un gentilhomme.
Notes de bas de page
1 L’héritage comprenait plusieurs domaines formant un ensemble de près de 1753 hectares qui revint pour moitié, soit 876,5 hectares, à Guillaume de Falloux. L’autre moitié revint à son cousin germain, Jean-Baptiste Ménage (1744-1832), Seigneur de Soucelles, fils de Françoise Lemarié de la Crossonnière, tante du défunt.
2 Le terme de « pancalier » désignait les légitimistes peu enclins à une action militaire de la duchesse de Berry. Ces légitimistes modérés s’opposaient aux Ultras.
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