Chapitre V. La danse du captif. Figures nivaclé de l’occupation du Chaco
p. 155-202
Texte intégral
1Les faits qui tournent autour de l’occupation militaire et civile des territoires nivaclé sont relativement bien connus. À partir de la fin du XIXe siècle le front de colonisation et l’armée de ligne argentine ont occupé progressivement les bords du fleuve Pilcomayo, soumettant les populations indigènes à une pression croissante. Pour la première fois, la « ligne » mettait le front de colonisation en contact direct et durable avec les groupes indiens qui peuplaient la zone, notamment les caciquats nivaclé disséminés sur la rive gauche du fleuve, vers le Chaco Boréal. En 1912, l’armée bolivienne fonda le fortin Esteros, ultime position d’un dispositif encore naissant qui permettait d’assurer les prétentions boliviennes sur le cours moyen du fleuve Pilcomayo.
2À partir de 1923, date à laquelle a été établi le fortin Muñoz, la présence militaire bolivienne dans la région s’est massifiée. L’armée a entrepris la construction de routes et la fondation des fortins qui ont constitué, dix ans plus tard, le théâtre de la guerre du Chaco. Ces fortins – Muñoz, Saavedra, Cuatro Vientos, Alihuatá, Tinfunqué, Sorpresa, etc. – ont été construits à côté – voire même au sein – des principaux campements nivaclé de la région, ouvrant la voie à une campagne d’occupation militaire des territoires indiens, qui a constitué un des moments les plus difficiles, et des plus violents, des relations nouées entre les populations indigènes du Chaco et les armées nationales. En 1925, la Préfecture apostolique du Pilcomayo est créée à la demande du gouvernement bolivien. Une première mission, San José de Esteros, est fondée la même année à proximité du fortin Esteros dans le but de pacifier et de réduire les groupes nivaclé de la zone.
3À partir de 1928, à la suite de l’incident « Rojas Silva », l’armée paraguayenne déploya avec la même ténacité une ligne de fortins symétrique et parallèle aux fortins boliviens, qui s’étendit comme ces derniers depuis Esteros Patiño sur le Pilcomayo, vers l’intérieur du Chaco en direction des colonies mennonites. Quand la guerre éclata, les groupes nivaclé se trouvaient désormais sous la pression croisée de la gendarmerie argentine qui surveillait la ligne du Pilcomayo, de l’armée bolivienne qui déployait le gros de ses effectifs sur la zone, et de l’armée paraguayenne qui s’affirmait sur l’axe Boquerón-Nanawa-Caballero.
4Aux environs de 1940, après la guerre, la majorité de la population nivaclé vivait désormais dans les missions de San José de Esteros et de San Leonardo de Escalante (fondée en 1927). Le reste de la population avait migré vers les centres urbains (Asunción, Filadelfia, Tartagal), ou s’était intégrée à la masse sous-prolétarienne qui affluait dans les baraquements des raffineries de sucre, ou encore, s’était fondue dans les campements et les réserves d’autres groupes indigènes – Maká et Enlhet au Paraguay ; Wichi et Pilagá en Argentine.
5Beaucoup moins connus nous sont en revanche la dynamique et la mécanique de cette transformation. Autrement dit, si nous connaissons les situations initiales – celle des différents groupes nivaclé (ou « chulupi ») qui peuplaient la bande du Pilcomayo –, et que nous percevons clairement les conditions terminales du processus – ces mêmes populations « réduites » dans les missions catholiques –, nous ne savons que trop peu de chose sur la façon dont ce passage s’est opéré.
6En effet, très peu de recherches ont entrepris de collecter et travailler avec des sources nivaclé. De sorte que nous ne disposons pas d’un corpus systématique susceptible de restituer la dimension indienne du processus. Les antécédents disponibles s’organisent ainsi selon une « histoire vide », dépourvue de sujet et de tension narrative, écrite exclusivement et unilatéralement avec des archives produites par les acteurs de la colonisation, dans l’ignorance complète du point de vue indien. Cette absence condamne l’analyse à dissoudre la spécificité du dossier dans une lecture générale et homogène de la région, et la rend incapable de desceller les nœuds problématiques, les points de densité, ou le croisement de perspectives qui caractérisent et animent le problème lorsqu’il s’agit d’une population précise. Tout se passe comme si à force d’imaginer que la colonisation se déroule dans un « désert », ils avaient fini par l’installer dans leurs livres : une vaste steppe monotone et dépeuplée.
7Notre interrogation initiale portait sur l’analyse des « médiations » dans les différentes étapes du processus d’occupation de la zone. C’est-à-dire, la question des différentes instances, acteurs et logiques, qui ont articulé dans chaque cas et à chaque moment la relation entre les groupes nivaclé et les acteurs du front de colonisation – colons, criollos¸ militaires, missionnaires. Il s’agissait de dresser une archéologie de ces médiations en montrant comment elles se sont organisées, comment elles ont évolué et comment elles se sont transformées au cours de cette période. Il s’agit d’un problème central pour comprendre d’une part, la transformation des logiques d’articulation sociale à l’intérieur de l’espace nivaclé, et d’autre part les formes spécifiques qu’adopte ici la question indienne dans la guerre du Chaco. Enfin, et c’est peut-être le plus important, cette analyse permettait d’aborder le problème du lien – de sa nature, de ses acteurs, de sa mécanique – qui s’institue à la suite de la guerre du Chaco entre ces populations et l’État paraguayen. En effet, l’analyse des médiations montre comment, lors de l’occupation, cette relation alterna entre des moments de normalisation et des moments d’instabilité. Elle montre en quoi des formes anciennes ont été reconduites dans la nouvelle configuration, ou au contraire comment celle-ci força l’émergence de formes inédites que la violence structurelle introduite par le processus de colonisation a essayé d’apprivoiser et de contrôler. En avançant sur ce problème, il est apparu que ce jeu de médiations revenait avec insistance sur une figure connue : celle du captif, lhankumed.
8La pratique de faire des captifs était courante dans le Chaco. La littérature sur le sujet abonde, qu’il s’agisse de l’ethnogenèse chiriguano par assujettissement des populations chané ou de la « douce servitude » qui, selon les termes d’Azara, unissait les campements guaná et les chefferies guaycurú dans l’Alto Paraguay1. Nous ne nous arrêterons pas ici aux détails de cette question2. Cependant, il est important d’insister sur l’hétérogénéité des formes qui se sont cachées sous le terme trop général de « captif ».
9La captivité est intimement liée au fait guerrier, elle change selon la nature, les formes culturelles et historiques qui la caractérisent. Ainsi, à la différence de l’Alto Paraguay ou de la marge andine du Chaco, la guerre adopte dans le « système Pilcomayo » une forme circulaire : les différentes forces en présence sont symétriques et l’exercice de la violence a un caractère récursif. Comme dans d’autres contextes semblables – les mondes guarani ou jivaro par exemple –, cette forme de guerre tend à secréter et à mettre en circulation des « objets denses » – les « têtes réduites », la circulation cannibale des corps – qui permettent d’élaborer, de ritualiser et donc de contrôler une violence qui tend à s’installer fonctionnellement dans l’espace social. Dans le cas qui nous occupe cet objet est constitué par le « scalp », dont la pratique était effectivement répandue dans le Pilcomayo3. Les scalps (qui constituent une sorte de « captivité » de l’âme de la victime, toujours prête à repartir) et les « captifs » étaient des formes courantes de médiation et de symbolisation – et donc de contention et d’apprivoisement d’une violence « de voisinage » plus ou moins permanente. Que se passe-t-il donc avec ces formes de médiation et de circulation intergroupales lorsque le voisin – à qui on fait la guerre – n’est plus un caciquat pilagá, mais un fortin militaire récemment installé ?
10Les sources nivaclé dont nous disposons pour traiter de cette période sont réduites. Les Pères oblats présents à Escalante et à Esteros entreprirent dans les décennies qui suivirent la guerre, un premier travail de recueil et de transcription4. Plus récemment, Miguel Fritz (OMI) a publié une série d’études5 sur la question indienne pendant la guerre. Il s’agit de l’étude la plus complète et la plus systématisée du corpus oblat, traitant en particulier de la fondation des missions dans le Pilcomayo. Depuis la fin des années 1970 plusieurs anthropologues se sont intéressés à la question. Miguel Chase-Sardi a recueilli une série de récits nivaclé sur la guerre du Chaco sur lesquels il a travaillé dans le cadre de sa « monographie nivaclé », sans pour autant leur offrir un traitement spécifique. Son œuvre constitue cependant ce qu’il existe de plus complet et documenté à ce jour6. Pierre Clastres, qui a circulé dans la région dans les années 1960, a publié également quelques récits nivaclé sur cette période7, et Alfred Métraux, qui l’a visitée à plusieurs reprises, y compris au moment même de la guerre, a publié, bien que de façon non systématique, quelques éléments d’intérêt8. À cette série de sources disponibles s’ajoute un ensemble de travaux qui est venu récemment problématiser le dossier, en lui apportant des informations contextuelles et de nouveaux arguments9. Par ailleurs, la guerre paraguayo-bolivienne a produit un vaste corpus militaire – archives, mémoires, journaux de campagne etc. – qui contient de fréquentes et importantes mentions à la « question chulupi10 ». Mais il n’existe pas, au moment où en sont nos recherches, de transcriptions ou de restitutions quelconque du point de vue indigène des faits11. Ainsi, le corpus nivaclé sur la guerre se limite actuellement à un ensemble relativement réduit de récits, publiés de façon fragmentaire et non systématique dans les différentes monographies que des missionnaires et des anthropologues ont consacré à ce groupe indigène.
11Pour cet article, outre les sources déjà citées, nous nous sommes appuyés sur les résultats préliminaires d’une enquête en cours12. Il s’agit d’une série d’enregistrements réalisés dans les communautés nivaclé de San Leonardo Escalante, San José de Esteros, Pablo Stahl et Media Luna en 2008, et d’Yishinashat, Cain o Clim, Ujhe Lavos, Mistolar et P. Peña en 200913. Des derniers enregistrements, nous ne possédons pas encore une transcription finale et systématique, de sorte que nous nous concentrerons pour le moment sur la première série des récits recueillis en 200814. L’une des conséquences de ce choix est que les sources retenues concernent exclusivement les groupes nivaclé de la région d’Esteros, de ce fait l’analyse qui en découle ne peut être généralisée aux autres centres de peuplement nivaclé : c’est-à-dire ceux situés dans les environs de l’ancien système de fortins Guachalla, Ballivián et Linares ; ceux situés dans le système de fortins Sorpresa-Tinfunqué-Saavedra ; et enfin ceux localisés à proximité du système Fernández-Bolívar-Camacho.
12Cette première étude est organisée à travers deux récits principaux qui se réfèrent à deux moments distincts et successifs du processus de colonisation de la région. Le premier, « L’histoire de Patron et de Santiago », permet d’aborder les rapports entre les groupes nivaclé et le front de colonisation qui avance le long du Pilcomayo depuis la fin du XIXe siècle. Le second, « L’histoire du Sergent Tarija », traite des rapports entre l’espace indigène et les armées nationales au moment de la guerre. Sur chacun de ces récits viennent se greffer d’autres histoires et des récits secondaires. L’ensemble de ces sources permet d’approcher le point de vue indien du processus de colonisation de la région depuis l’avancée initiale du front dans les décennies précédant la guerre. En aucun cas on prétend proposer ici une lecture exhaustive de cette question. Il s’agit plus simplement d’ouvrir des pistes de travail et de réflexion sur un dossier encore en cours de réalisation.
Histoire de Santiago et Patron
Incident initial et coordonnées générales de l’histoire
13Situons de façon générale les coordonnées géographiques et chronologiques de l’histoire. Elle se déroule sur la rive gauche du Pilcomayo, en amont du Navagán, à proximité de l’actuelle localité de « La Verde », à peu près en face du futur village argentin de Cambio Salazar. Il s’agit alors des positions d’avant-garde du front de colonisation qui, à cette date, avance sur le Pilcomayo. Il s’agit également des limites du grand caciquat nivaclé de Tofaai qui s’étendait sur le Pilcomayo, à peu près depuis le Navagán jusqu’au fortin bolivien de Linares. Chronologiquement, les faits relatés se déroulent à une époque antérieure à l’intensification de la présence militaire bolivienne dans la région (1923, fondation de Muñoz), mais postérieure à l’implantation des fortins argentins sur le Pilcomayo et à la vague de colonisation criolla. Ainsi, le fait que les principaux personnages du récit (Tofaai, Rivas, Yacutché) réapparaissent dans d’autres épisodes plus tardifs et contemporains de la guerre du Chaco permet de situer approximativement cette première histoire à un moment entre 1915 et 1925.
14De même, les acteurs « blancs » du scénario peuvent être définis de façon générale. Toutes les versions s’accordent à remarquer qu’il ne s’agit pas de militaires, mais de civils, de colons récemment installés dans la région. L’histoire reconnaît deux personnages, « Patron » et « Santiago ». « Santiago » est invariablement un personnage subordonné faisant office de contremaître ou d’assistant de « Patron ». Bien que dans une des versions « Patron » soit un Argentin (Ceballos : 28 juillet 2008), il est identifié en général comme un Bolivien (Sánchez : 28 août 2008 ; Mendoza : 20 août 2008 ; González : 25 juillet 2008). « Santiago » est en revanche unanimement identifié comme un criollo argentin. Cette indétermination apparente reflète bien la composition du front de colonisation avançant sur le Pilcomayo, il est fondamentalement constitué de familles venues du piémont andin, argentin et bolivien. Même si dans certaines versions « Patron » se transforme en un hésitant « Ramón » (Ceballos : 28 juillet 2008), l’imprécision autour du nom propre de « Patron » sert à renforcer le caractère paradigmatique de la scène. Il reste cependant à expliquer la persistance unanime avec laquelle le nom de « Santiago » se retrouve intact dans les différentes versions (Ceballos : 28 juillet 2008 ; Sánchez : 28 août 2008 ; Mendoza : 20 août 2008).

Ciriaco Ceballos
entretien d’août 2008, mission San Leonardo Escalante, Fischaat
(clichés Consuelo Hernández)
15De même, il est possible de se faire une idée cohérente du type de colonisation en question.
« Patron », ce détail se révèle fondamental par la suite, s’est installé avec sa famille : « Il disait qu’il avait beaucoup de famille, le Bolivien. Ils avaient des fils, des filles. Il y avait des jeunes gens, des jeunes filles » (Sánchez : 28 août 2008) ; « Il y avait plusieurs familles là-bas ; il y avait des gamins, des femmes, des enfants » (Ceballos : 28 juillet 2008).
16Il s’agit donc d’un petit village, un ranch ou une ferme qui a dépassé le front de colonisation pour s’installer plus loin, en « territoire indien », repoussant encore un peu plus les frontières de la colonisation. Il est composé d’une famille élargie, organisée autour de la figure principale de « Patron », toujours accompagné de l’unique autre personnage masculin du récit, son assistant Santiago. Comme c’est souvent le cas, les colons sont en relation avec le fortin militaire le plus proche et ils reçoivent périodiquement la visite d’une patrouille militaire : « Des soldats venaient de temps en temps, ils venaient et ils repartaient dans leurs régiments » (Sánchez : 28 août 2008). L’endroit était relativement isolé, mais stratégiquement situé :
« On dit qu’autour de sa maison, il y avait un marais. Il avait préparé, il avait sûrement préparé les choses pour que le marécage s’installe autour et que personne n’arrive jusque-là. C’était une sorte d’île qu’il avait là. (Sánchez : 28 août 2008). »
17C’est donc à proximité de la ferme de ce « Patron » que s’est produit l’incident initial. L’histoire débute invariablement avec l’assassinat, par « Patron et Santiago », d’un groupe de Nivaclé, d’un cacique nivaclé, ou de femmes nivacché, selon les versions.
18La première version est la plus courte. Le cacique nivaclé d’un campement voisin de la ferme de « Patron » est invité à manger ; il est ensuite trahi et assassiné :
« Il s’appelait Tshiloco le cacique de Tifufkat. Un jour, le Bolivien l’a appelé et l’a invité. Il l’a invité et lui a donné des vivres, des provisions, du tabac, et il a même tué et préparé une vache. Mais il l’avait invité pour le tuer. Le Bolivien tua ce cacique. C’était le seul qui était parti. Ils le tuèrent dans la maison du Bolivien. Il l’avait invité pour qu’il vienne, mais c’était pour le tuer » (Mendoza : 20 août 2008).
19Il s’agit d’un thème ancien, présent dans de nombreux autres récits, celui de l’invitation sournoise à un asado15 qui se termine par un massacre16. La deuxième version est plus longue, les victimes sont un groupe d’hommes et de femmes qui se serait trop approché de la maison de « Patron ». Dans le récit de Pastora Sánchez, l’horreur vient du fait que « Patron » empoisonne les puits indiens avec les cadavres des propres Nivaclé :
« Un Bolivien qu’ils appellent Patron vivait dans le coin, près du village. Il tua les Nivaclé. Le Bolivien tua les Nivaclé et les mit dans un puits, de ce puits nous puisions l’eau. C’est là qu’il a mis les cadavres. Avant de les mettre dans le puits, il les a gardés dehors. Il les avait attachés avec une lanière de cuir de vache. On raconte qu’ils ont mâché toute la nuit et qu’ils l’ont usée avec leurs dents. Avant le lever du jour, les Nivaclé la coupèrent avec leurs dents et ils s’échappèrent. Mais le Patron avait élevé un oiseau que nous appelons le “ka’a”. Dans les marais cet oiseau crie quand quelqu’un passe, et le Patron l’a entendu quand les Nivaclé sont passés. Il a entendu l’oiseau et il a envoyé ses hommes chercher où étaient les Nivaclé. Au bout du marécage, il y avait une clôture, c’est là qu’ils les ont rattrapés et qu’ils les ont ramenés. Ils les amenèrent à l’endroit où était Patron et là, ils les pendirent à un arbre. On les pendit, ils moururent, et on les mit dans le puits » (Sánchez : 28 août 2008).
20La troisième version ne commence pas à partir d’un instant précis, mais à partir de l’état de tension permanente qui caractérisait les rapports entre les colons – la maison de « Patron » – et les campements nivaclé avoisinants. La victime est ici n’importe quel Nivaclé qui s’approcherait un peu trop de la ferme du criollo17 :
« Parfois les femmes allaient cueillir des fruits des bois. Celles que rencontrait ce Patron, il les tuait. Le Nivaclé qui allait à la chasse, il le tuait. D’un coup, un Nivaclé disparaissait, ses proches l’attendaient, tout le monde au village savait qu’Untel était parti. Il ne revenait pas l’après-midi, et le soir, ils avaient compris qu’il était mort. “Ça doit être ce Patron”, disaient-ils, c’est lui qui tuait. Toujours, Nivaclé, Nivacché… il les assassinait » (Sánchez : 28 août 2008).
21L’identité de la victime varie donc selon les versions, tendant à la généralisation – un cacique nivaclé, un groupe de Nivaclé, n’importe quel Nivaclé. L’identité du criminel est invariablement d’ordre générique – Patron – de sorte que l’histoire adopte une valeur archétypale : elle restitue la forme de cette relation et non l’identité contingente de ses termes. L’histoire débute donc avec un cadre normal de relations entre une ferme de colons – argentins, boliviens – qui s’est installée à l’intérieur des terres, et les campements nivaclé des alentours.
Tofaai prend connaissance de l’incident
22Dans le deuxième acte de l’histoire, la nouvelle arrive aux oreilles du grand cacique Tofaai qui prépare la vengeance. Dans un premier temps, on découvre le crime. Nous avons vu que celui-ci peut revêtir l’image horrible de ces corps empoisonnant les eaux indiennes. Dans une autre version, le cadavre est annoncé par une volée de corbeaux à l’horizon : « Cette personne s’appelle Tiitinaj. Alors, il s’est mis en colère. Il l’a vu et s’est mis très en colère. “Voilà les corbeaux”, dit-il » (Ceballos : 28 juillet 2008). Enfin, dans la troisième version, c’est le propre orgueil de « Patron », qui ayant laissé les armes et les affaires de ses victimes à la vue de tous trahit le crime :
« Il n’avait même pas gardé les armes à l’intérieur de la maison. Il les mit dehors. Le Bolivien se vantait. Il se vantait, disaient les Nivaclé. Cet homme se vante, et nous allons lui montrer un jour, à un moment donné, nous allons nous venger. Il mettait dehors les armes de ceux qu’il tuait » (Sánchez : 28 août 2008).
23Après la découverte de l’assassinat, la nouvelle arrive aux oreilles de Tofaai. Parfois de façon directe – « Tofaai parcourait la région et il l’a su » (Ceballos : 22 juillet 2008) –, d’autres fois de façon indirecte, et c’est alors un chef de campement ou l’un des « lieutenants » de Tofaai qui l’informe de ce qui s’est passé :
« Ils ont prévenu Rivas, qui a demandé qu’on avertisse Tofaai. Ils lui ont raconté aussi, et il a demandé qu’ils se préparent à aller chez le Bolivien pour se venger. » (Sánchez : 28 août 2008).
24Néanmoins, toutes les versions s’accordent sur le fait que Tofaai décida alors de la vengeance. Il se dirigea vers les campements centraux pour réunir et soumettre le plan au « conseil » des anciens.
25Tofaai est un personnage primordial dans l’histoire de la région. Sa présence dans les récits nivaclé sur la guerre18 est massive, et il est fréquemment cité dans les sources militaires19. C’est une figure centrale aussi dans la littérature de la fondation des missions d’Esteros et Escalante20, il est même mentionné dans les chroniques anglicanes du Bas Chaco21. Par la suite, son nom circula dans la presse écrite bolivienne et paraguayenne.
26La façon dont Tofaai apprend la nouvelle et le protocole qu’il applique pour préparer la vengeance permettent de se faire une idée approximative de l’ampleur du territoire, des entités politiques et des rapports avec le front de colonisation, qui caractérisent un caciquat nivaclé de la dimension de celui de Tofaai. D’autres récits permettent de compléter cette analyse22.
27En effet, autour de la figure centrale de Tofaai se dessinent les contours de deux entités précises et distinctes. La première, de caractère politique, est le conseil à qui Tofaai soumet son plan. Il est composé par les anciens, les chefs locaux et les autres caciques de la région. La seconde, de caractère militaire, est la « milice » que Tofaai a réunie. Elle se structure autour d’un corps de « lieutenants » qui constitue son entourage le plus proche.
28Au sujet de la première, on rapporte que Tofaai parlemente sans cesse avec un ensemble de chefs et de notables, qui « sont comme son conseil » (Ceballos : 28 juillet 2008). Dans la plupart des cas, il s’agit de personnages importants, d’anciens guerriers ou des chefs de clan, trop vieux pour défendre les frontières du territoire, venus trouver refuge dans les campements de l’intérieur. À propos de deux de ces caciques, Sapo et Tigre :
« Pendant la guerre, ils sont venus dans le coin, ils étaient vieux. Au début, ils se sont battus, quand ils étaient jeunes, contre les Pilagá. Mais quand ils sont venus ici, ils étaient déjà vieux. Ils sont venus parce qu’ils avaient peur, comme ils étaient vieux ils ne se battaient plus. Ils n’avaient plus de force pour se battre » (Ceballos : 15 août 2008).
29Plusieurs des personnages composant ce conseil peuvent être identifiés. Cela permet de se faire une idée de la zone d’influence et des configurations politiques d’un caciquat de la dimension de celui de Tofaai. Parmi les notables qui y participaient, figure le « cacique Sapo ». Il avait été le principal chef la zone de Vatse’j, au nord de General Díaz (anciennement Muñoz), avant de venir prendre sa retraite à Fischaat :
« Il était déjà vieux quand il est arrivé ici. Il était comme l’un des conseillers. Cet ancien parlait quand les gens se réunissaient. Les Nivaclé savaient que le principal était Tofaai, mais ce Sapo était un des grands conseillers de ce campement. Quand il parle, on l’écoute. Il a beaucoup d’expérience, c’est un expert, et il sait beaucoup de choses. Par exemple, il sait ce qu’il va se passer demain et les Nivaclé l’écoutent. Il était déjà vieux quand il est venu ici, là il est arrivé à Fischaat » (Calderón : 17 août 2008).
30Un autre récit confirme le rôle de Sapo comme « conseiller » de Tofaai. Il permet également de se faire une idée des banquets autour desquels le conseil se réunissait :
« Il était plus âgé que Tofaai. Il était gros. Gros et ventripotent. Et quand il mangeait du poisson, il était tout plein de graisse. Pendant qu’il mangeait, la graisse dégoulinait. Il dit que du coup, il ne ressent pas le froid, avec la graisse du poisson. Il s’asseyait sur le sol, comme ça, et il avait les oreilles percées, des trous très grands sur les oreilles. Il buvait à lui seul une carafe entière de chica [boisson fermentée] qu’ils faisaient. C’est pour ça que les Pa’í [missionnaires] l’avaient appelé Sapo [le crapaud]. » (Ceballos : 15 août 2008).
31Nous connaissons également d’autres notables du Conseil. On mentionne Sapo avec deux autres anciens, Nasitaj et Pajarito, tous deux anciens caciques de la zone de General Díaz (Calderón : 26 juillet 2008). Il y avait également un autre personnage important, le « Tigre », abondamment évoqué par Métraux dans ses notes de terrain23, filmé par l’expédition ethnographique suédoise de 192024, et ensuite photographié par les missionnaires oblats25. Tigre venait des alentours du fortin Saavedra (Quiñones : 15 août 2008). Liviano et Charata étaient également des notables, tous deux de Tfuukachit (Ceballos : 17 août 2008). Le Cacique Mojo, fils de Pilagá, commandait dans la zone d’Utsichat, près de l’actuelle « Estancia Chulupí » (Lezcano : 20 août 2008). On connaît également le cacique Amana de Toyish, et Sánchez qui, selon certaines versions, était celui qui négociait l’entrée des Nivaclé dans les missions, et qui venaient des alentours de Fischaat (Ávalos : 28 août 2008). Enfin, il y avait le Mayor Díaz, il se rendait fréquemment au campement de Tofaai, mais il venait de plus loin, d’une région proche de l’actuelle mission Pedro P. Peña, l’ancien fortin Guachalla (Quiñones : 16 août 2008 ; Ceballos : 17 août 2008).
32Le « conseil » était donc composé de caciques, des chefs locaux, qui se réunissaient pour parler à l’occasion d’un banquet ou d’une fête, ainsi que des anciens et des notables qui s’étaient retirés des frontières agitées du territoire pour trouver plus de sécurité dans les campements de l’intérieur, mieux protégés. Entre les différents campements, la communication était fluide, les visites fréquentes, et les nombreux déplacements de Tofaai maintenaient la solidarité politique active entre les différents groupes. L’aire d’influence de Tofaai, et tous les récits s’accordent sur ce point, avaient des limites précises. Vers 1925, elle rassemblait dans un même corps politique l’ensemble des villages et campements situés sur l’axe reliant Tinfunqué à Linares. Selon certains, les déplacements de Tofaai pouvaient atteindre même le Navagán (Ceballos : 28 juillet 2008). Le centre politique de cet espace se trouvait dans la zone la plus densément peuplée – la rive du Pilcomayo entre Muñoz et Magariños –. Parcourir le diamètre du territoire nécessitait trois à quatre jours de marche.
33Des caciquats de même envergure étaient limitrophes à celui de Tofaai. En aval du Pilcomayo, après l’ancien fortin Magariños, commençait le territoire du susmentionné Mayor Díaz. Il s’agit également d’un personnage primordial très présent dans la narration nivaclé des régions de Pedro P. Peña (anciennement Guachalla) ou de Mistolar (anciennement Linares)26. Contrairement à Tofaai, l’autorité et la légitimité de Mayor Díaz venaient moins de ses exploits militaires que de sa capacité à négocier avec les raffineries sucrières de Salta en Argentine. D’où son surnom de « Mayor ». Au nord, à proximité des futurs fortins boliviens de Saavedra et Alihuata, débutait le territoire d’un autre personnage principal, le sergent San Martín. Il joua plus tard un rôle important dans l’engagement de troupes nivaclé au sein de l’armée paraguayenne (Quiñones : 15 août 2008 ; Ceballos : 17 août 2008).
34Ces caciquats correspondent à peu près aux unités habituellement reconnues dans les différentes partialités nivaclé : Shichaan Lhavos (ceux d’en bas), ceux de Tofaai ; Chishamnee Lhavos (ceux d’en haut), ceux de Mayor Díaz ; Yita’lhavos (ceux de la forêt) ceux de San Martín27. Deux autres caciquats au moins nous échappent ici : celui qui se situait en aval de Muñoz, dans la triple frontière enlhet/macá/nivaclé, correspondant à l’actuel campement indigène de Novoctas, à l’est de General Díaz ; et celui qui s’étendait plus à l’intérieur du Chaco, autour de l’actuel Mariscal Estigarribia (anciennement Camacho). Ce dernier est signalé dans les sources militaires boliviennes décrivant la fondation de fortins dans la région28. On peut penser que sa grande étendue par rapport au front de colonisation s’est traduite par une plus faible concentration du pouvoir politique et militaire. Quoi qu’il en soit, la relation entre ces différents caciquats était fluide, et il n’était pas rare de trouver les responsables de chacun d’entre eux, ou leurs envoyés, aux « banquets » de Tofaai.
35Le second corps qui se profile est celui de la milice de Tofaai et l’ensemble de « lieutenants » et de « capitaines » qui l’escortent et parcourent en permanence le territoire. Nous connaissons plusieurs de ces « lieutenants ». Certains jouèrent un rôle mémorable, ils passèrent à la postérité, comme c’est le cas pour Antonio, Rivas, Pajarito ou Yacutché. D’autres, tels Oscar, Silvestre, Marcelino ou Arto Ceballos sont présents de façon plus diffuse et intermittente dans les récits.
36Toutes les sources disponibles attestent que ces personnages sont connus pour le respect qu’ils imposaient, pour leur beauté, leur force, mais aussi et sans doute, pour leur caractère particulier, conséquence d’un rapport à la mort très intense, intime et élaboré. On décrit Rivas, un guerrier du nom indigène « Vococ’itah », comme un individu silencieux et fort – « un bel homme, qui faisait peur ». Quand il se préparait pour une « sortie », Rivas apparaissait les cheveux attachés derrière la nuque, la tête parée d’un grand bec de toucan – « Cela veut dire qu’il va tuer, qu’il part à la guerre » –, deux cartouchières croisées sur la poitrine et une grande ceinture (Sánchez : 28 août 2008). On raconte de Yacutché, autre milicien de Tofaai, qu’« il fallait lui parler avec précautions », c’était un individu « dangereux » et introverti qui « aimait tuer. Il tuait du monde, ce Yacutché. Quand il tuait, il s’aspergeait le visage de sang et il criait. Il était comme fou » (Ceballos : 27 juillet 2008). On peut en dire autant d’Antonio et Pajarito. (Calderón : 17 juillet 2008).
37La beauté et la force corporelle de ces personnages étaient tempérées par un caractère en retrait, circonspect, et d’une grande intensité intérieure émanant de l’élaboration permanente de leur lien à la mort. Ce lien était construit autour de la question des scalps et de l’ensemble de soins, de protocoles, de prescriptions et de prohibitions qui leur permettait de les contrôler. Chaque guerrier avait la charge des chevelures qu’il avait arrachées : il leur chantait et les nettoyait, il leur parlait, rêvait d’elles et s’en servait d’ornement pour ses maisons et ses lances29. Cette collection macabre très intime constituait l’inventaire ou l’archive de leurs vies, l’œuvre du guerrier. Quand arrivait le moment de se retirer et de prendre sa retraite dans les campements plus intérieurs et protégés, le vétéran engageait de longs préparatifs pour organiser la cérémonie d’adieux à ses scalps, à la fois publique et férocement intime, par laquelle il se libérait de leur charge et de leur compagnie, et par laquelle il conquérait un peu de la liberté qui allait caractériser ses années de vieillesse.

Pastora Sánchez : « Rivas apparaissait les cheveux attachés derrière la nuque, la tête parée d’un grand bec de toucan », entretien du 22 août 2008, Pablo Stahl (cliché Consuelo Hernández)
38Le scalp était un objet intense, lumineux, et bivalent. L’« âme » de la victime, qui avait été nettoyée et conjurée au cours d’un long processus de domestication, pouvait à tout moment se rebeller et se retourner contre celui qui s’était emparé d’elle. Cela exigeait donc de ce dernier une discipline permanente, un difficile travail quotidien d’équilibres, d’abstentions et de concentration. Sans doute Pierre Clastres a-t-il raison quand il avance, dans son analyse sur la guerre dans le Pilcomayo, que les « guerriers » étaient totalement occupés, marqués, concentrés sur le problème de la mort, et que cette caractéristique, cette fatalité – le malheur du guerrier sauvage – leur interdit les fonctions politiques et oratoires30. En tout cas, ni Rivas, ni Antonio, encore moins Yacutché ou son père Oscar, ne jouent un rôle politique d’importance. Ce sont au contraire des personnages silencieux avec qui il est difficile de traiter. C’est sans doute dans ce sens qu’il faut interpréter l’insistance avec laquelle les commentateurs soulignent cette différence :
« Rivas a alors appris que ce Patron avait tué les Nivaclé. Tofaai était un grand chef, mais Rivas était celui qui se battait. […] [Rivas] était un homme très fort, très agressif, il n’était pas comme Tofaai. C’était un guerrier. Tofaai était un caavanklé » (Sánchez : 28 août 2008).
39Ou alors,
« Yacutché est réservé, il ne parle pas beaucoup, il est toujours sérieux, il n’y a que Tofaai qui parlait toujours, et eux étaient là toujours derrière lui » (Ceballos : 27 juillet 2008).
40On raconte que Tofaai était toujours désarmé, flanqué de sa garde. Son cercle le plus proche était composé de cinq de ses « lieutenants » et d’une dizaine d’hommes qui l’accompagnaient en permanence. Mais lorsqu’une « sortie » se préparait, « Tofaai passait dans les campements et demandait cinq à dix personnes à chaque fois, en guise de compagnie » (Ceballos : 28 juillet 2008). De sorte que le contingent accédait à une masse critique et, selon les occasions, pouvait atteindre entre cinquante et soixante-dix hommes (Calderón : 26 juillet 2008). C’était suffisant pour attaquer un ranch de colons, un groupe rival, ou même, à l’occasion, avec beaucoup de ruse, un fortin mal gardé. Mais face à un cantonnement plus dense en soldats, tel les fortins d’Esteros, Muñoz ou Magariños, le contingent indien devenait impuissant.
41Plusieurs aspects attirent l’attention dans le fonctionnement de cette milice tel, par exemple, le degré de lucidité stratégique avec laquelle elle se déplace. Dans plusieurs des récits, après un assassinat de Nivaclé à proximité d’un fortin, la milice lance des représailles sur une ferme de colons située à soixante voire soixante-dix kilomètres de distance. Ils peuvent ainsi s’approcher de la ferme sans qu’on les soupçonne, car personne n’a eu connaissance de « l’offense » initiale (Mendoza : 20 août 2008 ; Ceballos : 17 août 2008 ; González : 26 juillet 2008). Se venger sur les colons de B, de l’offense commise par des militaires situés en A suppose disposer d’une notion exacte de la cohérence générale de cet espace, mais également d’être en capacité de jouer sur une scène avec des acteurs différents, de bien évaluer la position de chacun, mettant le doigt à l’endroit où il pourra déstabiliser la confiance de son adversaire. Cela suppose également de se mouvoir dans une conception dés-individualisée et dépersonnalisée de l’ennemi. La vengeance peut s’exercer sur n’importe quel point d’un corps abstrait et collectif. C’est sans doute pour souligner le caractère stratégique des actions que les récits précisent avec insistance, qu’à la suite de l’assaut contre le fortin Chávez, ou après l’incursion dans la ferme de colons – cela devint la signature de Tofaai – personne n’emporta quoi que ce soit, ni femme, ni nourriture, ni fusil, pour bien faire comprendre qu’on n’attaquait pas pour voler ou par intérêt, mais simplement pour tuer (Ceballos : 28 juillet 2008). Une pièce qui se déplace sur le grand échiquier du Pilcomayo.
42De même, on observe que la milice agissait de façon coordonnée et différenciée, avec des chorégraphies et des mouvements d’ensemble longuement répétés :
« On dit que Tofaai donnait des conseils à tous les Nivaclé. “Chaque fusil a cinq balles”, disait-il, “Il faut toujours se baisser, mais quand il n’en n’a plus, alors il faut attaquer”. On dit que les Nivaclé étaient toujours prêts pour ça, et quand les fusillades commençaient, ils étaient déjà tous au sol. Jusqu’à ce que s’arrête la fusillade et ils attaquaient. Ils se baissent quand les tirs reprennent. Toujours plus près, toujours plus près. Une fois qu’ils ont atteint une bonne position, ils commencent à tirer à leur tour » (Quiñones : 15 août 2008).
43Nous n’avons aucun doute sur le fait que les miliciens de Tofaai étaient très bien armés. Avant que la présence militaire dans le Chaco ne devienne plus importante, ils obtenaient des armes et des munitions dans les raffineries sucrières de Salta – comme le remarquent fréquemment les militaires argentins – et la cartouchière est un équipement récurrent dans la description des personnages. Il ne faudrait pas cependant surestimer le rôle de ces armes. Dans la plupart des attaques racontées, l’usage des armes à feu est marginal. Le couteau, la flèche, la hache, le gourdin sont les éléments principaux. De ce fait, il n’y a jamais, ou presque jamais, d’affrontement. L’action commence toujours par un rapprochement sournois, un piège ou une imposture qui laisse la victime à portée des armes tranchantes ou contondantes traditionnelles. D’autres récits évoquent l’utilisation de retranchements ou de palissades, ainsi que d’autres techniques qui les protégeaient des tirs tout en obligeant les soldats à entrer dans le marais ou à les encercler, de telle façon qu’ils se retrouveraient exposés (González : 24 juillet 2008 ; Ceballos : 27 juillet 2008).
44Une fois le dispositif militaire paraguayen et bolivien déployé dans la région, la question des armes à feu est devenue un élément critique dans les rapports avec le monde indigène. La guerre du Chaco a introduit une quantité d’armes énorme dans le monde indigène, mortiers, balles et tout type d’attirail31. De même, le fait qu’un bon nombre d’indigènes se soit installé dans les fortins, ou se soit enrôlé – généralement de façon passagère – dans l’armée, a permis un transfert de techniques, de symboles et d’instruments militaires vers le monde indien. C’est aussi dans ce sens qu’il faut comprendre l’utilisation de retranchements et de tranchées, les charges coordonnées, le « corps à terre », et d’autres méthodes propres à l’armée. Quoi qu’il en soit, nous remarquons une fois de plus, que dans la grande thermodynamique des cultures, la guerre tend à équilibrer les températures et à forcer la symétrie. À la guerre, les formes qui agissent d’un côté tendent à organiser leur reflet dans l’autre, de sorte que les différences diminuent, établissant un équilibre, connectant et mélangeant ceux qui s’opposent.
Tofaai et sa milice arrivent chez le Patron Relations possibles Les batailles nocturnes
45Une fois Tofaai mis au courant du sort couru par les Nivaclé, on décide de la vengeance. L’action ne sera ni frontale, ni explicite, mais couverte, rusée, fourbe. Jusqu’au dernier moment de l’attaque tout doit paraître normal. Rien ne doit laisser présager du crime qui se prépare. La beauté de cette séquence repose sur la façon dont s’organise cette ambiguïté, comme deux scènes qui se déroulent en parallèle, presque imperceptibles l’une de l’autre. Découvrons l’action selon trois versions :
« Les Nivaclé sont venus avec femmes et enfants. Il y avait une petite fille et elle pleurait. Sa grand-mère lui parla pour ne pas qu’elle pleure. Elle lui dit “Nous sommes venus ici avec ton grand-père Rivas, il va tuer tous ces gens, tu dois te tenir tranquille”. Le Patron vit arriver les Nivaclé de très loin, de l’autre côté du marais et commença à tirer pour prévenir. Alors, la femme du Patron lui dit : “Ne fais pas ça, tu ne vois pas qu’ils viennent avec leurs femmes et leurs enfants ? Quand les Nivaclé emmènent leurs femmes, c’est qu’ils ne viennent pas pour se battre !” Et il arrêta de tirer. Les Nivaclé continuèrent. Alors Rivas alla dans la maison du Patron, comme s’il voulait venir et discuter avec lui. Le Patron aussi voulait tuer Rivas, c’est pour ça qu’il ne se séparait pas de lui et qu’il discutait avec lui » (Sánchez : 28 août 2008).
46Dans la deuxième version, les femmes et les enfants disparaissent, mais ni l’imposture, ni la tension dramatique, ni la façon dont cette dernière se cache derrière une apparence de normalité :
« Alors Tofaai s’approcha de ce Bolivien pour le saluer. Il y allait avec Rivas et d’autres personnes, avec Antonio aussi. On dit qu’il avait amené ces gens-là. Ils saluèrent le Patron et Tofaai lui demanda où ils pouvaient s’installer, parce qu’ils voulaient travailler pour lui. Il était content le Bolivien. Il leur disait “c’est bien que vous soyez venus, pas de problème, viens par ici, tu es mon ami, vous pouvez rester deux ou trois jours, viens par ici”, disait-il. Mais le Bolivien n’était pas content, son intention était aussi de tuer Tofaai. Ça faisait longtemps qu’il voulait le tuer. Alors, il lui dit “vous allez vous installer sous cet arbre. Vous pouvez rester là pour dormir sans problème”. Ainsi firent Tofaai et sa compagnie, ils restèrent là pour la nuit » (Mendoza : 20 août 2008).
47Dans la troisième version, la scène change complètement, mais l’ambiguïté se traduit spatialement, par l’emplacement du campement :
« Quand ils furent tous réunis, ils se rendirent chez ce Patron. Ils arrivèrent de nuit et restèrent là, près de la maison. Pas tout près. Ils installèrent un campement et restèrent dormir là. Juste à côté. Pendant qu’ils se préparaient, ils faisaient un plan pour voir comment ils allaient faire le matin, comment ils allaient tuer. Un groupe pour Santiago et un groupe pour Patron. Et ils parlaient et planifiaient. Au matin, ils coupèrent des bouts de bois, grands comme ça, chacun devait avoir son gourdin » (Ceballos : 28 juillet 2008).
48Puisqu’il s’agit de feindre une normalité, les trois versions finissent par décrire trois possibilités normales de rapports à la maison de « Patron ». Dans la première, c’est tout le groupe qui vient rendre visite, avec les femmes en guise de garantie, pour discuter avec le colon. Dans la seconde, les hommes s’approchent pour proposer leurs services, et s’installent sous le grand arbre qui ombrageait l’entrée. Ce n’est pas sans crainte que dans la troisième le Patron entendit aboyer ses chiens pendant la longue nuit qui précéda son dernier jour.
49Ces relations périphériques ne sont pas stables : un incident minime, un changement d’humeur, un réchauffement de l’air, la tragédie s’accélère. Il s’agit d’une relation strictement indéterminée, car aucune des deux entités n’a besoin de l’autre pour exister, il n’y a donc pas de lien organique, ni économie, ni devoir qui les oblige. C’était sans doute assez fréquent que des familles entières viennent de l’intérieur et campent un certain moment auprès de la ferme ; dans chacun des cas, rien ne permet d’anticiper le dénouement de la scène. Il est possible qu’après s’être installés quelques jours pour travailler pour « Patron », ces personnes reviennent aux campements plus intérieurs et se fondent tranquillement dans l’immensité. Mais il est également possible qu’un incident quelconque ou un mauvais rêve viennent bousculer les esprits et rompre la paix. Tant que les feux indiens teindront le vaste horizon et que la colonisation de la région ne sera pas achevée, cette relation demeurera instable et indéterminée.
50Le groupe de Tofaai a campé face à la ferme, ou sous l’arbre de l’entrée, ou à quelques centaines de mètres de là. Suit une attente tendue, un temps immobile pendant lequel chacun surveille l’autre, chacun depuis sa position, feignant une normalité qui laisse simplement plus de temps pour s’épier, se méfier. L’inertie n’est qu’apparente. Car sous un autre angle la bataille a déjà débuté, silencieuse, imperceptible, mais déterminante. Dans un des mondes qui précède celui-ci, l’assaut a commencé :
« Et là, la sœur de Rivas avait déjà commencé à chanter, à faire des conjurations. Une chanson pour le conjurer, pour que meure le Patron » (Sánchez : 28 août 2008).
51Ou encore,
« Au milieu de la nuit, je ne sais pas si c’était un bruit ou autre chose, mais Tofaai s’est réveillé. Et il a vu les âmes de ces morts qui venaient. Il leur a parlé pour qu’elles ne viennent pas sur lui, mais pour qu’elles aillent plutôt vers celui qui les a tuées. Il fit comme si il poussait cette âme vers le Bolivien et lui disait “ce n’est pas moi qui t’ai tuée” et il la poussait vers la maison. Au milieu de la nuit, cette âme poursuivait déjà le Bolivien qui l’avait tuée. Le Nivaclé sait déjà cela, que cette nuit-là, l’âme de Tshiloco est venue l’embêter, et ils l’ont envoyée là où était le Bolivien » (Mendoza : 20 août 2008).
Mort de Santiago et Patron De guerrier à assassin
52Au matin, l’atmosphère est lourde. La nuit a été longue. Si les rêves de Tofaai s’étaient retournés contre lui, s’il n’avait pas senti que le vent soufflait dans son sens, si la grande bataille nocturne l’avait laissé anticiper une déroute, Tofaai n’hésiterait pas à annuler l’opération. Chacun poursuivrait dans l’imposture et tout finirait en pas grand-chose, un échange de faveurs et de courtoisies, supporter les blagues idiotes et l’humour malsain du criollo, recevoir un peu d’herbe et de tabac de sa part et rentrer, comme si de rien n’était, en attendant une meilleure occasion. Mais ce n’est pas le cas. Derrière, dans le campement, les conjurations des vieilles ont préparé la journée. L’anxiété nocturne du Bolivien est le signe que l’âme de Tshiloco n’a pas voulu lui laisser passer une bonne nuit. Ce matin-là, l’atmosphère est chargée. Un premier incident précipite les choses. Mais Rivas et le criollo préfèrent contenir leur agitation :
« Rivas avait une moustiquaire. À l’aube, un petit animal vint mordre sa moustiquaire et le réveilla. Alors, Rivas se leva en colère et frappa le petit animal avec un bâton pour qu’il parte. Or, le maître était tout proche : “Qu’est-ce que tu fais à mon petit animal” ! Cria-t-il, “il est en train de trouer ma moustiquaire”, lui répondit Rivas. Mais il se retint. Après avoir cogné sur l’animal, quand l’Argentin est venu le provoquer, Rivas se retint. Et le maître se calma aussi » (Mendoza : 20 août 2008).
53Le criollo se retient parce qu’une sensation diffuse s’empare de lui, un calcul intuitif, chargé d’immensité et d’isolement, une vague conscience de ses limites. Les heures sobres de la matinée le freinent aussi. Plus tard il en eût été autrement. L’esprit imbibé, quand il n’y a ni intuition, ni calcul, ni conscience qui jugulent son racisme féroce, le mépris de soi, toutes ces saletés qui se sont accumulées en lui et qui font si mal ménagent avec le vin. En face, Rivas est retenu par la patience, le déroulement précis d’un plan bien ourdi. Il est également freiné par la sensation limpide de savoir cet homme mort. Comme si l’impuissance se consolait par la rage, pour l’alimenter, pour qu’elle soit plus fraîche lorsque viendra le moment de la chanter.
54En milieu de matinée, la scène est déjà établie. Patron et Santiago sont occupés par des tâches courantes – ils découpent de la viande selon une version ; ils se préparent à harnacher les chevaux selon la seconde –, le groupe de Tofaai s’est réparti sur le terrain :
« On dit que Tofaai s’est assis tout près du Patron et Rivas avec Santiago […] Un autre était en train de faire quelque chose, il balayait autour de la maison, et un autre était assis plus loin. Et d’autres qui étaient en arrière, écoutaient, parfois ils entendaient, et parfois ils n’entendaient pas, comme dans une conversation » (Mendoza : 20 août 2008).
55Comme il faisait froid et que les hommes avaient mis leur poncho, personne dans la maison ne put voir les gourdins en bois que les Nivaclé cachaient sur eux. Seul un ultime détail ralentit l’assaut :
« Rivas attendait que le Bolivien laisse de côté son couteau. Ils découpaient de la viande et il marchait de part et d’autre, mais sans lâcher le couteau. Et Rivas contrôlait toujours. On dit qu’au bout d’un moment, il le mit en haut d’un algarrobo. Il a mis son couteau là-haut. C’est ce que voulait Rivas » (Sánchez : 28 août 2008).
56Dans la seconde version, un revolver prend la place du couteau :
« Comme à sept, huit ou neuf heures du matin ils étaient en train de regarder, pour voir quand il allait lâcher sa ceinture, de toute la matinée, il ne lâcha jamais sa ceinture, avec son revolver et tout. Mais comme à dix heures, le Bolivien retira sa ceinture avec son revolver et l’accrocha en haut d’un arbre. Les Nivaclé étaient en train de contrôler, ils le regardaient » (Mendoza : 20 août 2008).
57La scène suivante est celle de la mort de Patron et Santiago. À vrai dire, la scène se compose de trois séquences qui organisent une discussion entre elles. Dans la première séquence, unanime et simple en son genre, les assaillants frappent, étripent et scalpent le Patron. Dans la seconde, les assaillants scalpent Santiago avant de tourmenter un travailleur quelconque en fuite qu’ils avaient attrapé dans le marais « à cause de ses bombachas32 ». Dans la troisième séquence, en revanche, et nous arrivons au centre du problème, il se passe un événement imprévu et horrible, suffisamment atroce pour que la voix de Pastora Sánchez, qui relate l’histoire – elle est la nièce de Rivas – se brise pour la première et unique fois : il s’agit de l’assassinat de sang-froid des femmes et des enfants qui se trouvaient dans la maison de Patron.
58Sur la première séquence, les versions coïncident. À peine le colon eût-il lâché son arme et tourné le dos que Rivas se serait précipité sur lui, le maîtrisant avec les bras, tandis que les autres accouraient pour l’aider.
« Il appela les autres Nivaclé pour qu’ils viennent. Beaucoup étaient là. Il le tenait bien fort et un camarade arriva avec une hache et lui hacha en cette partie [la tête]. Tout son visage saignait. Ensuite, un autre vint et lui mit un couteau là [reins]. Ensuite un autre lui mit le couteau par ici [estomac] et l’étripa entièrement, mais il ne voulait pas mourir ce Bolivien. Alors Rivas s’est mis en colère. “Pourquoi est-ce que cet homme ne meurt pas”, disait-il. Il était là, les tripes sorties. Alors vint un autre Nivaclé avec un gourdin et il l’acheva d’un coup sur la tête. Il mourut » (Sánchez : 28 août 2008).
59Dans la seconde version, les personnages varient mais la structure se maintient.
« Alors ils les arrêtèrent. L’un d’eux cria pour qu’ils attaquent et comme Tofaai était déjà proche du Patron, il le frappa directement avec son gourdin sur la tête. Pendant ce temps, l’autre, Oscar, se battait avec Santiago. Celui qui balayait dehors vint également. D’autres entrèrent dans la maison et cassèrent tout pendant qu’Oscar continuait à maîtriser Santiago. C’était un Argentin, au service du Bolivien, mais il ne pouvait pas utiliser son couteau parce qu’ils le tenaient par les mains. Ils se débattaient. Ils tournaient sur le sol, mais l’Argentin était toujours en dessous et Oscar lui tenait les mains, il ne pouvait pas donner de coups de couteau. L’Argentin était fort et Oscar se fatigua. Il demanda de l’aide et se déplaça un peu, alors quelqu’un est venu et a poignardé l’Argentin. Il l’a tué. Un autre serviteur sortit en courant, mais c’était plein de ruisseaux, profond jusque-là [désignant la poitrine], et il ne pouvait pas courir vite, avec cette bombacha qui devient lourde quand elle est mouillée. Ils le rattrapèrent en un instant et le tuèrent aussi » (Mendoza : 20 juillet 2008)33.
60Les deux premières séquences sont simples, en un sens. L’action est sans équivoque, et le fait que l’on ne lésine pas sur les détails – le coup de poignard dans les reins, la lutte au sol, le pantalon dans le marais etc. – montrent la sérénité du narrateur pour décrire des crimes justifiés, prévus, normaux. Tofaai et ses miliciens viennent venger la mort du cacique Tshiloco dans l’une des versions, ou le groupe de Nivaclé jeté dans un puits dans l’autre version.
61Le problème commence avec la séquence suivante, celle de l’assassinat du reste des habitants, c’est-à-dire la mort de « la femme, des filles et des gamins » qui vivaient avec le Bolivien. Ces morts n’étaient en aucun cas nécessaires, ni même normales. Elles constituèrent, à proprement parler un excès. « À ce moment », disent les narrateurs, ils « avaient déjà commencé à devenir comme des assassins ». La mort de ces femmes et de ces enfants rompt à plus d’un titre avec le canon traditionnel en les assassinant, c’est-à-dire en ne les enlevant pas pour les faire prisonniers. Ainsi, cette violence se prive d’un revers sociologique fondamental.
62Car à la différence d’autres zones du Chaco, si les guerres du Pilcomayo fonctionnaient de manière circulaire, c’est justement parce que l’enfant et la femme prisonniers servaient de réserve ou de chaînon pour le cycle suivant ; ils gardaient une mémoire, installaient une communication, établissaient un lien par lequel cette violence pouvait fonctionner indéfiniment, forgeant un cadre et établissant une limite. Si les miliciens indigènes « deviennent comme des assassins », c’est parce que la guerre a changé de nature : l’assassinat futile des colons ne laisse pas de germes pour la bataille suivante ; il n’organise pas de lien, ni de mémoire, ni d’économie de la violence. Celle-ci ne donne, ni ne produit de médiation quelconque. Elle s’émancipe d’une fonction sociologique, elle se réalise comme homicide, comme violence pure. Dès lors, les scalps récoltés sont ingouvernables, et le guerrier est à partir de ce moment-là poursuivi par la folie.
63Mais revenons au récit ; dans une des versions le problème est précisément que l’une des femmes aurait dû être faite prisonnière :
« Et il y avait un homme, un Nivaclé qui voulait amener une fille, une Argentine, pour l’élever comme servante : “Moi je vais l’emmener pour ma femme”, disait-il. Et la fille aussi s’accrochait à lui, pour se sauver. Mais les autres n’étaient pas d’accord, ils rechignaient, ils disaient que sinon, quand elle serait grande, elle raconterait tout. Eux, ils voulaient tuer tout le monde. Mais le Nivaclé défendait cette gamine. Et quand il s’est éloigné un peu pour chercher de l’eau, alors les autres sont arrivés et l’ont attrapée de force, ils lui ont enfoncé un couteau, ils l’ont coupée ici [estomac] et l’ont jetée dans le fleuve » (Ceballos : 28 juillet 2008).
64L’histoire de ce Nivaclé et de la fillette qui s’est agrippée à lui n’est introduite que dans l’une des versions. Cet homme – sans nom, générique – ne s’entête pas à protéger seulement la fillette, mais également une époque, un type de guerre, une économie de la violence, de ses limites et de son fonctionnement, qui n’est déjà plus. À travers la fillette, il s’agrippe au sens et au rôle du captif, précisément parce que quand elle sera grande, « elle va raconter », précisément parce qu’il va élever cette fille qui gardera toujours ce souvenir, parce qu’il passera des années à domestiquer cet assassinat, à le dompter, et pendant ce processus, il le pensera, il l’apaisera, il l’élaborera. Quand viendra le moment de la vengeance, et sa femme et ses enfants deviendront les prisonniers de l’autre. Ces mémoires de captifs fonctionneront de part et d’autre en organisant une symétrie et une circulation, un domaine commun, une inimitié qui se résout en une intimité, une mémoire, une conscience sur la mort et sur la guerre. Ces générations de corps captifs – ennemi/amant, fils/ennemi, mère/ennemi – fonctionnent comme médiateurs et servent de support sociologique à la mémoire de cette violence.
65Dans une autre version, l’histoire du Nivaclé et de la fillette disparaît, mais elle est remplacée par une controverse qui remplit la même fonction : signaler – et dans ce cas justifier – l’extrapolation anormale de cette violence sur le corps innocent des fillettes et de la famille du Bolivien.
« Et ce Patron, à quoi a-t-il pensé en venant avec ses femmes et ses filles ? Il ne savait donc pas qu’il y avait Tofaai, un grand cacique nivaclé, un caavanklé ? Il n’a pas réfléchi et il est resté avec les femmes ; après avoir tué les Nivaclé, il est resté là-bas avec ses femmes. À quoi a-t-il pensé ? Est-ce que c’était de leur faute ? Le cacique Tofaai était un grand cacique nivaclé et le cacique Tofaai ordonna qu’on tue ce Santiago et le Patron. Mais ils ne se sont pas méfiés et ont laissé là leurs femmes, à cause d’eux les enfants sont morts » (Sánchez : 28 août 2008).
66L’anecdote du Nivaclé et de la fillette dans la première version, et la justification qui fait retomber sur le Patron la responsabilité de la mort des femmes dans la seconde version, ont alors pour fonction commune de signaler cette anomalie dans la scène, soit en introduisant une anecdote complémentaire, soit en contournant le récit. Les conséquences de cette anormalité sont apparues plus tard, dans le campement, lorsque les vieux eurent à neutraliser les forces surpuissantes qu’incarnent les scalps. Car, comme dans les autres cas, les victimes furent elles aussi scalpées :
« Il y avait huit femmes jeunes et la mère des filles. Ils ont tué tout le monde. Ils les mirent en file, la femme du Patron aussi. Un par un, ils leur arrachèrent la chevelure. Ils revinrent là, au village, et ils ramenèrent ces chevelures » (Sánchez : 22 juillet 2008).
La folie de Yacutché
67De retour au campement, une longue série d’opérations et de protocoles impliquant nombre de personnes avait pour but de neutraliser la force de ces chevelures et de les intégrer, une fois domptées, à la collection privée de chaque guerrier. À partir de ce moment, comme nous l’avons vu, il lui incombait la responsabilité d’en prendre soin et de les diriger de façon adéquate. Le processus de neutralisation ou de purification des scalps était fondamentalement sous la responsabilité des anciens du groupe.
« Ils revinrent au village avec leurs chevelures et dans le village, ils étaient déjà prêts. Les femmes âgées avaient déjà commencé leurs chants et se mirent à préparer les chevelures pour pouvoir les brûler à l’intérieur et les pendre ensuite pour qu’elles sèchent. Les femmes chantaient et étaient contentes parce que ces guerriers étaient forts et avaient tué ce Patron. Ils étaient capables de faire les choses qu’ils voulaient » (Sánchez : 22 juillet 2008).
68Pendant ce processus, le guerrier devait observer une série d’abstinences et de prohibitions, la condition nécessaire à son bon déroulement. Il ne pouvait ingérer de viandes, ni festoyer, ni trop manger, tous ces actes auraient constitué une provocation envers les « âmes » conquises, ils auraient empêché leur apprivoisement.
69Nous n’analyserons pas ici en détail cette autre séquence narrative, qui est fondamentale dans les mémoires indigènes de la guerre et traite de l’histoire de Yacutché. Chase-Sardi lui dédia une sublime « tragédie » au début des années 198034. L’histoire raconte la « folie » de Yacutché, la façon dont celle-ci se précipite et les circonstances dans lesquelles elle le condamne, quelques années plus tard à mourir pendu par les pieds à l’arbre central de la mission de San José de Esteros35. Il nous intéresse en revanche de montrer comment, dans l’ensemble des versions disponibles, l’épisode rapporté est le détonateur de la folie du guerrier. Après l’assaut contre la maison de Patron, Yacutché ne peut gouverner les scalps conquis qui finissent par se retourner contre lui – « alors, il est devenu comme fou » – déséquilibrant la très difficile relation établie entre le guerrier et la mort – « alors », répètent les sources, « il a commencé à devenir un assassin ».
70Dans une première version, la mauvaise gestion de ces « âmes » est due à un désaccord entre Yacutché et son grand-père, qui était celui qui devait maîtriser la force des scalps :
« Il ne respecta pas les règles que doivent suivre une personne quand elle tue. Yacutché tue des gens, beaucoup de gens, et les âmes de ces morts suivent la personne qui les tue. Mais il y a des anciens qui sont très experts en ça, qui chantent et alors ils attirent les âmes des morts pour qu’ensuite, la personne qui a tué ne devienne pas folle. Or, le grand-père de Yacutché cette fois-là se fâcha contre son petit-fils et ne lui chanta pas et il ne lui enleva pas l’âme du mort, donc il le laissa comme ça pour que l’âme poursuive Yacutché » (Ceballos : 28 juillet 2008).
71Dans une seconde version, c’est Yacutché lui-même qui décide de ne pas accomplir les protocoles de purification :
« Yacutché était là, il était du groupe de Rivas. Et ce Yacutché ensuite devint fou. Après avoir tué tous ces gens, il prit de la viande séchée et partit. Il arriva là où il y a de la danse, du feu, et s’installa là. Et la mère de Yacutché prit ça et voulut le jeter : “Non, il ne faut pas manger de viande !” lui dit-elle. “Je vais quand même en manger”, répondit-il, “Ce n’est pas moi qui ait arraché les chevelures des morts. Je n’ai rien fait”. Mais ça revenait au même car il avait été dans le groupe. Il les tenait pendant que les autres donnaient des coups de couteau. Il ne devait pas manger cette viande. Sa mère jeta le morceau, mais il le reprit des braises. Il mangea cette viande et c’est pour ça qu’il devint fou » (Sánchez : 28 août 2008).
72Les différentes versions font de cette scène un moment dense, que l’on pourrait interpréter comme le début d’une fatalité, un mauvais présage, un déséquilibre ou une agitation qui marquèrent à partir de ce moment-là les relations avec le front de colonisation en train d’avancer sur le territoire nivaclé. Yacutché représente ici un personnage paradigmatique, un indice, ou le signe d’un mouvement plus large, d’une transformation fondamentale dans la nature des rapports frontaliers et dans l’économie de la violence qui les définit.
73Cette évolution peut se caractériser comme une disparition progressive de l’ensemble des médiations qui atténuaient et articulaient cette relation. Nous avons déjà vu comment, en assassinant ceux qui devaient être capturés, les hommes de Tofaai se privent d’un personnage clé dans la médiation du cycle de violence en ne faisant pas de prisonniers. La disparition de cette figure médiane est redoublée par une série d’irrégularités dans la gestion des scalps. Les scalps sont en effet comparables à une « captivité » de « l’âme » de l’ennemi – comme avec le jeune garçon fraîchement capté, s’ouvre ici aussi une longue période de domestication, d’apprivoisement et d’apaisement de l’étranger conquis. Le scalp – comme le captif – incarne une mémoire et une épaisseur de cette violence. Ainsi, en se privant de captifs les « lieutenants » de Tofaai sont devenus des « assassins ».
74D’autres éléments vont dans le même sens. Par exemple, le fait que Tofaai signe ses actions en s’abstenant de récupérer le butin, participe d’un caractère plus général que les différentes sources ne cessent de souligner : il consiste en une sorte de suspension générale de toutes les modalités d’échange et de circulation entre les hommes de Tofaai et le front de colonisation et militaire. Les chroniques missionnaires présentent toujours le cacique Tofaai comme quelqu’un d’« intraitable », avec lequel aucune négociation n’était possible. Aucun commerce, échange, accord pouvait être établi. Au point que tout « Blanc » qui se serait approché pour parlementer était irrémédiablement destiné à mourir.
75Sous la plume des missionnaires, cette image sert surtout à dramatiser ce moment où, la présence militaire étant devenue insupportable, Tofaai décida de négocier la protection des siens et leur entrée définitive dans les missions36. Mais les sources militaires – et une autre collection de récits – abondent dans le sens des missionnaires. Voyons par exemple cette scène, remarquable à plus d’un titre, elle se déroule quelque temps après la mort de Patron et décrit les tentatives militaires pour négocier avec Tofaai. Les militaires, rappelons-le, sont alors plus préoccupés par la guerre qui approche (Muñoz a déjà été fondé et une alliance avec Tofaai pourrait se révéler fondamentale) que par la répression directe des indigènes :
« Plusieurs mois plus tard, les Boliviens envoyèrent un Nivaclé, lui donnèrent du tabac pour qu’il ramène à Tofaai à son campement. Ces Boliviens de Muñoz [le fortin] envoyèrent ce Nivaclé avec ça pour qu’il le donne à Tofaai. Le Nivaclé se rendit au campement de Tofaai et amena le tabac. Et le Tofaai arriva et n’accepta pas : “Non, je ne veux pas”, dit-il, et le Nivaclé répondit “le chef des Boliviens veut que tu y ailles un peu, il va te donner des vivres, des provisions”. Mais le Tofaai n’allait jamais accepter cela. Le Nivaclé retourna à General Díaz [anciennement Muñoz]. Quelques jours plus tard, le chef envoya à nouveau des provisions à Tofaai. Mais cette fois, c’était en voiture, en charrette. Des militaires boliviens venaient aussi. Ils venaient de Muñoz. Les Nivaclé du campement virent que deux personnes venaient, des Boliviens, et ils appelèrent Tofaai. “Deux personnes sont venues, qui apportent des vivres”, lui dirent-ils, et il attrapa son poncho pour se couvrir, il attrapa son bout de bois, le gourdin pour tuer, pour frapper les gens. “Non, dit-il, je ne veux pas de provisions, j’ai beaucoup de nourriture dans les bois”, dit Tofaai. Alors il y en avait d’autres qui voulaient récupérer ces provisions, mais Tofaai ne voulait pas. Il les obligea. “Il ne faut pas prendre ça” leur dit-il. Alors, quand le Bolivien ne regardait pas, Tofaai le frappa et les autres attrapèrent aussi l’autre Bolivien et ils le tuèrent aussi. Ils tuèrent les deux et ils gardèrent les provisions et Tofaai ne laissa personne prendre quoi que ce soit. Les Boliviens de Muñoz furent encore plus en colère contre ce Tofaai. Ils se mirent plus en colère et Rivas et Tofaai se rapprochèrent donc un peu plus de cette zone de Fischaat » (Mendoza : 20 juillet 2008).
76L’histoire de « Patron et Santiago » est bien connue dans la région. Elle constitue l’un des épisodes récurrents dans les récits indigènes sur cette période. Elle fait partie d’un cycle narratif plus vaste retraçant un ensemble d’altercations, d’assauts et d’impostures qui ont caractérisé les rapports avec le front de colonisation dans les décennies ayant précédé le grand déploiement militaire préparant la guerre qui a redessiné l’espace chaquéen37. À chaque fois, la trame suit la même direction générale, une sorte de dérèglement ou de dérégulation des relations de voisinage, une libération qui est également une folie, une déchéance progressive des structures, des manières et des pratiques qui tempéraient en quelque sorte la violence sur les bords du Pilcomayo. Quand il n’y a plus rien « au milieu », lorsqu’elle ne met plus rien en jeu, la guerre cesse d’être une forme ou un espace de circulation et devient une violence nue, immédiate.
77Un des derniers aspects de cette « libération », qui est également une décomposition, sont les montoneras38 qui ont dévasté la région pendant les années de guerre. Celles-ci se composent d’individus flottants, d’Indiens et de non Indiens détachés qui ont été par la suite rejoints par une importante quantité de déserteurs boliviens et paraguayens. L’histoire de « Patron et Santiago » marque la limite de la décomposition historique d’une forme et d’une économie de la violence dans les régions du Pilcomayo. Yacutché, qui a perdu le respect pour ses scalps, est sur le point de se détacher d’un monde et d’une forme – mais n’est-ce pas cela, précisément, la folie ? – pour se précipiter dans un autre. Il est mort humilié et fusillé dans la mission d’Esteros. Mais il aurait aussi bien pu mourir d’un coup de poignard par une nuit alcoolique dans les faubourgs de Formosa.
Histoire du Sergent Tarija.
L’histoire du Sergent Tarija
78Il est donc significatif que durant la longue décennie qui précéda la guerre (1923-1932), les rapports entre l’armée bolivienne et les groupes nivaclé de la région se sont donnés pour centre un « captif » – lhankumed –, un « prisonnier ».
79Figure centrale de la narration nivaclé sur la guerre, le « Sergent Tarija » réunit en un seul trait biographique l’ensemble hétérogène de logiques, de loyautés et d’acteurs qui caractérisait l’espace bigarré du Pilcomayo au moment de la guerre. Le personnage est d’une ambiguïté exaspérante. Selon la perspective, il apparaît comme un jeune nivaclé séquestré par l’armée qui cherche à se venger ; ou comme l’« effroyable soldat bolivien » qui rendait justice au paraguayen Rojas Silva en 1928 ; ou encore comme un « Indien bolivien » à la tête d’un important groupe de rebelles qui traversa le Pilcomayo et passa en Argentine pendant la guerre.
80Ainsi, il semble que pour se constituer, les relations entre l’armée bolivienne et les campements nivaclé aient eu à mettre à nouveau « quelque chose au milieu », quelque chose qui leur servait de mémoire et de support, quelque chose qui leur donna une épaisseur et une entité biographique, qui leur permit de se nouer et de se tresser les uns avec les autres. Si le « captif » est une figure sociologique clé dans le système de relations interethniques du Chaco, il n’en est pas moins curieux que l’armée elle-même ait été amenée à la réintroduire.
81Nous connaissons plusieurs versions de l’histoire du « Sergent Tarija39 » qui peuvent être complétées par une fragmentaire, fantomatique et dense présence du personnage dans diverses sources militaires et civiles40. L’histoire se divise en différents actes ou mouvements que l’on peut situer chronologiquement et spatialement.
82Le premier acte concerne l’enfance de Tarija à Ftsuuc : campement nivaclé situé à trois ou quatre kilomètres de Fischaat, aujourd’hui San Leonardo de Escalante. Il culmine avec le moment traumatique – tout le récit tourne autour de ce premier mouvement – où sa famille tomba sur une patrouille militaire : son père fut assassiné, ses frères réussirent à s’échapper, et lui fut amené au fortin où il fut élevé.
83Le second mouvement relate sa vie au fortin, sa condition de lhankumed, « prisonnier/séquestré/apprivoisé ». Apparaissent alors, dans toute son étonnante et terrible ambiguïté, l’ensemble des relations que les femmes et les enfants nivaclé entretenaient avec les soldats boliviens détachés aux fortins Esteros et Muñoz. Tarija a été élevé par l’armée. Il devint soldat et accéda, à la veille de la guerre, au grade de sergent – certains hésitent à dire qu’il aurait même atteint le grade de « lieutenant », d’autres, enfin, résument son ascension dans la hiérarchie avec la formule plus générale de « chef des Boliviens ».
84La vie de Tarija dans le fortin est une longue méditation sur sa condition de captif et sur sa relation au père assassiné : une patiente narration sur la préparation de sa « vengeance ». Dans le troisième mouvement, l’armée bolivienne avance et fonde la ligne de fortins Muñoz/Camacho, dévastant et occupant la zone la plus densément peuplée de l’espace nivaclé. Simultanément, les rapports entre l’armée et les « Chulupis » se disloquent et précipitent la « vengeance de Tarija » : une intrigue des plus complexes grâce à laquelle il parvint à affronter une patrouille paraguayenne et bolivienne lors d’un incident que l’on nomme dans la région « le commencement de la guerre du Chaco ». Cet épisode est connu dans la littérature militaire sous le nom de « l’incident Rojas Silva », il a failli précipiter la guerre près du fortin Sorpresa vers 1928. Dans la plupart des sources évoquant cet événement, le « Sergent Tarija » se déguise sous le nom un peu dissonant de « Sergent Tejerina ».
85Enfin, le dernier acte raconte la « fin » de Tarija. À ce moment, les sources divergent. Certaines le voient diriger un important groupe de rebelles composé de deux mille Indiens et déserteurs – armés de munitions et de mortiers – qui se déplace vers l’Argentine. D’autres disent qu’il a fini chef dans une raffinerie sucrière de Tartagal. Enfin, quelques-unes lui prêtent un enviable destin à La Paz. Quoi qu’il en soit, la biographie du sergent Tarija est paradigmatique, elle permet de comprendre les rapports entre l’espace indigène et les forces militaires déployées le long du Pilcomayo, principalement sur l’axe Esteros/Saavedra ; c’est-à-dire sur la quasi-totalité du territoire dirigé par le cacique Tofaai.
L’enlèvement de Tarija Les deux temps de la relation au front militaire
86Nous savons peu de chose sur l’enfance de Tarija. On dit qu’il était de Ftsuuc, un village proche de Fischaat. Il était un « grand enfant » – il devait avoir environ dix ans – quand son groupe familial, qui était sorti « rendre visite », tomba sur une patrouille militaire bolivienne. Le père du jeune garçon fut alors abattu, mais ses frères réussirent à s’échapper : l’un deux est mort il y a peu dans la communauté nivaclé de Cain ou Clim, et la femme de son autre frère vit encore à Ujhe Lhavos41. Les militaires emmenèrent le petit Tarija jusqu’au fortin Esteros, où il grandit et fut élevé :
« Le village était là, et ils l’emmenèrent seul à Esteros, dans le fortin d’Esteros. Ils l’emmenèrent tout jeune et ils l’élevèrent dans la caserne. Il avait peu de contact avec les Nivaclé parce que les Boliviens le surveillaient beaucoup. Ils l’avaient toujours près d’eux. Ils lui donnaient un peu de travail, ils lui donnaient à manger, ils l’élevaient, et quand il devint un jeune homme, ils le mirent à la caserne comme soldat. Là, il apprit à écrire, à lire, ce sont les Boliviens qui lui apprirent » (Ceballos : 17 août 2008).
87Le fortin Esteros était le dernier d’une première série de fondations militaires boliviennes le long du Pilcomayo. Fondé en 1912, il représentait la position la plus avancée sur le cours moyen du fleuve et la plus éloignée de Villamontes – théâtre principal de la colonisation bolivienne du Chaco. Derrière lui, les fortins de Linares, Ballivían, Guachalla, D’Orbigny et Crévaux, fondés à partir de la dernière décennie du XIXe siècle, constituaient la trame centrale de la présence bolivienne sur le cours du Pilcomayo. Cependant, pour s’approvisionner et communiquer avec le piémont andin, ces fortins dépendaient du vecteur Formosa/Embarcación – la voie ferrée était alors en construction –, pilier de la colonisation argentine sur la rive sud du fleuve. Il s’agit alors d’une position extrêmement éloignée, isolée pendant une bonne partie de l’année et, à plus d’un titre, dépendante du front de colonisation civil qui avait atteint la berge argentine du Pilcomayo42.
88Selon les différentes sources, Tarija comptait environ trente ans lorsque la guerre fut déclenchée. Dès lors nous pouvons situer son enlèvement aux alentours d’une vingtaine d’années en arrière, sans doute pendant la seconde moitié des années 1910. Il est important de situer chronologiquement ces événements. En effet, l’ensemble des récits indigènes disponibles sur ce thème s’accorde à distinguer deux grands moments dans la relation avec l’armée bolivienne. De ce fait, l’histoire de Tarija pourrait être intégralement lue autour de ces deux « temps », comme une méditation, ou une métaphore du type de relations qui s’instaure dans chaque cas, de la façon dont elles se différencient et du problème apparemment insoluble que cette évolution pose pour les Nivaclé qui se retrouvaient, d’une manière ou d’une autre, impliqués dans l’armée. Nous insistons particulièrement sur ce point, car il introduit une distinction structurelle entre deux moments du déploiement militaire bolivien dans la région, et que cette différence eut également un caractère structurant pour les mémoires indigènes de cette période.
89Dans un premier « temps », Esteros est, comme nous l’avons déjà observé, le dernier fortin bolivien sur le Pilcomayo. Les forces détachées sont extrêmement réduites. Leur approvisionnement est aléatoire, leur position très isolée. Son lien au front de colonisation argentin est fondamental. Dans ce contexte, le fortin ne représente pas une intrusion majeure dans l’espace indien. Au contraire, il en dépend en grande partie. En règle générale, et même si la période est chargée d’incidents – comme celui de la capture de Tarija –, les relations entre le petit fortin situé aux limites du caciquat de Tofaai et de l’espace nivaclé qui l’entoure tendent vers un cadre de normalité, si non de complémentarité. Il s’agit de relations de « voisinage » qui ne compromettent pas fortement l’autonomie du territoire indigène. À vrai dire, le dispositif militaire bolivien tend à s’inscrire comme une pièce de plus dans le cadre complexe et difficile des relations avec le front de colonisation argentin. En effet,
« Avant les Boliviens, il y avait les Argentins. D’abord il y avait les Argentins. D’abord la bataille était avec les Argentins, plus ancienne, ensuite les Boliviens sont arrivés » (Ceballos : 17 août 2008).
90La présence militaire bolivienne, qui dépend alors de l’approvisionnement et des communications argentines, n’est encore définie que par rapport à sa relation à l’espace criollo :
« Il y avait, à cet endroit-là, des bons Boliviens. Ici aussi il y avait des bons Boliviens. Mais il y avait des Argentins malotrus, qui soupçonnaient les Nivaclé, de voler leurs animaux, chèvres, brebis et tout. Ces Argentins parlaient avec les Boliviens pour qu’ils tuent les Nivaclé » (María Candia : 19 août 2008).
91En effet, si un incident venait ponctuellement déstabiliser les esprits, il est certain que structurellement la relation entre le dispositif bolivien et l’espace indigène était relativement équilibrée et stable. De sorte que, s’il était fréquent que les militaires organisent une « sortie » ou s’acharnent sur un groupe nivaclé vulnérable. Il était, à l’inverse, également fréquent qu’au cours des représailles des soldats et des colons se fassent tuer. Le capitaine du service de santé bolivien A. Hoyos, qui accompagne les fondations militaires dans la région, décrit l’état relativement équilibré des rapports de force aux premiers temps :
« La position du fortin Esteros était mauvaise, car elle était en constant danger d’inondation. Par ailleurs, elle était, si l’on peut dire, entourée de tribus sauvages que les soldats provoquaient pour n’importe quelle raison, mettant en danger la vie de tous ceux qui se trouvaient à l’intérieur. Cela se produit également suite à une mauvaise tactique de l’un des chefs, ce qui conduit les Indiens à tuer quelques soldats, ce qui faisait mauvais effet43. »
92Vers 1923, la situation changea fondamentalement. Esteros devint alors la principale base de l’avancée bolivienne vers le centre du Chaco. Les effectifs militaires se multiplièrent considérablement. On établit des lignes de communication et des télégraphes autonomes – y compris une piste d’aviation –, les chemins et les routes furent considérablement améliorés. Surtout, on passa d’une position stationnaire destinée à assurer une présence plus symbolique que réelle à une autre, offensive, qui fournit des ressources énormes pour occuper le plus d’espace possible en vue d’un imminent litige diplomatique ou militaire avec le Paraguay pour la possession du Chaco. Ainsi, en 1923 fut fondé le fortin Muñoz (l’actuel General Díaz), plus avancé qu’Esteros de quelques dizaines de kilomètres. Les années suivantes suivirent la fondation des fortins Sorpresa, Cuatro Vientos, Tinfunqué et Saavedra –, entre autres44. En 1931, un an avant la guerre, la ligne de fortins boliviens était dense. Elle remontait depuis les Esteros de Patiño – sur le Pilcomayo – jusqu’à Camacho (actuellement Mariscal Estigarribia), à quatre cents kilomètres d’Esteros, dans le centre du Chaco.
93Sur le terrain, du point de vue indien, cette inflexion a induit que l’armée bolivienne cessait d’être un voisin plus ou moins agité pour devenir une force militaire d’occupation des campements et des territoires indigènes. Les nouveaux Esteros, Tinfunqué, Saavedra ou Muñoz étaient des fortins importants, et ils étaient situés dans la zone la plus densément peuplée de l’espace nivaclé. Ainsi, la carte des fondations militaires boliviennes de la région pourrait être entièrement réinterprétée pour montrer comment elle s’est calquée, en quoi elle était superposée à une autre qui avait été effacée : celle des principaux points d’eau et des campements indigènes. De sorte que la patrouille d’exploration qui avait fondé le fortin Alihuatá avait informé avoir trouvé « une excellente position peuplée par de nombreuses tribus45 ». Fernández fut fondé quand « une patrouille venant d’Arce […] trouva en chemin un grand campement d’Indiens qui semblaient sauvages et méfiants46 ». Quand ils cherchèrent où fonder Platanillos « ils trouvèrent de grands campements qui savaient déjà que nos soldats étaient mauvais47 ». Quand ils installèrent Loa : « à quelques kilomètres de Bolívar, nous trouvâmes quelques campements indiens » ; et quelques mètres plus loin « nous arrivâmes à un lieu que les Indiens appellent Neytachase. C’est là qu’Ustarez décida de fonder le fortin48 ». On pourrait multiplier les exemples. À Campos, « les Indiens partirent, seuls restèrent les plus vieux49 » ; à Tinfunqué « nous forçâmes le cacique Yoke à nous montrer les lieux50 », etc.
94On comprend comment la relation entre l’armée bolivienne et l’espace indien a considérablement évolué selon qu’il s’est agi du premier ou du second moment. A. Hoyos décrit avec acuité le degré de violence et de décomposition auquel ces relations étaient arrivées lors du second mouvement. Un an après la fondation de Muñoz, il relate un incident qui pourrait être l’image transfigurée de l’histoire de « Santiago et Patron » :
« En 1924, un autre incident s’est produit avec les sauvages. La vie avec eux devint bientôt intolérable. Les femmes des caciques étaient entraînées sans aucune considération et en présence de leurs époux par les officiers attirées par l’argent […] Comme la situation des natifs, loin de s’améliorer, empirait sans cesse, ils engagèrent des représailles et en septembre de cette année, des Indiens tuèrent deux garçons, l’un de sept ans et l’autre de quatorze. Ceux qui apportèrent la nouvelle disaient qu’on les avait égorgés et qu’on jeta ensuite les cadavres dans un puits. Ces enfants étaient les fils du colon José Palacieni51. »
95Ce José Palacieni serait-il notre « Patron » et ces enfants pourrissant dans un puits l’image inversée des cadavres nivaclé avec lesquels il avait envenimé les eaux indiennes ? Quoi qu’il en soit, la réponse des militaires fut contondante et contradictoire, car ils sacrifièrent ceux qui leur servaient d’interprète et de médiateur :
« À la suite de cela, le commandant V. B. ordonna au lieutenant C. C. de se rendre au campement avec un Indien rusé et de demander aux caciques qui étaient les auteurs afin de les punir, cela serait le seul moyen de pardonner le reste de la tribu. L’officier parcourut les campements du cacique Leiva, notre meilleur allié qui vivait près du fortin. Le lieutenant C. C., voyant qu’il n’y avait pas le moindre indice de qui pouvait être l’auteur du crime, décida d’amener le cacique Leiva et huit autres Indiens au fortin. Les Indigènes refusaient de marcher car ils étaient certains qu’ils seraient assassinés. Une terreur épouvantable les saisit, même lorsqu’ils invoquaient l’amitié qu’ils avaient toujours montrée pour nos hommes afin qu’on ne les emmène pas menottés. C’est dans ces circonstances qu’ils furent liquidés en chemin sans aucune pitié, le lieutenant C. C. atteignit bientôt le fortin et informa que Leiva et d’autres Indiens avaient été punis exemplairement et exécutés en chemin […] Après tous ces incidents, nous perdîmes à nouveau l’amitié des Indiens, qui, effrayés, abandonnèrent les lieux, fuyant épouvantés et laissant quelques terres ensemencées qui étaient très laborieuses à travailler52. »
96Il est inutile de s’attarder sur d’autres exemples, ceux-là sont suffisants pour montrer ce point d’inflexion qui vint modifier structurellement le cadre des relations entre l’armée bolivienne et les campements nivaclé. Comme nous le disions plus haut, l’histoire de Tarija peut se lire intégralement comme une réflexion autour de la transition entre le premier et le second « moment » des relations entre les fortins et les campements. Que se passe-t-il en effet avec les Nivaclé – individus, groupes familiaux et même les « campements amis » – qui dans un premier temps s’étaient engagés d’une façon ou d’une autre dans l’armée et qui, dans un second temps, ont été appelés à accompagner une campagne extrêmement violente d’occupation de leurs propres territoires ? C’est à nouveau le vieux Ceballos qui décrit précisément la situation :
« Dans le fortin bolivien d’Esteros, les groupes de soldats changent avec leur chef et ensuite vient un autre groupe. Tout à coup, ce nouveau groupe et son nouveau chef savent qu’il y a des Nivaclé. Alors le nouveau chef n’est pas le même que celui qui part. Le nouveau veut peut-être tuer notre grand chef Tofaai. Alors, tout à coup, ces Nivaclé, Tarija, Tinit, Urquiza, Clavonketaj, étaient allés avec les premiers Boliviens qui étaient venus. Ce groupe était bon, disons. Quand ce groupe a changé, un autre est venu et alors, les premiers sont partis. Les nouveaux avaient un autre plan, d’autres idées. C’était de tuer les grands caciques d’ici » (Ceballos : 17 août 2008).
Premier temps : logiques de médiations autour du fortin Esteros
97Le premier moment est marqué par une série de situations et de relations qui indiquent une certaine stabilité et une complémentarité entre les campements militaires et indigènes. Des relations de « voisinage » à l’occasion desquelles se nouent des liens plus ou moins denses avec le monde indigène. La présence indienne dans le fortin Esteros était quotidienne et revêtait des formes multiples. Pour pouvoir l’examiner, il faudrait distinguer d’une part la situation des hommes et des jeunes garçons qui vivaient ou fréquentaient le fortin, et de l’autre celle des femmes nivacché dont le rôle de médiation avec l’armée était fondamental.
98En ce qui concerne les hommes, plusieurs d’entre eux sont personnifiés dans les récits. C’est le cas par exemple de « Tinit, qui était nivaclé et parlait la langue des Boliviens » (Ceballos : 15 août 2008) ; ou « Urquiza, Clavonketaj, Jakinot et Okoj » (Ceballos : 15 août 2008) qui fréquentaient également les fortins et faisaient quelques « petits travaux » ou accompagnaient Tarija. Ils visitaient le fortin de façon régulière remplissant ainsi une importante fonction dans les logiques de médiation autour du fortin d’Esteros. Cependant, la différence est claire entre les formes d’insertion de ces personnages et Tarija. Alors que Tarija apparaît comme un « idéal type » du médiateur – au sens wébérien du terme – bien inséré dans la structure militaire, avec ses fonctions et ses devoirs, les autres, en revanche, établissent un lien plus souple, plus libre :
« Tarija avait ramené beaucoup de Nivaclé à la caserne bolivienne. Mais les Nivaclé ne connaissaient pas les instructions militaires et se mettaient toujours à part, et les militaires leur donnaient les uniformes. Mais ces jeunes ne se sont pas battus à la guerre. Ces Nivaclé qui étaient dans la caserne, quand vint la guerre, fuirent de la caserne et fuguèrent. Ces jeunes n’étaient pas réellement des soldats. C’était très différent, à la caserne, les Nivaclé et les soldats boliviens. Tarija ne prit pas les Nivaclé comme soldats. Ils avaient l’habitude d’aller et venir à Esteros, aller à General Diaz et étaient amis des Boliviens. Ils étaient toujours autour des fortins » (Ceballos : 27 juillet 2008).
99Ou encore,
« Les Boliviens voulaient parler avec ces Nivaclé qui étaient encore jeunes, alors ils les gardaient à la caserne. Mais quand ils entendaient qu’il allait y avoir la guerre, les Nivaclé disaient “je rentre chez moi”. Il n’y avait pas de problème, ils leur permettaient de revenir. Les Boliviens prévenaient les Nivaclé aussi qu’il y allait avoir une guerre contre les Paraguayens. Alors, les Nivaclé rentraient dans leurs villages et ne partaient pas avec eux » (Ceballos : 17 août 2008).
100On remarque également cette différence de rôles à partir de l’observation de Ceballos :
« Les Nivaclé avaient des uniformes, mais ils les gardaient toujours et ne les utilisaient pas. Mais il y avait ce Tarija, le sergent Tarija, qui vers quatre heures du matin commençait déjà à jouer de la trompette » (Ceballos : 27 juillet 2008).
101Ainsi, il faudrait distinguer une première classe organiquement intégrée à la dynamique militaire – autour de Tarija, ne serait-ce que dans le fortin Esteros, on mentionne une vingtaine de « recrues » nivaclé (Lezcano : 28 août 2008 ; Saravia : 30 juillet 2009 ; Ríos : 29 août 2009)53 – et une seconde classe, de population masculine flottante qui était ponctuellement associée à différentes tâches – cantonniers, traducteurs, guides, etc. :
« Comme leur aide nous était indispensable, puisque nous les faisions travailler aux tâches les plus rudes et ingrates et que nous les envoyions remplir les missions les plus difficiles, et qu’ils se chargeaient également de nous guider, nous partîmes un beau jour les chercher, avec le major S.R., les sous-lieutenants R.S.C. et U.E.M. et moi pour essayer de les ramener. À peine nous avaient-ils vus qu’ils se montrèrent surpris et fuirent épouvantés. Mais comme nous montrâmes une sincère amitié à ceux que nous pûmes atteindre, quelques-uns revinrent, s’approchèrent de nous et chacun de nous ramena une belle china (Indienne) à notre ranch du fortin. Celles-ci se comportèrent en vieilles habituées et peu à peu, le reste est sorti des bois et vint se joindre à nous craintivement54. »
102Le cas des femmes indigènes dans les fortins est un thème fondamental qui mériterait une étude détaillée55. Les travaux et récits qui existent restent peu nombreux, confus et fragmentaires – c’est un thème sur lequel les narrateurs, femmes et hommes, pour des raisons inverses, se montrent prudents –, ils montrent que le quotidien indien dans les fortins était fondamentalement structuré autour des femmes. Reste à savoir quelles étaient exactement les différentes articulations de cette insertion, sans les réduire à la simple idée d’un « abus exercé par la force sur le corps passif des sociétés indiennes56 ». S’il est certain que cette relation est asymétrique, il n’en reste pas moins qu’elle produisait des formes stables, des zones d’équilibres et des mécanismes plus ou moins normaux. La contradiction apparente entre ces deux aspects est manifeste dans les sources.
103A. Hoyos décrit ainsi une situation marquée par une profonde violence :
« Les Indiens étaient de plus en plus persécutés. Nos officiers assassinaient en grand nombre et outrageaient les pauvres chinas en proie à la luxure […] Les chinas étaient ramenées dans les fortins et jusqu’à Villa Montes, obligées au début à vivre une vie légère, perdant alors pudeur et dignité, ce qui auparavant était inconnu dans ces tribus […] Les femmes étaient toutes corrompues. Elles jouissaient de tous les plaisirs, la coca et les boissons les plus alcoolisées. Franchement, j’ai été déçu de voir les tableaux de dépravation qui se succédaient jour et nuit et qui se répétaient sans délicatesse57. »
104Maria Candia raconte en revanche une situation dans laquelle les femmes semblent mener une relation plus ou moins pacifiée.
« Les femmes qui allaient avec les Boliviens revenaient le soir au village. Elles revenaient le soir. Elles ne restaient jamais. Elles y allaient le jour, c’est tout. Elles y allaient seulement le jour. La nuit, ces femmes, elles ne restaient pas […] Elles travaillaient là-bas comme blanchisseuses, cuisinières, et la nourriture qui restait, elles l’apportaient à leurs proches dans les villages » (Maria Candia : 19 août 2008).
105Il est possible qu’une certaine pudeur gêne sa mémoire. Néanmoins, au-delà du cas nivaclé, la question des relations entre femmes et militaires dans le reste du Chaco pendant la guerre reste un thème difficile à traiter, en particulier lorsqu’on en vient au problème des avortements et des enfants nés de ces rencontres. Dans le cas que nous étudions, il existe une figure récurrente et tutélaire – protectrice – qui recouvre les mémoires nivaclé. Il s’agit d’Alberto Santa Cruz, un des principaux leaders du mouvement indigène dans les années 1980 et membre fondateur de l’équipe du projet Marandú58. Santa Cruz est le fils d’une femme nivaclé et de l’officier bolivien « Santa Cruz », que nous rencontrerons plus loin dans l’histoire de Tarija, et qui était, d’après l’indication unanime des récits, celui qui dirigeait le fortin bolivien d’Esteros. La veuve Lezcano se souvient que la mère d’Alberto était comme « une princesse », puisqu’elle était la seule à avoir l’accès permanent au « deux étages » du bâtiment central du fortin :
« Les femmes se rendaient toujours là-bas, et c’est comme ça qu’est né feu Santa Cruz [Alberto]. Le papa de Santa Cruz vivait dans la grande maison, dans le ‘deux-étages’ qui était dans le fortin. C’est là qu’est né et qu’a grandi Santa Cruz [Alberto]. Alors ce Santa Cruz [l’officier] a remis le bébé aux curés [de la mission d’Esteros], pour qu’ils s’en occupent » (Lezcano : 28 août 2008).

Maria Candia, entretien du 19 août 2008, mission San José Esteros (cliché Consuelo Hernández)
106La figure de Santa Cruz nous donne accès à d’autres personnages, plus ou moins explicites, qui peuplent les mémoires de l’époque. Ainsi, le récit de la grand-mère de la veuve Lezcano – « ma grand-mère est partie avec un Bolivien et elle est tombée enceinte, elle a eu des jumeaux et c’est pour ça qu’elle est morte. Elle est allée je ne sais où en Bolivie, elle est tombée enceinte et elle est morte pendant l’accouchement » (Lezcano : 28 août 2008) – introduit au moins deux éléments d’importance : le motif archétypal des « jumeaux » et le fait que la femme, probablement après la guerre, soit retournée « je ne sais où en Bolivie » avec son homme. La question est importante, il semble en effet que ces amourettes aient parfois acquis un caractère plus stable et continu dans le temps. En ce sens, en tout cas, il faut interpréter les instructions de l’état-major bolivien mentionnées par Hoyos, qui obligeait l’effectif militaire à une rotation permanente dans les fortins : il s’agissait, en effet, d’empêcher que les soldats établissent des liens permanents avec une femme, ce qui aurait été, entre autres conséquences, une incitation à la désertion59.
107Quoi qu’il en soit, il est clair que les femmes constituaient le principal élément de médiation avec les campements nivaclé :
« Certaines femmes revenaient et d’autres restaient avec les Boliviens. Alors, ces femmes qui allaient dans le régiment obtenaient des provisions, des vivres, du pain pour le reste du village » (Lezcano : 28 août 2008).
108Cette question apparaît dans plusieurs récits (par exemple Candia : 19 août 2008), elle est également confirmée par Hoyos. D’après le médecin, les femmes avaient un accès plus fluide au fortin, à une certaine distance du lieu où campaient les hommes, attendant de recevoir un peu de nourriture ou quelques travaux à effectuer60. Cette dynamique amena les femmes à maintenir une relation que les caciques ne contrôlaient plus :
« Chaque fois que revenaient les fêtes de l’algarrobo, les caciques et leurs compagnons rappelaient dans leurs chants nos exactions et l’outrage fait à leurs femmes et ils voulaient encore nous importuner ; mais comme ils savaient ce qui les attendait s’ils se soulevaient, ils se maîtrisaient et restaient soumis ! De plus, ils se faisaient eux-mêmes connaître de nos hommes jusque dans les endroits les plus reculés et s’ils se montraient revêches, nous les persécutions où qu’ils se trouvent61. »
109D’autres sources abondent en ce sens, la situation ne semble pas avoir été substantiellement différente dans les autres régions du Chaco dans lesquelles l’armée s’installa durablement près des campements indigènes. L’ensemble des éléments disponibles permet ainsi de montrer en quoi les femmes furent un élément central de cette relation, mais pas beaucoup plus : à l’aspect marginal de la « question indienne » dans les études sur la guerre il faut ajouter le fait que les sources disponibles, écrites et orales, sont en majorité des témoignages masculins62.
Second temps : Tarija médite sa vengeance Décomposition du lien avec l’armée
110Revenons à Tarija, à l’assassinat de son père, à sa condition de prisonnier – lhankumed. Comme nous l’avons vu, jusque-là l’incident initial – la capture de Tarija et l’assassinat de son père – se cache sous les formes relativement normalisées qu’adopte la présence indigène dans le fortin. Celui qui désormais se laisse appeler « Tarija », brille au centre de la scène. Les narrateurs s’attachent à souligner cette distance, qui réapparaîtra plus tard et qui sépare Tarija des autres Nivaclé. Le premier a ici une position essentielle, il est bien intégré parmi les militaires. Il ne fait pas partie des groupes d’hommes et de garçons qui visitent sporadiquement le fortin, ses visites aux campements nivaclé de la région ne sont pas non plus régulières. En fait, on peut dire qu’il « était déjà comme un Bolivien » (Saravia : 30 juillet 2009).
111À quel terrible moment de lucidité Tarija s’est-il rendu compte qu’il n’était pas entre ses pairs ? Quelles sont cette loyauté plus profonde et cette douleur plus ancienne qui le rappellent à sa condition première et le poussent à la vengeance ? Qu’est-ce qui d’un coup le réveille et le précipite ? La scène est intime, tragique, fatale :
« Le soldat bolivien lui demanda : “Pourquoi tu pleures ?” “Je pleure, c’est tout”, lui répondit Tarija. “Je suis sûr que tu pleures à cause de ton père”, dit l’autre. “Je ne pleure pas pour mon père, mais parce que j’ai faim”. Alors ils emmenèrent Tarija pour qu’il parle avec Santa Cruz, le chef du fortin. Ils les laissèrent seuls et les deux parlèrent beaucoup. Ce Santa Cruz savait pourquoi Tarija pleurait. Santa Cruz savait qu’ils avaient tué son père. Lui ne voulait pas, mais il n’avait rien pu faire quand les militaires l’ont tué. Santa Cruz dit à Tarija : “Bon, c’est vrai, tu t’es fait avoir par les Boliviens, ils ont tué ton père et je vais te donner un conseil. Quand tu auras un autre poste, tu dois faire de la façon suivante”. Ils parlaient et parlaient. Ils ont pensé et parlé, Tarija et Santa Cruz. Santa Cruz lui donnait toujours des conseils et plus tard, il lui laissa un groupe de soldats sous sa responsabilité pour qu’ils les tuent. Santa Cruz et Tarija étaient très amis. Ils parlaient toujours seul à seul » (Ceballos : 17 août 2008).
112Les sanglots secrets, le souvenir intime et confus de son enlèvement, le dialogue presque clandestin avec l’omniprésent Santa Cruz dessinent sa condition de lhankumed. La mémoire de Tarija est la mémoire d’une violence qui commence à se nouer sur elle-même. Elle occupe la même position et remplit la même fonction que celle du « captif ». Cette scène a la même géométrie que tant d’autres qui se répètent et se reflètent d’un côté et de l’autre du fleuve, et Santa Cruz n’est pas ici différent d’un cacique pilagá qui parlerait à son fils/prisonnier nivaclé. C’est donc que la relation entre le fortin et l’espace environnant – résumée ici par le dialogue entre Santa Cruz et Tarija – a duré suffisamment de temps et a fonctionné de façon suffisamment récursive pour pouvoir sécréter sa propre médiation sociologique, sa mécanique et son articulation. Tarija est le corps et la mémoire d’une violence qui ne sera plus jamais immédiate. Le personnage introduit une temporalité qui est justement le rythme de la vengeance, la force d’un cycle qui élabore, enregistre et organise cette violence. Ce que le front de colonisation avait dissout – ils cessèrent d’être guerriers et devinrent des assassins – est ici restitué par les militaires : la pratique de la captivité, son économie et sa mécanique de la violence. De sorte que si dans le fortin Tarija médite sa vengeance dans la plus intime solitude, à l’extérieur en revanche, il annonce son plan, qui se présente également comme une déclaration de loyauté. Il prépare les gens en les prévenant du danger :
« Après être devenu soldat, Tarija venait plus souvent au village et il parlait beaucoup avec les Nivaclé. Il disait qu’un jour, quand il serait sergent, lieutenant, c’est-à-dire, un caavanklé, il emmènerait les soldats boliviens se battre contre les Paraguayens. Il demandait que les Nivaclé retiennent également les Boliviens. Alors Tarija venait avec son uniforme au village nivaclé » (Ceballos : 17 août 2008).
113Après la révélation intime de son destin, qui est également celle de sa condition de captif, la position de Tarija change radicalement. Si dans un premier temps Tarija apparaît à peine dans les campements indiens, occupé qu’il est à « devenir Bolivien », dans ce second temps, sa présence dans les campements s’accentue. Un changement de décor qui est également un changement, en sens inverse, dans l’apparence du personnage : Tarija passe, pour ainsi dire, de la situation d’enfant nivaclé dans le campement militaire à celle d’adulte militaire dans les campements indiens. Cette bivalence du personnage est cruciale, constitutive. L’image de Tarija circulant au milieu des campements avec son uniforme militaire est dense à plusieurs égards. En un sens, parce que l’autorité dont jouit Tarija dans les campements est exogène et se construit spéculativement par son insertion militaire – c’est-à-dire que se profilent en lui des formes émergentes d’autorité politique qui seront plus tard normales, après la guerre, quand le territoire sera définitivement occupé. Elle est dense aussi parce que ce jeune enlevé qui revient à présent habillé comme ses ravisseurs est une figure ancienne, normale, connue : celle du captif. Aussi, ce revirement impromptu – Tarija cesse de se comporter en Bolivien et décide de se venger – résume une évolution plus générale dans les rapports avec l’armée bolivienne. Il signale ce moment où la pression militaire sur les campements nivaclé devient trop pesante, et où la situation de ceux qui s’étaient impliqués dans les fortins devient insupportable, intenable. Ainsi, non seulement Tarija se rend jusqu’aux campements les plus reculés pour prévenir de la guerre imminente, mais il exhorte aussi l’ensemble de jeunes nivaclé qui s’étaient engagés dans l’armée à déserter en masse, le plus tôt possible, et à chercher refuge dans les campements les plus éloignés, où ni Paraguayens ni Boliviens n’étaient en condition de les retrouver. Suivant le conseil de Tarija, les jeunes conscrits abandonnent le fortin, emportant avec eux les armes et les uniformes reçus des Boliviens63.
« À la caserne, ils avaient déjà intégré quelques Nivaclé dans le régiment. Le chef bolivien avait déjà appelé les Nivaclé pour qu’ils aillent se battre contre les Paraguayens. Ils coupèrent les cheveux de ces Nivaclé. Mais cette nuit-là arriva lhankumed [Tarija]. Lhankumed arriva pour parler avec ces Nivaclé et il leur dit, “frères, je veux que vous partiez parce que je ne veux pas que vous vous battiez. Je ne veux pas que vous alliez à la guerre”. Parce qu’il y avait des gardes boliviens de nuit, quand l’un d’eux passait un peu plus loin, Tarija en profitait pour envoyer à nouveau au village ces Nivaclé qui étaient ici. Ils étaient déjà tous tondus ». (Lezcano : 28 août 2008).
114La désertion des Nivaclé est mentionnée dans plusieurs sources64. Selon l’histoire transcrite par Chase-Sardi les Boliviens :
« Armèrent et équipèrent nos guerriers et leur donnèrent de la bonne nourriture. Quand ils apprirent à bien manier les nouvelles armes et qu’ils se sentirent satisfaits, un beau jour, ils partirent dans les bois65. »
115L’importance des désertions devint préoccupante, autant pour la hiérarchie bolivienne en guerre que pour le pouvoir argentin confronté à la pénétration de son territoire par une multitude de bandes armées vêtues d’un uniforme étranger. La presse argentine locale et nationale, les journaux boliviens et paraguayens signalaient à l’occasion que ces « déserteurs indigènes » fournissaient les montoneras et étaient responsables des raids (malones) qui commençaient à menacer la rive gauche du Pilcomayo66.
116Quoi qu’il en soit, il est certain qu’à mesure que l’on s’approche de la guerre et que la pression militaire sur les campements nivaclé se fait plus intense, l’ensemble des emprunts, pactes et relations de voisinage, qui avaient caractérisé le « premier temps » de la relation armée-nivaclé, se décompose. Les désertions indigènes, et au cœur de cela, rutilante, la vengeance de Tarija qui se prépare, en sont le signe le plus incontestable.
La vengeance de Tarija
117La séquence suivante est celle de l’exécution de la vengeance de Tarija. La condition nécessaire, qui avait été signalée par Santa Cruz, est que Tarija progresse dans la hiérarchie militaire – Hoyos parle de l’existence d’un « sergent qui était chulupí67 ». Celui qui apparaît désormais comme le « Sergent Tarija » – ou Terejina dans d’autres sources écrites –, en vint alors à diriger un groupe de dix à vingt soldats, chargés de patrouiller et de multiplier les chemins entre les fortins qui s’érigeaient.
« Il donna un poste plus important à Tarija. Il le chargea de parcourir la zone de General Díaz avec ses soldats. Ils partaient d’Esteros, ils restaient une semaine dans la zone de General Díaz et ensuite ils revenaient » (Ceballos : 17 août 2008).
118Les séquences de l’exécution de la vengeance de Tarija sont racontées dans différents récits, leur forme est relativement homogène. Dans le premier temps de sa vengeance, Tarija part avec quelques hommes dans le but d’inspecter les positions paraguayennes au Nord de General Díaz. Avant le détonateur de Pitiantuta en 1932, les rencontres entre troupes paraguayennes et boliviennes n’étaient pas rares sur la ligne de fortins du Chaco Central. Étant donné la proximité entre les deux fronts, il était commun que les petites patrouilles se croisent, causant des incidents qui se résolvaient localement.
« Il n’y avait pas de combats tous les jours entre les Paraguayens et les Boliviens, mais un jour Tarija voulut amener les soldats boliviens vers la zone où étaient les Paraguayens. À General Díaz, il a parlé avec le major et il a donné l’ordre d’aller de ce côté, au-delà de General Díaz » (Ceballos : 27 juillet 2008).
119Au Nord, avant d’arriver à Tinfunqué, Tarija et ses hommes tombent sur une patrouille de quatre soldats paraguayens qui venaient pêcher en canot. À ce moment-là, sur ordre de Tarija, la patrouille bolivienne tue trois soldats, en laissant un vivant pour qu’il avertisse les siens. Tarija voulait provoquer la vengeance paraguayenne. Après avoir informé le fortin Muñoz de ce qui s’était passé, Tarija se dirige à nouveau en direction des positions paraguayennes, pour s’assurer du succès de sa stratégie.
« Un jour, Tarija emmena les soldats boliviens au fortin paraguayen, du côté de General Díaz, sur la rive du fleuve. Quatre soldats paraguayens venaient en canot. Ils venaient pêcher pendant que les dix soldats de Tarija étaient sur le bord du fleuve. Quand les soldats paraguayens sont arrivés en canot, les Boliviens en tuèrent trois, en laissant un vivant pour qu’il avertisse son chef. En arrivant à General Díaz, Tarija parla avec quelques Nivaclé et les avertit de quitter ces lieux, qu’ils quittent la région, parce qu’ici, il allait y avoir une guerre entre les Paraguayens et les Boliviens » (Ceballos : 17 août 2008).
120Les Paraguayens répondent comme prévu :
« Alors, ce soldat alla probablement prévenir ses chefs, et le lendemain il y avait déjà beaucoup de Paraguayens dans ce fortin. Quand ces nouvelles personnes sont arrivées dans le fortin vide, un groupe de soldats partit plus au nord. Ils partirent sur la rive du fleuve et de là, des corbeaux apparurent, et ensuite, ils se jetèrent sur les morts paraguayens. Après qu’ils ont trouvé les corps, d’autres soldats sont arrivés dans ce fortin » (Ceballos : 17 août 2008).
121D’après ce que racontent les narrateurs, Tarija multiplie les stratagèmes pour amener, l’un après l’autre, les soldats boliviens vers les positions paraguayennes. Pendant qu’il leur ordonne de se reposer et de récupérer, il abandonne invariablement la scène, en les livrant aux forces paraguayennes.
« Tarija était à General Díaz et le lendemain il retourna là-bas. Il emmena dix autres soldats boliviens. Chaque fois qu’il arrivait quelque part, Tarija disait : « Asseyez-vous, reposez-vous, posez vos armes là. » Tarija disait toujours cela pour ses soldats et pendant que ses hommes se reposaient, mangeaient avec leurs armes à côté d’eux, Tarija partait dans la montagne à cheval. Il partait de là, attendant l’arrivée des soldats paraguayens. Les Boliviens étaient toujours attaqués quand ils mangeaient et se reposaient. Tarija faisaient toujours la même chose, à plusieurs reprises. Il rentrait toujours au fortin bolivien et disait à son chef que les Paraguayens avaient tué tous ses hommes parce qu’il y avait beaucoup de Paraguayens » (Ceballos : 17 août 2008).
122Tarija travaille dans un espace aux acteurs multiples. Il traite à la fois avec les officiers boliviens, avec les caciques et les déserteurs nivaclé, et ce qui se révélera plus tard décisif, avec les militaires paraguayens :
« Dans un village nivaclé, Tarija rencontra le lieutenant paraguayen et lui expliqua son plan. Il parla avec le lieutenant pour lui amener ses hommes. Lui viendrait avec beaucoup d’hommes. La première fois, il vint avec dix soldats, mais ensuite, il en emmena plus. Le village dans lequel Tarija parla avec le lieutenant paraguayen s’appelait “Vatse’j” (Ceballos : 27 juillet 2008).
123En contactant les chefs paraguayens, Tarija signe secrètement sa trahison sans pour autant cesser de conduire les soldats boliviens à la mort.
« Il amena vingt soldats de ce côté. Il y avait un lieutenant paraguayen. Les soldats paraguayens étaient déjà préparés, prêts à attaquer, tous avec leurs armes. Pendant ce temps, Tarija parlait avec le lieutenant : « J’ai amené ces soldats, il faut tous les liquider. Mais d’abord je pars, les soldats resteront ici ». Et ils se mirent d’accord, Tarija et le lieutenant. Alors, Tarija appela ses soldats et leur dit de poser leurs armes plus loin et de se reposer. Les soldats ont obéi et Tarija partit. Après un moment, on entendait déjà les tirs, ils ont tué tous les Boliviens » (Ceballos : 17 août 2008).
124Ainsi, la vengeance de Tarija se confond dans les récits avec « le début de la guerre du Chaco ». Ou alors, comme affirmait María Candia (Candia : 19 août 2008), les Paraguayens sont la vengeance de Tarija. Certes, ces éléments doivent être analysés dans le contexte actuel – les narrateurs vivent au Paraguay et dans un Paraguay encore furieusement nationaliste – et autant la collaboration nivaclé avec l’armée bolivienne est systématiquement atténuée dans les récits, autant l’alliance nivaclé avec l’armée paraguayenne est symétriquement valorisée. Quoi qu’il en soit, les rapports avec l’armée bolivienne et plus largement, le déclenchement de la guerre du Chaco s’expliquent par un enchaînement de « vengeances » au centre desquelles se trouve celle du lhankumed Tarija. Le jeune captif sert à rappeler que, dans le Pilcomayo, toute violence est réversible et que toute offense est rendue.
La fin de Tarija Les déserteurs et Tejerina
125Il y a plusieurs versions sur la fin de Tarija. Toutes s’accordent à constater que notre homme ne revint jamais avec les siens et se perdit pour toujours dans l’horizon infini du Chaco. Certains récits racontent que Tarija s’échappa vers l’Argentine (Ceballos : 27 juillet 2008). D’autres assurent qu’on le vit plus tard, travaillant dans les raffineries sucrières de Salta. On raconte que c’est une femme qui crut le reconnaître, elle lui parla en nivaclé, lui demandant de l’aide, mais Tarija se renia et ne répondit pas à son salut (Palacios : 17 septembre 2009). D’autres encore assurent qu’ils ont eu des nouvelles de Tarija, ils disent que l’homme obtint de hautes fonctions à La Paz. Certains le rêvèrent « président des Boliviens » (Calderón : 17 septembre 2009) et d’autres affirment qu’il y a peu, un « Bolivien qui était le fils de Tarija » visita la région, il arriva en Jeep faisant grand étalage, et après s’être enquis de son lignage, il partit et ne revint plus (Lezcano : 20 août 2008). Quel qu’ait été le destin mythologique de Tarija, tous s’accordent à signaler que l’homme partit loin et n’entretint plus contacts ni de relation avec les groupes nivaclé – depuis lors réduits dans les missions catholiques du Pilcomayo.
126De fait, l’entrée et la vie dans les missions sont comme le revers de cette absence de Tarija. Lorsque tous les Nivaclé devinrent les lhankumed des curés, à quoi pourrait bien servir celui qui avait été le socle de la relation à l’armée. Comment le sergent supporterait-il que les curés lui coupent les cheveux ? Par quel étrange concours de circonstances le captif émancipé aurait-il dû revenir pour se soumettre à cette seconde captivité, plus longue et plus sournoise, qui marque l’histoire contemporaine des Nivaclé ? Où pouvait bien finir Tarija ? Où, si ce n’est dans un endroit lointain et anonyme ? Où sinon là où il pourrait exercer la liberté qu’il a mise tant de temps à conquérir ?
127Tarija est une forme organique de la relation entre armée et Indiens. Il est issu d’une contradiction. Il en est aussi son dépassement. Avec lui commence et termine le temps et la forme d’un voisinage, d’une proximité, d’une intimité entre les termes. Après le début de la guerre, qui est aussi comme nous l’avons vu, la « vengeance du captif », l’armée bolivienne abandonne dans le désordre ses positions sur le Pilcomayo, en une longue retraite qui marqua la seconde partie de la guerre. Si Tarija organisait un lien avec l’armée, sa vengeance « libéra » ce lien :
« Un jour, nous sommes partis à la pêche avec mon père, mon grand-père et d’autres Nivaclé, nous marchions sur le lit du fleuve. Parfois, les enfants venaient aussi. Ce jour-là, les Boliviens sont arrivés avec leurs ponchos et leurs gamelles. Ils ne venaient pas armés parce qu’ils étaient en train de s’échapper. Les Boliviens arrivèrent là, juste à l’endroit où les Nivaclé avaient l’habitude de traverser pour pêcher. C’est là qu’ils traversaient. Et les Boliviens saluèrent les Nivaclé. Ils dirent “Bonjour mes amis, vous allez bien ? Nous voulons manger du poisson”. Et les Nivaclé les firent asseoir, ils n’allaient sans doute rien leur faire. Mais les Nivaclé parlèrent entre eux. Ils savaient que c’était des Boliviens qui s’étaient échappés et l’un dit aux autres de préparer leurs massues, pour les tuer après […] Les Boliviens étaient assis, fatigués, ils attendaient le poisson auquel les avaient invités les Nivaclé. Quand il y eut huit ou neuf Nivaclé, ils préparèrent les massues. Les Boliviens étaient cinq et ils étaient assis. En arrivant tout près, dans un grand vacarme et avec leurs massues, ils en tapèrent un ici, un là, et ils tuèrent tous les Boliviens. Il y a toujours plusieurs Nivaclé, et ils faisaient un cercle tout autour pendant que les autres étaient assis » (Ceballos : 27 juillet 2008).
128Mais Tarija n’est pas de la partie. Une fois sa vengeance exécutée, l’homme se libère simultanément de ses deux appartenances. C’est ainsi que différentes informations tirées de la presse de l’époque mentionnent le passage massif de « déserteurs » et d’« Indiens » du théâtre d’opérations vers le territoire argentin. Selon les journaux, ils seraient près de deux mille. Et ils sont dirigés par un certain Tarija :
« Indien vétéran incorporé il y a de nombreuses années dans les rangs des forces régulières boliviennes dans lesquelles il est considéré comme un élément discipliné et de grande utilité, pour sa connaissance du terrain68. »
129Le contenu des informations varie beaucoup selon le journal. Dans un premier article, arrivé de Formosa (Argentine), Tarija se retrouve conduisant un groupe de vingt soldats boliviens « qui étaient arrivés sur ce territoire apparemment dans le but de poursuivre les Indigènes qui étaient venus de Bolivie69 ». En tombant sur les gardes frontières argentins, on leur intime immédiatement l’ordre de remettre leurs armes, et on les « conduit à la caserne d’où ils attendent des ordres supérieurs70 ». La Tribuna (Paraguay) du 22 juin 1933 va dans la même sens en écrivant que les Indigènes boliviens qui arrivent sur le territoire argentin ont été désarmés sans résistance, et en insistant sur le fait que ces fugitifs étaient « dirigés par Tarija71 », à la tête de trois mille personnes armées de fusils boliviens. Face à « l’invraisemblable version » selon laquelle un militaire bolivien « connu pour son attitude virile en des temps et des épisodes suffisamment connus72 » soit derrière un tel acte de trahison, le journal de La Paz, El Diario, publie que de telles accusations cherchent simplement à « mortifier la Bolivie en prétendant répandre que des soldats de l’armée bolivienne sont les promoteurs et les directeurs des incursions73 ». Selon le quotidien, « cela tombe sous le sens, si l’on considère que Tejerina se trouve actuellement sur le front, accomplissant son devoir, et que les quelques Chulupis qui existent dans le Chaco sont toujours dans leurs campements habituels74 ».
130Peut-être Tarija commanda-t-il un groupe armé de deux mille déserteurs bien armés – « Indiens » et « Boliviens » – qui traversa la frontière argentine. Peut-être Tarija s’échappa-t-il avec vingt soldats et se livra-t-il à l’armée argentine. Peut-être enfin, s’est-il fondu dans la brousse et a-t-il choisi la fuite, tant que cela était possible. Toutefois, une ultime information dans les archives disponibles nous permet de croiser le destin de Tarija. Si les sources militaires sont unanimes à établir le début de la guerre en 1932 avec la prise de Pitiantuta, toutes indiquent également comme antécédent primordial l’incident dit « Rojas Silva » – du nom du premier martyr paraguayen mort en 1928, qui accélèrera le déploiement militaire paraguayen face au dispositif bolivien. Sur la mort de Rojas Silva, il y a plusieurs versions militaires. Mais elles s’accordent à dire que le Paraguayen fut victime d’un incident confus face à une patrouille bolivienne commandée par « le sanguinaire Sergent Tejerina75 ».
131Les historiens nivaclé affirment que la vengeance de Tarija fut le détonateur de la guerre : les historiens paraguayens et boliviens s’accordent aussi sur ce fait. Dès lors, la guerre du Chaco ne serait-elle que l’amplification régionale, l’écho démesuré, la résonance chaquéenne d’une vengeance plus intime ? La danse du captif.
Table des entretiens
Nom | Date | Lieu | Enregistrement |
Juan González | 24 juillet 08 | San Leonardo Escalante | 1 h 18 |
Juan González | 25 juillet 08 | San Leonardo Escalante | 1 h 35 |
Juan González | 26 juillet 08 | San Leonardo Escalante | 1 h 58 |
Francisco Calderón | 26 juillet 08 | San Leonardo Escalante | 1 h 44 |
Francisco Calderón | 27 juillet 08 | San Leonardo Escalante | 1 h 10 |
Ciríaco Ceballos | 27 juillet 08 | San Leonardo Escalante | 1 h 44 |
Ciríaco Ceballos | 28 juillet 08 | San Leonardo Escalante | 1 h 42 |
Ciríaco Ceballos | 15 août 08 | San Leonardo Escalante | 1 h 45 |
Mauricio Quiñones | 15 août 08 | San Leonardo Escalante | 1 h 12 |
Ciríaco Ceballos | 16 août 08 | San Leonardo Escalante | 1 h 58 |
Mauricio Quiñones | 16 août 08 | San Leonardo Escalante | 1 h 29 |
Ciríaco Ceballos | 17 août 08 | San Leonardo Escalante | 1 h 38 |
Francisco Calderón | 17 août 08 | San Leonardo Escalante | 1 h 31 |
Pedro Avalos | 19 août 08 | Media Luna | 1 h 00 |
Cecilia Flores | 19 août 08 | Media Luna | 0 h 20 |
María Candia | 19 août 08 | San José Esteros | 1 h 05 |
Pedro Mendoza | 20 août 08 | San José Esteros | 1 h 21 |
Mauricio Lescano | 20 août 08 | San José Esteros | 1 h 29 |
Pedro Avalos | 21 août 08 | Media Luna | 1 h 41 |
Francisco González | 21 août 08 | San José Esteros | 1 h 04 |
Paulino Lescano | 22 août 08 | Pablo Stahl | 1 h 08 |
Pastora Sanchez | 22 août 08 | Pablo Stahl | 1 h 12 |
Isabel Avalos | 22 août 08 | Pablo Stahl | 1 h 15 |
Francisco Saravia | 28 août 09 | Ujhe Lhavos | 0 h 30 + 0 h 15 |
Lidia Garcia | 28 août 09 | Ujhe Lhavos | 0 h 20 |
Francisco Saravia | 29 août 09 | Ujhe Lhavos | 0 h 40 |
Maria Rios | 29 août 09 | Ujhe Lhavos | 0 h 20 |
Francisco Saravia | 30 août 09 | Ujhe Lhavos | 1 h 00 |
Cézar Benites | 3 septembre 09 | Cain o Clim | 30 mn |
Zacarias Romero | 3 septembre 09 | Cain o Clim | 20 mn |
Carlos Gutierez | 3 septembre 09 | Yichinachat | 40 mn |
Francisca Aquino | 4 septembre 09 | San Leonardo de Escalante | 30 mn |
Leguan | 14 septembre 09 | San Leonardo de Escalante | 30 mn |
Leguan | 14 septembre 09 | San Leonardo de Escalante | 30 mn |
Carameto Acay | 15 septembre 09 | Mistolar | 23 mn |
Andrés Ibañez | 15 septembre 09 | Mistolar | 19 mn |
Alejandro Segundo | 15 septembre 09 | Mistolar | 26 mn |
Gonzalo Osório | 15 septembre 09 | Mistolar | 24 mn |
Francisco Yegros | 15 septembre 09 | Mistolar | 1 heure |
Francisco Yegros | 16 septembre 09 | Mistolar | 30 mn |
Luis Mateo | 17 septembre 09 | San Augustín, P. Peña | 30 mn |
Helena Martinez | 17 septembre 09 | San Augustín, P. Peña | 10 mn |
Celia Sánchez | 17 septembre 09 | San Augustín, P. Peña | 10 mn |
Ines Palacios | 17 septembre 09 | San Augustín, P. Peña | 18 mn |
Tomás Segundo | 17 septembre 09 | San Augustín, P. Peña | 18 mn |
Notes de bas de page
1 Isabelle Combès et Thierry Saignes, Alter Ego. Naissance de l’identité chiriguano, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, Coll. Cahiers de l’Homme, no 30 (nouvelle série), 1991 ; Felix de Azara, Voyages dans l’Amérique méridionale 1781-1801, Rennes, Presses universitaires de Rennes et CoLibris éditions, 2009 ; Fernando Santos-granero, Vital Enemie. Slavery, Predation, and the Amerindian Political Economy of Life, Austin, University of Texas Press, 2009.
2 Pour la question du captif dans l’Alto Paraguay cf. Nicolas Richard, Les chiens, les hommes et les étrangers furieux. Archéologie des identités indiennes dans le Chaco boréal, thèse de doctorat inédite, École des Hautes Études en Sciences Sociales/Paris, 2008.
3 Adriana Sterpin, « La chasse aux scalps chez les Nivacle du Gran Chaco », Journal de la Société des Américanistes, Paris, 1993, no 79, p. 33-66. Pour une analyse plus complète, voir Adriana Sterpin, La chasse aux scalps chez les nivaclé du Gran Chaco, mémoire de maîtrise d’Ethnologie inédit, Université de Paris X/Nanterre, sous la direction de Jacques Galinier, 1991.
4 S/n, Fischat, La historia de la comunidad nivaclé de Fischat, San Leonardo, Fischat, 1989 ; José Seelwische, Diccionario nivaclé, nivaclé-castellano, castellano-nivaclé, Biblioteca Paraguaya de Antropología, vol. 10, CEADUC, Asunción, 1990.
5 Miguel Fritz, “Nos han salvado”. Misión : ¿ Destrucción o salvación ?, Quito, Abya-Yala, 1997 ; Miguel Fritz, « Y así empezó nuestra comunidad », Mariscal Estigarribia, inédit, 2000 ; Miguel Fritz, « Indígenas en la Guerra del Chaco. El impacto de lo indicible », dans Nicolas Richard (org.), Mala Guerra, los indígenas en la guerra del Chaco (1932-1935), Asunción, ServiLibro/Museo del Barro/CoLibris, 2008, p. 125-148.
6 Miguel Chase-Sardi, « Pequeño Decamerón Nivaklé : Literatura oral de una etnia del Chaco Paraguayo », Suplemento Antropológico, Asunción, 1983, vol. 18, no 2 ; Miguel Chase-sardi, ¡Palavai Nuu ! : Etnografía nivaclé, Asunción, Centro de Estudios Antropológicos de la Universidad Católica Nuestra Señora de la Asunción, 2003, 2 vol.
7 Pierre Clastres, La société contre l’État. Recherches d’anthropologie politique, Paris, Minuit, 1974 ; Pierre clastres, Mythologie des Indiens Chulupi, Louvain/Paris, Peeters, Bibliothèque de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2003 [1992].
8 Alfred metraux, Itinéraires 1. Carnets de notes et journaux de voyage, Paris, Payot, 1978 [1939].
9 Alejandra Siffredi, « Indígenas, misioneros y Estados-nación. Cambio socioreligioso a través de múltiples voces. La interacción nivaclé-misioneros católicos », III Congreso Argentino de Americanistas, Buenos Aires, Sociedad Argentina de Americanistas, 2001, vol. 2, p. 307-347 ; Alejandra Siffredi, « Dilemas de un ensayo misionero católico en el Gran Chaco a través del legado del padre Walter Vervoort (1925-1940) », communication symposium Misioneros-etnografos y mediación intercultural, s/d ; Lorena Córdoba, José Braunstein, « Cañonazos en ‘La Banda’ : La Guerra del Chaco y los indígenas del Pilcomayo medio », dans Nicolas Richard (org.), Mala Guerra, los indígenas en la guerra del Chaco (1932-1935), Asunción, ServiLibro, Museo del Barro, CoLibris, 2008, p. 125-148 ; Nicolas Richard, « Cette guerre qui en cachait une autre. Les populations indiennes dans la guerre du Chaco », dans Nicolas Richard, Luc Capdevila et Capucine Boidin (eds.), Les guerres du Paraguay aux XIXe et XXe siècles, Paris, CoLibris, 2007, p. 221-235 ; Nicolas Richard, « Figures de la mémoire et économies du silence dans le Chaco », dans Luc Capdevila, Frédérique Langue (dir.), Entre mémoire collective et histoire officielle. L’histoire du temps présent en Amérique Latine, Rennes, PUR, 2009, p. 179-178 ; Luc Capdevila et Nicolas Richard, « Guerriers déclassés et captifs combattants. Les masculinités indiennes pendant la guerre du Chaco (1932-1935) », Communication au colloque international Histoire des hommes et des masculinités, 18 au 19 juin, ENS/Lsh Lyon, 2009 (sous presse).
10 « Chulupies », les contemporains de la guerre du Chaco désignaient ainsi les populations correspondant aux actuels Nivaclé.
11 Arturo Hoyos, « El Proceso de usurpación boliviana en el Chaco » [memorias de Arturo Hoyos], Asunción, El Orden, 1932 ; Oscar Moscoso gutiérez, Recuerdos de la Guerra del Chaco, Sucre, Escuela Tipográfica Salesiana, 1939, tome. I, 275 p. ; Sindulfo Barreto, Nubes sobre el Chaco. Porqué no pasaron. Revelaciones diplomáticas y militares, Asunción, Talleres gráficos de la Escuela Técnica Salesiana, 1969 ; Ramon Cesar Bejarano, Honremos también a nuestros indígenas, Asunción, Editorial Toledo, 1 983.
12 Programme ANR « Les indiens dans la guerre du Chaco (1932-1935) », CERHIO/Université Rennes 2 CNRS UMR 6 258.
13 Cf. rapports de terrain du projet ANR « Les indiens dans la guerre du Chaco (1932-1935) », CERHIO/Université Rennes 2, février 2008 (Nicolas Richard, Pablo Barbosa) ; juillet-août 2008 (Nicolas Richard, Pablo Barbosa, Consuelo Hernandez) ; août-septembre 2009 (Nicolas Richard, Pablo Barbosa, Roberto Reveco).
14 Publication systématique de ces sources [par écrit et en format audiovisuel] en préparation.
15 Asado : grillade de viandes, généralement de bœuf, en castillan.
16 M. Chase-Sardi, op. cit., 1983.
17 Criollo : créole en castillan.
18 M. Chase-Sardi, op. cit., 1983 ; M. Chase-sardi, op. cit., 2003.
19 A. Hoyos, op. cit., 1932.
20 M. Fritz, op. cit., 1997 ; Margarita E. Duran, La Misión del Pilcomayo 1925-2000. Memoria viva, Asunción, Biblioteca Paraguaya de Antropología, vol. 35, 2001 ; A. Siffredi, op. cit., 2001.
21 Rodrigo Villagra, The two shamans and the owner of the cattle. Alterity, storytelling and shamanism amongst the Angaité of the Paraguayan Chaco, thèse de doctorat, Université de St. Andrews, St. Andrews, avril 2009.
22 Cf. rapports de terrain du projet ANR « Indiens dans la Guerre du Chaco (1932-1935) », CERHIO/Université Rennes 2 CNRS UMR 6258, de juillet-août 2008 et août-septembre 2009.
23 A. Metraux, op. cit., 1939.
24 Gustav E. Haeger, Haegerska expeditionen i det argentinska chaco ar 1920, Göteborg, Musée de Göteborg, [1950].
25 La photographie prise par les missionnaires oblats date probablement des années 1930, le cacique “Tigre” y pose à côté d’un scalp planté sur un bâton.
26 Cf. rapport de terrain du projet ANR « Indiens dans la Guerre du Chaco (1932-1935) », CERHIO/Université Rennes 2 CNRS UMR 6258, août-septembre 2009.
27 M. Chase-sardi, op. cit., 2003, p. 110-111.
28 Cf. S. Barreto, op. cit., 1969 ; A. Hoyos, op. cit., 1932 ; O. Moscoso gutierrez, op. cit., 1939 ; V. Ustarez, « El Capitán Ustárez informa sobre exploraciones a la Laguna Grande (Chuquisaca) y la sobrepasa en abril de 1932 », dans Eduardo Arce Quiroga (éd.), Documentos para una historia de la Guerra del Chaco. Seleccionados del Archivo de Daniel Salamanca, La Paz, Don Bosco, 1951, vol. 1, p. 213-214, transcription le 10 août 1932.
29 Cf. Adriana Sterpin, op. cit., 1993 ; Adriana Sterpin, op. cit., 1991.
30 Pierre Clastres, op. cit., 1974.
31 Devant l’avancée de l’armée paraguayenne les soldats boliviens, face à une déroute imminente, désertent les positions dans un mouvement rapide et désorganisé, laissant derrière eux une quantité significative de matériel de guerre qui a été immédiatement récupéré par différents groupes indigènes, parmi eux les Nivaclé. Pierre Clastres à son tour, note qu’à partir de cette introduction d’armes un trafic entre les différents groupes s’organise, au point d’attester que certains « Chulupi » « avaient des fusils, qu’ils avaient échangés avec les Mataco contre des vaches ». Voir P. Clastres, op. cit., 1992, p. 125. Ce même trafic a aussi été réalisé, comme nous le verrons dans le paragraphe suivant, entre Nivaclé et Pilagá. Voir aussi L. Cordoba, J. Braunstein, op. cit., 2008.
32 Bombacha : pantalon bouffant porté par les gauchos.
33 La version de Ceballos bien que plus laconique demeure précise : « Au matin ils ont fait comme ils avaient prévu pendant la nuit. Un groupe avec Santiago et l’autre avec Patron. Et ils commencèrent à attaquer et les tuèrent un par un » (Ceballos : 28 juillet 2008).
34 M. Chase-sardi, op. cit., 1 983 ; M. Chase-sardi, op. cit., 2003. p. 159-169.
35 Mis à part les versions enregistrées par Chase-Sardi (1983-2003), d’autres complètent le dossier Yacutché. Les nouvelles versions ont été collectées en juillet-août 2008. Cf. rapport de terrain du projet ANR « Les Indiens dans la Guerre du Chaco (1932-1935) », CERHIO/Université Rennes 2 CNRS UMR 6258, juillet-août 2008.
36 M. Fritz, op. cit., 1997, p. 93-96.
37 Comme nous l’avons vu, de nombreux récits nivaclé relatent des attaques et des affrontements contre les premières colonies de criollos argentins et boliviens avant le début de la guerre du Chaco. La bataille du fortin Chávez est l’un des épisodes récurrents dans les récits nivaclé sur cette période. Sur les affrontements antérieurs à la guerre du Chaco, voir M. Chase-Sardi, op. cit., 1983 ; M. Chase-Sardi, op. cit., 2003 ; P. Clastres, op. cit., 1992, p. 127-129.
38 Montoneras : terme utilisé dans les régions du Río de la Plata depuis le début du XIXe siècle pour évoquer les guérillas.
39 Nous utilisons ici les versions relatées par Ciriaco Ceballos (17 août 2008 ; 27 juillet 2008) ; Pedro Mendoza (20 août 2008) ; Mauricio Quiñones (15 août 2008) ; Pastora Sánchez (28 août 2008) et María Candia (19 août 2008). Ces enregistrements ont été réalisés au cours du terrain de juillet-août 2008 du programme ANR « Les Indiens dans la Guerre du Chaco (1935-1932) », CERHIO/Université Rennes 2 CNRS UMR 6 258. De nouvelles versions ont été collectées pendant la campagne de terrain d’août-septembre 2009 ; cf. Francisco Saravia (29 août 2009) ; María Rios (29 août 2009) et Leguan (14 septembre 2009).
40 Comme nous le verrons dans ce chapitre, nombreuses sont les sources militaires qui mentionnent la figure de Tarija. Parfois il apparaît travesti comme le sergent Tejerina. Le médecin bolivien Arturo Hoyos parle de l’existence « d’un Chulupi qui était sergent » (A. Hoyos, op. cit, 1932). Candido Samaniego Abente en décrivant la mort de l’officier paraguayen Rojas Silva le 25 février 1927 affirme que son assassinat a été « commandé par le sanguinaire sergent Tejerina » (S. Abente, op. cit., 1989). Enfin, Sindulfo Barreto reconstruit l’assassinat du même officier à partir de la narration du soldat paraguayen Fermín González qui était présent lors de l’incident. González décrit dans sa lettre qu’est apparu « […] un soldat boli (c’est-à-dire bolivien) sur un âne, et que sous les feux d’Argüello il s’est jeté par terre laissant l’âne blessé, et depuis le sol, le Boli Tejerina a tiré sur le lieutenant Rojas Silva, en le blessant, en lui tirant au centre de la poitrine, la balle traversant de l’autre côté » (S. Barreto, op. cit, 1969, p. 113). Tarija apparaît aussi largement cité dans la presse argentine, paraguayenne et bolivienne de juin 1933.
41 Voir l’entretien réalisé avec Maria Rios, cf. rapport de terrain août-septembre 2009, programme ANR « Les Indiens dans la Guerre du Chaco (1932-1935) », CERHIO/Université Rennes 2 CNRS UMR 6258.
42 Pour suivre la description et les dates de fondation des fortins de l’axe Guachalla-Muñoz voir Hoyos, op. cit., 1932.
43 A. Hoyos, op. cit., 1932.
44 Cf. Calvo Roberto Querejazu, Masamaclay. Historia política, diplomática y militar de la Guerra del Chaco, La Paz, Los Amigos del Libro, 1965 ; Carlos José Fernandez, La Guerra del Chaco, Buenos Aires, Pellegrini Impresores/Asunción, Imprenta Militar/Editorial Histórica, 1955-1987, 7 vol. ; Ange-François Casabianca, Una guerra desconocida, La Campaña del Chaco Boreal, 1932-1935, Asunción, El Lector, 1999, 7 vol. ; David Zook, The Conduct of the Chaco War, New York, Bookma, 1961. On peut également suivre le journal du capitaine Arturo Hoyos qui accompagna les fondations jusqu’à la dernière : Camacho.
45 A. Hoyos, op. cit., 1932.
46 Ibidem.
47 Ibid.
48 Ibid.
49 Ibid.
50 Ibid.
51 Ibid.
52 Ibid.
53 Se reporter également à M. Chase-Sardi, op. cit., 2003, vol 1, p. 158-169.
54 A. Hoyos, op. cit., 1932.
55 Nous reprenons l’argument de N. Richard, « Cette guerre qui en cachait une autre : les populations indiennes dans la guerre du Chaco », dans Nicolas Richard, Luc Capdevila et Capucine Boidin (eds.), Les guerres du Paraguay aux XIXe et XXe siècles, Paris, CoLibris, 2007, p. 221-235.
56 N. Richard, op. cit., 2007.
57 A. hoyos, « Crónica de la guerra : 2 000 km a través de nuestro Chaco y por el frente de operación. Relatos sencillos y real sobre la cruenta guerra que se desarrolla en el Chaco », Guaran, Asunción, 17 août 1934.
58 R. D. Harder horst, The Stroessner Regime and Indigenous Resistance in Paraguay, Gainesville, 2007; John Renshaw, The Indians of the Paraguayan Chaco: Identity and economiy, Thèse de doctorat, Londres, London School of Economics, 1986 [Trad. En espagnol : Los Indígenas del Chaco paraguayo : Economía y sociedad, Asunción, Intercontinental, 1996 ; A. Colombres, « Por la liberación del indígena : documentos y testimonios », dans Proyecto Marandu, Asunción, 1975.
59 A. Hoyos, op. cit., 1932.
60 Ibidem.
61 Ibid.
62 N. Richard, op. cit., 2007.
63 Ibidem.
64 M. Chase-sardi, op. cit., 2003, p. 164 ; A. F. Casabianca, op. cit.
65 M. Chase-sardi, op. cit., 2003, p. 164.
66 La presse paraguayenne, bolivienne, et surtout, argentine publient en juillet 1933 une série de reportages décrivant les assauts commis par les Indiens « chulupies » sur les rives du Pilcomayo.
67 A. Hoyos, op. cit., 1932.
68 « Los chulupies huían de la conscripción a que se le quería someter en Bolivia », El Liberal, Asunción, 21 juin 1933.
69 La Tribuna, « Pasan más desertores bolivianos a territorio argentino », Asunción, 20 juin 1933.
70 Ibidem.
71 La Tribuna, « Llegan a 3 000 los desertores indígenas bolivianos que pasaron armados a territorio argentino », Asunción, 22 juin 1933.
72 El Diario, « Dos mil chulupies armados cruzan el río Pilcomayo », La Paz, 16 juin 1933.
73 Ibidem.
74 Ibid.
75 Candido Samaniego Abente, Los héroes anónimos de la Guerra del Chaco, Asunción, El Foro, 1989.
Auteurs
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