Les magnats florentins ou la construction d’une minorité dangereuse
p. 299-316
Texte intégral
1Les Ordonnances de justice prononcées en janvier 1293 par la République de Florence et appliquées au mois de juillet de la même année prévoient d’exclure des premières magistratures urbaines les Grands de la ville ou magnats1. Cette décision émane du gouvernement populaire mis en place en 1251 et dirigé en 1293 par Giano Della Bella. Elle répond au souci d’assurer un plus large recrutement social des dirigeants de la cité et d’affirmer ainsi la dimension populaire et démocratique du Governo del Popolo. Cet événement est relaté par un des principaux chroniqueurs florentins de cette époque, Dino Compagni, auteur de la Cronica delle cose occorrenti ne’tempi suoi rédigée vers 13102. Convaincu du danger politique que représentent pour la cité les désordres civils permanents et tenaillé par la nécessité morale d’y mettre fin, D. Compagni offre une description précise et animée des troubles de la vie politique florentine à laquelle il a personnellement participé. Il campe ainsi en quelques lignes les motivations, les faits et les acteurs de l’exclusion (annexe I, 1, 11).
2Les mesures discriminatoires contre les magnats seront appliquées pendant plusieurs décennies et la liste des lignages concernés sera reportée dans les statuts de la ville jusqu’en 1415. Formellement et solennellement circonscrit dans ce qui est désigné dans la législation florentine comme ordinamenta sacra, le groupe des magnats est cependant fluctuant et son inventaire fait l’objet de continuelles modifications. Ce phénomène a été étudié par Christiane Klapisch-Zuber dans un ouvrage consacré au lent processus d’intégration et de dissolution des magnats florentins dans l’élite urbaine, véritable Retour à la cité3. Nous aurons l’occasion de reprendre plusieurs idées fortes de cette étude riche et détaillée, nous nous intéresserons cependant plus précisément ici à l’analyse de la construction d’une nouvelle minorité et des enjeux politiques de l’exclusion qui l’accompagne. Cette disqualification est l’expression d’une évolution juridique de l’Italie communale et renvoie à l’élaboration d’une identité urbaine qui attribuent à l’individu, à la parenté, aux factions politiques et à la communauté un rôle spécifique.
3Si l’exemple des magnats florentins peut parfaitement s’inscrire dans une analyse plus générale des minorités et des régulations sociales qui les génèrent, il représente cependant un cas à part pour au moins deux raisons. D’une part, cette minorité était dominante avant d’être mise au ban de la communauté puisque ces membres étaient sur le devant de la scène politique. Ils vont devenir la cible du gouvernement populaire et faire l’objet d’une discrimination en tant que citoyens éminents et privilégiés. D’autre part, cette exclusion s’est faite dans l’urgence par une série rapide de mesures extraordinaires ; il ne s’agit donc pas d’un processus classique de « régulation ordinaire », expression qui conviendrait en revanche pour désigner la disparition progressive et le retour à la cité des magnats. Visée et touchée en quelques années, la minorité dorée florentine mettra plus d’un siècle à se fondre à nouveau dans l’élite urbaine. Revenons plus en détail sur la mise en place et l’évolution du mécanisme d’exclusion de cette minorité atypique afin d’y déceler les particularités juridiques d’une exclusion originale et les valeurs identitaires d’une société italienne du dernier âge communal.
Mise en place d’une nouvelle législation
4Il faut remonter quelques années avant la publication des Ordonnances de justice de 1293 pour voir apparaître les premières mesures concernant les magnats. La toute première date de 1280 et prévoit la rédaction d’une liste des lignages des Grands florentins. Cette nomenclature est révisée chaque année jusqu’en 1287 lorsqu’elle devient, théoriquement, définitive. Elle est cependant modifiée dès 1293 et déclarée à nouveau permanente deux années plus tard. Si la rédaction d’un tel inventaire doit permettre en principe de dresser le portrait d’un groupe clairement désigné, force est de constater que dans la pratique l’identification reste sujette à des aléas multiples. Le nombre exact des nouveaux parias échappe même au chroniqueur averti qu’est Dino Compagni qui laisse ainsi un blanc – ou un chiffre effacé – dans son texte : « Les dites familles furent au total ». Environ soixante-dix familles sont concernées4.
5Les familles recensées sont jugées dangereuses et doivent faire l’objet d’une législation spécifique capable de juguler leur arrogance et surtout la violence de leurs propos et de leurs actes que subit au quotidien la population florentine. S’impose tout d’abord la nécessité de les obliger à respecter les règles de la collectivité et à reconnaître son autorité. En 1280, la loi de Sodamento oblige les magnats à se présenter chaque année devant les représentants du gouvernement populaire ; ils versent alors une caution en présence de deux garants et prêtent serment. Ils jurent fidélité et soumission au Popolo et s’engagent à respecter le droit commun et à préserver la paix communale. Cette trêve annuelle jurée leur interdit de porter offense à quiconque dans la cité et de faire usage d’armes offensives. En cas de délit, ils perdent la caution versée. Ces garanties (sodamenti) permettent ainsi d’intégrer de force au sein de la communauté une minorité puissante qui prétendait évoluer jusqu’alors au-dessus des lois communales. Mais la législation anti-magnat va plus loin, bien au-delà de principes démocratiques fondamentaux, car elle s’accompagne d’une sévère discrimination judiciaire concernant le montant des peines, la procédure judiciaire et le lieu d’internement. Les magnats doivent payer de lourdes amendes en cas d’attaque contre des populaires, dix fois plus élevées qu’un populaire commettant le même méfait ; ils subissent des peines dégradantes et infamantes s’ils ne peuvent pas payer dans les délais exigés qui peuvent aller jusqu’à l’amputation d’un membre. Un tribunal spécial est chargé de mettre en place une procédure d’urgence pour les juger, placé sous le contrôle de l’Exécuteur des Ordonnances de justice. Une prison leur est enfin réservée, les Stinche.
6La ville de Florence n’est pas la seule commune italienne concernée par de telles mesures. Elles sont une quinzaine de villes à recenser et à placer sous une juridiction spécifique les familles jugées dangereuses pour le Peuple et qui doivent être étroitement contrôlée. Sienne précède Florence de quelques années et dresse la liste de 36 maisons en 1277 tandis qu’en 1333 le Libro Rosso de Pérouse énumère les noms de 398 familles. Le cas de Bologne est le mieux connu, étudié dans le détail par Gina Fasoli dans les années 1930 qui reconstitue également le contexte des villes de l’Italie septentrionale et centrale5. Florence représente cependant une exception intéressante : les magnats y sont non seulement désignés et juridiquement séparés mais ils sont également exclus du champ politique, ou du moins du devant de la scène municipale. D. Compagni indique ainsi : « On décida… qu’ils ne puissent être élus parmi les Seigneurs, ni à la charge de gonfalonier de justice, ni au sein des collèges de ces derniers ». Les magnats sont en effet écartés des trois magistratures principales, celles des Prieurs, des douze Boni Homines et des Gonfaloniers de Justice, qui constituent le pouvoir exécutif de la cité. À cet interdit capital s’ajoute également la défense humiliante d’entrer dans les palais publics et dans les maisons des hauts magistrats florentins. Cette sévère discrimination politique sera plus au moins appliquée suivant les périodes, suivant les exigences populaires du gouvernement en place dans un contexte politique qui reste très agité pendant tout le XIVe siècle6. Si l’application effective de ces mesures et leurs conséquences sur la vie quotidienne et la vie politique florentines est un aspect essentiel de l’étude de cette minorité fluctuante et agissante que constitue le groupe des magnats, nous le laisserons cependant de côté pour nous intéresser au processus d’identification des magnats. Cette question nous amène à réfléchir plus en détail sur les principes et la légitimité d’une exclusion.
Les principes de l’exclusion
7Le recensement et les interdits qui frappent les magnats à Florence à partir de la fin du XIIIe siècle s’inscrivent dans l’histoire plus générale d’un nouveau type de législation, la législation de l’exclusion. Le sujet a fait l’objet d’une étude originale et pertinente menée par Giuliano Milani qui part de l’exemple bolonais pour analyser, dans une perspective plus générale, le phénomène de l’exil et du bannissement mis en place par les gouvernements communaux italiens entre le XIIe et le XIVe siècle7. Ce thème reste peu étudié et l’auteur explique cette lacune historiographique par la médiocrité des informations fournies par les documents administratifs qui contraste avec la prolixité des chroniques. Comme le texte de Dino Compagni, celles-ci se nourrissent en effet abondamment des conflits et des scènes de violence urbaines. G. Milani s’attache à expliquer la mise en place d’un nouveau type de répression politique qui prévoit de punir des milliers d’ennemis internes en les excluant de la ville et en les privant du droit de citoyenneté. Il met ainsi en évidence les mécanismes et les principes qui ont permis aux Communes du XIIIe siècle de pratiquer légalement une exclusion politique originale jusqu’alors méconnue. Cette logique offre des similitudes intéressantes avec la discrimination judiciaire et l’évincement du pouvoir exécutif imposés aux magnats à Florence.
8La juridiction de l’exclusion repose tout d’abord sur la notion de délit politique (reato politico)8. Le délit politique est un crime public qui doit être sévèrement puni dans la mesure où il met en danger le principe fondamental de l’universitas citadine sur lequel repose la légitimité du gouvernement citadin : la défense du bien commun. En tant qu’organe chargé d’assurer le bien public, la Commune peut légitimement désigner et exclure les éléments dangereux de la population, les criminels politiques qui sont alors assimilés à des traitres. Cette notion de trahison publique apparaît dans les dernières années du XIIe siècle, lorsque les Communes italiennes s’unissent contre l’empereur Frédéric Barberousse pour former la ligue lombarde et bannissent leurs citoyens qui prennent le parti impérial et sont considérés comme des rebelles.
9Les magnats florentins sont condamnés pour leur arrogance et leur excès de violence. L’usage quotidien de la force et le non-respect de la réglementation citadine entretiennent un climat de tensions permanent intra et extramuros et font d’eux les ennemis de l’ordre public, des rebelles. Les chroniques qui défendent la cause du Popolo, comme celle de Dino Compagni, se font l’écho de la grossièreté et de la brutalité des magnats et se plaisent à décrire les scènes de vengeance qui font de la ville une poudrière. Cette pratique de la violence apparaît en effet comme un élément caractéristique de la culture des élites communales et en particulier du groupe des milites. Elle prend la forme d’affrontements entre lignages ou entre consorterie qui rassemblent plusieurs familles autour d’une maison puissante, pour se cristalliser sous la forme d’une opposition sanglante entre deux parties, les partes9. Cette violence demeure le plus souvent latente et lorsqu’elle explose au grand jour, elle s’exprime sous deux formes bien distinctes. Il peut s’agir d’une part d’événements accidentels, d’une rixe qui oppose deux rivaux au détour d’une rue de la cité ou d’un affrontement qui éclate du haut des tours familiales où sont dressées des catapultes et où se trouve en permanence une réserve de pierres et de projectiles. Dans les autres cas, il s’agit du dénouement d’une opposition entre lignages par la vendetta, « événement exceptionnel, soit qu’il marque le point culminant d’un conflit d’intérêts qui a épuisé toutes les autres formes d’expression, soit qu’il apparaisse comme le seul moyen de sauver l’honneur du lignage10 ».
10Il existe une troisième forme de violence qui ne concerne plus les seules altercations entre Grands mais leurs relations avec les autres habitants de la ville et de sa campagne. Ce sont ces agissements que visent tout particulièrement les Ordonnances de justice et que dénoncent les plaintes adressées au bureau de l’Exécuteur. Les dénonciations qui parviennent au tribunal florentin permettent en effet de dresser une typologie de la violence des magnats contre le reste de la population. Sur 300 plaintes déposées entre 1344 et 1350, Ch. Klapisch-Zuber compte 188 actes contre les personnes (156 agressions avec coups et blessures, 16 meurtres, 11 viols et 5 insultes), 44 actes contre la propriété (44 vols avec violence et 45 attaques ou occupations illicites) et 23 actes politiques (complot et infraction contre la loi)11. Les délits ont lieu à Florence, souvent en pleine rue, et dans 62 % des cas dans le contado. Les victimes sont pour plus de la moitié des hommes « populaires », mais aussi des femmes frappées, insultées ou violées qui représentent une victime sur six. Les prêtres et les religieux sont également attaqués ainsi que la Commune, dans respectivement 39 et 21 dénonciations.
11Dans quelle mesure ces actes criminels interpersonnels peuvent-ils être considérés comme des délits publics et relever d’une juridiction spéciale ? Comment peut-on être accusé de trahison et mettre en péril les pouvoirs en place en insultant une voisine ou en s’introduisant par la force chez un paysan ? L’arrogance et la violence des magnats constituent un danger quotidien pour la paix publique que doit assurer la Commune. Cet idéal de paix et de concorde – la concordia ordinata dei cittadini – est strictement associé à la notion d’ordre et de bien commun. Ce bien de la communauté est désormais celui de la Commune car ce qui est décidé pro bono comuni coïncide avec ce qui est fait pro boni comunis12. La nécessité d’assurer et de maintenir la paix dans la cité et dans son contado est, comme nous l’avons vu, à l’origine de la demande de caution et du serment imposés aux magnats, garanties exigées des citoyens qui par leur origine et leur appartenance familiale sont considérés comme des agitateurs publics en puissance et sont désignés comme des rebelles potentiels13.
12Dans cette logique, l’idéal de paix est à la fois le principe fondamental de l’union de la communauté citadine et l’instrument de l’exclusion d’une partie de son élite. Il devient le critère d’identification des citoyens qui sont susceptibles de mettre en péril le bon gouvernement de la cité et introduit donc une distinction entre ceux qui appuient le gouvernement et ceux qui lui sont hostiles. C’est sur cette valeur fondamentale que reposent la notion de délit politique et la désignation des ennemis communs14.
Maturité politique et juridique
13En considérant la défense du bien commun comme une nécessité pour la communauté mais également pour la Commune c’est-à-dire pour lui-même, le gouvernement florentin marque un pas politique important pour plusieurs raisons.
14À la fin du XIIIe siècle, le gouvernement communal ne se présente plus comme une simple association de citoyens, une universitas parmi d’autres dans la cité qui doit compter avec l’autorité des communautés de paroisses, de métiers ou de parentèles. La Commune est désormais une institution de droit qui prétend contrôler l’ensemble de la population et encadrer les multiples formes de solidarités. Cette mutation du pouvoir communal qui remet en cause la diversité des centres de pouvoir s’opère dans les villes d’Italie dans la seconde moitié du XIIIe siècle. La Commune s’impose comme l’unique garant de l’ordre public et détient le monopole de la norme. Elle prétend ainsi réglementer les conflits et distinguer la violence licite de l’usage illicite de la force. Elle gère les comportements de tous les membres de la communauté par des lois édictées et appliquées par des officiers communaux. Certains actes sont considérés, par la seule législation communale, comme inacceptables et leurs auteurs sont passibles de condamnation. Ce phénomène de criminalisation a été observé dans d’autres pays occidentaux à la même période, notamment dans le royaume de France où le roi devient le seul garant de l’ordre public pour défendre le bien commun15.
15Les Ordonnances de justice florentines de 1293 et leurs prémisses qui remontent à 1280 s’inscrivent dans ce processus de monopole de la justice et de la gestion de la violence. Elles remettent ainsi en cause les règles de résolution des conflits en vigueur jusqu’alors parmi les Grands de la cité. Comme le souligne avec force J.-Cl. Maire-Vigueur dans son ouvrage sur les milites, l’usage des armes va de pair dès le XIIe siècle avec l’usage des lois et les conflits sont « bien loin de se manifester sous forme de déchaînement incontrôlés de haine et de violence16 ». Il existe en effet une codification de l’usage des armes et de la force entre individus et entre lignages ; la pratique de se rendre devant notaire pour établir une paix ou une trêve comme on conclue une alliance ou un acte de vente est courante. Les statuts communaux du Duecento incluent dans leurs rubriques la réglementation de la vendetta lui assurant ainsi une forme de légitimité dans la société17. Les Ordonnances de justice viennent donc se placer au-dessus des pratiques existantes et viennent affirmer la prééminence de la loi écrite et publique sur les usages de régulation et d’autorégulation privés. Elles participent ainsi à l’accomplissement de la révolution scripturaire qui caractérise la culture de l’Italie communale et en particulier celle des gouvernements populaires à partir des années 1220-1230. L’exclusion des magnats est écrite et donc formelle et publique18.
16La nouvelle législation qui vient renforcer l’union de la communauté et l’autorité de la Commune modifie également le jeu politique florentin. Une partie de l’élite urbaine est désormais considérée « hors la loi » et donc « hors jeu ». La concurrence n’existe plus car le parti adverse du Popolo constitué par les magnats est désigné comme la pars ennemie du pouvoir communal. L’opposition politique se trouve, en théorie, criminalisée et exclue. On retrouve ici un des principes du bannissement qui consiste à faire d’un citoyen un ennemi, de l’arracher à sa communauté d’origine pour lui imposer une mort civile19. L’exil et le bannissement reposent sur une exclusion spatiale et un éloignement physique de la cité. Quelle relation peut-on établir entre cette expulsion extra-muros et l’expulsion des magnats hors des palais et des premières magistratures urbaines ? Les similitudes sont intéressantes. Comme les exilés, les Grands subissent la destruction de leur maison s’ils ne respectent pas les règles de non-violence qui leur sont imposées et mettent en danger la paix communale. Dino Compagni rapporte ainsi dans sa chronique comment, investi de la charge de Gonfalonier de Justice, il a été contraint de faire raser les habitations de la famille d’un magnat coupable du crime d’un marchand florentin en France (annexe II, 1, 12). Hautement symbolique et infamante, la destruction du domicile intra-muros remet en cause l’appartenance à la communauté urbaine et à la communauté des citoyens qui participent au gouvernement de la cité, ces derniers devant attester impérativement de la possession d’une résidence urbaine.
17Notons cependant que les Ordonnances de justice ne privent pas les magnats de leur droit de citoyenneté et qu’ils ne sont pas totalement exclus de la vie politique. Ils peuvent occuper les magistratures subalternes et surtout participer à l’administration du territoire florentin occupant les charges de vicaires, de capitaines ou de podestats dans les territoires et les cités toscanes soumises à la République florentine. Ces fonctions apparaissent lors de la formation du Domaine florentin. Si, au XIIIe siècle, le territoire de Florence correspond aux limites de son contado et de son diocèse, il connaît une extension très importante au siècle suivant, plus précisément entre 1310 et 137820. La République a en effet su profiter des luttes entre villes et de la nécessité de résister aux menaces milanaises pour affirmer une autorité supérieure sur une grande partie de la Toscane et constituer un vaste Dominio. Les Florentins sont ainsi présents militairement sur un large territoire et assurent un contrôle de l’administration des communautés sujettes. Si ces dernières conservent pour la plupart leur propre gouvernement et leur législation, elles doivent cependant supporter l’ingérence d’un magistrat étranger, représentant de l’autorité florentine pour 6 mois ou un an, sans l’aval duquel les autorités locales ne peuvent ni délibérer, ni légiférer21. Les magnats ont donc un rôle dans la construction de l’État territorial florentin qui fait appel à leur capacité à représenter le gouvernement et le peuple de Florence. Ils ont également une fonction de représentation de premier plan dans les relations diplomatiques qu’entretient la République avec les autres États de la Péninsule et de l’Occident puisqu’ils sont nombreux à obtenir des missions d’ambassadeurs. Dans ces circonstances, le prestige et la prestance des Grands sont mis au service du Popolo22. Les armes des grands lignages côtoient et viennent dorer le blason de la République dans les cortèges et les entrées solennelles qui ponctuent l’intronisation des officiers florentins et l’arrivée des ambassades23.
18Si les magnats conservent un rôle dans l’administration de la cité malgré leur exclusion du pouvoir exécutif, les charges de capitaine ou d’ambassadeur les éloignent physiquement de la ville. Ces fonctions peuvent donc être considérées comme un moyen d’écarter momentanément les Grands du jeu politique local et de maintenir la paix publique que menace leur arrogance innée. Cette forme d’exclusion spatiale correspond à une nouvelle dimension territoriale de la Commune. G. Milani a montré comment l’institutionnalisation de l’exil politique a établi une connexion jusqu’alors inédite entre exclusion des magistratures urbaines et exclusion de la cité, faisant ainsi coïncider l’espace politique de la Commune et l’espace physique de la ville24. Suivant la même logique, l’éviction des magnats peut être lue comme la nouvelle capacité de Florence à penser les espaces qui la composent et les territoires qu’elle gouverne au-delà du binôme ville-contado. La cité-État de l’âge communal devient progressivement la capitale d’un État territorial qui établit son autorité de ville supérieure à un ensemble de communautés urbaines et rurales et qui entre sur la scène européenne. Cette nouvelle dimension territoriale correspond à la création de nouvelles magistratures et d’un nouveau type de citoyenneté « représentative ». Le Florentin envoyé aux quatre coins du Dominio doit y diffuser le prestige de sa famille et de son rang pour qu’ils participent à celui d’une cité dont il est pourtant partiellement exclu et où il est placé sous étroite surveillance.
Discours de l’autre/discours de soi
19Dino Compagni, l’auteur de la Chronique plusieurs fois citée, est membre d’une famille populaire et guelfe25. Il vit du commerce de draps, tient boutique via Calimala et siège aux conseils des Arts Majeurs de la cité. Il participe activement au gouvernement du Popolo entre 1282 et 1295 et intervient directement dans la mise en place et les premières applications des Ordonnances de justice. Acteur dans la procédure d’exclusion des magnats et parfaitement représentatif du parti populaire au pouvoir à Florence, Dino Compagni expose clairement dans sa Chronique une version « populaire » de la situation des Grands dans la cité.
20Le terme de magnat est réservé aux documents juridiques et Dino Compagni comme tous les chroniqueurs de son époque décrit le comportement des « nobili e grandi cittadini » (anexe I, 1, 11). Ce qui caractérise en premier lieu ces hommes dans la cité est leur grandeur, la magnanimitas qui les distingue des autres citoyens. Ce trait positif a cependant un accent péjoratif sous la plume de Compagni car il est associé au péché de grandeur : l’orgueil. La superbia est la source de l’arrogance des magnats envers les populaires, « insuperbiti faceano molte ingiurie a’popolani, con baterli e con altre villanie », mais également des conflits qui éclatent quotidiennement entre les grandes familles. Compagni comme tous les populaires dénonce la défense outrancière de l’honneur qui alimente une violence quotidienne dans les rues de la cité et dans ses campagnes au détriment de l’ordre public.
21Pour identifier les magnats, les Ordonnances de justice mettent en place une procédure officielle de dénonciation prévoyant que « che i malefici si potessono provare per due testimoni du pubblica voce e fama » (annexe I, 1, 11-b). Il ne s’agit donc pas de témoins oculaires mais de personnes qui font parvenir aux magistrats les bruits qui courent dans la cité. De cette rumeur découlent l’identification de la nature du délit et la désignation du citadin dont le nom sera désormais inscrit dans une liste et qui tombera alors sous le coup de la juridiction spéciale26. Cette réputation est le principal critère de distinction et participe à la construction du profil social et politique des magnats. Elle joue donc un rôle fondamental, à Florence comme dans les autres villes italiennes, dans l’invention de cette nouvelle catégorie sociale.
22Les dénonciations concernent en premier lieu le comportement des Grands qui révèle leur excès d’orgueil et leur violence : insolences verbales, port d’armes illicites, vol ou crime déjà recensés plus haut. Dino Compagni met en avant un autre délit, un autre critère retenu officiellement à Florence à partir de la seconde loi de 1286 : la dignité chevaleresque. Est considéré magnat tout citadin comptant dans sa famille depuis moins de 20 ans un chevalier. Dans les communes italiennes, la noblesse des milites s’affirme en effet dans la seconde moitié du XIIIe siècle par la pratique diffuse de l’adou27. Ce rituel est accompagné de festivités coûteuses, jeux et banquets qui mettent en scène un grand nombre de parents et d’alliés et participent au renforcement de l’identité collective de la militia. On retrouve ainsi dans les descriptions des scènes de violence commises par les Grands, l’usage abusif des attributs du chevalier que sont l’épée qu’il dégaine avec trop d’empressement et le cheval lancé au galop dans les rues étroites de la cité. Ces cavaliers expriment également exagérément les vertus chevaleresques que sont le courage et la vaillance, la fidélité et la largesse (annexe II, 1, 12). Guido Cavalcanti est ainsi qualifié de jeune homme « courtois et hardi » et qui fait preuve « d’une grande vaillance ». Ces références au comportement chevaleresque sont ambivalentes et le discours de D. Compagni est à la fois admiratif et dédaigneux. Le chevalier impose le respect tout en suscitant la peur et la haine. Cette ambivalence est un des traits caractéristiques de l’image du magnat dont les qualités sont reconnues et admirées mais aussi condamnées. C’est par orgueil que pèche le magnat, par la démonstration outrancière de ses qualités chevaleresques et de son sens de l’honneur.
23La condamnation des magnats a ainsi une dimension morale fondamentale que l’on retrouve dans les chroniques, les annales et dans les documents publics mais également dans la production des hommes d’Église. L’action des prédicateurs participe à la construction de la nouvelle minorité dangereuse. Les religieux dénoncent dans leurs sermons le péché d’orgueil des Grands qu’ils considèrent comme le principal obstacle à la réalisation de l’idéal de paix et de concorde. Les sermons sur la paix du dominicain Remigio de’Girolami, issu d’une famille du Popolo, vont ainsi directement influencer le discours politique du gouvernement populaire et la mise en place des Ordonnances de justice à Florence28.
24Chevaliers orgueilleux et excessifs, les magnats se distinguent en outre par l’ampleur des rixes qu’ils déclenchent et leur capacité à rassembler en très peu de temps un grand nombre de jeunes gens prêts à combattre et à servir leur cause. Comme une traînée de poudre, un simple combat de rue prend la forme d’une bataille rangée entre deux camps adverses. La violence des Grands manifeste en effet publiquement la force des solidarités familiales qui caractérise leur groupe. Conscient de cette dimension fondamentale de leur puissance, le gouvernement du peuple étend la culpabilité d’un individu sur l’ensemble de sa famille. La législation anti-magnat établit ainsi une coresponsabilité entre deux parents consanguins, c’est-à-dire entre deux consorti (annexe I, 1, 11-b). Le terme choisi par Compagni est volontairement large désignant plusieurs degrés de parenté. Il associe des parents proches, ou les membres d’un même lignage qui descendent d’un ancêtre commun et sont liés par des liens patrilinéaires, ou bien encore les hommes appartenant à la même consorteria qui rassemble plusieurs familles, leurs amis et leurs clients29.
25Ces multiples structures d’alliance interviennent couramment dans le jeu social des Grands à l’occasion des manifestations publiques de leur potentia que sont les fêtes, banquets et cortèges organisés lors des mariages et des funérailles mais aussi à l’occasion des actes de violence prémédités ou improvisés30. La culture du conflit repose en effet sur les liens de sang et de la parenté qui sont les garants assurés de la défense de l’honneur du lignage. Le premier cercle des intervenants est donc celui des parents les plus sûrs et les plus proches : frères, fils et neveux. Le second est composé des « nombreux jeunes » qui viennent rapidement grossir les rangs des assaillants ou soutenir une victime. Toutes les occasions sont bonnes pour faire exploser leur énergie juvénile et belliqueuse. Ce sont les plus jeunes membres des différentes branches collatérales d’un même lignage, motivés par la défense de l’honneur de leur nom et de leurs armes. Ces cousins souvent éloignés comme leurs pères tombent ensemble sous la juridiction anti-magnat si l’un d’entre eux a obtenu le titre de chevalier : « deliberorono che qualunque famiglia avesse avuti cavalieri tra loro, tutti s’intendessono esser Grandi » (annexe I-b, l.). Le terme de « famille » correspond donc à celui de lignage et ce sont les noms des lignages ou maisons que comptent Compagni pour estimer l’importance numérique du groupe. La période de 20 ans que prévoit la législation pour annuler cette « tare » familiale correspond aux années qui séparent deux générations.
26L’identification des magnats repose sur la responsabilité réciproque des membres d’un même lignage qui portent le même nom et les mêmes armoiries sur au moins deux générations. Sortir du groupe et être rayé de la liste des magnats signifie donc rompre avec le lignage et avec l’ensemble des consanguins. L’initiative est le plus souvent individuelle mais peut concerner dans certains cas des parents proches qui décident de détacher leur branche de l’arbre des Grands. La procédure de sécession prévoit d’adresser une requête devant une commission où le magnat dissident déclare sa fidélité au gouvernement du popolo, son appartenance au parti guelfe et la pratique d’un mode de vie compatible avec les valeurs de la Commune. Il doit également rompre avec son lignage, avec toutes les formes de solidarités qui participent à la défense de l’honneur familial. Il renonce ainsi à prendre les armes et à répondre à l’appel d’un consanguin notamment en cas de vendetta. L’engagement est fort et marque une coupure fondamentale avec le groupe lignager. Si la division est acceptée, l’ex-magnat change de nom, de blason et de résidence marquant ainsi physiquement la rupture avec ses parents. Enfin, si le titre de chevalier lui appartient personnellement, il peut être adoubé pour la seconde fois en se plaçant au service de la Commune et en devenant miles populi. Le processus de mutation met en avant la volonté manifeste du gouvernement populaire d’affaiblir les solidarités lignagères et de procéder à une dislocation de groupe des magnats à travers celle de ses familles.
27La définition et la marginalisation des magnats florentins pourraient être aisément considérées comme la discrimination d’une noblesse chevaleresque par un gouvernement populaire arrivé à maturité et par les représentants des arts majeurs qui veulent évincer leurs adversaires en s’imposant comme les principaux acteurs politiques et économiques de la cité. La distinction entre ces deux élites est cependant bien difficile à établir, pour plusieurs raisons. Les magnats participent aux activités commerciales, banquières et industrielles de Florence et se trouvent pleinement intégrés dans l’élite économique florentine et dans le monde des métiers. Tous cependant ne sont pas prospères et le groupe social qu’ils composent est loin d’être homogène. Leur origine, leur niveau de fortune, leurs activités et leur mode de vie offrent des contrastes importants. La disparité du groupe s’exprime également à l’intérieur d’un même lignage dont les membres ne partagent pas le même train de vie. En ce qui concerne les choix politiques, l’appartenance au parti impérial n’est pas davantage le signe distinctif des magnats qui sont aussi nombreux parmi les guelfes et que parmi les gibelins. Magnats et populaires entretiennent en outre des relations d’affaires et des liens matrimoniaux au XIIIe comme au XIVe siècle. Les principaux concepteurs des Ordonnances de justice sont eux-mêmes le fruit et l’illustration de l’étroitesse de ces rapports. Giano della Bella qui dirige le gouvernement populaire en 1293 est issu d’une famille noble et gibeline. Dino Compagni est apparenté à une famille de magnats comme la plupart des grandes familles populaires de Florence puisque sa mère est une Scali dont le nom est inscrit sur les listes. Dernier point enfin, les magnats n’ont pas le monopole de la violence que voudrait leur faire porter le gouvernement du Popolo ; la pratique de la vendetta notamment est diffusée dans l’ensemble de la société.
28La définition des magnats que propose la législation florentine est donc le résultat d’une construction théorique d’une catégorie sociale, nécessaire pour le pouvoir en place et pour le peuple qui le soutient encore. L’importance de la pression populaire est en effet énorme ; Dino Compagni montre dans plusieurs passages de sa chronique les difficultés des magistrats qui doivent à tout prix criminaliser l’attitude des magnats et qui étendent abusivement la responsabilité des délits à tous les adversaires de la victime (annexe II, 1, 12). Loin de pacifier la cité, la nouvelle législation a dans un premier temps exacerbé les tensions et les haines ; elle va même jusqu’à pousser certains magnats à vouloir s’unir pour réagir ensemble et par les armes à leur exclusion (annexe III, 1, 15). Tombant sous la même oppression les magnats ont désormais conscience d’appartenir au même groupe, le discours de l’autre permettant alors de concevoir un discours de soi. Dans cette même logique d’identification réciproque, la désignation des magnats permet au Popolo de construire sa propre identité. Sont populaires ceux qui ne sont pas magnats. « I nobili e grandi cittadini insuperbiti » se distinguent des « molti buoni cittadini popolani e mercatanti ». Les popolani sont les membres des arts majeurs qui composent le popolo grasso. Ils ne sont donc représentatifs que d’une partie du Popolo qui rassemble en théorie l’ensemble des habitants, citadins et ruraux, tous métiers confondus. La désignation des magnats permet ainsi de circonscrire le groupe des citoyens raisonnables et des marchands qui veillent à ce que les petits ne soient pas opprimés par les grands. L’opposition entre puissants et peuple vient ainsi noyer le fossé qui existe entre popolo grasso et popolo minuto. Loin de garantir une nouvelle dimension démocratique du gouvernement populaire, les Ordonnances viennent affirmer le pouvoir d’une élite dite populaire.
29Sont populaires les familles de l’élite politique et économique qui ont réussi à échapper aux marques infamantes qui touchent pourtant parfois certains de leurs ancêtres. Pour éviter tout malentendu, la liste des magnats s’accompagne dans certaines villes d’une liste des familles du Popolo. Et il est possible de passer d’une liste à l’autre. Il est possible de devenir populaire en rompant avec son lignage, comme nous l’avons vu, et en acceptant les valeurs morales du Popolo qui consistent à faire preuve d’humilité et à renoncer à la culture de la haine. Le magnat est repenti lorsque son éducation31 morale est accomplie et qu’il accepte de se soumettre aux règles et aux intérêts de la communauté. Inversement, il est également possible de perdre sa popularitas et d’être inscrit sur la liste des magnats. Cette sanction est imposée à ceux qui mettent en péril la paix et l’ordre collectifs et qui doivent alors subir les mêmes discriminations. La possibilité de perdre son statut de magnat ou de le devenir par décision politique montre que la Commune a désormais, à la fin du XIIIe siècle, la capacité de contrôler les signes de l’identité des citoyens et de les isoler. Elle acquiert le pouvoir d’encadrer voire de saper les solidarités familiales. Ce contrôle de la parenté est un ressort essentiel de l’État dit moderne et marque la formation d’une société d’État32. La définition du délit politique apparaît quant à elle tout à fait relative. La condamnation de la violence des magnats ne correspond pas à une éradication de l’usage des armes pour la défense de l’honneur familial. Elle s’accompagne d’une transformation de la culture de la violence qui s’exprimera désormais à travers les joutes festives et autres combats rituels encadrés par la réglementation citadine. Tandis qu’au cours du XIVe siècle, le groupe des magnats va réussir à se dissoudre progressivement dans la nouvelle société dominante, ses valeurs infamantes vont devenir des critères de distinction sociale et permettre à l’État territorial florentin de construire une noblesse. L’adoubement sera ainsi obligatoire au XVe siècle pour obtenir une charge dans le Dominio. Dans cette perspective, la construction d’une minorité dangereuse constitue un moment politique fort dans l’histoire de la Commune florentine. La Commune ose prétendre pendant quelques années – quelques mois ? – constituer une institution politique supra partes susceptible de contrôler, par la mise en place d’une nouvelle législation, le pouvoir des familles et les valeurs de son élite.
Annexe
Annexes
1, 11. Dissensions à Florence entre le Peuple et les Grands. Le gonfalonier de justice et les Ordonnances de justice (1289-1293)
a) Texte en français
D. Compagni, Chronique des événements survenant à son époque, P. Mula éd., Grenoble, Ellug, 2002, p. 60-62.
Une fois l’armée citadine revenue, Florence se gouverna pendant quelques années de telle sorte qu’elle était grande et puissante. Mais les nobles et Grands de la ville, remplis d’orgueil, faisaient subir quantité d’outrages aux gens du Peuple, par des agressions et autres offenses. C’est pourquoi s’unirent de nombreux citoyens de qualité, membres du Peuple et marchands. Parmi eux se trouvait un Grand et puissant citoyen : sage, de valeur et de qualité, très impétueux, nommé Giano della Bella, et de bonne race mais auquel ces outrages déplaisaient, il se mit à leur tête pour les guider. Avec l’aide du peuple – il venait d’être élu à la Seigneurie parmi ceux qui entrèrent en fonction le 15 février 1292 –, ensemble ils renforcèrent le gouvernement populaire […]. Et on fit des lois, qu’on appela Ordonnances de la justice, contre les puissants qui outrageraient les membres du Peuple, décrétant que ceux d’un même clan soient tenus de répondre les uns des autres, et que les méfaits puissent être prouvés à l’aide seulement de deux témoins médiats. Et on décida que tous les membres d’une même famille, quelle qu’elle soit, ayant eu en son sein des chevaliers, soient considérés comme Grands, et qu’ils ne puissent être élus parmi les Seigneurs, ni à la charge de gonfalonier de justice, ni au sein des collèges de ces derniers. Les dites familles furent au total [le chiffre n’a pas été écrit par l’auteur ou a été effacé]. Les Ordonnances prescrivirent que les Seigneurs sortants, aidés de certains coadjuteurs, devaient élire les nouveaux. À tout cela furent associés sous serment les vingt-quatre Arts, et on confia certains pouvoirs à leurs consuls.
b) Édition du texte original en italien
D. Compagni, Cronica delle cose occorenti ne’tempi suoi, G. Bezzola éd., Fabbri éd., 1995, p. 38-39.
1, 11. Ritornati i cittadini in Firenze, si rese il popolo alquanti anni in grande e potente stato ; ma i nobili e grandi cittadini insuperbiti faceano molte ingiurie a’popolani, con baterli e con altre villanie. Onde molti buoni cittadini popolani e mercatanti, tra’quali fu un grande e potente cittadino (savio, valente e buono uomo, chiamato Giano della Bella, assai animoso e di buona stirpe, a cui dispiaceano queste ingiurie) se ne fe’capo e guida, e con l’aiuto del popolo (essendo nuovamento eletto de’Signori che entrarono a di XV di febraio 1292), e co’suoi conpagni, afforzarono il popolo. […]. E fecessi leggi, che si chiamarono Ordini della Giustizia, contro a’potenti che facessono oltraggi a’popolani : e che l’uno consorto fusse tenuto per l’altro ; e che i malefici si potessono provare per due testimoni di pubblica voce e fama : e deliberorono che qualunque famiglia (anche popolana) avesse avuti cavalieri tra loro, tutti s’intendessono esser Grandi, e che non potessono esser de’Signori, né Gonfaloniere di Giustizia, né de’loro collegi ; e furono in tutto le dette famiglie [espace blanc]. Et ordinorono che i Signori vecchi, con certi arroti, avessono a eleggere i nuovi. E a queste cose legarono le XXIIII Arti, dando a’loro consoli alcuna balia.
1, 12. Chicanes des juges contre les Ordonnances de justice.Sévère application de ces dernières. Positions opposées sur ce sujet entre le Peuple et les Grands. Audace et fermeté de Giano della Bella (1293)
Idem, p. 62-65.
Les maudits juges se mirent à interpréter tendancieusement ces lois qu’avaient rédigées messire Donato de messire Alberto Ristori, messire Ubertino dello Strozza et messire Baldo Aguglioni. Ils disaient que, chaque fois que le méfait devait être effectivement puni, elles touchaient par extension tous les adversaires de la partie lésée, et qu’elles effrayaient les officiers de justice ; que si l’offensé était Gibelin ; tout comme du côté des Guelfes ; et que, dans les familles des Grands, on ne dénonçaient pas les siens pour ne pas encourir soi-même la peine. Peu de méfaits néanmoins restaient cachés sans être découverts par les adversaires. Beaucoup de coupables furent punis en application de la loi. Les premiers à tomber sous le coup de la loi furent les Galligai. L’un d’eux commis un méfait en France : il eut des mots avec deux fils d’un marchand connu, qui s’appelait Ugolino Benivieni, jusqu’au moment où l’un des deux frères fut frappé par le Galligai en question, et en mourut. Et moi, Dino Compagni, me trouvant gonfalonier de justice en 1293, je me rendis chez eux et chez leurs proches, et je fis raser leurs maisons en application des lois. Ce début entraina un usage pervers avec les gonfaloniers suivants car, lorsque ces derniers avaient à raser les maisons en application des lois, le Peuple disait qu’ils faisaient preuve de lâcheté s’ils ne les rasaient pas entièrement. Et beaucoup passaient les limites de la justice par crainte du Peuple. Il arriva ainsi qu’un fils de messire Bondalmonte avait commis un crime de sang : il vit ses maisons rasées, de sorte que par la suite il en fut dédommagé.
Les gens devinrent de plus en plus arrogants, dès lors que les Grands passibles de peine se trouvaient punis ; car les officiers de justice craignant eux-mêmes les lois, les respectaient, puisqu’elles voulaient qu’ils punissent effectivement. Cette application effective était poussée si loin que l’officier de justice doutait, pour le cas où l’accusé viendrait à ne pas être condamné, de pouvoir trouver pour lui-même quelque défense ou excuse : voilà pourquoi aucun accusé n’était acquitté. Aussi les Grands se plaignaient-ils fortement de ces lois, et à leurs exécutants ils disaient : « Quand un cheval au galop frappe de sa queue le visage d’un membre du Peuple, ou bien quand, dans une cohue, on heurtera de front quelqu’un sans le vouloir, ou encore, lorsque quelques jeunes enfants se disputeront, si une plaine est déposée contre les responsables, devront-ils, pour si peu, subir les destructions de leurs biens ? »
Annexe III. 1, 15. Conseil des Grands dans l’église San Jacopo (1294-1295)
Ibidem, p. 69-70.
Les Grands tinrent conseil dans l’église San Jacopo Oltrarno, et là tous s’accordèrent pour dire que Giano devait mourir. Par la suite, ils se réunirent de nouveau, un représentant par famille, et ce fut messire Berto Frescobaldi qui prit la parole pour dire comment ces chiens de gens du Peuple leur avait confisqué tous les honneurs et toutes les charges ; et qu’ils n’osaient même plus entrer au palais et ne pouvaient donc plus intenter la moindre action en justice ; « si nous frappons un de nos serviteurs, disait-il, nous subissons la destruction de nos biens. Et c’est pourquoi, messeigneurs, je suis d’avis que nous sortions de cet état de servitude. Prenons les armes et courons sur la place publique, tuons tous les gens du Peuple, amis ou ennemis, tous ceux que nous trouverons, de sorte que jamais plus, nous comme nos enfants, ne soyons opprimés pa eux. »… [l’avis de messire Frescobaldi ne sera pas retenu, les magnats optent pour la ruse et décident de « semer la désunion » au sein du Peuple et de « dénigrer Giano afin d’éloigner de lui tous les notables du Peuple »].
Notes de bas de page
1 Pour un bilan historiographique sur les Ordonnances de 1293, je renvoie à l’ouvrage collectif, Ordinamenti di giustizia fiorentini. Studi in occasione del VII centenario, V. Arrighi dir., Florence, Archivio di Stato di Firenze - Edifir Ed., 1995.
2 D. Compagni, Chronique des événements survenant à son époque, P. Mula éd., Grenoble, Ellug, 2002.
3 Ch. Klapisch-Zuber, Retour à la cité. Les magnats florentins (1340-1440), Paris, EHESS, 2005. Ch. Klapisch-Zuber est également l’auteur de plusieurs articles sur les magnats parmi lesquels nous signalons « Honneur de noble, renommée de puissant : la définition des magnats italiens (1280-1400) », Médiévales, 24 (1993), p. 81-100, « La construction de l’identité sociale. Les magnats dans la Florence de la fin du Moyen Âge », dans Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, p. 151-164. Pour une présentation plus générale sur les magnats, voir C. Lansing, The Florentine Magnates. Lineage and Faction in a Medieval Comune, Princeton, Princeton University Press, 1991.
4 Sur les modfications de la liste des magnats après 1295, voir Ch. Klapisch-Zuber, Le retour…, p. 23 sq.
5 G. Fasoli, « La legislazione antimagnatizia bolognese fino al 1292 » Rivista di soria del diritto italiano, VI (1933), p. 351-392 et « Ricerche sulla legislazione antimatizia nei comuni dell’alta e ledia Italia », Rivista di storia del diritto italiano, XII (1939), p. 86-133 et 340-309.
6 Pour plus de détails sur l’application des mesures politiques, je renvoie à Ch. Klapisch-Zuber, Le retour…, p. 348 sq.
7 G. Milani, L’esclusione dal Comune. Conflitti e bandi politici a Bologna e in altre città italiane tra XII et XIV secolo, Rome, Istituto Storico Italiano per il Medioevo, 2003.
8 Idem, p. 446.
9 Sur la violence des élites communales, je renvoie au passage de l’ouvrage magistral de J.-Cl. Maire-Vigueur, « Pratiques et formes du conflit », dans Cavaliers et citoyens. Guerre, conflits et société dans l’Italie communale XIIe-XIIIe siècles, Paris, EHESS, 2003, p. 321-335.
10 Idem, p. 330.
11 Ch. Klapisch-Zuber, Le retour…, tableau 4.2 p. 128 commenté p. 124-127.
12 A. Zorzi, La trasformazione di un quadro politico. Ricerche su politica e giustizia a Firenze dal comune allo stato territoriale, Florence, Tip. Grazia, 1995, p. 122-123.
13 Ch. Klapisch-Zuber, « La construction… », p. 155.
14 Nous retrouvons ici les principes de la persécution exposé par R.I. Moore, La persécution. Sa formation en Europe Xe-XIIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. 129 sq.
15 Cl. Gauvard, Violence et ordre public au Moyen Âge, Paris, Picard, 2005, p. 265-266.
16 J. Cl. Maire-Vigueur, Cavaliers et citoyens…, p. 321-332, citation p. 321.
17 Idem, p. 329 et A. Zorzi, La trasformazione…, p. 90-98.
18 Sur l’importance de l’écrit dans l’Italie communale, voir P. Cammarosano, Italia medievale. Struttura e geografia delle fonti scritte, Rome, Coracci, 2000.
19 P. Costa, Civitas. Storia della cittadinanza in Europa, t. 1. Dalla civiltà comunale al Settencento, Rome-Bari, Laterza, 1999, p. 45.
20 Ch. de La Ronciere, « De la ville à l’État territorial : la construction du territoire (XIVe-XVe siècle) », dans J. Boutier, S. Landi, O. Rouchon dir., Florence et la Toscane, XIV-XIXe siècles. Les dynamiques d’un État italien, Rennes, PUR, 2004, p. 15-38, en part. p. 15-18.
21 Sur la présence des Florentins dans le Dominio, voir C. Perol, « Florence et le Domaine florentin au XVe et XVIe siècles : pouvoir et clientèles », dans J. Boutier, S. Landi, O. Rouchon dir., Florence et la Toscane…, p. 161-177.
22 Ch. Klapisch-Zuber, « Honneur de noble… », p. 99.
23 Sur les rituels associés aux prises de fonction des officiers florentins, voir C. Perol, « Les prétentions chevaleresques d’un lainier florentin au XVe siècle », dans Entrer en ville, Rennes, PUR, p. 213-230.
24 G. Milani, L’esclusione dal Comune…, p. 449.
25 P. Mula, « Dino Compagni, un citoyen engagé dans la vie publique », introduction à l’édition de la Chronique des événements…, p. 22-27.
26 Ce sujet a été étudié par Ch. Klapisch-Zuber, « Honneur de noble… », en part. p. 83.
27 J.-Cl. Maire-Vigueur, Cavaliers et citoyens…, p. 297-303 et C. Perol, « Les prétentions chevaleresques… », p. 221, n. 18.
28 A. Zorzi, La trasformazione…, p. 122.
29 Le terme de « clan » choisi par le traducteur de la version française de la chronique de D. Compagni ne convient pas dans la mesure où il fait référence à une réalité politique et sociale spécifique qui ne correspond pas vraiment à la situation florentine de la fin du XIIe siècle.
30 J.-Cl. Maire-Vigueur, Cavaliers et citoyens…, p. 324-325.
31 Les historiens italiens utilisent le terme de disciplinamento.
32 R. I. Moore, La persécution…, p. 182.
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