Conclusions. La remise en question d’un concept
p. 333-343
Texte intégral
1Peut-être en ouvrant le présent ouvrage le lecteur pensait-il posséder une idée assez claire et distincte de la « minorité » ? Elle pouvait lui apparaître comme la situation inférieure de groupes dominés, injustement exclus ou marginalisés de la vie sociale, de l’activité économique ou de l’exercice du pouvoir sur des critères ethniques, nationaux, linguistiques, professionnels, raciaux ou physiques. Ces communautés différentes subissant des privations juridiques, voire des agressions spontanées ou des persécutions systématiques de la part d’une majorité, attirent toute notre commisération d’honnêtes citoyens du début du XXIe siècle, pour lesquels la tolérance est une valeur suprême. Noirs américains, Roms français, Tibétains chinois, Kurdes turques, musulmans du Cachemire ou animistes du Darfour éveillent la pitié. C’est de la reconnaissance sociale, de l’égalité de chances et du respect que nous réclamons pour toutes ces victimes arbitraires de la xénophobie, du mépris de classe, du racisme ou du fanatisme religieux. Nous partageons tous, bien entendu, les souffrances de ces minorités.
2Le livre, dont il faut ici résumer et discuter les principaux acquis, nous invite pourtant à une saine remise en cause. Non pas qu’il pousse à l’indifférence envers les malheurs de tant de nos contemporains. Mais ses auteurs montrent combien l’application du concept de « minorité » est peu pertinente pour le Moyen Âge. Sur ce point encore, la forte altérité de cette période historique saute aux yeux. Si son étude est si dépaysante, c’est largement en raison de son essence « holiste », où chaque personne n’existe en société que par son groupe d’appartenance. Ce communautarisme – pour employer un terme d’autant plus anachronique qu’il est à la mode – contraste avec l’individualisme et l’égalitarisme que la modernité donne à nos sociétés contemporaines1. Générant de la hiérarchie à tous les niveaux, la société globale n’admet pas, au cours de la période médiévale, de déviance à ses règles. Par conséquent, elle « met à ses marges » ceux qui refusent de se plier à son ordonnancement. Il ne faut toutefois pas en déduire qu’elle les « marginalise ». Si elle méconnaît, selon la fine distinction de Stéphane Boissellier, la « tolérance d’opinion », elle pratique largement la « tolérance sociale ». Ce rejet même, s’il en est, incite les exclus à prendre conscience de leur identité propre, à se donner un cadre normatif spécifique et à se revendiquer en tant que communauté autonome face à l’opinion majoritaire. En définitive, les règles dictées par la majorité causent la minorité, tout comme les comportements du centre déterminent ceux de la périphérie.
3Orientés par la richesse, le foisonnement et la profondeur du rapport introductif de Stéphane Boissellier, nous avons vite fait de comprendre que la notion de minorité ne pouvait convenir au Moyen Âge qu’au prix d’un profond bouleversement de son sens et d’un vaste élargissement de son champ sémantique. À travers les autres contributions du volume, elle a même subi des renversements spectaculaires. En particulier, elle a été dépouillée de la connotation misérabiliste qu’elle revêt pour nos contemporains. Nous éprouvons ainsi une étrange sensation devant le sort de minorités médiévales, qui coïncide rarement avec celui que subissent de nos jours les groupes marginaux dans maints régimes, sinon totalitaires, du moins peu démocratiques. À ce propos, Juliette Sibon utilise l’élégant qualificatif de « lacrymal » pour désigner cette vision anachronique de la minorité, et Damian Smith constate la « romantisation » des déviants dans les mentalités actuelles, à laquelle l’historien succombe parfois. Une certaine historiographie préfère, en effet, le jugement hâtif de valeurs sur la société médiévale à l’approche anthropologique, somme toute plus rigoureuse envers la documentation et plus respectueuse envers les hommes et les femmes étudiés, dont aucun médiéviste ne saurait s’ériger en l’arbitre implacable des comportements.
4Dans le cadre de la révolution copernicienne promue par le présent ouvrage, on retiendra également les deux notions de « minorité dominante » ou de « minorité de pouvoir ». Une telle réalité sociologique – dont les Mamlûks, esclaves couronnés, sont l’exemple le plus parlant – est impensable dans l’Occident de l’an 2000, où le suffrage universel mène au gouvernement certes des élites, mais des élites qui sont censées représenter le plus grand nombre des votants. En apparence aussi contradictoire dans les termes, l’expression « marginalité de masse » est employée ici pour désigner les femmes (à savoir un peu plus de la moitié de la population), voire la paysannerie, qui englobe alors neuf Européens sur dix. Il faut prendre cette antinomie non pas comme de la provocation gratuite, mais comme la réflexion profonde qui met en cause l’opinion commune ou l’idée reçue pour atteindre une science plus sûre parce que plus nuancée. En définitive, le goût du paradoxe épice bien des articles du présent recueil.
5Bernardo Vasconcelos a rappelé que la pauvreté involontaire n’est pas nécessairement synonyme, au Moyen Âge, d’exclusion, mais qu’elle fait l’objet d’un discours positif de nature évangélique sur le détachement chrétien des biens matériels. Le discours dominant insiste alors sur la vertu théologale de la charité. Il en découle, dans les faits, une vaste politique d’assistance permettant l’inclusion sociale du démuni. Ce n’est qu’à la toute fin de la période médiévale qu’apparaît la stigmatisation de la pauvreté, dont la responsabilité reviendrait exclusivement à la paresse et aux autres vices de la victime. Le pauvre indigne se substitue alors au pauvre du Christ. Son bannissement entraîne le vagabondage et parfois le banditisme, dans un cercle vicieux que font tourner vertigineusement le discours négatif de la majorité et son intégration par la minorité. Depuis une trentaine d’années, le post-modernisme apprend la méfiance envers le mythe du progrès et des heureux apports de la Renaissance et de l’époque classique : le modèle du « grand renfermement » des aliénés au XVIIe siècle, cher à Michel Foucault2, est adopté par maints médiévistes, sensibles aux nombreux mécanismes d’inclusion dont jouit leur période de prédilection. Plus récents, les travaux de Bronislaw Geremek sur la mendicité ne rejettent certainement pas ce schéma3. Pour revenir au Portugal, B. Vasconcelos remarque que la royauté adopte, autour de 1500, le principe de subsidiarité et qu’elle assume une assistance que les corps intermédiaires traditionnels ne veulent plus prendre en charge. La fondation d’hôpitaux royaux (misericordias) répond à cette réorganisation et au nouvel encadrement institutionnel de la pauvreté.
6Le cadre géographique choisi par les maîtres d’œuvre de ce livre se prête particulièrement bien à l’étude de la minorité. Il facilite le comparatisme, ouvrant les horizons de l’historien. La Méditerranée apparaît, en effet, comme un carrefour de cultures et civilisations, lieu de rencontre entre les communautés les plus diverses, les unes majoritaires par rapport aux autres dans les mêmes villes et villages où elles cohabitent. La césure spatiale entre Chrétienté et Dar al-Islam est pour beaucoup dans cette prépondérance de la minorité dans le Mare nostrum. Remarquons au passage qu’un certain équilibre est respecté dans les articles du présent recueil, qui portent à deux tiers sur le nord chrétien et à un tiers sur le sud musulman. Or, la frontière entre les deux territoires est aussi mobile que franchissable. C’est pourquoi les minorités musulmanes sont bien représentées en Chrétienté – les mudéjars de Castille font l’objet de deux contributions –, mais aussi les minorités chrétiennes en Dar al-Islam : marchands, mercenaires, frères mendiants ou captifs d’Afrique du Nord. Le critère religieux semble également déterminant pour établir les contours de la communauté juive, qui constitue jusqu’à dix pour cent de la population marseillaise au XIVe siècle.
7Il en va de même pour l’hérésie à l’intérieur du christianisme, pour laquelle les historiens abandonnent depuis quelques années l’idée, portée certes par son étymologie grecque, qu’elle est un « choix » déviant, voulu par les intéressés eux-mêmes. À la suite des travaux de Robert Moore, elle est désormais davantage cernée à partir de l’intransigeance de la religion dominante, des tensions de la société globale ou de l’État bureaucratique en expansion, qui en fixent les contours et qui stigmatisent ceux qui y adhèrent4. La contribution de cet auteur fait ici apparaître la difficulté de pénétrer l’hérésie populaire italienne des années 1150, pour laquelle ne renseigne que la seule documentation inquisitoriale, rédigée un siècle après les événements et largement conditionnée par les cadres conceptuels et rhétoriques des intellectuels catholiques. Elle montre, une fois de plus, la difficulté de connaître l’identité et la religiosité des hérétiques eux-mêmes, vaincus par leurs persécuteurs. Cette défaite les condamne à un silence d’autant plus regrettable pour l’historien que leur spiritualité se transmet davantage par l’exemple des parfaits, par l’initiation orale d’un élève et par la parole de la prédication. L’analyse serrée des qualificatifs patarini, cathari, humiliati, ariani ou publicani, que mène R. Moore sur cette documentation aussi tardive que biaisée, aboutit en toute honnêteté et rigueur scientifique au constat d’un échec. Elle ne permet pas, en effet, de dépasser le débat entre les historiens qui, d’une part, « re-construisent » l’hérésie à partir de ces sources qui s’y prêtent si mal et ceux, de l’autre, qui la « dé-construisent », attribuant aux seuls inquisiteurs, sinon son invention, du moins une vision fort éloignée de sa réalité. Une épistémologie similaire pousse Damian Smith à lire attentivement les bulles d’Innocent III contre le catharisme et le valdéisme. Celles-ci condamnent les ministri diabolice prevaricationis pour le danger qu’ils font courir à l’unité de l’Église, à la stabilité de l’État et à l’équilibre de la société. Le cancer qu’ils fomentent est d’autant plus nuisible qu’il corrompt le corps chrétien de l’intérieur. Il devient ainsi pire que l’islam, dont il apparaît comme la troisième colonne. Au bout de cette argumentation, une conclusion s’impose : l’hérésie albigeoise doit être éradiquée par la croisade.
8Un demi-millénaire plus tôt, le rôle de la papauté apparaît, de même, dans la formulation théologique de l’hérésie adoptienne. Autour de 800, un tournant ecclésiologique majeur, soutenu par les Carolingiens, voue aux gémonies l’Église hispanique. Pour plusieurs Pères du concile de Francfort (794), l’adoptianisme n’est qu’une manifestation de plus de l’immoralité et de la désobéissance des Hispaniques, qui leur a valu, en juste punition divine, l’invasion musulmane. En présentant les arguments respectifs des penseurs francs encouragés par Alcuin d’York ou par Beatus de Liébana et des évêques de Tolède et d’Urgell, Thomas Deswarte montre combien « l’adoption » de la nature humaine par le Christ – au lieu de son « assomption », définie par le symbole d’Athanase –, ou de l’adoption du Christ, et non pas du Verbe, par le Père, reste une question ouverte dans le dogme du IXe siècle. Il faut plutôt déplacer le débat sur le terrain de l’autonomie de l’Église ibérique envers Rome et les Carolingiens. L’adoptianisme n’est que le point de crispation au plan théologique d’un problème juridique d’autorité. Cette thèse, certes minoritaire au sein de la Chrétienté, traduit la volonté d’indépendance de l’épiscopat local face à Rome. Dans un tel contexte, la déviance théologique finit par se « territorialiser » et par aboutir au schisme.
9À quelques nuances près, les trois contributions relatives à l’hérésie insistent sur le rôle de l’orthodoxie dans la définition de l’hétérodoxie, comme si la majorité générait la minorité, aux termes de l’un des principaux fils conducteurs du présent ouvrage. Un tel point de vue présente le mérite de se fonder sur les seules sources dont dispose le médiéviste qui, rappelons-le, ont été rédigées par ceux qui l’ont finalement emporté dans les controverses théologiques. Les historiens défendant cette hypothèse n’en conviennent pas moins que les hérétiques eux-mêmes ne se contentaient pas de l’identité négative que leur plaquaient artificiellement leurs détracteurs, mais qu’ils développaient une identité positive, en l’occurrence évangélique pour les cathares ou hispanique pour les adoptiens. Le rejet par l’autre n’est pas le seul facteur d’explication d’un phénomène dont la complexité est à la hauteur de ses enjeux, surtout spirituels ou doctrinaux, mais aussi sociaux ou politiques.
10Plusieurs des contributeurs montrent donc que la périphérie sociale est secrétée par son centre, et la marginalité par les règles ordinaires que suit une société donnée. Ils insistent également sur la part de rhétorique qui biaise largement les discours littéraires ou les formulations juridiques de la majorité sur la minorité. Cette problématique est essentielle pour François Clément qui relègue l’homosexualité littéraire au rang de poncif poétique et qui oppose, en la matière, la sévérité de la doctrine juridique à la modération de la jurisprudence. Il prend à témoin le poète de Loja qui proclame : « Ce ne sont que des mots, pas des actes. » Il en conclut, à juste titre, que des textes si idéologiquement chargés ou si esthétiquement tronqués ne donnent guère que quelques rares indices sur la sociologie de cette minorité sexuelle en territoire musulman. Il ose néanmoins s’aventurer sur le terrain des realia, pour affirmer que cette pratique a pu se diffuser, aux temps de la fitna et des taïfas, parmi les Amirides et les esclavons, auprès desquels elle jouit du prestige de la déviance élitiste.
11La difficulté de franchir le pas séparant la rhétorique des comportements n’est pas spécifique à l’étude d’un groupe si numériquement limité et si marginalisé par les discours dominants que les homosexuels d’al-Andalûs ou du Maghreb. Dans sa communication sur les femmes portugaises et leur « marginalité de masse », Stéphane Boissellier souligne pareillement le « décalage entre le traditionalisme (autrement dit l’immobilisme) normatif et l’infinie ubiquité du lien social ». En effet, les textes législatifs, qui décrivent très souvent le statut des personnes et de leurs groupes juridiques, ne permettent guère d’appréhender les minorités sur le terrain. En exprimant un idéal d’organisation sociale, ils nous apprennent, tout au plus, la façon dont les élites gouvernantes et les intellectuels au pouvoir conçoivent la hiérarchie dans le monde. La part de la construction idéologique est immense dans ces régulations et seule une étude attentive des actes de la pratique permet de saisir l’intériorisation de la norme par les individus et par leur groupe d’appartenance et son influence dans leur comportement. Cette documentation notariée prouve la détérioration du statut des femmes portugaises de la fin du Moyen Âge. Tout comme elle est synonyme de liberté pour la paysannerie, la frontière avec al-Andalûs accorde des responsabilités supplémentaires à l’épouse qui gère le domaine familial à la place du mari, occupé à la guerre. La forte mortalité masculine qu’elle provoque augmente le nombre des veuves, mais aussi leurs prérogatives. L’onomastique portugaise, qui transmet les noms par filiation maternelle, traduit peut-être cette situation favorable aux femmes. La disparition de l’islam aux portes du royaume comporte cependant un certain abaissement juridique pour la dame, même si elle garde encore l’autonomie patrimoniale. Son absence des conseils municipaux est significative de sa situation. C’est au nom de l’imbecillitas sexi, prônée par le Droit romain renaissant, que son statut se rapproche de celui des « mineurs » d’âge, catégorie dont la dénomination et la déconsidération juridique cadrent bien avec la thématique de notre ouvrage.
12Il va de soi que le schéma de la création de la minorité par la majorité, précisément parce qu’il est opératoire, appelle des nuances que les différents auteurs n’ont pas manqué de formuler. Paul Freedman a, du reste, critiqué l’un des avatars les plus extrêmes du schéma misérabiliste ou lacrymal, qui consiste à mettre exclusivement le « contrôle social » au cœur des relations entre les serfs et leurs seigneurs. Il rappelle la diversité et les contradictions des discours médiévaux sur le paysan asservi, tantôt héritant la macule servile d’un ancêtre apostat, traître ou pervers, tantôt enfant de Dieu auquel la Rédemption vaut l’égalité avec les autres baptisés, tantôt nourricier par son pénible labeur des deux autres ordres. La nature du culte voué à Isidore le Laboureur († 1130), paysan de l’arrière-pays de Madrid, montre toute la complexité, et même le degré de sophistication, que revêt la perception du cultivateur par les élites ecclésiastiques. Certes, à l’époque moderne, en Pologne, les clercs insistent sur la soumission avec laquelle ce saint patron des serfs accepte la bassesse de sa condition, obéissant sans rechigner aux ordres de son seigneur. Mais son modèle hagiographique ne saurait se réduire à la résignation du sort subi et au dévouement sacrifié dans l’accomplissement de la tâche au profit du supérieur. Il est bien plus malléable. Isidore le Laboureur apparaît parfois en train de braver les ordres de son maître, tyrannique et coléreux. Il néglige souvent ses devoirs d’état pour mieux vaquer à ses dévotions, tandis que les anges tiennent l’araire à sa place. Pour brouiller encore tout a priori schématique, le roi Philippe II d’Espagne en personne le prie publiquement d’intercéder pour la guérison de son fils Carlos. Adopté comme patron du palais royal – où Velázquez et Goya l’immortalisent dans leurs tableaux – et de la commune urbaine de Madrid, Isidore n’est pas seulement un modèle à suivre par l’unique paysannerie opprimée. Le succès de son culte dépasse ce milieu, dont il ne porte guère les revendications sociales.
13D’autres minorités passées en revue répondent davantage à des critères politiques. Au nom du paradoxe évoqué plus haut, quelques-unes d’entre elles contrôlent même le gouvernement et l’appareil bureaucratique. Il s’agit fort classiquement d’élites combattantes étrangères exerçant, au nom du droit de conquête ou du coup d’État, le pouvoir. Leur domination relève, à quelques mitigations et anachronismes près, du colonialisme. C’est, en Castille, le cas des guerriers francs participant à la reconquista ou, en Ifrîqiya, des Fatimides venus de Syrie, présentés respectivement par Charles Garcia et par Mounira Chapoutot-Remadi5. Leur religion les distingue des autochtones, que ce soit en raison du rite romain pour les Français de la péninsule Ibérique ou du chiisme pour les Orientaux arrivés au Maghreb. Elle n’en attire pas moins des partisans sur place, comme le prouve l’adoption définitive du pontifical romain dans les diocèses de Castille et Léon ou le ralliement des Kutâma kabyles aux Fatimides et à leur khalifat dissident. Pourtant, en dépit de ces rares réussites, les élites étrangères gagnent rarement le cœur de leurs nouveaux sujets. Le retour des Fatimides vers l’Orient, leur installation en Égypte et leur remplacement par les Zirides témoignent de leurs difficultés à se faire accepter en Ifrîqiya. De leur côté, les Francs ibériques, surtout s’ils s’adonnent à des activités marchandes, font l’objet systématique d’un dénigrement que traduisent, de façon stéréotypée, les chroniques anonymes de Sahagún. Leurs auteurs diabolisent ces étrangers septentrionaux au point de les affubler de tous les péchés capitaux, en particulier de la colère et de la luxure, et d’insinuer qu’ils s’adonnent à la sorcellerie. En définitive, la greffe ne prend pas pour cette « minorité dominante ». Son rejet s’explique vraisemblablement par le degré élevé d’altérité que les élites locales lui attribuent dans des sociétés « holistes » à forte teneur xénophobe. Leur esprit de clocher ou leur « sentiment d’autchtonie » – heureuse expression qui permet à M. Chapoutot-Remadi d’éviter l’anachronique « nationalisme » – est plus fort que l’admiration pour la réussite économique ou militaire.
14Plus fascinante est la position d’une autre minorité au pouvoir, également d’origine étrangère : les Mamlûks, dont la belle étude de Sylvie Denoix fait ressortir le conflit de valeurs généré par leur statut. Elle montre combien leurs vertus et idéaux guerriers spécifiques, donnant la cohésion à un corps militaire qui survit par l’exercice de la violence, sont mal perçus par les ulémas arabo-musulmans d’Égypte, détenteurs du savoir et du pouvoir intellectuel. Esclaves d’origine circassienne, turque ou mongole, éduqués au combat dès leur enfance, arrachant le trône par le meurtre politique, ils manquent terriblement de légitimité. Ils savent, toutefois, la tirer de l’évergétisme monumental, construisant des mosquées, madrasas et hôpitaux au Caire et dans les grandes villes de leur Empire. Pourtant, ils ne rougissent pas de leurs origines serviles ou étrangères. Ils tirent même leur distinction, au double sens du terme, de leur onomastique, empruntée à leur ancien maître, de leurs marqueurs vestimentaires et emblèmes d’origine turque, comme l’écharpe de soie jaune à l’encolure du cheval, de leur pratique de loisirs qui, comme la chasse ou les jeux équestres, étalent aux yeux de tous leur savoir-faire militaire ou de leurs gestes provocateurs qui, à l’image de la prosternation à la mongole devant le sultan, scandalisent les musulmans autochtones.
15L’irrésistible ascension des Mamlûks prouve que la mobilité sociale est une réalité vivante dans les villes médiévales. Celle-ci impose aux minorités de monter ou de descendre dans la hiérarchie des pouvoirs. Sur ce point, l’exemple de l’Italie communale est fort parlant. Céline Perol analyse le déclassement forcé des magnats de Florence, autre minorité de pouvoir, par le gouvernement du Popolo. En 1293, des mesures discriminatoires sont proclamées par la commune à l’encontre de soixante-dix des plus en vue des familles, dûment recensées. Une savante construction idéologique fomente leur exclusion du gouvernement de la cité. La propagande populaire récrimine ainsi contre leur violence, leur arrogance et leur opulence, qu’un discours juridique plus élaboré transforme en délit public ou en crime politique. La commune se présente comme la seule institution de droit. Elle déconsidère les membres des anciennes élites, campées en fauteurs de troubles dans l’ordre nouveau qu’elle entend se donner. La majorité, si elle en est, veut se faire respecter en les excluant des magistratures ou en les bannissant par un acte formel et publique, dûment mis en gestes et en écrit. L’hostilité envers les magnats rappelle les critiques et les expéditions militaires des villes allemandes de la fin du Moyen Âge contre les chevaliers tenus pour brigands (Raubritter), qui font l’objet d’un dénigrement et d’un déclassement similaires.
16La place a manqué dans l’ouvrage pour y introduire les minorités professionnelles, victimes de leur contact constant avec l’argent, le sang ou la saleté. L’un de ces groupes mérite qu’on s’arrête, car il a connu une amélioration de son sort à la fin du Moyen Âge : les jongleurs et gens du spectacle. De dénigrés et marginalisés qu’ils étaient, ils ont ainsi réussi à gagner l’estime de la majorité sociale et des intellectuels. En effet, ils faisaient jadis l’objet des récriminations ecclésiastiques, leur reprochant leur instabilité, leur itinérance, leur incapacité à fonder une famille et l’immoralité attribuée à leurs performances : « Quel espoir y a-t-il pour les jongleurs ? Aucun. Car, du fond de leur âme, ils sont les serviteurs de Satan. On dit d’eux qu’ils n’ont pas connu Dieu et Dieu les méprisera, car il rira des rieurs », écrit, encore au début du XIIe siècle, Honorius Augustodunensis. Mais quelques décennies plus tard, les jongleurs commencent à être réhabilités, en particulier grâce aux ordres mendiants dont la forme de vie et la prédication à un auditoire présentent quelques similitudes avec celles des gens du spectacle. En public, saint François d’Assise (1182-1226) lui-même chante à la façon des troubadours et imite un joueur de vièle. Thomas d’Aquin (1224/1225-1274) étudie le problème de la moralité de l’office de jongleur pour parvenir à une conclusion nuancée. Ce métier est légitime, car il a pour fonction spécifique d’agrémenter le repos par lequel tout travailleur reprend des forces ; il doit cependant s’exercer dans la modération, sans donner lieu à des plaisirs malsains ; il mérite d’ailleurs une juste rémunération. Ce discours est aux antipodes des condamnations péremptoires qui faisaient naguère du jongleur un suppôt du diable. La réflexion des théologiens franciscains et dominicains prépare une large reconnaissance sociale pour ces professionnels du spectacle, regroupés désormais dans des confréries, associations religieuses d’entraide, et des corps de métiers. Une place leur est dorénavant réservée dans la hiérarchie des états et des ordres de la société chrétienne. L’évolution du travail urbain met en avant la notion de loisir, que les jongleurs s’occupent, en toute légitimité, d’animer6. L’exemple est significatif de la réhabilitation d’une minorité professionnelle marginalisée. Il soulève aussi le problème du décalage entre des discours extrêmement négatifs, portés en l’occurrence contre des jongleurs voués aux gémonies, et des pratiques sociales bien plus bienveillantes, qu’il suffise de penser à l’engouement pour leurs spectacles.
17Mutatis mutandis le schéma de l’écart entre les représentations mentales et les comportements collectifs autour d’une minorité s’applique souvent à la communauté juive. Elle représente jusqu’au dixième de la population marseillaise au XIVe siècle et ses notables sont bien insérés dans la vie politique et économique de cette cité. Les quatre normes discriminatoires édictées à son encontre par les statuts de Charles d’Anjou (1246-1285) sont aisément contournées. Juliette Sibon a montré même que le prêt à intérêt est loin d’indisposer le patriciat local envers les juifs. Leur activité bancaire ou commerciale serait, en effet, vouée à l’échec, s’ils ne gagnaient pas la confiance et le respect des chrétiens (fides publica), grâce à leur compétence professionnelle, à leur réputation (fama ou rumeur collective favorable) et à la valeur de leur parole, garantie par un serment spécifique à leur religion. Loin d’être dénigré sous l’étiquette facile d’« usure », le maniement de l’argent met les juifs directement en contact avec les notables chrétiens. Ce lien de nature professionnelle se transforme parfois en amitié ou affection. Ces solidarités entraînent même un véritable « mimétisme socioculturel », voire un syncrétisme, alors que les juifs imitent les pratiques lignagères ou patrimoniales des plus en vue des familles chrétiennes de Marseille. Tout naturellement, la symbiose ou fréquentation des mêmes espaces entraîne l’osmose ou acculturation.
18Ana Echevarría rencontre une situation similaire pour les notables mudéjars, souvent en relation professionnelle, voire amicale, avec les autorités ecclésiastiques d’Avila. En cartographiant leurs habitations dans cette ville, elle montre la proximité de leur aljama avec le quartier canonial. Par la force des choses, cette relation de voisinage génère de la sociabilité entre les mudéjars et l’élite cléricale urbaine. Pour les musulmans d’Avila, ces liens d’amitié deviennent parfois plus étroits qu’avec leurs propres corréligionnaires, surtout s’ils appartiennent à un milieu social inférieur au leur. L’étude de cas proposé par Philippe Jossérand corrobore un tel constat. Plus au sud, dans la Mancha, le Maure Ali appartient à la catégorie de mudéjars au service des chrétiens. Il est même châtelain de Cervera pour l’ordre militaire de l’Hôpital, censé protéger la frontière des attaques de l’islam. Comme dans bien d’autres exemples, sa compétence technique est, pour ses employeurs, une excuse efficace à l’heure de détourner les interdits canoniques. Sa biographie témoigne encore de l’intégration des minorités musulmanes du royaume de Castille, avant les persécutions de l’époque moderne.
19Le comparatisme entre la chrétienté et l’islam qui préside au présent ouvrage permet de retrouver des pratiques sociales et juridiques proches au sud de la Méditerranée. En étudiant les marchands chrétiens du sultanat mamlûk, Pierre Moukarzel constate que leur communauté jouit de privilèges assurant sa sécurité, sa liberté et sa protection et facilitant le commerce. Il a, de plus, signalé un problème essentiel pour l’appréhension des minorités : leurs troubles identitaires. Quoique acceptés par les cadres politiques et dotés du prestige de leur réussite financière et maritime, les marchands italiens d’Orient n’en restent pas moins étrangers à la société indigène, dont ils sont rejetés aux marges. C’est, en tout cas, vrai pour les périodes de crise politique entre leur ville d’origine et l’État mamlûk, au cours desquelles ils peuvent subir des vexations sur leurs personnes et sur leurs biens. Ces mesures discriminatoires sont un moyen de pression sur les autorités de leur commune européenne.
20Ces marchands vivent le christianisme dans le contexte particulier de Dar al-Islam. Le milieu musulman paraît hostile aux autorités romaines qui s’efforcent, tant bien que mal, de préserver leur foi et d’assurer leur fréquentation des sacrements. Analysées par John Tolan, la doctrine et la pratique canonique de Gratien († av. 1179), de Ramon de Penyafort (1180-1275) et des autres juristes de l’entourage pontifical témoignent de la subtilité de leur réflexion, qui peine à faire prévaloir l’universalisme de l’Église catholique sur des territoires où son emprise est des plus faibles. En définitive, la religion reste un élément essentiel, peut-être même le plus décisif, de la « minoration » médiévale. Certes, l’un des mérites des maîtres d’œuvre de notre livre est d’avoir orienté sa réflexion sur la « mise aux marges » vers d’autres facteurs que strictement religieux. Pourtant, ses contributeurs reviennent souvent sur cet aspect, tant il semble structurer alors le social, imprégner les mentalités et affermir les identités.
21Pour finir, force est de mentionner brièvement les principaux acquis et les points communs des différents textes de l’ouvrage : construction idéologique de la minorité par la majorité, intériorisation des normes sociales par les exclus qui revendiquent à partir d’elles leur identité, existence de minorités de pouvoir détachées de la société globale, marginalité de masse touchant de nombreux secteurs… Quelques flexures chronologiques sont également dégagées : en Occident, tout au long des XIe et XIIe siècles, le moment grégorien et ses prolongements, marquent profondément les contours des minorités. Il en irait de même avec l’affirmation de l’État national et bureaucratique à partir des années 1270. Les périodes de crise semblent enfin accélérer le phénomène de péjoration et de minoration.
22On retiendra, en outre, la prise en compte des pièges rhétoriques et discursifs des textes médiévaux, qu’une génération post-moderne lit avec plus de précaution. Aussi stimulant est d’avoir dépassé la dialectique abrupte entre inclus et exclus ou entre dominants et dominés, afin de percevoir la relation de la minorité à la majorité en termes de contacts incessants, d’échanges amicaux et de création de sociabilités mutuelles au-delà de la religion, de la classe ou du parti. Non pas que les conflits et tensions entre le centre et la périphérie aient été niés ni occultés, mais une vision plus riche et nuancée, et à ce titre plus proche de la réalité sociologique, anime les textes du présent recueil, apport décisif à la connaissance de la Méditerranée médiévale.
Notes de bas de page
1 Dans une littérature abondante sur le sujet, l’on retiendra A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la révolution, Paris, Gallimard, 1964 [1856], L. Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Gallimard, 1985 [1983], L’Individu au Moyen Âge. Individuation et individualisation avant la modernité, dir. B. Bedos-Rezak, D. Iogna-Prat, Paris, Aubier, 2005.
2 Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1961.
3 Inutiles au monde : truands et misérables dans l’Europe moderne (1350-1600), Paris, Gallimard-Julliard, 1980, Potence ou la pitié : l’Europe des pauvres du Moyen Âge à nos jours, Paris, Gallimard, 1987, L’image des pauvres et des vagabonds dans la littérature européenne du XVe au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1997.
4 La Persécution : sa formation en Europe (950-1250), Paris, Les Belles Lettres, 1991.
5 La contribution de Mounira Chapoutot-Remadi n’a pu être insérée dans ce volume pour des raisons de délai (NdE).
6 E. Faral, Les Jongleurs en France au Moyen Âge, Paris, Slatkine, 1988 [1925] ; J.-C. Schmitt, La Raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990.
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Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008