Les frères Du Bellay et l’écriture de l’histoire
p. 217-233
Texte intégral
1Guillaume Du Bellay, en entamant l’histoire du règne de François Ier, entreprend une œuvre comparable à celle de Claude de Seyssel sur le règne de Louis XII ou aux Mémoires de Commynes publiés en 1523. En quoi les Mémoires des frères Du Bellay peuvent-ils nous aider à comprendre comment « écrire l’histoire, penser le politique en France » après la mort de Seyssel ? L’approche retenue ici n’est pas celle d’un historien des formes littéraires, ni celle d’un historien de la pensée politique, ni même celle d’un spécialiste de l’historiographie. Historien du politique, je n’ai jusqu’à présent abordé les historiens du XVIe siècle que par le biais de leur valeur documentaire, sans approfondir la question de leur économie interne. Commençons donc par un événement précis et son traitement par Martin et Guillaume Du Bellay ce qui nous permettra une approche concrète de ces Mémoires des frères Du Bellay.
En guise de prologue : un épisode important, la rencontre d’Amiens de 1527 et son traitement par les frères Du Bellay
2Le 11 juillet 1527, à trois heures du matin, le cardinal Thomas Wolsey, chancelier d’Angleterre, embarque à Douvres et donne l’ordre de cingler vers les côtes du royaume de France. Ce voyage pénible et solennel qu’il entreprend à près de soixante ans, escorté d’un train somptueux de plus d’un millier de courtisans et de serviteurs s’inscrit dans un contexte international particulièrement tendu.
3Au mois de mai précédent, les armées impériales ont mis Rome à sac et se sont emparées du pape Clément VII qu’elles séquestrent depuis au Château Saint-Ange. En Espagne, l’empereur Charles Quint détient prisonniers les fils de François Ier que ce dernier a dû livrer comme otages pour obtenir sa libération des prisons madrilènes où il séjournait depuis la défaite de Pavie. En Angleterre, Henri VIII a décidé de demander l’annulation de son mariage avec Catherine d’Aragon afin de pouvoir épouser sa maîtresse Anne Boleyn. Au loin, le rouleau compresseur turc fait tomber les unes après les autres les têtes de pont de la Chrétienté (après s’être emparé de Belgrade et de Rhodes, Soliman le Magnifique a écrasé l’armée hongroise à la bataille de Mohacs, le 29 août 1526).
4Dans ce contexte, le chancelier d’Angleterre caresse un double rêve. Désireux d’un rapprochement avec la France pour contrer la puissance montante de l’empereur, il voudrait en même temps s’imposer comme le médiateur des deux grandes puissances française et impériale afin d’établir une paix universelle qui permettrait l’union de la Chrétienté contre la double menace protestante et ottomane. Il a donc décidé de se rendre auprès du roi de France pour mettre en œuvre son grand projet.
5Et c’est ainsi qu’au petit matin du 11 juillet 1527 le cardinal Thomas Wolsey arrive en vue des murailles de Calais, alors possession anglaise sur le continent.
6Il est intéressant de voir ce que nous disent les historiens contemporains de cet événement. Commençons par l’un des meilleurs d’entre eux, Francesco Guicciardini, lequel, soucieux de ne pas s’en tenir au strict récit des affaires italiennes, n’hésite jamais, dans son Histoire d’Italie, à jeter un regard aigu sur les « choses du dehors » lorsqu’elles lui semblent éclaircir une situation1 :
« En juillet [1527], le cardinal d’York [Wolsey] vint à Calais, avec mille deux cents cavaliers. Le roi de France, désireux de le recevoir avec les plus grands honneurs, envoya à sa rencontre le cardinal de Lorraine. Le roi alla ensuite à Amiens, le 3 août, ville dans laquelle York fit son entrée le lendemain, en très grande pompe. L’estime dans laquelle on le tenait était accrue par le fait qu’il disposait de trois cent mille écus pour ses dépenses courantes et pour prêter au roi de France, si le besoin s’en faisait sentir. La discussion entre eux porta sur ce qui avait trait à la paix et ce qui avait trait à la guerre. Et, bien que les buts poursuivis par le roi de France fussent différents de ceux du roi d’Angleterre (car, pour ravoir ses enfant, il aurait laissé le pape et l’Italie à l’abandon), il avait été néanmoins contraint de lui promettre de ne pas conclure d’accord avec César si le pape n’était pas libéré. Aussi, quand César envoya ses propositions de paix au roi d’Angleterre, lui fut-il répondu, en leur nom à tous deux, qu’ils accepteraient la paix contre la restitution des enfants royaux (en échange de laquelle seraient payés deux millions de ducats dans un certain délai), la libération du pape et de l’État de l’Église, le maintien de tous les États et gouvernements italiens dans leur forme actuelle, et, pour finir, contre la signature d’une paix universelle2. »
7Le récit de Guicciardini est étonnamment clairvoyant, aussi bien dans l’analyse des enjeux de la rencontre que dans l’appréciation rigoureusement exacte de la faveur nouvelle du cardinal Jean de Lorraine dans l’entourage royal. Il nous propose donc une grande intelligence de la logique de l’événement à la fois dans sa dimension diplomatique et dans sa dimension politique, ou pour dire les choses différemment, il fait justice aux modes de fonctionnement de la société politique de l’époque.
8En effet, le statut de favori du cardinal de Lorraine est exploité par François Ier comme manifestation tangible d’amitié. Le roi parle là un langage susceptible d’être compris par Thomas Wolsey. En Angleterre, en effet, la Privy Chamber s’est développée au début du règne d’Henri VIII sur le modèle de la chambre privée du roi de France. Les gentlemen et les Knights de la Privy Chamber jouent parfois le rôle de full royal alter ego3. Ils représentent le roi, et leur parole vaut une commission signée de sa main. Parmi les cinq ambassadeurs d’Henri VIII à la cour de François Ier dans la décennie 1520, quatre sont issus de la Privy Chamber. Le premier d’entre eux, Sir Richard Wingfield reçoit la mission de mettre en avant dans ses discussions avec François Ier sa position de familier du roi, afin que son ambassade soit interprétée comme signe d’amitié de la part du roi de France4. L’emploi et l’attitude de Jean de Lorraine en août 1527 font de lui l’équivalent d’un gentleman of the Privy Chamber. Sa parole est parole royale, et sa compagnie est synonyme de présence royale. Ce qui est surprenant, remarquable, c’est que Guicciardini a parfaitement saisi le sens du choix du cardinal par François Ier pour escorter Wolsey et son choix d’évoquer la présence du cardinal est de ce point de vue particulièrement révélateur de sa finesse d’historien et de la qualité exceptionnelle de sa documentation. Par ailleurs, on l’a vu, Guicciardini a également parfaitement saisi les enjeux politiques et diplomatiques de la rencontre.
9Il est de ce point de vue intéressant de comparer le récit fait par Guicciardini de la rencontre d’Amiens et celui qu’en font les frères Du Bellay. Etant donné la qualité du rapport de Guicciardini, on est en droit de s’attendre à un récit particulièrement lumineux car les frères Du Bellay sont au cœur des va-et-vient diplomatiques de l’été 1527 et l’objet de leurs Mémoires est précisément l’histoire de la rivalité entre François Ier et Charles Quint.
10Cette année-là, Guillaume Du Bellay, après avoir assisté au sac de Rome, a quitté la ville le jour de la Pentecôte (9 juin), est passé par Florence pour assurer la nouvelle République du soutien français et a embarqué sur les galères de Doria au début du mois de juillet5. Arrivé à Paris, il en repart aussitôt avec la mission d’accompagner le cardinal de Lorraine et le capitaine de Boulogne Oudard du Biez, à la rencontre de Thomas Wolsey à Calais6. De son côté, l’évêque Jean Du Bellay accompagne Montmorency à Londres au lendemain des négociations d’Amiens et y reste comme ambassadeur résident.
11On est donc en droit, encore une fois, de s’attendre à un récit éclairant des enjeux de la rencontre sous la plume des frères Du Bellay et aussi à une analyse précise du personnel qui y participe.
12Voici ce qu’il en est :
« Le Roy [François Ier] et le roy d’Angleterre, son bon frère, voyans l’inhumanité de laquelle avoit esté usé envers Sa Saincteté, et le scandale advenu à l’église chrestienne, de retenir prisonnier le chef d’icelle, délibérèrent d’y pourveoir ; et pour cest effect, le roy d’Angleterre envoya devers le Roy le cardinal d’York, lequel avoit la principalle surintendance de ses affaires, et vint trouver le Roy à Amiens, où, après plusieurs collocutions et conseils tenus, fut accorder entre eux d’envoyer une armée à communs frais en Italie, pour remettre le Pape en liberté, et les terres de l’Eglise entre les mains de Sadite Saincteté7. »
13La capitale et complexe rencontre diplomatique d’Amiens est ici réduite à la complicité généreuse de deux princes chrétiens désintéressés, dépourvus d’intérêts particuliers, de souci géopolitique, de sens de l’État, mettant leur puissance et leur influence au service d’un intérêt qui leur est extérieur et supérieur, celui de la monarchie pontificale. Rien ne transparaît ici d’une quelconque raison du prince, la rencontre des deux plus puissantes monarchies d’Europe du Nord se faisant ici sous l’égide de la morale et de la discipline du fidèle soucieux du respect dû au pape. Aucune tension entre François Ier et Henri VIII, aucune tension entre ces monarques et la papauté. On est entre chrétiens. Il n’y a pas d’autre enjeu que la religion et la défense des intérêts du pape. Les bons sont bons, les méchants sont méchants. Les problèmes sont simples. La maturité historiographique n’est pas là ; la compréhension des événements non plus ; le jeu des acteurs de la société politique n’est pas explicité.
14La question est de savoir si ce passage est représentatif des Mémoires des frères Du Bellay. Font-ils toujours preuve de la même naïveté ou superficialité dans l’explication des événements ? Quels sont les objectifs qu’ils se sont fixés ?
L’écriture de l’histoire
Problématique et objectifs exprimés
15Je ne reprendrais pas ici les réflexions menées depuis un siècle par Bourrilly et d’autres, comme, récemment, Richard Cooper. Comme ce dernier l’a bien souligné, on ne saura sans doute jamais dans quel état Guillaume avait laissé ses Ogdoades à sa mort, certains (Jean de Morel) affirmant qu’il avait terminé les huit livres, d’autres (Robert Breton) regrettant qu’il ne les ait pas terminés8. De son côté, Bourrilly a bien souligné les méthodes de Guillaume, ses modèles, son souci du témoin oculaire et du croisement des sources. On peut évoquer aussi le souci pédagogique et heuristique de l’histoire selon les frères Du Bellay pour lesquels
« La cognoissance des choses passées donne grande lumière à l’histoire du présent9. »
16Rappelons-donc l’essentiel. Les Mémoires de Guillaume et Martin Du Bellay sont le fait de deux frères, issus d’une famille de la gentilhommerie moyenne basée aux frontières de l’Anjou, du Maine et du Vendômois. Quatre des frères Du Bellay ont effectué une carrière éclatante sous le règne de François Ier et d’Henri II. Guillaume (1491-1543), l’aîné, est gentilhomme de la chambre, bailli d’Amiens, maréchal, gouverneur de Turin et diplomate. Son frère Martin (1495-1559) est un courtisan actif qui obtient la charge de gouverneur de Normandie sous le règne d’Henri II. De leur côté, René (1496-1546) et Jean (1498-1560) collectionnent les évêchés : Bayonne, Paris, Limoges, Le Mans, Bordeaux, Grasse.
17C’est en 1523 (date de la publication des Mémoires de Commynes) ou 1524 que Guillaume se met au travail, c’est-à-dire au moment où, nommé gentilhomme de la Chambre, il se trouve dans l’entourage immédiat du roi et des informations10. Nourri de culture classique, il imagine de diviser son ouvrage en huit livres ou Ogdoades, à la manière des Décades de Tite-Live. Les documents sont nombreux qui soulignent l’intérêt que portait François Ier à ce projet11. Il travaille donc à ses Mémoires par intermittence, les laissant sans doute de côté entre 1525 et 1530 par exemple. À sa mort, son œuvre est inachevée. Elle est reprise par Martin lors de ses séjours prolongés dans son château du Vendômois, à Glatigny.
Écriture de l’histoire : balayage spatial
18L’un des objectifs du récit est de présenter les affrontements entre François Ier et Charles Quint sur l’ensemble des théâtres d’opération. Les deux frères procèdent donc à un rigoureux balayage spatial, entendant présenter les différents lieux d’affrontements, ce qui apparaît clairement dans le style des Mémoires :
« Au mesme temps que ces choses se faisoient à Térouenne, estant (comme j’ay prédit) le seigneur de La Trimoille retiré d’Italie12...
Pendant que ces choses se faisoient en Italie, la Picardie n’estoit en repos13. »
19Ce balayage déborde d’ailleurs le cadre des opérations du roi de France. Il n’hésite pas à expliciter tout ce qui touche de près ou de loin à l’histoire de France :
« Encores que ce ne soit la matière que j’ay délibéré de traitter des affaires d’Angleterre, ayant entrepins seulement de déduire en ces Mémoires ce qui est advenu en nostre royaume ou aux guerres, qu’avons eues dehors, si est-ce qu’il m’a semblé bon de dire incidemment et en brief qui estoit ledit duc de Suffole14. »
20De manière logique pour desMémoires, le balayage chronologique est encore plus méthodique que le balayage spatial. Chaque année est traitée, mais de manière inégale.
Le balayage chronologique
21Un graphique est de ce point de vue éloquent :
22Ces chiffres appellent quelques commentaires. Par exemple, les 40 pages de l’année 1533 s’expliquent en grande partie par le fait qu’elles contiennent deux longues oraisons de Guillaume dans les pages consacrées à cette année-là.
23L’année 1536, avec plus de 140 pages, est à part. Elle est constituée par les Mémoires de Guillaume Du Bellay. Comme on ne sait pas à quoi auraient ressemblé les Mémoires de Guillaume Du Bellay s’il avait eu le temps de les terminer, il est difficile d’interpréter la longueur exceptionnelle de ce livre. Aurait-il été proportionnel aux autres, et, dans ce cas là, on aurait eu des Mémoires de plus de 3 000 pages, ou bien aurait-il été, comme il l’est aujourd’hui, exceptionnellement long ?
24L’année 1536, dans les Mémoires des frères Du Bellay, a des raisons d’être exceptionnellement longue. Cette année-là, Guillaume la commence en Allemagne dans le contexte de la rupture entre François Ier et Charles Quint. À partir d’août, il est en Provence dans le cadre de la conquête du Piémont à laquelle il participe au début de 1537. Au même moment, son frère Jean, dont il est très proche, est également exceptionnellement actif. Lorsque l’année commence, le cardinal partage avec son ami Charles Hémard de Denonville, évêque de Mâcon, les fonctions d’ambassadeur à Rome. De retour en France au début de l’été, il séjourne avec la cour à Lyon. Il y reçoit des lettres d’Italie qui le tiennent informé de la situation dans la péninsule. À la fin de juillet, alors que les armées de Charles Quint envahissent la Provence et menacent le nord du royaume, il est nommé lieutenant général du roi en Ile-de-France, chargé de la défense de Paris. Pendant toute cette période, il reste en même temps l’un des animateurs de la diplomatie anglaise et italienne de François Ier. Il termine l’année en participant aux négociations autour du mariage de Jacques V d’Écosse et de Madeleine de France, la fille du roi.
25Cela dit, l’année 1536, en elle-même, ne mérite pas un si long développement, ou, tout au moins, ne mérite pas plus de développement que l’année 1525 dont l’importance pour le règne et le royaume est tout à fait essentielle, et à laquelle, rappelons-le, il n’est consacré que 13 pages, soit dix fois moins.
26De la même manière, même si elles sont loin derrière, on ne voit pas pour quelles raisons les années 1521 (24 pages), 1533 (40 pages), 1543 (28 pages) dépassent d’autant l’année 1515 par exemple (6 pages), 1527 (2 pages), 1529 (3 pages) ou 1540 (2 pages).
27Si l’ampleur du récit de la campagne de Picardie s’explique naturellement par la participation de Martin aux opérations, il n’en est pas de même pour la campagne de Piémont, où le récit est encore plus précis tout en n’étant qu’une analyse fidèle des correspondances officielles15.
28À moins de considérer que l’écriture de l’histoire, tout comme l’œuvre d’art selon Zola, « est un coin de la création vu à travers un tempérament », force est de constater que ces Mémoires sont injustement déséquilibrés et que Martin, peut-être trop tributaire des vestiges des travaux de son frère, n’a pas su ou voulu rééquilibrer le récit du règne.
29Le déséquilibre ne porte pas seulement, cela dit, sur la place accordé aux différentes années du règne. Les thèmes abordés soulignent notamment l’intérêt inégal à l’égard de certains sujets.
La question des Mémoires : histoire des frères Du Bellay, de la noblesse ou du règne de François Ier ?
Les thèmes abordés : les silences des Mémoires
Thèmes : mémoires militaires et litanie des noms
30Il s’agit essentiellement de mémoires militaires, très précis sur les commandements et les actions militaires. On a le sentiment que l’un des principaux soucis des frères Du Bellay est de graver la mémoire des gentilshommes combattants. Au moment de la campagne de 1524-1525, par exemple, Martin Du Bellay est très précis sur la liste de tous ceux qui suivent le roi en Italie (il leur consacre 30 lignes16). De la même manière, les frères Du Bellay nous fournissent la liste des tués ou des prisonniers à Pavie, puis la liste de ceux qui remplacent les tués de Pavie17. Ils donnent ensuite la liste des morts devant Naples, celle des jeunes qui quittent la cour pour aller se battre en 1544 etc.18.
Les silences sur le conseil et sa composition
31Étant donné le goût des frères Du Bellay pour les litanies de noms, étant donné aussi leur proximité des cercles du pouvoir, on serait en droit de s’attendre à des précisions de même nature sur le groupe dirigeant, notamment sur les membres du conseil devant lequel ils comparaissent régulièrement, comme messagers ou comme porte-parole des chefs de guerre sur le terrain. Il n’en est rien. C’est là un aspect du règne de François Ier qui ne les intéresse pas, ou, on le verra, qui ne les intéresse que d’une certaine manière. Ainsi, les 30 lignes consacrées aux combattants de la campagne de 1524-1525 sont conclues par un simple :
« [François Ier] laissant madame Louise de Savoye, sa mère, régente en France19. »
32Les Mémoires des frères Du Bellay ne nous apprennent donc quasiment rien sur le conseil et la direction des affaires du royaume. En revanche, ils évoquent très fréquemment ce conseil qu’ils appellent tantôt « conseil20 », tout simplement, tantôt « conseil de France21 », ou encore « conseil estroict22 ».
33Cette évocation régulière du conseil et des prises de décision du roi « en son conseil » mérite que l’on s’y arrête et n’est sans doute pas anodine. Elle constitue une manière incidente d’affirmer la dimension de « gouvernement par conseil » du pouvoir royal sous François Ier dans l’esprit des frères Du Bellay23. Je ne sais pas s’ils ont lu Seyssel. Il est clair en revanche, qu’ils ont une conception du pouvoir royal très proche de celle qu’il défend.
34Ce qui est intéressant également, c’est qu’à la différence des actions guerrières, la présence au conseil relève d’une œuvre collective. Là où la participation à une campagne militaire nécessite une mention individuelle car il y a exploit individuel dans l’acte guerrier, la fonction de conseil n’implique pas cette dimension individuelle. Le conseil est collectif, la guerre est une somme d’individualités.
35Malgré tout, que nous apprend une analyse plus précise des différentes mentions des principaux serviteurs de l’État ? Là encore, le croisement de l’analyse quantitative et qualitative est riche d’enseignements.
Les serviteurs de l’état
Courtisans et serviteurs de François Ier
36L’évocation des principaux courtisans et serviteurs de François Ier est là encore riche d’enseignements. On peut de nouveau utiliser un graphique qui illustre clairement les disparités et appelle quelques commentaires :
37Des personnages aussi importants que le chancelier Duprat, principal conseiller de François Ier pendant vingt ans ou le cardinal de Tournon, qui dirige le conseil avec l’amiral d’Annebault dans la décennie 1540 ne sont même pas mentionnés 10 fois dans des mémoires de près de 500 pages.
38L’amiral d’Annebault mentionné 23 fois est un peu mieux traité. Ce n’est toutefois pas comme conseiller qu’il est évoqué, mais comme militaire participant à la plupart des batailles du règne de François Ier.
39Encore mieux traité est le comte de Saint-Pol, personnage intéressant et méconnu, sorte de cardinal de Lorraine laïc qui, bien qu’il ait été le favori du roi pendant près de trente ans, n’en a pour autant occupé des fonctions importantes au conseil qu’épisodiquement. Mais là encore, c’est comme chef de guerre que François de Bourbon, comte de Saint-Pol, est mentionné, près de 40 fois.
40Le cas de Duprat mérite que l’on s’y attarde quelques instants, car il nous permettra de mieux comprendre les tenants et les aboutissants des arbitrages effectués par les frères Du Bellay dans les mentions des uns et des autres.
Lorsque l’animosité familiale influe sur les Mémoires : le cas Duprat
41On l’a dit, le chancelier Duprat n’est mentionné que 9 fois dans l’ensemble des Mémoires. Il l’est 4 fois, en passant, sans aucune appréciation, ni positive, ni négative24. Les 5 autres fois, il subit une attaque frontale des mémorialistes.
42– Une scène au conseil : Duprat vs Semblançay :
43Après la perte du Milanais, Lautrec rentre en France et est assez mal accueilli par François Ier. Les Mémoires des frères Du Bellay nous montrent que Lautrec ne se laisse pas faire et proteste avec vigueur auprès du roi du mauvais visage qu’il lui réserve :
« Le seigneur de Lautrec, de retour en France, si le Roy lui feit mauvais recueil, il ne s’en fault estonner, comme à celuy qu’il estimoit avoir par sa faulte perdu son duché de Milan, et ne voulut parler à luy ; mais le seigneur de Lautrec, se voulant justifier, trouva moyen d’aborder le Roy, se plaignant du mauvais visage que Sa Majesté luy portoit. Le Roy luy feit response qu’il en avoit grande occasion, pour luy avoir perdu un tel héritage que le duché de Milan. Le seigneur de Lautrec luy feit response que c’estoit Sa Majesté qui l’avoit perdu, non luy, et que par plusieurs fois il l’avoir adverty que s’il n’estoit secouru d’argent, il cognoissoit qu’il n’y avoit plus d’ordre d’arrester la gendarmerie, laquelle avoit servy dix-huict mois sans toucher deniers, et jusques à l’extrémité ; et pareillement les Suisses, qui mesmes l’avoient contraint de combattre à son désavantage, ce qu’ils n’eussent faict s’ils eussent eu paiement. Sa Majesté luy répliqua qu’il avoit envoyé quatre cens mille escus alors qu’il les demanda. Le seigneur de Lautrec luy feit response n’avoir jamais eu ladite somme : bien avoit-il eu lettres de Sa Majesté, par lesquelles il lui escrivoit qu’il luy envoiroit ladite somme. Sur ces propos, le seigneur de Semblançay, superintendant des finances de France, fut mandé, lequel advoua en avoir eu le commandement du Roy, mais qu’estant ladite somme preste à envoyer, madame la régente, mère de Sa Majesté, auroit pris ladite somme de quatre cens mille escus, et qu’il en feroit foy sur-le-champ. Le Roy alla en la chambre de ladite dame avec visage courroucé, se plaignant du tort qu’elle luy avoit faict d’estre cause de la perte dudit duché, chose qu’il n’eust jamais estimé d’elle, que d’avoir retenu de ses deniers qui avoient esté ordonnez pour le secours de son armée. Elle s’excusant dudit faict, fut mandé ledit seigneur de Semblançay, qui maintint son dire estre vray ; mais elle dist que c’estoient deniers que ledit seigneur de Semblançay luy avoit de long-temps gardez, procédans de l’espargne qu’elle avoit faicte de son revenu ; et luy soustenoit le contraire. Sur ce différend, furent ordonnez commissaires pour décider ceste dispute ; mais le chancelier Duprat (de long-temps malmeu contre ledit seigneur de Semblançay, jaloux de sa faveur et l’autorité qu’il avoit sur les finances), voyant que Madame estoit redevable audit seigneur de Semblançay, et non luy à elle, avant que souffrir ce différend estre terminé, meit le Roy en jeu contre ledit seigneur de Semblançay, et luy bailla juges et commissaires choisis pour luy faire son procès25. »
44Cette scène est intéressante en ce qu’elle révèle la manière dont les favoris du roi n’hésitent pas à se défendre. On a d’ailleurs conservé une lettre de Lautrec du 31 octobre 1521 dans laquelle il écrit :
« Sy le Roy ne fait pourveoir incontinent au payement des gens de pied et gendarmes par deçà, je ne voy ordre que l’on luy peust conserver cest duché26. »
45Elle est également très représentative du problème des finances sous le règne de François Ier et notamment de la différence qu’il faut faire entre décision royale et exécution. Philippe Hamon a montré comment le roi, sans être aussi indifférent qu’on l’a parfois écrit, au sujet des affaires financières, montre les limites de son influence lorsqu’il ne suit pas les affaires. Ainsi, au milieu de 1528, François de Tournon pense qu’un courrier personnel du roi au trésorier de l’épargne et aux receveurs généraux s’impose pour le rassemblement des 200 000 écus qu’il a ordonné27. Or, au moment des difficultés financières de fin 1521 qui mènent à la Bicoque, François Ier est à la tête de l’armée de Picardie et n’est pas en mesure de suivre les dossiers. Sa mère écrit d’ailleurs à Robertet que ces affaires d’argent sont particulièrement complexes et qu’il convient de ne pas déranger son fils sur ce sujet :
« [les affaires de finance exigent d’accomplir des] choses que l’on ne doit pas seulement dire très difficiles mais impossibles veu ce qui cest fait jusques icy […]. Toutefois, pour ne travailler point ledict seigneur, qui n’a besoing pour ceste heure d’autre pensement que de l’affaire où il est, je luy donne espérance d’y satisfaire28 ».
46De ce point de vue, ce témoignage n’est pas sans intérêt puisque l’on dit plutôt que Lautrec aurait attribué à Duprat les difficultés financières qui menèrent à la défaite de la Bicoque d’avril 152229.
47Toutefois, ce qui retiendra notre attention ici, c’est qu’alors qu’il semble, si l’on suit le récit qui nous est proposé, qu’il y a deux coupables dans cette affaire, Semblançay et Louise de Savoie, Martin et Guillaume en profitent pour égratigner Duprat « jaloux de la faveur [de Semblançay] et [de] l’autorité qu’il avoit sur les finances ».
48– Les poursuites contre le connétable de Bourbon : le rôle néfaste de Duprat :
49De la même manière, quelques années plus tard, sans motifs apparents, les frères Du Bellay exploitent l’affaire de la trahison du connétable de Bourbon pour en attribuer l’origine aux manigances du chancelier Duprat :
« Puis, estant ladite Suzanne morte, madame la Régente, à l’instigation, comme on disoit, du chancelier Antoine Du Prat, meit en avant qu’au Roy appartenoient les terres tenues en apanage, venues de la succession dudit Pierre de Bourbon ; et à madame la Regente, comme plus proche, estant fille de l’une des sœurs du dit duc Pierre, mariée avec le duc de Savoye, dont elle estoit fille, appartenoient les terres n’estant en apanage, plustost qu’audit Charles de Bourbon, qui estoit esloigné de trois lignes ; à raison dequoy procès fut meu à la cour de parlement à Paris. Charles de Bourbon, se deffiant ou de son droict ou de la justice, et ayant peur que, perdant son procez, on l’envoyast à l’hospital, chercha, par le moyen d’Adrian de Crouy, comte du Ru, de praticquer avecques l’Empereur, aimant mieux abandonner sa patrie que d’y vivre en nécessité. »
50Ce serait donc le chancelier qui serait l’instigateur de la ruine du connétable, un homme de robe à l’origine de la ruine de l’un des plus puissants féodaux du royaume.
51– Hostilité du parlement de Paris en 1525 :
52Sans doute soucieux de ne pas être accusé de partialité dans son hostilité au cardinal-chancelier Duprat, Martin Du Bellay prend la peine de souligner qu’en 1525, au moment de la captivité du roi, les Parisiens proposent au duc de Vendôme d’assurer le gouvernement du royaume. Son commentaire est le suivant :
« Je pense que l’occasion qui les mouvoit, estoit pour la haine qu’ils portoient au chancelier Antoine Du Prat, par le conseil duquel ils ne vouloient estre gouvernez30. »
53Duprat est donc même rejeté par les siens.
54– Quel traitement réserver à Doria en 1528 ? Guillaume Du Bellay vs Duprat :
55On comprend mieux l’animosité contre Duprat avec la quatrième attaque qui porte sur la réponse à apporter à certaines demandes formulées par l’amiral André Doria, demandes que Guillaume Du Bellay, qui revient d’Italie, pousse à accepter devant le conseil du roi, mais que le chancelier Duprat pousse de son côté à refuser. Les conséquences de ce refus sont la défection de Doria.
« Le seigneur de Langey vint en poste à Paris trouver le Roy, logé en la maison de Ville-Roy, auquel il exposa ce qu’il avoit de charge de la part de monsieur de Lautrec, aussi ce qu’il avoit entendu de l’intention d’André Doria ; chose qui fut remise au conseil où les demandes dudit André Doria ne furent trouvées raisonnables, et mesmement par le chancelier Du Prat, qui avoit grande autorité, et quelques remonstrances que feist ledit seigneur de Langey, de l’apparence qu’il y avoit que, mal contentant André Doria, le hazart estoit tant de la perte de Gennes, que de la ruine de nostre armée qui estoit devant Naples, au cas que ledit André Doria se révoltast estant le plus fort sur la mer et le plus riche en argent comptant, lequel, s’il se voyait dédaigné, exposeroit tout son bien et sa vie pour s’en ressentir. Mais, toutes choses débatues, fut conclu de dépescher le seigneur de Barbezieux, pour aller à Gennes se saisir, tant des gallères du Roy que de celles d’André Doria31. »
56Sont donc soulignées en parallèle les faiblesses de Duprat et la clairvoyance de Guillaume. Comme pour donner plus de poids à cette impression et comme s’il était soucieux d’emprunter un peu de prestige à son frère, Martin se fait apparaître dans ce contexte en affirmant : « Je rencontray Antoine Dorie, cousin dudit André, au pont, à Gasson, près Montargis32. »
57– La fausse finesse de Duprat : la rançon de François Ier :
58Enfin, au moment de la rançon, Martin évoque la fausse finesse de Duprat qui fait perdre de l’argent et du temps à François Ier :
« […] et seroient lesdits escus tous esprouvez, et, pour cest effect, estoient venus les maistres des monnoyes d’Espagne et de France : qui fut chose longue, de sorte que cela dura près de quatre mois. La cause de ce long séjour fut que le chancelier Du Prat (lesquel, au traitté de Cambrai, avoit plus l’oreille de madame la Régente que nul autre), persuadé par quelques gens des monnoyes, meit en avant (encores que les députez de l’Empereur fussent contents de prendre les esucs marchands et ayans cours), pensant faire le prouffit du Roy, qu’on mist lesdicts escus au marc et à l’aloy, et fondant lesdits escus, se trouvoit grand intérest : si que, finablement, pour demourer d’accord, fut baillé aux députez de l’empereur quarante mille escus d’avantage, pour les intérêts de l’aloy sur la somme de douze cens mille escus33 ».
59Duprat n’est donc mentionné que 9 fois, alors que c’est l’un des personnages les plus importants du règne de François Ier ; de surcroît, dans plus de la moitié des cas, il est l’objet d’une critique de la part de Martin et Guillaume. Ce traitement mérite que l’on s’interroge. En effet, si on le compare au comte de Saint-Paul, il est sous-traité, et si on le compare au cardinal de Lorraine, il fait l’objet d’une attention assez surprenante.
60En fait, l’animosité dont Duprat est la victime dans les Mémoires des frères Martin et Guillaume Du Bellay s’explique largement par le fait que ses relations avec l’ensemble de la famille Du Bellay sont particulièrement tendues. Guillaume et Jean ont en effet eu à pâtir de la réticence du chancelier à rembourser des avances qu’ils avaient consenties dans le cadre de leurs missions diplomatiques ou militaires34. Le 20 mai 1528, le cardinal Du Bellay s’exclame : « J’ay […] la teste rompue de ce chancellier » avant de le renvoyer à « l’Auvergne [et à] toutes les herbes de la Limagne ».
61Les frères Du Bellay, gentilshommes de la vallée des rois ont un profond mépris pour le juriste d’Issoire, quel que soit le rang auquel il est parvenu. Ils auraient sans doute applaudi avec enthousiasme à cette chanson anonyme publiée en 1527 :
« Toy, filz d’un faiseur de sabotz,
Portes les robbes de drap d’ or […]
Toute noblesse de toy haye,
Tu as mis villains en avant,
Et chassé les bons et sçavans.
Ta fyn sera selon ta vye :
Ort chancellier, Dieu te maudye35 ! »
Les frères Du Bellay
62Il ne s’agit pas ici de faire un mauvais procès à ces Mémoires, protégés par leur titre. Ce procès serait plus légitime si les Mémoires avaient conservé leur titre originel d’Ogdoades qui personnalisait moins le récit. Toutefois, ces attaques personnelles contre le chancelier Duprat nous amènent à évaluer la présence des frères Du Bellay dans leurs Mémoires.
Des mémoires particuliers
63Il est intéressant par exemple de comprendre pourquoi les Mémoires commencent en 1513. La raison en est donnée, sans être formulée exactement de cette manière dans la première page des Mémoires lorsque Martin écrit que « l’an 1513 après Pâques [est] environ le temps que je vins jeune à la Cour ». Il ne faut pas se tromper : le point de départ des Mémoires n’est pas motivé par un événement d’importance nationale mais par la naissance à la société politique de Martin Du Bellay fils de Louis Du Bellay. Le caractère d’histoire privée des Mémoires apparaît donc d’entrée de jeu, quoique puisse dire l’ambitieux prologue et ses réflexions sur l’histoire. Cela dit, comment apparaissent les frères Du Bellay dans les Mémoires ?
64– Le « je », Martin et Guillaume :
65On trouve une petite dizaine de « je » dans l’ensemble des Mémoires. Tous les « je » sont vraisemblablement attribuables à Martin. On trouve ensuite une quarantaine de mention de « Martin Du Bellay » à la troisième personne, soit un total d’une petite cinquantaine de mentions de Martin sur l’ensemble des Mémoires. Guillaume Du Bellay de son côté est mentionné près de 30 fois. La différence avec Martin est que les mentions de Guillaume sont souvent plus élaborées. Il se met davantage en scène et en valeur.
66– Guillaume Du Bellay et la paix des nations :
67La mise en valeur de Guillaume est parfois un peu maladroite, comme dans le passage qui traite du divorce d’Henri VIII et qui fait de Guillaume le principal acteur du rapprochement franco-anglais, une sorte de président informel de l’ensemble des grandes universités européennes, et un diplomate tout à fait exceptionnel.
« Or est-il qu’alors ledit roy d’Angleterre vouloit répudier madame Catherine, sa femme […] qui fut cause qu’enfin il se ramodéra du malcontentement qu’il avait du Roy espérant que, par le moyen dudit seigneur de Langey, qui estoit fort favorisé aux universitez tant de France, Italie, qu’Allemagne, il pourroit obtenir ce qu’il demandoit (ainsi qu’il feit, tant à Paris que par les autres universitez de France, aussi à Pavie, Padoue, Boulongne-la-Grasse, et diverses facultez), qui estoit de faire déclarer par les universitez, que le Pape ne le pouvoit dispenser dudit mariage, comme estant de droict divin. Parquoy, pour venir à ses fins, accorda audit seigneur de Langey plus que le Roy ne demandoit ; car les quatre cens mille escus, qui estoit l’une des principalles sommes de deux millions qu’il falloit bailler comptant, il les presta au Roy, à payer en cinq années36. »
68La vérité historique oblige de rappeler qu’Henri VIII et Thomas Wolsey n’avaient pas besoin de Guillaume Du Bellay pour avoir l’idée de proposer à François Ier un marché « soutien financier/contre soutien au divorce ». Par ailleurs, Langey n’était pas le seul interlocuteur des universités, sa mission se réduisant d’ailleurs à essayer de convaincre la Sorbonne de soutenir la cause d’Henri VIII et non les autres universités.
69– Contre Jean ?
70Jean de son côté n’est cité que 10 fois, ce qui relève d’une conception pour le moins minimaliste, tant au regard de l’influence du cardinal dans l’entourage royal que de sa collaboration au projet historique de son frère Guillaume dont il fut un des principaux informateurs et dont il proposa même de prendre la suite à la mort de Guillaume37. La place du cardinal Jean dans les Mémoires est suffisamment réduite pour que l’on en en interroge les raisons. Elles résident sans doute dans le fait que Jean Du Bellay est un chef de clan dur, froid, et conscient de ses intérêts. Ses lettres à ses frères ne laissent jamais transparaître une affection particulière, moins en tout cas que certaines missives à Odet de Châtillon voire à Anne de Montmorency. Le soutien qu’il accorde à ses frères s’accompagne de féroces négociations financières. Martin se plaint d’ailleurs dans une lettre d’une série d’engagements financiers contractés à son égard par Jean, qui n’ont pas été tenus. Pour autant, le jour même où il confie ses malheurs à son cousin Eustache, il tait son mécontentement dans une lettre adressée au cardinal et modestement signée : « Votre humble et obéissant frère, Martin Du Bellay » qui contraste avec la signature plus à l’aise de sa lettre à Eustache : « Votre meilleur cousin et amy. Martin du Bellay38. » Les relations d’affaires entre les deux frères se poursuivent jusqu’à la mort de Martin, comme en témoigne un contrat passé sur la châtellenie de Montigny39. Peut être Jean est-il la victime d’une sorte de vengeance de son frère qui procède à une damnatio memoriae partielle dans ses Mémoires, seule vengeance à sa disposition.
71Pour conclure, les Mémoires des frères Du Bellay sont donc incontestablement un mausolée familial qui met en valeur au premier chef Guillaume, personnage fascinant, très riche, incarnation du courtisan, du grand capitaine, du diplomate expérimenté et de l’homme de lettres.
72Il semble que Martin, en poursuivant l’œuvre de son frère, ait essayé autant que possible de se glisser comme un brillant second dans l’aspiration de Guillaume, afin de faire briller son nom dans ces Mémoires davantage qu’il n’avait brillé de son vivant.
73La dimension familiale de ces Mémoires apparaît donc clairement, dans ses limites chronologiques d’abord (elles commencent avec l’arrivée de Martin à la cour et se terminent avec la mort de François Ier qui a fait la fortune de Guillaume et de Jean) ; dans la place objectivement excessive accordée ensuite quantitativement à Martin et Guillaume et qualitativement à Guillaume seul ; dans les arbitrages qui sont faits, enfin (qu’ils relèvent de la vengeance extra-familiale, comme dans le traitement réservé à Duprat, ou du règlement de compte familial, comme dans le silence à l’égard de Jean).
74Mais l’obsession militaire de ce texte, la litanie des noms, le souci de l’exploit guerrier font aussi de ces Mémoires un texte porte-parole des valeurs d’un groupe social, celui de sa noblesse, tant dans sa dimension guerrière que, on l’a vu, de manière incidente, dans sa dimension politique. En ce sens là, malgré ses limites, les Mémoires des frères Du Bellay sont intéressantes pour l’étude de l’écriture de l’histoire et de la pensée politique de la première modernité.
Notes de bas de page
1 Francesco Guicciardini, Histoire d’Italie, éd. J.-L. Fournel et J. C. Zancarini, Paris, Robert Laffont, 1996, introduction, p. XXXVIII.
2 Guicciardini, op. cit., II, p. 522-523. Voir aussi BnF, Ms Fr., 3635, f. 82.
3 Starkey 1977.
4 Public Record Office, Londres, SP 1/19, f. 200, LP III, I, 629. Starkey 1977, p. 56.
5 Bourrilly 1905, p. 45-46.
6 State Papers of Henry the Eighth, Londres, 1830-1852, 11 vol, I, p. 218-219. Thomas Wolsey à Henri VIII, Calais, 16 et 18 juillet 1527.
7 Mémoires de Martin et Guillaume Du Bellay, éd. V. L. Bourrilly et Fleury-Vindry, Paris, 1910, II, p. 33.
8 Cooper 1997, « Guillaume Du Bellay, homme de guerre », p. 28.
9 Mémoires de Martin et Guillaume Du Bellay, éd. Michaud et Poujoulat, Lyon, Guyot, 1851, p. 114.
10 Bourrilly 1905, p. 379.
11 Ibid., p. 381-382.
12 Mémoires de Martin et Guillaume Du Bellay, éd. Michaud et Poujoulat, p. 113.
13 Ibid., p. 156.
14 Ibid., p. 119. De la même manière, la justification de la digression est fréquente : « Il me semble n’estre pas mal à propos de descrire l’assiette de la ville de Mésières » (ibid.,., p. 140).
15 Bourrilly 1905, p. 387.
16 Mémoires de Martin et Guillaume Du Bellay, éd. Michaud et Poujoulat, p. 186.
17 Ibid., p. 196, 203.
18 Ibid., p. 222, 529.
19 Ibid., p. 186.
20 Ibid., p. 337 (« Le Roy, sur ces nouvelles, et autres qu’il avoit eues de ses frontières de Champaigne et Picardie, de l’amas qui se y commençoit à faire, après en avoir conféré avecques aucuns de ses plus privez, et qui avoient le principal maniement de ses affaires, fist assembler son conseil. »), 372 (« Ce temps pendant, le Roy estant à Lion, où il tenoit ordinairement conseil »), 384 (« A ceste conclusion s’accordèrent unanimement tous les capitaines et autres appellez au conseil »).
21 Ibid., p. 200-201.
22 Ibid., p. 296.
23 Il existe des cas où le roi tient bon face à son conseil (ibid., p. 517).
24 Ibid., p. 122 (sa nomination), 138 (négociations de Calais), 221 et 230 (comme chancelier).
25 Ibid., p. 163-164.
26 BnF, ms français 2978, f. 187.
27 Philippe Hamon, L’Argent du roi, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1994, p. 372.
28 BnF, ms français 2978, f. 15 (Louise de Savoie à Robertet, 18 octobre 1521). Voir P. Hamon, op. cit., p. 370-371.
29 Op. cit., p. 378.
30 Mémoires de Martin et Guillaume Du Bellay, éd. Michaud et Poujoulat, p. 199.
31 Ibid., p. 219-220.
32 Ibid., p. 220.
33 Ibid., p. 227.
34 Pour le différend Guillaume/Duprat, voir Bourrilly 1905, p. 57.
35 Chanson faite a Lyon contre le chancelier de France sur sa conduite pendant la régence. Citée par A. Champollion-Figeac (dir.), Captivité du roi François Ier, Paris, 1847, p. 376.
36 Mémoires de Martin et Guillaume Du Bellay, éd. Michaud et Poujoulat, p. 226 et éd. Bourrilly et Fleury-Vindry, II, p. 108.
37 BnF, ms français 5146, f. 45-46.
38 BnF, ms. français 10485, f. 175 ; BnF, ms. français 10485, f. 176.
39 Archivio di Stato di Roma, notaires du tribunal de l’Auditor Camerae, notaire Savius, J, vol. 6462, f. 100-133 (année 1556). La dureté de Jean à l’égard de son frère Martin s’explique par le coût représenté par le soutien apporté à son frère aîné, Guillaume. En effet, à la mort de Guillaume, on apprend que des banquiers italiens ont des créances sur lui pour près de 20 000 livres tournois, et qu’il leur a donné comme garantie une assignation de 900 écus sur l’abbaye de Cormery détenue par Jean (BnF, ms. français 3921, f. 77).
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