Conclusion
p. 301-309
Texte intégral
1« J’aurai souvent l’occasion de le redire : dans l’ordre si complexe des phénomènes sociaux, tout expliquer par une seule cause n’est pas possible. Rien ne préserve infailliblement du crime, ni la naissance, ni l’instruction, ni la richesse, ni la pratique extérieure de la religion ; rien n’y pousse irrésistiblement, ni l’hérédité, ni l’ignorance, ni la misère, ni le vagabondage, ni la prostitution, ni l’alcoolisme1. » Cet aveu prudent d’Henri Joly, datant de plus d’un siècle, pourrait être le nôtre aujourd’hui : la complexité des phénomènes impliqués dans un acte violent est telle qu’il peut sembler illusoire de les énumérer et de les hiérarchiser. Malgré ces difficultés, notre approche des violences marseillaise a mis en lumière quelques pistes pour comprendre les comportements dans les sociétés urbaines contemporaines.
Rythmes et scansions : un demi-siècle de violences à Marseille
2Le Second Empire est une période de transition. Les violences physiques prennent le pas sur les violences verbales. À cet égard, les années 1870 se présentent comme la fin d’une époque. Progressivement, reculent les plaintes et les procès pour injures, diffamations, ou calomnies. Un durcissement des mœurs s’opère chez les Marseillais qui, à la faveur d’une modification des sensibilités, désertent les commissariats lorsqu’ils sont injuriés. À l’inverse, le nombre de coups est en progrès. Viennent s’y ajouter des violences à agents qui connaissent un apogée en lien avec les bouleversements politiques du début de la Troisième République. Les comportements brutaux progressent, mais les forces de l’ordre ne s’alarment pas : cet accroissement est inférieur à l’essor de l’ensemble des crimes et délits. De la même manière, si les comportements violents sont déjà hors normes à Marseille par rapport aux grandes villes françaises et à la moyenne nationale, ils ne font pas l’objet d’inquiétudes particulières de la part des autorités gouvernantes, en raison de la régression globale des délits et crimes contre les personnes en France à l’époque.
3Les deux premières décennies de la Troisième République voient l’enracinement des comportements violents dans la société marseillaise. La période est marquée par l’avènement de la violence « réactionnelle », c’est-à-dire de l’acte impulsif perpétré au cours d’un mouvement d’humeur brutal. Les violences quotidiennes et les violences criminelles apparaissent étroitement liées. Les premières, souvent des délits, prennent les mêmes formes que les secondes : la rixe au couteau opposant le plus souvent des ouvriers parmi lesquels figurent de nombreux Italiens. Pour les moins chanceux, l’issue est fatale. Par ailleurs, les années 1875 à 1895 sont l’occasion d’une prise de conscience de cet essor des comportements violents. La police marseillaise se préoccupe des heurts entre ouvriers, de même que de l’accroissement des infractions violentes en général. En effet, celui-ci est d’autant plus perceptible que le reste des crimes et délits stagne. À la même période, la plupart des grandes villes françaises, de même que l’ensemble du pays, connaissent un regain de violence. Par son comportement, la population marseillaise incarne donc l’anti-modèle par excellence. Elle endosse les oripeaux d’une avant-garde redoutée.
4Le tournant des XIXe et XXe siècles voit surtout une modification substantielle des violences criminelles. Tandis que le niveau des coups reste stable, le nombre des meurtres explose. Celui des assassinats progresse sensiblement. À cette évolution numérique s’ajoute une inflexion qualitative : les violences crapuleuses et préméditées acquièrent une visibilité inédite. Une économie criminelle émerge. L’exploitation de la prostitution en centre-ville offre à des bandes organisées l’occasion de s’enrichir. Par ailleurs, au début du XXe siècle, les acteurs de ces violences ont changé : elles touchent davantage de femmes et de Marseillais, et s’enracinent dans des assises sociales plus larges. Cet essor de l’économie criminelle et cette évolution de la sociologie des auteurs accroissent les inquiétudes des forces de police mais également de la majorité de la population marseillaise. Au début du XXe siècle, l’image de Marseille terre du crime est en grande partie justifiée. Cependant, le rôle du « milieu » apparaît minoritaire dans ce phénomène, qui relève davantage d’une crise économique profonde contribuant à ancrer la violence dans le comportement quotidien des classes populaires.
5Entre 1851 à 1914, parallèlement à ce mouvement de progression et d’intensification des comportements violents à Marseille, le niveau de vie des catégories populaires se détériore progressivement, malgré la croissance économique. Hormis la période 1856-66, lors de laquelle les salaires réels progressent, le Second Empire est marqué par une envolée des prix absorbant la quasi-totalité de la hausse des salaires nominaux. À partir de 1875 et jusqu’en 1910 les salaires nominaux stagnent à un niveau faible voire diminuent en raison du contexte de crise, de la politique patronale et de la concurrence d’une main-d’œuvre immigrée à bas coût. Vient s’y ajouter un important chômage, aggravé par la crise qui touche l’économie marseillaise à partir de 1895. En conséquence, les catégories populaires ne peuvent profiter de la régression des prix. En outre, au cours de ce demi-siècle, l’évolution des modes de vie et de consommation provoque un accroissement des dépenses dans des budgets de plus en plus serrés. L’enracinement des comportements violents dans le quotidien des catégories populaires marseillaises apparaît intimement lié à cette faiblesse de leur niveau de vie. Deux types de corrélation se dégagent.
6Le premier réside dans les conséquences directes de la nécessité au quotidien. Dans la vie privée, la misère des familles aggrave le sort des souffre-douleur, qu’il s’agisse des compagnes ou des enfants. De même, le manque d’argent accroît les tensions autour des dettes, notamment des dettes de jeu, mais aussi autour du paiement des loyers ou des consommations dans les cafés. Dans les périodes de crise, comme à la fin du XIXe siècle, la faiblesse des rémunérations accroît le recours aux violences crapuleuses qui deviennent, pour une minorité, un mode de rémunération à part entière. Sur les lieux de travail, l’arrivée de la main-d’œuvre immigrée contribue à entretenir les tensions. La concurrence à l’embauche se trouve aggravée. Enfin, les conditions de travail poussent les organismes à leurs limites. La proximité d’outils dangereux et la répétition des contacts participent également de ce phénomène.
7Le second type de corrélation réside dans les réflexes que crée la nécessité ainsi que dans les valeurs qu’elle contribue à remettre en cause. L’essor des violences réactionnelles est lié à l’importance de l’honneur dans les milieux populaires. Celui-ci est d’autant plus ardemment défendu qu’il contrebalance une pauvreté subie et une reconnaissance sociale inexistante. Les faibles rémunérations dévalorisent la notion de travail. À la fin de la période, le comportement violent des jeunes trouve en grande partie son explication dans une remise en cause du mode de vie de la génération précédente. À ce titre, l’importance des violences au début du XXe siècle doit beaucoup à la longueur de la phase de stagnation des niveaux de vie, qui perdure des années 1875 à 1914. La nécessité engendre la violence non seulement à court terme mais également à long terme.
8Cette association étroite entre le contexte économique et les comportements se reflète dans l’organisation spatiale d’une ville en forte croissance. Entre 1851 et 1914, la représentation cartographique met en lumière une étroite association, qui ne cesse de s’intensifier, entre les quartiers populaires et industriels de Marseille et les lieux de résidence des auteurs de violences. Tout d’abord, le Vieux-Port et les quartiers alentours se distinguent. Ils sont à la fois des lieux de divertissement des Marseillais et des marins en escale, des lieux de vie et d’accueil des populations en transit, et des quartiers populaires à forte proportion d’étrangers. Ils abritent les principaux lieux de prostitution. La collusion de l’ensemble de ces activités dans un espace exigu favorise la multiplicité des infractions contre les personnes. Par ailleurs, les conséquences du processus d’industrialisation sur l’étalement urbain contribuent à associer durablement les espaces populaires aux espaces violents. Les quartiers fortement industrialisés s’affirment dans la cartographie des résidences des auteurs de violences. À la fin de la période, les principaux axes du développement industriel y sont lisibles, de même que les contrastes entre les quartiers bourgeois, apparemment tranquilles, et les quartiers industriels et populaires, où sont nombreux les auteurs d’infractions violentes.
9L’approche qualitative permet de situer l’analyse à d’autres échelles, qui viennent compléter une cartographie quelque peu globalisante. À Marseille, l’immeuble apparaît comme un cadre particulièrement adapté pour l’étude des violences. Cette analyse possède d’autant plus d’importance que l’espace marseillais est marqué par un paradoxe : s’il est structuré selon des lignes claires et fortes par une ségrégation spatiale évidente, il est aussi un espace de cohabitation de diverses classes sociales au sein d’un quartier ou d’une rue. Plusieurs thématiques émergent lors de l’étude des comportements violents à l’échelle de l’immeuble. D’une part, les querelles de voisinages y sont fréquentes. La promiscuité des logements en centre-ville, mais également dans les quartiers ouvriers de la périphérie, accroît les tensions entre des foyers cohabitant dans un espace restreint. Les espaces communs, c’est-à-dire les espaces de séchage du linge, les paliers, les cours, ou encore les couloirs, sont le cadre de heurts et de rixes entre les habitants. Dans celles-ci, les femmes s’illustrent dans un univers domestique qui est le leur. Ces problématiques, communes à tous les quartiers populaires des grandes villes, expliquent l’importance des vieux quartiers et des quartiers ouvriers dans la cartographie des violences. D’autre part, pour certains Marseillais, les immeubles constituent une prolongation de la communauté villageoise d’origine. Ici la spécificité locale est davantage perceptible, en raison de l’ancienneté et de l’importance du phénomène migratoire. Dans le centre-ville, des familles liées par des origines géographiques communes et des unions matrimoniales cohabitent dans certains immeubles. L’identification à la maison – à la fois bâtiment et lignée – est donc très forte. Les pas-de-porte acquièrent une valeur de frontière. Les réflexes violents liés à l’affirmation d’une identité régionale ou familiale surgissent fréquemment à proximité immédiate de l’immeuble où résident les protagonistes. Cette imbrication des échelles souligne l’importance d’une analyse des situations. De récents travaux sur l’histoire du crime ont montré la richesse d’une telle démarche2. Elle est également le trait d’union entre l’approche statistique, rapidement frustrante en termes de causalités des violences, et l’approche qualitative, qui tend à faire d’un exemple une loi universelle. À une même période, l’analyse de situations semblables souligne des constantes criminogènes et dégage des explications communes à des comportements dont l’aspect irrationnel ou individuel est dès lors amoindri.
Thèmes et variations : les violences, clés de lecture de la société marseillaise
10L’implication des femmes dans les délits et crimes violents remet en cause un certain nombre de stéréotypes attachés à la « violence féminine ». Les Marseillaises se battent, et, lorsqu’elles en viennent aux mains, leurs rixes outrepassent le crêpage de chignon. L’implication des femmes dans les violences apparaît en outre comme un indicateur de leur rôle dans la société. Sous le Second Empire, leur position dominante parmi les auteurs d’injures, en particulier lors des querelles de voisinage, montre une prépondérance des modèles sociaux de comportements attribués à chaque sexe. Les femmes sont par principe exclues des comportements brutaux associés à la virilité. Les insultes qu’elles échangent empruntent surtout au registre sexuel et moral. Cependant, ces repères traditionnels s’effacent progressivement. Les affaires de violences féminines mettent en lumière le basculement des Marseillaises vers des formes de violences réactionnelles. L’évitement de plus en plus fréquent du commissariat de police ou l’éclatement de rixes faisant suite aux injures en sont des témoignages visibles. Lors de la crise des années 1880, les femmes se trouvent presque occultées des statistiques et des procédures. Ceci témoigne de l’intégration de la violence à un modèle de comportement essentiellement masculin où elle est l’apanage de la virilité. L’ère de la lame peut être interprétée sinon comme une ère phallique, du moins comme une corrélation maximale entre la violence réactionnelle et l’honneur masculin. Le début du XXe siècle voit un renouvellement du rôle des femmes dans les comportements violents. L’acte violent est intrumentalisé par les femmes. Dans le cadre d’une répression et d’une surveillance intenses, les prostituées se servent de la rébellion comme d’un cri de révolte. Dans l’espace domestique, certaines femmes maltraitées usent de l’assassinat comme d’une prise de parole. L’acte violent est révélateur d’une affirmation d’autorité et d’un droit au respect qui s’élèvent contre l’ordre traditionnel édicté par le Code civil.
11Le rôle des migrants peut être analysé de manière similaire. En premier lieu, il permet de revenir sur un certain nombre d’idées reçues. La société marseillaise ne se caractérise pas, loin s’en faut, par une xénophobie généralisée dans la seconde moitié du XIXe siècle. Si l’on ne peut nier l’existence de heurts inhérents à tout épisode migratoire intense, c’est davantage l’image du creuset marseillais qui s’impose. Tout d’abord parce qu’il n’existe pas une communauté italienne à Marseille, mais des minorités régionales italiennes. Ensuite parce que les événements graves se trouvent limitées à quelques crises, fruits d’un contexte économique morose. Dans la même idée, le rôle des Corses dans les violences marseillaises doit être relativisé. Jamais, au cours de cette étude, leur comportement ne nous est apparu suffisamment spécifique pour justifier qu’on s’y attarde. Si les Corses sont présents dans nos statistiques, c’est en tant que marins, pêcheurs, ou artisans. Malgré leur rôle dans les bandes organisées à la fin de la période3, ils restent des acteurs marginaux de l’histoire des violences quotidiennes à Marseille. En second lieu, le rôle des migrants constitue un indicateur de l’état de la société marseillaise, en particulier des catégories populaires, auxquelles la majeure partie d’entre elles appartient. Sous le Second Empire, le faible nombre d’auteurs de violences de nationalité étrangère, ainsi que la variété des nationalités d’origine, sont le reflet de comportements violents limités, dans lequel les rixes de marins sur le Vieux-Port ou dans les rues adjacentes occupent une place centrale. Dans les années 1880, l’implication massive des Italiens parmi les violences réactionnelles témoigne de la crise du monde ouvrier marseillais en général. Au début du XXe siècle, la régression de la proportion d’étrangers et d’Italiens parmi les prévenus et les accusés est le signe de la naissance d’une culture populaire marseillaise où le comportement violent, mais aussi l’identification à la ville, sont fondamentales.
12L’histoire des violences à Marseille peut également se lire comme une histoire des rapports au corps, le sien ou celui des autres. Un double mouvement est perceptible. On assiste à un endurcissement des corps chez les auteurs de violences. Nombreux sont ceux qui découvrent leurs blessures bien après les avoir reçues, parfois sans proférer un cri de douleur. Les corps des travailleurs sont des corps endurants au mal. En outre, la multiplication des rixes traduit une certaine habitude de la violence et du sang. Paradoxalement, cet endurcissement des corps relève d’une certaine forme de sensibilité : c’est parce qu’ils placent à un haut degré de sensibilité la moindre atteinte à leur intégrité corporelle que les auteurs de violences réactionnelles réagissent si impulsivement. Le point ultime de cette logique est atteint lorsque la rixe surgit à la suite d’un simple échange de regards. Le reste de la société marseillaise est pris dans un mouvement cohérent, où l’évolution des sensibilités conduit à la réprobation des violences et à la protection de l’intégrité corporelle. Les individus extérieurs aux rixes témoignent de leur indignation dans les commissariats de police ou dans les cabinets d’instruction. À la fin de la période, c’est le même refus qui engendre les pétitions enjoignant à la police municipale de faire cesser la flambée de violences crapuleuses.
13Avons-nous écrit une histoire de la répression plus qu’une histoire des violences4 ? Toute analyse sérielle des violences s’écrit au risque de ce faux-semblant. Nous avons mis en lumière des corrélations étroites entre les préoccupations des institutions et l’évolution des comportements. Force est de reconnaître qu’il est extrêmement ardu de distinguer parmi ces deux phénomènes lequel est premier, et lequel en découle. Quoi qu’il en soit, cette étude ouvre la voie à une histoire des représentations de la criminalité et des violences marseillaises telle qu’elle a été entreprise récemment5. Les imaginaires de Marseille trouvent pourtant leur source dans une réalité ; ils s’en nourrissent, la déforment certainement, et l’influencent en retour. Il n’y a pas là matière à remettre en cause notre démarche, tout au plus à souligner un biais méthodologique assumé… Ainsi, à travers l’attitude des forces de police et des magistrats percent l’influence des représentations dominantes dans le pays ainsi que de la mauvaise réputation de la ville. Les cadres de la police municipale insistent sur le prétendu « exil » des criminels étrangers vers Marseille. De même, les magistrats apparaissent sensibles à l’air du temps, notamment lorsqu’il s’agit d’émettre des inquiétudes sur les « instincts italiens », ou de condamner avec sévérité les ferments de la révolution qu’incarnent les ouvriers. Au-delà de cet aspect attendu, les inflexions de la répression constituent un précieux indicateur des comportements réprouvés dans la société marseillaise. Sous le Second Empire, au sortir d’une crise politique majeure, la crainte du soulèvement s’allie à la préoccupation pour la sécurité des biens. Progressivement, alors que les actes violents se multiplient, l’inquiétude qu’ils suscitent révèle le fossé grandissant qui sépare les normes légales réprouvant l’utilisation illégitime de la force, de ceux qui font de la violence une valeur parfaitement intégrée à leur quotidien. Au début du XXe siècle, l’essor des violences crapuleuses est aisément repérable à travers le raidissement des attitudes : les archives de police y font régulièrement allusion, avouant leur impuissance, tandis que les magistrats et le jury condamnent sans hésitation ces menaces pour l’ordre social.
Marseille violente : esquisses pour une analyse des sociétés urbaines
14Aucune science humaine ne peut prétendre expliquer les comportements violents à elle seule. La confrontation des méthodes, des concepts, et des apports s’avère indispensable. Mais le risque de cette interdisciplinarité assumée est celui du foisonnement, voire de l’obscurité : les causes de l’acte violent apparaissent éminemment complexes et multiples, individuelles et collectives.
15Si le faible niveau de vie, en particulier dans les périodes de crise, met l’accent sur la nécessité et sur les liens profonds et impérieux qui l’unissent au comportement violent ; il montre également que plus le dénuement est grand, plus la valorisation de l’honneur et de l’appartenance identitaire sont fortes. En prolongeant les conclusions de Laurent Dornel dans sa socio-histoire de la xénophobie6, on pourrait analyser la plupart des comportements violents dans la seconde moitié du XIXe siècle à Marseille comme une volonté d’affirmation ou de préservation de l’honneur. On se placerait ainsi dans le droit fil de la pensée de Michel Wieviorka, pour qui la causalité première du comportement violent à toutes les époques et dans toutes les sociétés doit être ramenée à l’individu et à la manière dont il se représente en tant que sujet, dans des situations vécues ou imaginaires7. Dans la lignée de ces travaux, nous avons proposé une lecture de l’acte violent comme un sursaut du sujet, guidé par une certaine représentation de soi et de son rôle dans la société. Lorsque ces derniers se trouvent dévalorisés, l’acte violent apparaît comme un palliatif permettant de prendre l’ascendant sur autrui.
16Mais, dans la mesure où elle met majoritairement en scène les laissés pour compte de la croissance, l’approche historique des comportements violents à Marseille est un révélateur des conséquences individuelles de déséquilibres sociaux et économiques collectifs. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la croissance économique bouleverse la société marseillaise. L’éclat de l’exceptionnel essor d’un grand port industriel dans le paysage français et européen possède un revers moins reluisant : il crée une société de pauvres. Les inégalités économiques, sociales, culturelles et spatiales se renforcent, créant des tensions. L’histoire des catégories populaires marseillaises confirme ce que celle des élites avait souligné : en dépit des intentions les plus philanthropiques et des utopies sociales, le développement industriel et commercial de Marseille accroît les disparités sociales et économiques8. De fait, le prisme de lecture que représentent les comportements violents est particulièrement adapté à l’étude d’une telle société. Les conflits, part d’obscurité des rapports sociaux, souvent insaisissables par une lecture économique ou politique des événements, se révèlent être autant de fenêtres ouvertes sur le quotidien des plus modestes9.
17Au cours de ce demi-siècle, le comportement violent se trouve progressivement intégré à une culture populaire urbaine originale, aux assises transnationales. À ce titre, la dimension culturelle du comportement des Italiens acquiert une pertinence supplémentaire lorsqu’elle se trouve analysée en tant qu’élément d’une culture marseillaise issue d’un creuset original. Depuis la fin du Second Empire, une certaine forme d’identité marseillaise passe par la violence, qui, paradoxalement, peut représenter un facteur d’unité dans certains groupes sociaux. À plusieurs reprises, nous avons pu souligner un tel phénomène, qu’il s’agisse du monde ouvrier dans les années 1880 et 1890, ou d’une certaine partie de la jeunesse marseillaise au début du XXe siècle. L’histoire des violences à Marseille dans la seconde moitié du XIXe siècle est donc en partie celle de l’émergence et de la transmission d’un ensemble de références comportementales et culturelles qui intègrent pleinement la notion de violence. Celle-ci apparaît comme un élément par rapport auquel les Marseillais se déterminent. À la veille de la Grande Guerre, la société marseillaise est tiraillée entre deux pôles, l’un rejetant massivement la violence, l’autre l’admettant comme un comportement quotidien logique et utile. Les repères moraux et les normes, loin d’être unifiés par un processus de polissement des comportements ou une adhésion au modèle républicain, y sont en voie d’éclatement.
18À ce titre, le cas marseillais amène à réinterroger la lecture habituelle de l’histoire des sociétés en France et en Europe au XIXe siècle comme la dernière phase d’une période de civilisation des mœurs s’étalant sur plusieurs siècles. La validité de ce schéma sur le long terme n’est pas en question ; à dire vrai, même ses défenseurs lui concèdent des exceptions, à tout du moins des rythmes différents selon les milieux sociaux et les aires géographiques. Au cœur de celles-ci, les régions méditerranéennes figurent souvent en bonne place10. Mais ce n’est pas seulement parce que Marseille est un port et une grande ville populaire méditerranéenne que les comportements violents y trouvent un terrain d’élection à la période que nous avons étudiée. Bien plus qu’un déterminisme géographique et culturel, l’examen des violences dans la société marseillaise au XIXe siècle montre qu’une société urbaine peut non seulement être plus violente que la moyenne nationale – majoritairement rurale –, mais que ce phénomène n’est pas incompatible avec la croissance économique. Au contraire, l’essor industriel, commercial et urbain, contribue à créer des bouleversements sociaux induisant un mode de vie où le comportement violent, élément d’identification dans le cadre d’une culture partagée, trouve une place centrale. Dans un phénomène séculaire, il existe donc des contretemps. Si la fin du XXe siècle est une période charnière, lors de laquelle le manque de perspective de la jeunesse ainsi que la crise de certains quartiers semblent à l’origine d’un retour de la violence11, force est de constater que ces deux paramètres existent déjà à Marseille au XIXe siècle et produisent les mêmes effets. Les violences du XIXe siècle à Marseille nous parlent certes du passé de la cité, mais aussi de l’ensemble des pratiques violentes dans les sociétés urbaines contemporaines.
Notes de bas de page
1 Joly H., La France criminelle…, op. cit., p. 134.
2 Lapalus S., La mort du vieux…, op. cit.
3 Montel L., Marseille capitale du crime…, op. cit.
4 François Ploux analyse la recrudescence des violences dans les campagnes françaises entre 1860 et 1920 comme la conséquence d’un phénomène de dislocation de la société villageoise accélérant l’acculturation judiciaire des habitants dans le même temps que l’infrajudiciaire régresserait, donc comme une inflexion de la répression plus que de la violence. Ploux F., « L’homicide en France… », Mucchielli L., Spierenburg P. (dir.), Histoire de l’homicide…, op. cit., p. 101-102.
5 Nous renvoyons à Montel L., Marseille, capitale du crime…, op. cit.
6 Dornel L., La France hostile…, op. cit.
7 Wieviorka M., La violence…, op. cit. p. 283 sqq.
8 Américi L., La caisse d’épargne des Bouches-du-Rhône…, op. cit. ; Chastagnaret G., « Une croissance économique porteuse d’attentes sociales : Marseille au XIXe siècle », Dartevelle R., Dartevelle G., Dictionnaire historique des rues de Marseille, Marseille, éditions Jeanne Laffitte, 1989.
9 Cette approche de l’histoire sociale par le conflit a été magistralement exposée par Arlette Farge dans Le goût de l’archive…, op. cit.
10 Muchembled R., Une histoire de la violence…, op. cit., p. 75.
11 Id., p. 470.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008