Les Sables d’Olonne et les bancs de Terre-Neuve au XVIIIe siècle. Le regard d’un armateur, André Collinet
p. 53-64
Texte intégral
1Les Sables d’Olonne et son annexe de La Chaume connaissent dès le XVIe siècle puis sous le règne de Louis XIV un remarquable essor fondé sur la grande pêche autour de Terre-Neuve. En 1664, le port bas-poitevin, spécialisé dans la pêche à la morue « verte » arme 74 navires, ce qui en fait le premier port morutier du Royaume. Ce haut niveau de la flotte sablaise se maintient jusque dans les années 1720, avant que Les Sables n’entre dans une période d’irrémédiable déclin accentué par le choc des guerres. Néanmoins, ce sont encore une quarantaine de voiliers autour de 1740 et une vingtaine à la fin du siècle qui quittent le havre chaque année pour les eaux froides de l’Atlantique Nord. Charles de La Morandière, dans sa classique Histoire de la pêche française à la morue1, Alain Huetz de Lemps2 et récemment une série de travaux de recherches universitaires3 ont bien cerné l’histoire du port sablais. Mais Les Sables en général et son histoire maritime en particulier ont la chance de disposer pour le XVIIIe siècle d’une source extraordinaire, les volumineux cahiers manuscrits d’André Collinet, capitaine puis armateur morutier. Ce notable de La Chaume laisse une chronique qui couvre toute la seconde moitié du siècle, jusqu’en 1804. La remarquable édition des cahiers dirigée par Alain Gérard4, précédée d’une solide introduction, permet une nouvelle approche de la vie quotidienne des Sables pendant plus d’un demi-siècle. On tient là un regard original, d’un homme au cœur de la ville, à l’affût de toutes les nouvelles et au cœur des activités maritimes depuis son enfance, comme marin, capitaine et enfin solide armateur au centre du système morutier sablais dont il connaît tous les tenants et aboutissants sur le bout des doigts. André Collinet est à la fois acteur et spectateur privilégié : certes il s’intéresse d’abord à ses bateaux partis vers Terre-Neuve, à leurs cargaisons de morues, à leur vente, mais il a toujours une vision d’ensemble de la pêche sablaise dont il se fait en quelque sorte le porte parole et la mémoire vivante. Il tient une chronique minutieuse des départs, des retours, des fortunes de mer tout en réfléchissant sur le déclin du port. Le prisme de Collinet n’est pas pour autant sans failles : les lacunes sont nombreuses, l’écriture de l’armateur devenant maigre certaines années sans compter le trou entre 1782 et 1788. Collinet n’est guère bavard, sauf exception, sur les expéditions de pêche, sur ce qui se passe au quotidien de l’autre côté de l’Atlantique, évidence pour quelqu’un qui a fréquenté les bancs comme officier puis capitaine. Il n’est donc pas question ici de reconstituer le mouvement précis des navires morutiers sablais, la composition de leurs équipages, comme pourraient le fournir les rôles d’armement ou de désarmement, mais d’en saisir les ressorts à travers le regard, les inquiétudes, les stratégies, la sensibilité d’un acteur de la grande pêche5 qui depuis sa maison de La Chaume garde toujours un œil sur la mer.
Des bateaux et des hommes
2Collinet a le goût du chiffre, aime aligner des états de navires au début de la campagne de pêche comme en 1763, 1768, 1770, 1772, 1777, 1788, 1792 et 1793. Cet amateur de statistiques cherche à reconstituer les effectifs de la flotte par la mémoire collective des marins du cru : plus de 130 navires à la fin du XVIIe siècle qui apparaît comme un véritable âge d’or où « les pêches étaient alors abondantes » et « la morue en si bonne réputation »6. Collinet s’appuie sur la « tradition » des pionniers olonnais du XVIe siècle qui « dès les premiers temps de la découverte de Terre-Neuve… avaient été faire la pêche, conjointement avec les Biscayens ». Avec le XVIIIe siècle, les chiffres s’affinent, confirmés par le rapport de Lemasson du Parc cité par La Morandière7 : encore 70 bateaux vers 1720, 65 en 1728, 58 vers 1740 avant la guerre de succession d’Autriche, avant que les effectifs ne s’effilochent avec les brusques à-coups liés aux guerres. Collinet, désormais témoin direct et méticuleux, constate en 1749 que le port ne peut armer que 16 navires contre 45 avant la guerre. La reprise du milieu du siècle, non chiffrée, est stoppée par le choc de la guerre de Sept Ans : 13 navires seulement sont en état de prendre la mer en 1762 avant une modeste remontée de la flotte qui oscille entre 22 et 33 navires entre 1763 et 1777 selon la comptabilité précise de Collinet avant la chute contemporaine de la guerre d’Indépendance américaine. Les effectifs connaissent une nouvelle érosion à la veille de la Révolution et à ses débuts (20 en 1788, 21 en 1792) avant de s’effondrer littéralement en dépit d’une maigre reprise en 1802 qui voit le départ vers le Banc de six morutiers bénéficiant d’une brève fenêtre de paix au milieu des guerres révolutionnaires et napoléoniennes.
3Collinet ne décrit jamais les morutiers, évidence pour ce marin qui a fréquenté les bancs. Seul le tonnage est mentionné lors de chaque état. Les terre-neuviers sablais réputés pour leur robustesse et leur adaptation aux contraintes de la grande pêche, présentent un profil homogène, 85 % d’entre eux jaugeant entre 100 et 200 tonneaux, pour un tonnage moyen légèrement supérieur à 130 tonneaux. Seuls trois ou quatre dépassent la barre des 200 tonneaux, comme le Montaran commandé en 1764 par Collinet. La majorité d’entre eux est construite sur place dans les chantiers locaux, notamment chez le constructeur Jacques Chevillon comme la Geneviève Thomas de 160 tonneaux commandée par Collinet en 1769, élément incontestable d’homogénéité de la flotte
4Cette flotte morutière sablaise conçue pour la pêche dérivante à la morue verte sur les bancs de Terre-Neuve, peut être suivie dans ses grandes lignes de la fin de la guerre de sept ans aux débuts de la Révolution. Un corpus significatif de 43 navires met en évidence une durée de vie moyenne des navires de 10 ans, ce qui rejoint les résultats de La Morandière et explique le renouvellement par moitié des morutiers tous les cinq ans environ. La Geneviève Thomas, déjà citée, construite en 1769 peut ainsi être suivie pendant neuf ans jusqu’en 1777 où elle est désarmée à Paimbœuf au début de la guerre d’Indépendance qui incite Collinet à stopper ses armements. Cette moyenne dissimule de gros écarts : d’un côté, certains bateaux n’apparaissent qu’une ou deux fois avant de disparaître (usure rapide des navires, naufrages, guerres, reventes et aléas de la source) ; de l’autre, quelques navires atteignent ou dépassent les 15 et même 20 années de bons et loyaux services. Le Comte de la Galissonnière, propriété de l’armateur Coppat, navigue au moins de 1768 à 1788, record de longévité. Cas de figure plus commun, six autres, présents en 1763, font encore la grande pêche en 1777, à l’image de L’Hercule, du Saint Nicolas ou du Père de Famille, tandis que le Duc de Nivernais fréquente Terre-Neuve de 1772 à 1788, autant d’exemples de robustes morutiers, que conserve généralement le même armateur durant toute leur carrière. À côté de ce noyau dur de navires hauturiers, Collinet évoque plus rapidement la flottille des barques qui partagent leur activité entre cabotage et pêches côtières, surtout la sardine. Cette vingtaine de petites unités d’une cinquantaine de tonneaux en moyenne constitue le second volet de la vie maritime sablaise, complémentaire de la grande pêche tant sur le plan économique qu’humain, ressenti comme tel par Collinet même si ce dernier semble peu investir personnellement dans ces secteurs.
5André Collinet connaît parfaitement le microcosme des armateurs sablais auquel il est lié tant par les affaires que par les liens personnels et familiaux8. Leur activité peut être approchée à travers les listes de navires où propriété et armement se confondent. Après l’épisode dans les années 1750 de la société de pêche du baron d’Huart basée à Louisbourg9 à laquelle participe Collinet, ce dernier relève 12 ou 13 armateurs à chacun de ses états annuels soit au total une quarantaine de noms dans la seconde moitié du siècle où se dégagent à la fois quelques dynasties familiales et une demi-douzaine d’armements dominants avant la Révolution. Les Lodre10 et les Coppat envoient ainsi chacun dans les années 1770 entre quatre et sept morutiers vers Terre-Neuve, suivis par Collinet (de deux à cinq bateaux), les familles Gaudin, Dupuy, Groneau, Doury et Vigneron (deux à trois navires chacun)11. Les Lodre, les Gaudin, les Dupuy sont présents dès la première moitié du siècle. Arrivés plus tard dans l’armement, Mercier, receveur des tailles et Antoine Coppat, que Collinet tient dans la plus grande estime par sa trajectoire, Auvergnat « venu aux Sables avec rien », simple commis devenu armateur dans les années 1760 et par la tenue de ses affaires, qui « n’a jamais fait de perte »12. André Collinet lui-même, qui se lance dans l’armement morutier dans la décennie 60 ainsi que les Pezot, Groneau, Torteneau et Chedaneau qui complètent l’armature de la flotte sablaise entre les deux guerres et même jusqu’à la Révolution. La dernière décennie voit la disparition de dynasties comme celles des Dupuy, des Gaudin puis des Lodre, aspirés par la fascination de la terre et de l’anoblissement avec un renouvellement émietté du fait de la réduction de la pêche : mis à part Vaugiraud et les frères Millet, l’armement se disperse entre des nouveaux venus sans doute moins impliqués dans un trafic en déclin. Les listes de Collinet font aussi apparaître les armements associés : outre les sociétés familiales, comme pour les frères Lodre, se dégagent quelques « tandems » comme les Douvry et Vigneron, les Tortereau et Chedaneau, les Pezot et les Groneau sans compter les associations plus ponctuelles où l’on retrouve le financier Jacques Mercier13 en affaires avec les Lodre dans près d’une dizaine d’armements. Cet armement sablais qui reste relativement modeste et à quelques exceptions près dispersé, est aussi en partie tributaire des investissements nantais même si ces derniers apparaissent peu sous la plume de Collinet, reflet probable d’un engagement financier modeste des armateurs et gens d’affaires du grand port ligérien comme le montre par ailleurs Bernard Michon. Cependant, en 1777, Collinet indique sans autres précisions que sur les 29 morutiers, 12 sont « pour le compte des étrangers », probablement de Nantes, phénomène qui se retrouve dans les quelques armements de 1802.
6Les capitaines font aussi partie de la sphère d’intérêt de Collinet. N’oublions pas qu’il est lui-même fils d’un capitaine et qu’il a gravi tous les échelons du cursus depuis la fonction de pilotin en 1742 sur un navire commandé par son oncle jusqu’à devenir le capitaine du Montaran en 1765 avant de se fixer à terre en 1767 pour se consacrer au négoce et à l’armement. Les listes de Collinet font apparaître plus de 80 capitaines morutiers de 1746 à 1792. S’en détachent une série de dynasties que l’on peut suivre sur une trentaine d’années au moins comme les Serventeau, les Arreau, les Pallieau, les Bouron, les Sochet, les Berteau. Une bonne douzaine de capitaines dépasse ainsi 15 années de service pour la grande pêche à l’image de Jean Vigreu de 1763 à 1777 ou Benjamin Servanteau de 1770 à 1792, la moyenne dépassant légèrement les dix ans de commandement pour une fonction terriblement exigeante et usante. Bon nombre de capitaines restent attachés au même armateur ; les Sochet et Jacques Berteau sont au service de Groneau et Pezot respectivement de 1768 à 1777 et de 1763 à 1777, tout comme Jean Vigreu au service des Lodre de 1763 à 1777. Les armateurs disposent ainsi de leur petite équipe de capitaines avec lesquels ils entretiennent des liens de fidélité qui se manifestent également par le commandement du même bateau d’une expédition à l’autre ; André Sochet commande ainsi le Duc de Nivernais armé par Pezot et Groneau au moins de 1772 à 1777. André Collinet a quant à lui une politique mixte en gardant sa confiance à Joseph-Honoré Martin de 1768 à 1777 en dépit d’un naufrage ; à sa mort en 1778, il en laisse un portrait traduisant une grande considération « pour un parfait honnête homme, qui joignait à une grande gaieté, beaucoup de piété et de religion ». Mais en même temps Collinet change fréquemment de commandant pour ses autres navires. À côté de ces pôles de stabilité, d’autres capitaines passent d’un armateur à l’autre : Jean Arreau change ainsi quatre fois d’armateur de 1768 à 1777 tout comme Benjamin Servanteau, autant de couples qui se font et se défont, trajectoires individuelles qu’il conviendrait d’analyser systématiquement.
7En revanche Collinet évoque très peu les équipages, sinon pour estimer que chaque morutier part avec vingt hommes « dont tous les équipages sont de cette ville »14, soit entre 400 et 600 marins, la chute des effectifs illustrant pour notre armateur la crise du port sablais. Il s’y intéresse également à travers les accidents, les naufrages, leur mobilisation en temps de guerre, la misère des familles qu’il côtoie à La Chaume. Enfin, en passionné de statistiques, il cherche à plusieurs reprises à calculer le bilan financier des expéditions morutières et y intègre les revenus des matelots, passant d’une situation idéalisée, âge d’or du XVIIe et du début du XVIIIe siècle où « le commerce se faisait par actions entre tous les habitants », « jusqu’aux matelots qui y plaçaient leurs journées », au temps des mauvaises pêches de la fin du siècle.
Pêches et trafics
8Selon Collinet, qui met un point d’honneur à vanter les mérites des marins du cru, dans la seconde moitié du XVIe siècle, « les Olonnais furent les premiers Français qui salèrent leurs morue au vert ». La flotte des Sables se spécialise ainsi dans la pêche errante sur les bancs de Terre-Neuve, à la morue verte, salée à bord, la plus prisée sur les marchés français. Cette pêche obéit à un ensemble de règles notamment quant à ses rythmes. Pour deux années « ordinaires », 1775 et 1776, Collinet a noté systématiquement toutes les dates de départ et parfois, notamment pour ses navires celles de retours. La flottille (26 navires en 1775, 30 en 1776) part selon un rythme traditionnel avec une première vague de départs en « prime » : 18 navires en 1775, 25 en 1776 quittent le port bas-poitevin à partir du mois de février. Les appareillages se font en groupes, par marées : en 1775 les quatre premiers partants franchissent les passes le 17. Un mois plus tard seize morutiers ont pris la mer suivis en avril par deux retardataires partis en « prime tard ». L’année suivante si la masse des départs (17 sur 25) se fait en février – mars, une minorité attend le printemps et deux le mois de juin « en prime tard ». Ces départs groupés rythment la vie du port et de la ville. Cette première vague rentre quatre à six mois plus tard de juin à novembre selon la date de départ. Le Saint Nicolas de Collinet, parti le 17 février 1775 rentre le 26 juin après une campagne et un voyage courts d’un peu plus de quatre mois ; en revanche Le Breton, également de Collinet, parti tardivement le 6 mai, ne regagne la France que le 13 novembre, expédition de plus de six mois. Comme ses compagnons partis en prime tard et plus généralement à partir du mois d’avril, il n’effectuera qu’un seul voyage à Terre-Neuve cette année là, tendance qui parait se développer à la fin du siècle15.
9La seconde vague de départs de morutiers celle du « voyage de tard » s’échelonne entre les premiers jours de juillet et la mi août. Là encore les départs sont groupés ; le 15 août 1776 par exemple, « à la marée du soir » sept navires quittent le port. Ces expéditions « de tard » mobilisent à peu près le même nombre de bateaux qu’en « prime » : 23 en 1775, 20 en 1776. Deux catégories de navires se dégagent : ceux qui enchaînent les deux voyages, 14 en 1775, 15 en 1776, soit la moitié de la flotte et une minorité (9 et 5) qui se contente d’une seule campagne « de tard » avec un retour plus tardif, généralement en décembre comme le Geneviève Thomas de Collinet parti le 4 juillet 1776 et rentré à Nantes le 18 décembre.
10Ces voyages correspondent pour l’essentiel à la pêche errante à la morue verte sur les bancs ; outre les termes généraux de « bancs de Terre Neuve » ou de « banc » tout court, le « Grand banc » situé à l’est de l’île semble être la destination fréquente des Sablais. À côté, néanmoins, les Sablais, à plusieurs reprises ont tenté l’expérience de la pêche à la morue sèche demandant de plus gros navires et des investissements supérieurs. La tentation de la pêche sédentaire apparaît après la guerre de Sept Ans et le traité de Paris qui cantonne les pêcheurs français à Saint-Pierre et Miquelon et sur le French Shore, au nord-ouest de l’île. De 1764 à 1772, trois à quatre navires partent ainsi chaque année vers le « Petit Nord » à la pêche à la morue sèche. Ainsi en 1766, les armateurs Douvry et Vigneron expédient le Montaran (commandé par Collinet), le Fortuné et le Dauphin « à la côte de l’île de Terre Neuve ». Saint-Pierre et Miquelon apparaît aussi à deux reprises sans doute dans le même processus. Enfin, toujours en 1766, deux navires de Nicolas Gaudin et des mêmes Douvry et Vigneron tentent aussi l’expérience de l’Islande, peu convaincante, « la pêche ayant été très médiocre » et non renouvelée.
11Plus irrégulièrement, Collinet note, notamment pour ses propres bateaux les destinations au retour, les escales et le produit des ventes. À l’aller, les morutiers sablais font généralement leur plein de sel sur place, avantage inappréciable de disposer des vastes marais salants d’Olonne, ces derniers attirant d’ailleurs les caboteurs de tout le littoral atlantique. Si le port fournit aussi l’avitaillement pour les longs mois de mer, quelques morutiers font le détour par l’île de Ré, comme la Jeune Annette de Bouron, « parti pour l’île de Ré pour prendre son vin ». Après leur période de pêche, les navires, cas de figure le plus fréquent, font cap directement sur l’Europe les cales remplies de morues. Le port de destination n’est pas toujours indiqué mais les notations de Collinet sont suffisamment nombreuses pour dégager quelques tendances sur les ports de déchargement de la morue, à la fois centres de consommation et surtout de réexportation vers l’intérieur. Tout d’abord, Collinet, toujours nostalgique de l’âge d’or des Sables, affirme qu’au temps de Louis XIV, parce que la morue sablaise « était celle que l’on estimait le plus à Paris », « la majeure partie des navires olonnais allaient faire leurs décharges » au Havre et à Dieppe pour le marché parisien, les autres allant au Portugal et en Espagne ainsi qu’à Bordeaux, Nantes et La Rochelle. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les données bateau par bateau voient disparaître les destinations de la Manche et pour l’essentiel la Méditerranée mis à part le Rousson qui fréquente Sète et Marseille. Une partie de la flotte rentre directement aux Sables avec son chargement sans doute ensuite réexporté ; les autres, sans doute majoritaires, font leur décharge à La Rochelle (comme Le Breton de Collinet en 1776) ou à Bordeaux, parfois à Bayonne mais la première destination est incontestablement Nantes, grand port voisin qui selon l’expression d’Alain Gérard « sous-traite » la pêche à la morue aux Sablais16. Pour Bernard Michon, c’est plus de la moitié des morutiers sablais qui vont décharger leur cargaison à Nantes17 où leurs armateurs bas poitevins entretiennent des relations privilégiées avec quelques commissionnaires dont René Montaudouin et André Gaudin, apparenté aux Gaudin des Sables. L’arrivée à Nantes et la décharge sont rapidement annoncées à l’armateur sablais avant que le morutier ne redescende vers son port d’armement à moins qu’il ne reste au mouillage dans l’estuaire de la Loire à Paimbœuf (cinq y sont signalés en janvier 1777).
12Sur ces circuits simples avec dissociation fréquente entre port d’armement et port de décharge, se greffent des parcours plus complexes qu’a pratiqués Collinet notamment en tant que capitaine. Il s’agit d’approvisionner les Antilles françaises, grosses consommatrices de morues pour leurs esclaves, directement à partir des bancs de Terre-Neuve ou en achetant la morue sèche, notamment à Louisbourg plaque tournante de tous les trafics de l’Amérique française. Dans les années 1750, la société du baron d’Huart se lance à partir des Sables et de Louisbourg dans des opérations complexes de traite associant morue, pelleterie, huiles, ravitaillement des colonies entre la Nouvelle France, Louisbourg et les Antilles ; Collinet, qui a participé à ces trafics, se retrouve en 1764 et 1765 dans des opérations entre Terre-Neuve, la Martinique, Cayenne et la France comme capitaine du Montaran18, qui ne laissent plus de traces après ces dates. Devenu armateur, il continue à multiplier les destinations, évoquant au moment du décès de son capitaine Martin en 1778, ses commandements pour le Grand banc, le Petit-Nord, Marseille, Dunkerque et Saint Domingue19. Les campagnes à la morue sèche donnent aussi lieu sur la côte de Terre-Neuve à différentes transactions : ainsi en 1769, Le Saint Nicolas rentre du « Petit-Nord » avec 22 milliers de grandes morues, « ayant troqué sa petite pour de la grande avec les pêcheurs français sur cette côte », petites variantes des grandes pêches saisies au détour du journal de Collinet.
Les risques du métier
13Au-delà du rythme annuel ordinaire des pêches, Collinet note soigneusement les fortunes de mer inhérentes à cette navigation hauturière et le poids accablant de la guerre facteur décisif de la conjoncture morutière.
14Collinet tient une comptabilité minutieuse des naufrages survenus sur la côte olonnaise avec force détails, sur les noyades, les actes d’héroïsme. Il note soigneusement tout ce qu’il voit depuis le quai de la Chaume et ce que rapportent les marins venus du large. En ancien capitaine et en armateur, il relate les avaries qui mettent en cause la campagne de pêche, comme Le Vorace qui en 1769 « a perdu ses câbles, ancres, chaloupes et grand mât dans la tempête » ou La Marie Thérèse qui en 1792 rentre au port un mois après son départ pour les bancs, « coulant bas d’eau » et s’inquiète aussi des conditions d’accès difficiles au chenal source de multiples échouements et avaries comme pour le Montaran qu’il commande et « qui a beaucoup souffert à la touche » lors de son entrée aux Sables le 9 novembre 1765.
15Notre armateur relate huit naufrages de morutiers, à partir des récits des survivants : trois au moins se perdent sur les bancs avant que leurs équipages ne soient récupérés de justesse par d’autres navires. En 1769, c’est un navire anglais qui débarque un équipage sablais sauvé en mer de retour de Saint-Pierre et Miquelon alors « qu’on les croyait morts ». Collinet est touché directement cette même année par la perte de La Rosalie qui chavire devant Les Sables « par l’imprudence de son capitaine » et du navire La Probité sur les bancs. Mais c’est en 1774 que la flotte sablaise connaît un drame collectif majeur avec la disparition sur les bancs de trois navires « que l’on suppose avoir péri par les glaces à l’approche du banc »20. Collinet égrène le nom des officiers qu’il connaît tous, concluant sobrement que leur perte « a causé la mort à 73 hommes de cette ville » avec son cortège de veuves et d’orphelins.
16Mais ce sont les guerres qui marquent le plus les rythmes de la grande pêche. Collinet consacre d’ailleurs aux périodes de conflits de longs développements, avec la mise en défense de la ville, les attaques des corsaires devant le port et les menaces de débarquement anglais qui atteignent leur paroxysme pendant la guerre de sept ans. Les quatre épisodes guerriers de la guerre de succession d’Autriche aux conflits de la Révolution jusqu’en 1802 ont des conséquences désastreuses sur le pêche hauturière. Chaque début de guerre voit la rafle des morutiers encore en mer par les navires de la Navy coutumière du fait. En 1744, les Anglais s’emparent de « treize navires pêcheurs de ce port en revenant du Banc » et en 1755, au début de la guerre de Sept Ans prennent neuf morutiers allant vers les bancs ou en revenant. La leçon est retenue en 1777 avant le début de la guerre d’Indépendance et en octobre, une corvette de la marine royale vient sur le Banc donner ordre à tous les navires « de se presser de faire leur retour en France le plus promptement possible ». S’y ajoutent les prises par les corsaires le long des côtes de nombreuses barques et caboteurs. Autre conséquence de la guerre, dès le début des hostilités, toute activité de grande pêche s’arrête, les morutiers constituant des proies trop faciles à repérer et à arraisonner. Chaque conflit est donc synonyme de désarmement de la flotte échouée sur les vases du fond du port « dans la crainte d’un bombardement de la part des Anglais » en 1746 et en 1757. La seule tentative de reconversion temporaire des morutiers tourne au fiasco en 1746 lorsque les négociants affrètent quinze navires, intégrés dans un convoi, pour Saint Domingue. La majorité des bateaux reste bloquée aux Antilles dans une rade malsaine, les coques rongées par les vers et ne reviendra pas.
17Ainsi, au retour de la paix, la flotte sablaise est réduite à peu d’unités : 16 en 1748 au lieu de 45 en 1744, 13 en 1763, six en 1802.
18Les pertes humaines sont également très lourdes : la guerre de succession d’Autriche parait avoir été la plus meurtrière avec le cumul des prises et de l’expédition calamiteuse à Saint-Domingue. Collinet calcule ainsi que d’une part 327 matelots sont faits prisonniers, « dont plus des deux-tiers périrent de misère et de chagrin » et que d’autre part 226 autres meurent à Saint-Domingue, énorme hécatombe qui affaiblit durablement le potentiel maritime sablais. Chaque guerre signifie aussi la levée massive des matelots sur les navires de la Royale. En mai 1761 par exemple, 295 matelots sont réquisitionnés et envoyés à Rochefort, en 1780 tous les gens classés « des capitaines jusqu’aux mousses ». Les guerres font des Sables une ville de front, occupée par la troupe, aidée par les milices garde-côtes, où l’on s’active aux travaux de fortification du littoral, tournée vers la mer où rodent les corsaires et l’escadre ennemie.
19Mais l’explication du déclin des Sables ne peut se réduire au poids des guerres qui touchent l’ensemble des ports français. Collinet, dans un remarquable passage sur l’histoire de la pêche morutière21 analyse la conjoncture sablaise en partant d’un âge d’or courant du XVIe au début du XVIIIe siècle où le port bas-poitevin tenait le haut du pavé à la fois grâce aux innovations techniques bien maîtrisées de la pêche à la morue verte, à la qualité du poisson, « estimé le plus à Paris », à l’abondance des pêches (une trentaine de milliers de morues par navire), à un coût réduit de la construction navale locale et de l’armement (avec notamment l’avantage du sel local) et à une participation par actions « de tous les habitants », monde sans doute idéalisé mais qui correspond à une conjoncture favorable soutenue par les capitaux du grand port de Nantes. À partir des années 1740, schéma confirmé par les chiffres d’armement, tout parait s’inverser : la concurrence anglaise liée à leurs victoires notamment de la guerre de Sept Ans fait craindre à Collinet qu’« ils vont fournir bientôt non seulement les marchés de toute l’Europe mais encore ceux de France » ; plus grave, les autres ports morutiers français confrontés au même rapport de force avec les Anglais, gagnent également des parts de marchés sur Les Sables : Saint-Malo et Granville diversifient leurs productions en se lançant avec succès dans la morue verte mieux prisée à Paris que celle des Sables. En plus, Collinet dénonce les pratiques des capitaines sablais qui privilégient la quantité sur la qualité, mélangeant tous les types de morues à l’inverse des Normands et des Bretons, passage rituel sur la dégradation de la profession prolongé par l’image facile et douteuse de « la fainéantise des matelots ». Le poids des mauvaises pêches revient aussi souvent dans les quantités de morues déchargées, entre huit et quinze milliers de morues en moyenne, loin des trente milliers du début du siècle, chiffre peut être plus idéalisé que réel mais qui renvoie à une chute des prises de morues constatée un peu partout, reflet d’une sur pêche ou de mutations des stocks halieutiques. Plus sérieusement, Collinet termine son analyse par une vision économique plus large et sans doute essentielle. Le XVIIIe siècle voit un basculement du commerce maritime atlantique vers les îles à sucre ; la croissance spectaculaire de Nantes et dans une moindre mesure de La Rochelle se fait presque exclusivement autour du grand commerce colonial et de la traite négrière. Dans ce contexte la pêche morutière sablaise souffre doublement : ses matelots vont s’embarquer à Nantes attirés par l’offre d’emploi et les salaires22. La pêche morutière sablaise connaît aussi non seulement un désengagement financier des Nantais aspirés vers les profits du grand commerce colonial et de la traite négrière mais surtout un affaiblissement du financement sablais avec le non renouvellement des milieux d’armateurs et négociants sablais, « tirés vers le haut » vers les placements fonciers plus honorables socialement.
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20Collinet a vécu toute sa vie au cœur de la grande pêche morutière sablaise comme navigant, de pilotin à capitaine, participant à ses différentes formes et trafics du golfe du Saint-Laurent aux Antilles avant de devenir un des bons armateurs sablais, propriétaire de trois ou quatre morutiers. À l’affût de toutes les nouvelles venues du large, surveillant depuis sa maison sur le quai de la Chaume les départs et les retours des navires, il constitue un remarquable témoin engagé en plus dans la vie de la cité dont il devient échevin. Son écriture est certes lacunaire, s’interrompt certaines années et en bon négociant qui a désormais posé son sac de marin à terre il donne finalement peu d’indications sur la pêche elle-même sur le Grand banc de Terre-Neuve sinon lors des fortunes de mer et des innovations tentées par quelques Sablais du côté du « Petit-Nord » ; la vie quotidienne des marins sur les bancs de l’Atlantique Nord est pour lui une évidence qui ne justifie pas l’écriture. Mais André Collinet permet surtout d’appréhender concrètement les rythmes, les pratiques de la navigation transatlantique et des pêches morutières à Terre-Neuve ainsi que le petit monde des armateurs et capitaines sablais, dont il est un bon représentant et qui vit de l’intérieur le déclin irrémédiable de la grande pêche aux Sables, étouffé par son grand voisin nantais et les mirages du grand commerce colonial et de la traite.
Notes de bas de page
1 La Morandière C., Histoire de la pêche française de la morue dans l’Amérique septentrionale, Paris, Maisonneuve, 1962, 3 tomes. Voir aussi Jean-François Brière, La pêche française en Amérique du Nord au XVIIIe siècle, Montréal, Fides, 1990.
2 Huetz de Lemps A., Les Sables d’Olonne. Origine et développement de la ville et du port, Les Sables d’Olonne, Revue du Bas-Poitou, 1951 ; Voir aussi les articles de Retureau H., « Les Sables d’Olonne, port morutier sur la façade atlantique aux XVIIe et XVIIIe siècles », Olona, no 190, décembre 2004, p. 6-32 et Michon B., « Nantes, port de décharge morutière au XVIIIe siècle », Olona, no 190, décembre 2004, p. 33-53.
3 Mémoires de maîtrise dont ceux de Bouyer M., L’influence progressive de Nantes sur les petits ports des littoraux bretons et poitevins, Nantes, 1996, Charbonnier A., Les Sables d’Olonne de 1700 à 1755 d’après les inventaires après décès, UCO, 1988, Delhommeau V., La Chaume aux XVIIe et XVIIIe siècles : approche d’une société maritime, Poitiers, 1996, Retureau H., Les gens de mer du pays d’Olonne au XVIIIe siècle, Nantes, 1996. Voir aussi à titre comparatif l’excellent article de Pougeard M., « La vie maritime et les gens de mer à Saint Gilles sur Vie et à Croix de Vie aux XVIIe et XVIIIe siècles », Annuaire de la Société d’émulation de la Vendée, 1979, p. 187-254.
4 Les Sables au temps de la grande pêche (1739-1782), Tome 1, 2002 et Les Sables et la guerre de Vendée (1788-1804), Tome 2, 2003, publiés par le Centre Vendéen de recherches historiques.
5 De par sa notabilité, Collinet bénéficie d’un remarquable réseau d’information.
6 Collinet, t. 1, p. 81.
7 La Morandière C., op. cit., p. 585-586, rapport de l’inspecteur des pêches Lemasson du Parc, 1728. Chiffre de 70 navires en 1724 qui se retrouve dans le rapport de Rostan, Arch. Nat., Marine, D 2 55.
8 Il note à cet égard de nombreux événements familiaux (mariages, décès) où il fait apparaître les liens et réseaux familiaux.
9 Sur cette société : Bosher J.F., « A Fishing Company of Louisbourg, les Sables d’Olonne and Paris : la société du baron d’Huart, 1750-1755 », French Historical Studies, 1975, p. 263-277.
10 Sur les Lodre, Debilde S., la famille Lodre aux Sables d’Olonne au XVIIIe siècle, maîtrise, Nantes, 1996. Voir aussi les travaux de Bossis P. sur les armateurs du Bas Poitou et l’article de Moreau G., « Les élites aux Sables d’Olonne au XVIIIe siècle. L’argent de la mer », Olona, 190, décembre 2004, p. 54-82.
11 Loin des 22 navires possédés selon Collinet par André Servanteau en 1706 ; Collinet, op. cit., p. 81.
12 Collinet, op. cit., t. 2, p. 214.
13 Bossis P., « Une entreprise intégrée au XVIIIe siècle, celle de Jacques Mercier de Lépinay, des Sables d’Olonne », Enquêtes et documents, 1972, p. 61-71.
14 Phénomène de recrutement local bien mis en évidence par H. Retureau pour lequel 80 % des équipages sont originaires des Sables et de La Chaume.
15 Pour Retureau H., art. cit., p. 19, près de 60 % des navires partis en prime repartaient en tard.
16 Collinet, introduction de Gérard A., p. 26-28.
17 Michon B., art. cit.
18 Collinet, p. 64-65, 131.
19 Collinet, p. 224.
20 Collinet, op. cit., p. 147-148.
21 Collinet, op. cit., p. 80-82, daté de 1754 mais peut être postérieur.
22 Phénomène d’émigration des marins vers Nantes et de reconversion de la pêche morutière au grand commerce colonial bien montré aussi pour les petits ports voisins de Saint-Gilles et Croix de Vie par Pougeard M., art. cit.
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