2 Dans certaines circonscriptions, le Parti communiste vient concurrencer les socialistes (Conord, 2004). Il procède à des objectivations qui ne coïncident pas avec la labellisation des petits paysans coopérateurs. Les brochures de propagande qu’il diffuse dans les campagnes distinguent les ouvriers agricoles, les fermiers et étayers (qui peuvent employer des domestiques ou des ouvriers agricoles) et enfin les exploitants – eux-mêmes classés selon le nombre de salariés qu’ils emploient (Mischi, 2004).
3 Le dispositif ainsi caractérisé ne peut être qualifié de clientélaire à strictement parler. Un échange qui entre dans cette catégorie est « fondé sur une relation dyadique personnalisée, la faiblesse des liens “horizontaux” (groupes, organisations…), l’échange de biens présentant un intérêt personnel et individuel immédiat, l’absence d’attachements de caractère idéologique et/ou partisan, et la relation entre position sociale (grand propriétaire, “notable”…) et position de patron » (Sawicki, 1997, p. 229-230). Dans la configuration qui nous occupe, nous observons bien plutôt « des obligations personnelles entre représentants politiques et porte-parole d’intérêts collectifs » qui combinent relations de dépendance verticales et structurations horizontales (Sawicki, 1998, p. 222-223 ; voir aussi Lefebvre, 2001 et Mattina, 2004). Un écart est ainsi marqué avec la définition classique de Jean-François Médard qui autorise à reconnaître comme « clientéliste » un échange asymétrique dans lequel est engagé un groupe organisé (Médard, 1976).
4 Il ne saurait être question de livrer une lecture unilatérale et de caractériser une simple diffusion à la base des catégories construites au sommet. Une interaction doit bien plutôt être caractérisée entre les luttes de classement engagées à l’échelle nationale et les espaces politiques locaux. La délimitation de la paysannerie proposée par l’appareil socialiste peut être précisée et consolidée par les informations que font remonter les responsables de fédération. Une dynamique équivalente est observée au sein du Parti communiste (Belloin, 1994).
5 Une loi votée en 1905 vise à empêcher la vente de vin frelaté, organisée par des négociants aux dépens des producteurs. Considérant qu’elle n’est pas appliquée de façon stricte, 87 viticulteurs se mobilisent en mars 1907 dans la commune audoise d’Argeliers et fondent un Comité d’initiative de défense viticole. Ils obtiennent l’appui du maire de Narbonne, le Dr Ernest Ferroul. Plusieurs structures du même type sont mises en place dans le département et organisent des rassemblements toujours plus importants. Le mouvement atteint son paroxysme le 9 juin : 600 000 personnes défilent alors à Montpellier. Après que Georges Clemenceau a ordonné l’arrestation des principaux insurgés, une manifestation de soutien est organisée le 19 juin à Narbonne. Les forces de l’ordre la répriment et font cinq victimes. Si la portée symbolique de l’événement est incontestable, son interprétation scientifique prête à discussion. Des causes multiples peuvent être trouvées aux difficultés rencontrées par les viticulteurs (surproduction ; inorganisation du marché ; concurrence des vins algériens exemptés de taxes ; développement de la consommation de cidre…). Le combat contre la fraude dissimule temporairement le fossé creusé entre grands propriétaires et petits producteurs – à tel point que les historiens le décrivent parfois comme une manœuvre dilatoire des premiers pour détourner les seconds de se mobiliser contre eux : en préconisant une mobilisation unitaire de « la viticulture », il est possible de désigner pour cible les producteurs de betterave à sucre installés dans le nord de la France et de dénoncer la complaisance d’autorités publiques par principes hostiles aux populations du « Midi ». L’effet de brouillage est encore accentué par le soutien que l’Action française apporte à la mobilisation (Mann, 1998).
6 Le siège de député de la 1re circonscription de l’Aude a été précédemment occupé par le Dr Ernest Ferroul (1888-1902) puis par les socialistes Félix Aldy (1902-1919) et Yvan Pélissier (1924-1929).
7 Dans d’autres configurations, le Parti communiste a pu jouer un rôle de réassurance identitaire pour des électeurs ruraux (Mischi, 2002, chap. 2)
8 Le « jeu » entre le label national et les dynamiques locales varie au fil du temps. L’appareil du parti peut chercher à imposer sa catégorisation de façon ferme et unifiée dans les campagnes électorales locales (Gaxie et Lehingue, 1985). Une standardisation relative est alors à relever : « Avec les marchés politiques s’unifient également des instruments intellectuels de mesure de ces marchés […]. Dans tous les cas, la mesure et son commentaire supposent que l’on ne retienne que ce que les élections peuvent avoir de réellement ou de fictivement unifié (l’appartenance des candidats à des partis nationaux dont les orientations sont censées correspondre aux préférences et déterminer les choix de tous les électeurs), et que l’on considère les variations locales comme négligeables » (Gaxie, 1992, p. 349). Une autonomisation demeure possible dans le cas de figure où le titulaire de la charge élective locale est installé de longue date et peut jouer sur son nom propre plutôt que sur le label partisan (Mathiot, 2005). Nous devons par ailleurs veiller à ne pas confondre standardisation des dispositifs qui servent à construire les attentes des « habitants » et homogénéisation de leurs utilisations pratiques : un même label peut être manié selon des modalités très diverses (Lagroye, 1993).
9 Ces analyses ne sont pas nécessairement infirmées par l’absence de politisation explicite qui caractérise nombre d’élections locales (Bages, Druhle et Nevers, 1976 ; Gaxie et Lehingue, 1985 ; Nevers, 1992 ; Vignon, 2005). Un « double horizon des pratiques » peut être caractérisé : « L’absence d’identification partisane explicite du candidat à une élection municipale » ne signifie pas que les électeurs ignorent quels « milieux politiques » il fréquente (Lagroye, p. 169-179). Il convient de distinguer les contextes particuliers dans lesquels des structures clientélaires caractérisées se substituent à l’objectivation des groupes, les relations individuelles intéressées étant voilées par une symbolique de l’amitié (Briquet, 1999). Pour assurer sa réélection, le maire d’une commune rurale peut alors se contenter d’activer des liens d’allégeance constitués au fil d’interactions régulières avec ses administrés (Le Bohec, 1994).
10 L’offensive de la Commission européenne fonctionne à la façon d’une catalyse : elle agrège et met en ordre des aspirations et des projets qui pouvaient être formulés sous des formes fragmentaires ou labiles dans la haute administration nationale, dans des clubs de réflexion et dans des courants politiques minoritaires.
11 Les groupes d’intérêt (autrement baptisés « organisations professionnelles »), ont pu s’imposer comme interlocuteurs privilégiés de l’État avant la structuration de l’espace politique européen ; ils étaient alors connectés à des réseaux partisans.
12 Le COPA est constitué en septembre 1958 et la COGECA un an plus tard. Un secrétariat général commun aux deux organisations est installé à Bruxelles en décembre 1962.
13 Après quelques mois de discussion avec les États membres, le chiffre est revu à la baisse et successivement ramené à 200 000, puis à 175 000 hectares.
14 Avant les réformes que nous évoquons, l’activité vitivinicole fait bien l’objet d’une régulation européenne ; mais la Commission n’est pas placée au centre du dispositif et les procédures délibératives ne sont pas privilégiées. En 1962, les six États fondateurs de la Communauté économique européenne mettent en place l’OCM dans le but d’harmoniser les principes qui encadrent la production et le commerce du vin. Chacun conserve néanmoins une grande marge de manœuvre pour la classification des produits, la fixation des droits de plantation et la définition des règles œnologiques. En réponse à la crise des années 1970, les gouvernements nationaux s’accordent pour donner un tour plus dirigiste au dispositif : l’OCM interdit alors la plantation de nouvelles vignes et impose une distillation des excédents. En novembre 1984, le Conseil européen de Dublin met un terme au financement des excédents et instaure une prime à l’arrachage définitif.
15 Le renoncement à objectiver un « électorat paysan » ne saurait être expliqué par une simple évolution des conditions sociales dans lesquelles vivent les populations visées. Il n’est certes pas question de nier les difficultés que rencontrent les professions agricoles à assurer leur « reproduction sociale » (Champagne, 2002 ; Bessière, 2004). Dans la mesure où le groupe construit par les socialistes a toujours assemblé des agents très divers, aucun obstacle substantiel n’est pourtant constitué à la base qui empêcherait une reconduction des mécanismes d’unification accoutumés.
16 Après avoir dirigé entre 1981 et 1984 le cabinet du commissaire européen au développement Edgar Pisani, Jean-Charles Leygues devient en 1987 conseiller au cabinet de Jacques Delors.
17 Aujourd’hui encore, quelques responsables socialistes prétendent développer une compétence particulière pour traiter les questions agricoles ; ils sont régulièrement placés sous les projecteurs, notamment à l’approche des élections nationales ou à l’occasion du salon de l’Agriculture. Leur propos porte principalement sur le « développement rural » ; il ne permet en aucun cas la délimitation d’un groupe « paysan ». Germinal Peiro et Frédéric Léveillé s’imposent notamment dans ce registre. Maire de Castelnaud-la-Chapelle et député de la Dordogne, le premier occupe au sein du parti le poste de secrétaire national à l’agriculture. Premier secrétaire de la fédération de l’Orne, le second est également responsable national à l’agriculture. En 2006, l’un et l’autre organisent des forums délibératifs : au sein de la Commission nationale agricole et rurale, dix groupes de travail sont constitués qui se réunissent très régulièrement et dont les propositions sont confrontées au cours de six séances plénières ; les membres du parti qui participent à ces activités sont encouragés à organiser autant que possible des débats sur « le terrain », afin d’associer à la prise de décision les intérêts les plus diversifiés. Le rapport finalement publié sous le titre Agriculture, forêts et territoires ruraux propose de « développer une approche agro-environnementale » ; il préconise le développement de contrats individualisés entre chaque agriculteur et les pouvoirs publics, en conformité avec les « objectifs du territoire » définis par « tous les habitants ».
18 En 2006, l’Aude est le 2e département viticole français. Elle compte plus de 7 000 viticulteurs. La viticulture y représente 78 % de la production agricole et 60 % de la production économique totale.
19 En 2005, 5 000 hectares sont arrachés dans l’Aude. En 2006, 90 % des vignes arrachées à l’échelle nationale sont localisées dans le Languedoc-Roussillon.
20 Créée en juin 1999 par une vingtaine de sénateurs et députés, l’ANEV regroupe 115 élus nationaux en 2007. Elle réclame un assouplissement des restrictions à la publicité pour l’alcool, en proposant une distinction entre « boissons agricoles » (vins et cidre) et « alcools forts ». Ses membres commandent par ailleurs des enquêtes et organisent des colloques sur les bienfaits du vin. En 1999, ils font adopter « l’amendement buvette » qui autorise les groupements sportifs à vendre de l’alcool. En novembre 2004, ils obtiennent la création d’un Conseil de modération et de prévention, qui intègre des représentants des intérêts viticoles et leur permet d’exercer un contrôle sur les campagnes de lutte contre l’alcoolisme lancées par le ministère de la Santé.
21 Le sénateur de l’Aude Roland Courteau est Vice-président de l’association. Jacques Bascou en est également un membre affiché : député de la 2e circonscription de l’Aude depuis 1997, élu maire de Narbonne en 2008, il diffuse sur un blog ses interventions à l’Assemblée nationale – et notamment ses discours relatifs à la « défense de la viticulture » : <www. jacques-bascou.com>.
22 Nous nous référons là aux bilans et discours d’autopromotion publiés par Éric Andrieu dans revues spécialisées : « Plus de passerelles, moins de notables ! », Intercommunalités, novembre 2000 ; « 40 ans de développement participatif en France », Territoires, n° 432, novembre 2002 ; « Un nouvel équilibre entre représentation et participation », Pouvoirs locaux, n° 62, 2004.
23 Dossier : « Quelle décentralisation ? », Transrural, n° 247, 21 octobre 2003.
24 Dans la fédération de l’Aude, la motion n° 5 l’emporte de 7 voix sur la motion n° 2 (dite « Motion Fabius »).
25 Précisons que cette orientation ne peut être corrélée de façon mécanique au soutien apporté à une motion particulière. Dans la fédération voisine de l’Hérault, le député « fabiuisien » Kléber Mesquida pratique activement le porte-à-porte. Pendant la période des vendanges, il effectue chaque année une « tournée des caves » en 26 étapes pour recueillir les doléances des viticulteurs. Il est par ailleurs un membre actif de l’ANEV.
26 Nos observations recoupent celles qui ont pu être livrées sur d’autres terrains. Conçues comme un moyen d’associer les électeurs à l’élaboration du programme, les activités de porte-à-porte consacrent l’individualisation et l’émiettement des rapports au parti (Lefebvre, 2005, p. 192).
27 Une combinaison s’opère entre « proximité participative » et « proximité d’interpellation ». La première amène à considérer que « les relations individualisées avec les électeurs au quotidien tiennent lieu de concertation permanente » ; elle « constitue pour l’élu une tribune lui permettant de communiquer et de justifier ses actions ». La seconde relève du registre clientélaire. Elle invite à « apporter une réponse adaptée et donc personnalisée à chaque cas sans le constituer en cause ou monter en généralité ». Les élus qui la pratiquent « ne cherchent pas le plus souvent à « désingulariser » et donc à politiser, les cas individuels qu’ils rencontrent » ; ils « se donnent ainsi à voir comme des prestataires de services individualisés » (Lefebvre, 2004, p. 122).