La monarchie tempérée prônée par Claude de Seyssel : une idée d’avenir dans le monde politique français, aux XVIe et XVIIe siècles
p. 153-161
Texte intégral
1Lorsqu’on évoque Claude de Seyssel, une idée vient à l’esprit, les « freins » (religion, justice, police) destinés à limiter les pouvoirs du roi dans la monarchie française. Le roi à l’ancienne, Louis XII, idéalisé par Claude de Seyssel, est vénéré par la vox populi. Les cahiers de doléances de l’époque des guerres de religion évoquent le « bon temps du Roi Louis XII ». De plus, on sait que ce règne est une bonne époque. Emmanuel Le Roy Ladurie a montré, à travers l’exemple languedocien, que la conjoncture économique était très favorable à la population. En effet, la reconstruction du royaume après la guerre de cent ans et la peste noire n’était pas achevée1. La démographie n’avait pas retrouvé ses niveaux du XIIIe siècle, la main d’œuvre était rare et recherchée, les salaires élevés, les fermages bas, la fiscalité relativement légère. On comprend que le mythe de Louis XII ait prospéré pendant tout le XVIe siècle.
2En fait, comme les principes de la monarchie tempérée, énoncés par Claude de Seyssel, coexistent avec une conjoncture économique favorable, l’imaginaire politique populaire a associé les deux éléments dans un même hommage au « père du peuple ». Néanmoins, le problème posé demeure la monarchie tempérée par rapport à la monarchie absolue, qui va triompher par la suite. En réalité, on peut distinguer au moins trois modèles de monarchie tempérée :
3Le premier a pour fondements les idées de Claude de Seyssel que l’on retrouve largement dans la première moitié du XVIIe siècle.
4Le second représente une tendance plus radicale, rencontrée chez les monarchomaques, les ligueurs, l’opposition à Richelieu et à Mazarin. Il privilégie le rôle politique des États généraux et s’éloigne des principes de Claude de Seyssel.
5Le troisième est rarement théorisé, mais il est présent dans la littérature et notamment dans L’Astrée. Le roman révèle un imaginaire collectif qui aspire à « une tentation impériale », celle de l’organisation du Saint Empire Romain Germanique, avec une idée-force : la liberté.
Les freins à la monarchie absolue
6Selon Claude de Seyssel, l’autorité des rois est régulée par trois freins2. Le premier est la religion. Le roi ne peut pas être un tyran, puisque la tyrannie est incompatible avec la religion chrétienne. Le second, la justice, est matérialisé par le parlement, regardé comme le Sénat romain. Enfin, grâce à la « police », c’est-à-dire l’administration et la loi, la France est un État de droit. Les États généraux, pourtant représentatifs de la nation, selon les normes de l’époque, ne sont pas considérés par Claude de Seyssel comme un rempart contre la tyrannie. Ils n’ont qu’un rôle marginal, alors que d’autres théoriciens leur donnent le premier rôle.
7Dans la première moitié du XVIIe siècle, ces conceptions sont toujours défendues par les opposants à Richelieu et Mazarin, qui n’acceptent pas le système politique de la monarchie absolue, installé à cette époque, pour conforter l’effort de guerre. Alexandre Campion, conseiller du comte de Soissons puis du duc de Vendôme, participe à des discussions, au milieu d’un petit groupe d’amis, qui ne ménagent pas Richelieu, qu’ils assimilent à un tyran3. Au cours des débats, il évoque le rôle du Sénat romain, qu’il présente comme un rempart contre la tyrannie. Il souligne qu’il existe une cohabitation des pouvoirs, gage d’harmonie universelle, entre le peuple, les nobles et les consuls, montrant par là que le concept de séparation des pouvoirs, qui apparaît chez Locke au moment de la glorieuse révolution anglaise, ne fait pas partie de l’univers mental de ces baroques du premier XVIIe siècle. Pour lui, en revanche, la sagesse du roi est une valeur essentielle qui doit conduire tout souverain à se méfier de lui-même, à l’exemple de Romulus : « (Romulus) se défiant de sa propre vérité dans l’usage d’une puissance souveraine, établit lui-même un Sénat, qui la partageant en quelque sorte avec lui, avait droit de s’opposer à l’abus qu’il en pouvait faire afin de la rendre plus solide et plus durable en la rendant moins absolue. »
8Bien qu’ils s’opposent violemment à Richelieu, Alexandre Campion et ses amis ne rêvent pas d’un grand soir révolutionnaire pour établir la République, comme le racontent Tite-Live et Ovide. En effet, après le viol de Lucrèce par un Tarquin, le suicide de la jeune femme, les discours enflammés, les rois sont chassés par le peuple révolté. Au contraire, Alexandre Campion prône une sagesse toute stoïcienne, de contrôle de la passion du pouvoir, grâce à la création par le Roi lui-même des contrepoids capables d’empêcher toute tyrannie4. Le théâtre du XVIIe siècle, l’architecture et surtout la peinture, insistent davantage sur le courage et la mort de l’héroïne, Lucrèce, que sur les conséquences politiques de ses actes5. Qu’il s’agisse de Didon, de Cléopâtre, de Caton, de Sénèque, leur suicide, acte stoïcien par excellence apparaît comme une manifestation suprême de liberté individuelle.
9Claude Joly, chanoine de Notre Dame de Paris, conseiller au Châtelet et secrétaire de Retz, dans son Recueil, composé en 1642 et publié en 1652, va beaucoup plus loin que Claude de Seyssel et dépasse les attitudes individuelles et héroïques révélées par le théâtre et la peinture6. Il s’appuie sur « la loi de Dieu dans son Écriture », cite Claude de Seyssel et Machiavel, affirme que le roi partage la puissance de faire les lois avec le peuple représenté par « les États généraux et par les parlements ». Ensemble, ils constituent « l’assemblée générale de la nation ». Pour lui, le Roi et les États proposent les lois, les Parlements vérifient et peuvent remontrer et contrôler.
Le rôle des États généraux
10Claude Joly participe à tout un travail d’élaboration d’une doctrine des États généraux que l’on rencontre aussi dans les mazarinades7. Roland Mousnier rappelle que Claude Joly, qui a accompagné le duc de Longueville à Munster, où se négociaient les traités de Wesphalie, a vu fonctionner le système du Saint Empire et qu’il s’en est probablement inspiré8. Il faut dire que Claude Joly exprime avec force des principes que l’on n’a pas souvent l’occasion de lire de la part des théoriciens de la monarchie. Il dit que les rois sont établis par les peuples pour faire la justice. En conséquence, les peuples ont le devoir de contrôler le roi, de lui présenter des remontrances par l’intermédiaire des États généraux. Ces derniers sont présentés comme bien supérieurs au monarque : ils sont au-dessus des lois fondamentales, peuvent créer des chambres de justice extraordinaires, conjointement avec le parlement et les autres cours souveraines, demander l’éloignement des mauvais ministres et en proposer d’autres. Ces États généraux seraient périodiques et feraient ainsi renaître « l’ancienne liberté française ». Il fait part de son admiration pour l’Angleterre et son parlement. Il considère que les États généraux ont vocation à être l’équivalent du parlement anglais en devenant l’institution qui limitera « la puissance absolue » du monarque. Il cite Érasme qu’il aime et ignore les voies ouvertes par Jean Bodin, ce qui le situe effectivement davantage du côté du modèle anglais que de l’exemple de la monarchie française. Il s’éloigne ainsi de Claude de Seyssel.
11Cette idée de privilégier les États généraux n’est pas nouvelle. Après la Saint Barthelémy, les monarchomaques développèrent le principe que, pour éviter les actes de tyrannie, qui avaient abouti au massacre des protestants, il était urgent de limiter les pouvoirs du souverain9. Les ligueurs ont repris cette idée à leur compte. Ils partagent avec les huguenots l’idée que le parlement est un instrument de répression et non une institution capable de protéger les peuples10. Maîtres de Paris en 1588, les ligueurs procédèrent à l’arrestation des parlementaires, qu’ils conduisirent en procession à la Bastille. On sait que les plus extrémistes d’entre eux mirent à mort le Président Brisson11.
12Ce principe politique, la limite du pouvoir du roi par des États généraux réguliers, que l’on trouve au moment de la Fronde chez Claude Joly et chez les gentilshommes, lors de leurs assemblées de noblesse, est une nouveauté par rapport aux idées qui avaient majoritairement cours dans la première moitié du XVIIe siècle12. Défendu par les protestants, après la Saint Barthelémy, repris par les ligueurs au temps de leur splendeur, il est passé de mode, après avoir été ridiculisé par la publication de La Satyre ménippée. La situation politique qui prévaut après la défaite de la Ligue explique parfaitement les évolutions. L’assassinat du duc de Guise lors des États généraux de 1588 a mis fin aux ambitions politiques de l’état-major parisien de la Ligue. Ce dernier avait construit un programme très novateur, qui donnait aux États généraux le pouvoir d’élire le Roi, de décider des impôts et des dépenses publiques, de nommer le chancelier, le connétable et les ministres13.
13Les députés aux États généraux de la Ligue, en 1593, élus pour choisir un roi parmi les multiples candidats possibles, se sont divisés face aux exigences espagnoles et après l’annonce, par Henri IV, de sa conversion au catholicisme. Le parlement de Paris, en publiant l’arrêt Lemaître, qui rappelait le droit et confirmait la nécessité de s’en tenir aux lois fondamentales du royaume, reconnaissait Henri IV et sapait pour toujours la revendication d’assemblées élues, jouant le même rôle que le parlement anglais. Grâce à cette décision, le parlement a démontré sa supériorité sur des États généraux prêts à élire un roi étranger. La publication en 1594 de La Satyre ménippée, réponse au Dialogue du maheustre et du manant, allait définitivement ruiner le projet ligueur. La Satyre présentait les États généraux de la ligue comme une bouffonnerie et ridiculisait les ligueurs. Cette œuvre écrite par des royalistes répondait au Dialogue, qui peut être considéré comme le testament politique des ligueurs14. De plus, les protestants, qui se méfiaient des rois Valois, depuis la Saint Barthelémy, n’avaient plus les mêmes préventions vis-à-vis d’Henri IV, qui avait été leur chef et était maintenant devenu le roi de France.
14Le nouveau souverain s’appuyait désormais sur le parlement et lui reconnaissait son rôle traditionnel. Marie de Médicis poursuivit son œuvre dans le même sens, neutralisant les États généraux de 1614, qui ne furent jamais en mesure de lui imposer quoi que ce soit, les trois ordres étant trop occupés à se déchirer à propos de la paulette, de la reconnaissance du concile de Trente et des pensions accordées aux nobles15.
15Désormais, les idées de Claude de Seyssel, qui faisaient du parlement un frein au pouvoir royal, revenaient sur le devant de la scène politique. Au contraire, la revendication des États généraux se réfugiait dans de petits cercles marginalisés, avant de revenir en force au moment de la Fronde. Ainsi, Montrésor, opposant farouche à la monarchie absolue, à Richelieu comme à Mazarin, est de ceux qui appellent de leurs vœux un contrôle par les États généraux. Il écrit dans ses mémoires : « la guerre ayant été allumée et ayant été déclarée entre les deux couronnes, de l’autorité particulière du cardinal, sans assemblée d’états, ni de grands du royaume, qui devaient être appelés dans une déclaration de cette nature, suivant ce qui s’était toujours pratiqué (mais l’orgueil du cardinal était au-dessus de ces formes), il prit cette importante décision, qui allait troubler tous les états et toute l’Europe16 ».
16Gaston d’Orléans, lieutenant général du royaume pendant la régence d’Anne d’Autriche et le ministériat de Mazarin, se situe dans la tradition de ses parents (Henri IV et Marie de Médicis), en allant régulièrement défendre les projets gouvernementaux devant le parlement. Affichant ainsi son respect de la monarchie tempérée, il est très populaire dans le pays comme au parlement. On le surnomme « le bon duc Gaston », comme on appelait Louis XII « le père du peuple17 ». Lors de l’assemblée de noblesse de 1651, Fiesque, l’un de ses présidents, rappelait que l’autorité du roi devait être « juste et tempérée ». Il était ainsi dans l’esprit des ouvrages de Claude de Seyssel.
La tradition de L’Astrée : « Vivre sans contrainte »
17Les opposants à Richelieu et Mazarin, qui comptaient Fiesque dans leurs rangs, pensaient qu’une monarchie tempérée permettrait aux Français de vivre libres. La Rochefoucauld y croit, lorsqu’il dénonce la tyrannie de Richelieu dans ses mémoires. Il écrit : « tant de sang répandu et tant de fortunes renversées avaient rendu odieux le ministère du cardinal de Richelieu ; la douceur de la régence de Marie de Médicis était encore présente et tous les grands du royaume, qui se voyaient abattus, croyaient avoir passé de la liberté à la servitude18 ».
18Cette idée que la liberté appartenait à un passé mythique et révolu était déjà présente dans les pamphlets anonymes, qui circulaient en 1586 et qui étaient recueillis par Pierre de l’Estoile19 : « France, jadis heureuse maintenant misérable sur qui se précipitent de nouveaux tourbillons de malheurs, vois ce que tu es. Tu ne peux parce que tu es aveugle comme la cécité. Tu ne peux parce que tu es sourde comme la surdité. Tu seras toujours l’esclave des tyrans et tu ne te verras jamais libre, soumise que tu es au joug des césars. »
19L’Astrée, le roman d’Honoré d’Urfé (1567-1625), qui parut entre 1607 et 1627, participe à ce même mouvement. Les nobles, qui ont choisi de devenir bergers et bergères, veulent « vivre sans contrainte ». Or, Honoré d’Urfé a été ligueur et s’est rallié avec difficulté à Henri IV. Le roman de près de cinq mille pages a été lu passionnément par des générations de lecteurs du XVIIe siècle qui ont retrouvé, dans cette fiction, une partie de leur imaginaire. Les héros d’aventures, aussi invraisemblables les unes que les autres, l’amour courtois qui s’impose, les nouvelles relations sociales qui s’inventent dans les salons, le régime politique qui règne dans ce pays de Forez, témoignent des rêves des élites de l’époque, puisque ce livre est un des grands succès littéraires du siècle.
20Dans L’Astrée, la loi salique est inversée. Les filles succèdent aux mères. Ce système matrilinéaire est contesté par Polémas, qui veut renverser la reine Amasis et installer un système patrilinéaire, où la violence est de règle. La reine, symbole de justice et de liberté, figure arbitrale, comme dans le Saint Empire Romain Germanique, n’impose jamais de mesures injustes. Elle ne construit pas l’État moderne, ne contraint pas la noblesse à accepter des évolutions inéluctables. La société est immobile, à l’abri de toutes les incertitudes et les insécurités. En même temps, le pouvoir de proximité, dont rêve une grande partie des Français, se réalise dans ce Forez mythique.
21En effet, les protestants avaient, sans en théoriser les principes, décidé d’une organisation politique et militaire qui reposait sur les villes, centres de toutes les décisions. L’assemblée de Millau de 1573 faisait de la cité la base politique définie avec précision, alors que le cadre fédéral qui rassemblait les cités demeurait flou. En revanche, le protecteur, le chef de guerre, Henri de Navarre, était chargé de conduire le monde protestant à la victoire20. Les ligueurs reprirent à leur compte ce système en faisant du duc de Mayenne le lieutenant général du royaume, mais surtout de la Ligue. La république des Provinces-Unies fonctionnait de la même façon, chaque province élisant le même stathouder (chef de guerre), qu’elle choisissait dans la famille d’Orange. En fait partout, et les cahiers de doléances du XVIe siècle le disent clairement, les populations souhaitent confier des fonctions de gouvernement local à des « personnes notables » qu’elles connaissent bien et qui exerceront leurs responsabilités bénévolement et honnêtement21. Les régents hollandais et les juges de paix anglais correspondent à cet idéal populaire et nobiliaire.
22L’emprise des protestants et celle des ligueurs sur une grande partie du territoire français montre l’ampleur de cette revendication de proximité. Il faut dire que partout en Europe, aussi bien dans le Saint Empire que dans les républiques urbaines d’Italie, du monde germanique ou helvétique, les cercles de pouvoir étaient théoriquement plus proches des gens. Les Français, qui vivaient dans une France relativement centralisée par rapport aux autres pays d’Europe, rêvaient de dirigeants à leur portée, sur lesquels ils auraient pu peser lorsqu’ils prenaient des décisions qui les concernaient directement, comme les impôts.
23Cette image impériale du pouvoir a été fort bien analysée par Frances A. Yates22. Elisabeth Ire, Charles Quint, Henri IV aiment qu’on les compare à Astrée, pour vanter leur action de pacificateurs, leur indépendance face au pape, leur sens de la justice et de la paix, leur rôle de protecteurs des arts, des sciences et d’intercesseurs pour promouvoir l’abondance. Astrée, déesse de la justice qui a habité la terre pendant l’âge d’or, puis est remontée dans l’Olympe quand le crime est apparu parmi les hommes, placée dans le zodiaque sous le signe de la Vierge, symbolise une nouvelle époque de paix, de bonheur et d’innocence. On comprend alors pourquoi Elisabeth, Charles Quint, Charles IX, Henri IV ont voulu se placer sous un tel patronage. Le mythe de Diane, vierge combattante, inviolable et inviolée, souveraine des montagnes, des forêts, des animaux sauvages, est souvent associé à celui d’Astrée. Porteurs d’une valeur-clé du monde baroque, la liberté, ces mythes font partie de la panoplie de l’esprit « vieux gaulois », décrit par Claude-Gilbert Dubois23. Fait de franchise, de sens de l’honneur, de fidélité à la parole donnée, de pureté de mœurs, il s’accorde avec la philosophie stoïcienne, qui envahit les consciences.
24Dans les entretiens des frères Campion, Henri, cadet de la famille, grand lecteur de Plutarque et animateur de cercles de discussion très libres avec les autres officiers, ses compagnons, dans les campements militaires, défend « la liberté des paroles », en disant qu’elle a été supprimée en France depuis l’instauration du régime de Richelieu. Comme on lui rétorque qu’il pourrait exister des abus et qu’il faut les empêcher, il répond qu’il vaut mieux un excès de liberté que son absence. Montrésor, dans ses Mémoires, tient aussi des discours sur la liberté. Quand il présente son cousin Saint Ibar, il dit qu’il est « un homme de hauts desseins et ennemi de la tyrannie ». Après une prison difficile à Vincennes, il dénonce « l’autorité absolue » et « les persécutions » selon « les caprices des puissants24 ».
25On voit ainsi que Claude de Seyssel a ouvert un chapitre important de l’histoire politique de la monarchie française, en s’affichant d’emblée dans un courant qui n’était pas celui de la monarchie absolue. Il posait des bases : les pouvoirs du roi ne sont pas illimités et ils doivent être encadrés par des freins. Il était ainsi le précurseur de la monarchie tempérée rêvée par une tendance importante de l’opinion, qui vivait mal l’évolution vers la monarchie absolue, qu’elle assimilait à une forme de tyrannie.
Conclusion
26Claude de Seyssel, qui a participé auprès de Louis XII, à un pouvoir monarchique à l’ancienne, paternel et tempéré, était inquiet, après la mort de ce Roi chéri par le peuple. Il pressentait chez ses successeurs une tentation de centralisation et de pouvoir fort, qu’il voulait conjurer en rappelant les freins naturels et juridiques qui devaient limiter le bon plaisir du souverain. La conception chrétienne du monde ne pouvait pas tolérer la tyrannie. Ce premier frein était complété par la loi. Dans un État de droit, le respect des ordonnances et des édits est essentiel. Les parlements, cours suprêmes de justice, dotés d’un pouvoir politique et peuplés de magistrats, étaient là pour la faire appliquer.
27Ces idées de monarchie tempérée ont été populaires au XVIe siècle, mais elles ont connu un regain de faveur au XVIIe, sous les ministériats de Richelieu et de Mazarin, au moment où la monarchie absolue se met en place, avec beaucoup de vigueur. Déjà, pendant les guerres de religion, après la Saint Barthelémy, les protestants trouvaient les freins de Claude de Seyssel trop faibles pour résister au pouvoir royal. Les monarchomaques prônaient un contrôle du roi par les États généraux. Les Ligueurs avaient les mêmes aspirations qu’eux et étaient encore plus radicaux, puisqu’ils voulaient faire élire le souverain par les États.
28Les lecteurs de L’Astrée se trouvaient dans un état d’esprit voisin. Ils rêvaient de liberté, de pouvoir de proximité, d’un monarque sage et stoïcien qui n’aurait pas abusé de ses prérogatives, d’une reine ou d’une sorte d’Empereur, protecteur et débonnaire, qui n’aurait pas dérobé aux citoyens leurs droits et leurs franchises. Cependant, si après les guerres de religion, le Parlement était regardé comme protecteur des libertés et des droits, dans l’opposition nobiliaire à Richelieu et à Mazarin on aurait aimé revenir aux États généraux, plus représentatifs des aspirations de l’opinion.
29Néanmoins, quelle que soit sa forme, on en revient toujours aux freins de Claude de Seyssel pour limiter le pouvoir des gouvernants. Cette idée a franchi les limites de la longue durée et s’impose à toutes les sociétés, qui s’interrogent encore sur le rôle des assemblées et des cours de justices. Les imaginaires des citoyens de l’Europe d’aujourd’hui demeurent remplis de proximités, de libertés et de défense des droits face à des pouvoirs qui furent souvent tentés, au cours de l’histoire, par la centralisation et l’autorité sans bornes.
Bibliographie
Œuvres citées
Campion Henri de, Mémoires, suivis des Entretiens sur divers sujets d’histoire et de morale, Marc Fumaroli (éd.), Paris, Mercure de France, 1967.
LaRochefoucauld, Mémoires, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964.
L’Estoile Pierre de, Journal de Pierre de l’Estoile, édité et annoté par Louis Raymond Lefèvre, Paris, Gallimard, 1943.
Seyssel Claude de, La Monarchie de France, texte édité par Jacques Poujol, Paris, librairie d’Argences, 1961.
Notes de bas de page
1 LeRoyLadurie 1966.
2 Claude de Seyssel, La Monarchie de France, texte édité par Jacques Poujol, Paris, librairie d’Argences, 1961, p. 113 sq.
3 Entretiens sur divers sujets d’histoire et de morale, édités par Marc Fumaroli en annexe des Mémoires d’Henri de Campion, Paris, Mercure de France, 1967.
4 Constant 1987 et 2007.
5 Constant 2007, chap. 2.
6 Claude Joly, Recueil des maximes véritables et importantes pour l’institution du Roy, Paris 1652. Pour l’analyse de ce livre, voir Vicherd 2005, I, p. 55-76.
7 Carrier 1982.
8 Mousnier 1980, volume II.
9 Mellet 2007.
10 Constant 1996.
11 Barnavi et Descimon 1985.
12 Constant 1984 (2) et 1989.
13 Constant 1984 (1).
14 Constant 2002.
15 Bercé 1992 ; Constant 2007.
16 Constant 2007, p. 235 sq.
17 Carrier 2004, p. 62.
18 La Rochefoucauld, Mémoires, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964.
19 Journal de Pierre de l’Estoile, éd. Louis Raymond Lefèvre, Paris, Gallimard, 1943 (1586).
20 Garrisson 1980.
21 Constant 1981, p. 414 sq.
22 Yates 1989.
23 Dubois 1972.
24 Constant 1987, p. 198-226 et 2007, p. 224 sq.
Auteur
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