Marchands, mercenaires et captifs : le statut légal des chrétiens latins en terre d’islam selon le juriste canonique Ramon de Penyafort (XIIIe siècle)
p. 223-234
Texte intégral
1Parmi les différentes minorités juridiques au Moyen Âge, je voudrais me pencher sur celle de l’étranger, l’outlaw, le voyageur qui se déplace et dont on définit mal l’appartenance juridique dans des sociétés où le statut légal dépend, le plus souvent, de toute une série de facteurs sociaux : clan ou ethnie, confession religieuse, citoyenneté, appartenance à une ghilde professionnelle ou un ordre religieux, etc. En Europe médiévale, bien entendu, les juridictions s’entrecroisent dans un épais maquis légal : droit urbain, royal, impérial, seigneurial, ecclésiastique, et ainsi de suite. Nombreux sont les individus qui profitent de cette situation pour s’échapper d’un statut juridique étriqué en prenant la route. Die Stadtluft macht frei : de nombreux serfs se réfugient à la ville pour se libérer de leur servitude. En Byzance, des esclaves fugitifs rentrent dans un monastère pour échapper à leur maître. En péninsule ibérique, de nombreux fueros promettent la liberté et l’indemnité à des condamnés.
2Dans ces pages je voudrais examiner un cas particulier de ce genre d’exil juridique : le séjour, volontaire ou non, de chrétiens latins dans le monde arabe pendant la première moitié du XIIIe siècle. C’est un phénomène répandu et bien connu, qui prend diverses formes. D’abord il y a le captif, pris lors de guerres, de razzias ou d’actes de piraterie. Son séjour en pays arabe est parfois court : il peut être échangé pour obtenir la libération de captifs arabes ; il peut être rançonné (l’opération la plus lucrative, du point de vue de ses ravisseurs). Sinon, il devient le plus souvent esclave. Il y a aussi les émigrés volontaires, temporaires ou permanents. Des marchands, tout d’abord, qui fréquentent les ports de l’Afrique du Nord et du Levant. Des mercenaires qui louent leurs services, individuellement ou collectivement, aux princes musulmans (souvent mais pas toujours avec l’accord de leurs souverains chrétiens). Des malfaiteurs en fuite, pour qui l’exil en pays arabe permet d’échapper à la justice. Des rebelles et autres exilés politiques. Des clercs, surtout des dominicains et franciscains, venus pour prêcher l’évangile aux musulmans ou pour servir aux besoins des chrétiens.
3Examinons le statut juridique de ces chrétiens latins en terre d’islam, non du point de vue des états qui les ont accueillis, mais de celui de l’Église de Rome. Eglise qui se veut catholique, c’est-à-dire universelle, dont la juridiction dépasserait toute frontière politique, qui s’étend en théorie jusqu’aux chrétiens au-delà de l’Europe latine, de Fez jusqu’à Karakorum. (Je n’aborde pas ici la question épineuse des rapports entre la papauté et les diverses églises d’orient.) Mais cet universalisme de principe n’empêche pas un réalisme de fait : les papes savent bien qu’ils ont peu de pouvoir de persuasion auprès de ces chrétiens en terre d’islam et encore moins sur les princes musulmans. Ils savent aussi que ces chrétiens en terre d’islam sont confrontés à des situations particulières qui demandent des solutions spécifiques.
4Ramon de Penyafort, dominicain catalan, juriste et missionnaire, a longuement réfléchi et écrit sur ces problèmes. Ramon fait des études de droit à Bologne (1210-1219) ; il y rencontre saint Dominique et entre dans l’Ordre des Prêcheurs en 1222. De 1230 à 1238, il est confesseur et chapelain du pape Grégoire IX ; puis, de 1238 à 1240, il est Maître Général de l’Ordre dominicain. Ensuite il va à Barcelone où il est conseiller privilégié au roi Jacques Ier ; il convainc le roi d’établir une inquisition dans ses territoires. Il obtient le soutien du roi et du pape pour établir des écoles où des futurs missionnaires peuvent apprendre l’arabe et l’hébreu ; il convainc le roi d’obliger les musulmans et les juifs de la couronne d’Aragon à écouter les sermons des missionnaires dominicains dans leurs mosquées et synagogues1.
5C’est surtout en tant que juriste que Ramon de Penyafort nous intéresse aujourd’hui. Formé dans les écoles de droit à Bologne, il devient un des juristes canoniques les plus prolifiques et les plus importants du XIIIe siècle. Entre 1222 et 1226, probablement, il compose sa Summa de paenitentia, sorte de traité de lois pour confesseurs, dans la tradition des commentaires des juristes bolonais. Lorsque, en 1230, il rentra dans la curie du pape Grégoire IX, celui-ci lui demanda de compiler les Decretales, grande anthologie de décrets pontificaux destinée à devenir un des piliers du droit canonique. Il les acheva en 1234 ; ils furent promulgués dans la bulle Rex pacificus le 5 septembre 1234. C’est peut-être vers le même moment qu’à la cour pontificale on reçut une lettre des ministres dominicain et franciscain résidant à Tunis, posant une série de quarante questions concernant la gestion de la communauté catholique de Tunis – il s’agit surtout de savoir si certains péchés valent l’excommunication et s’ils sont mortels ou véniels. Les conciles œcuméniques et la législation pontificale avaient certes fixé les règles en principe, mais n’avaient évidemment pas envisagé tous les cas de figure que rencontraient les frères de Tunis au jour le jour. Ramon Penyafort explique que le pape donna sa réponse à chacune des questions et que lui, Ramon, les fit transcrire et les leur envoya. Les questions et réponses ont été préservées dans un texte appelé les Responsiones ad dubitabilia circa communicationem christianorum cum sarracenis, daté du 19 janvier 12352. Chaque section contient, d’abord, une question que le prieur dominicain et le ministre franciscain avaient posée, suivie de la réponse du pape, transcrite par Ramon. Les questions traitent de la légitimité (ou non) de toute une série de transactions, de la vente des clous aux musulmans au baptême secret de leurs enfants3.
6Ce texte nous apporte des informations non négligeables sur la communauté latine de Tunis ; on se rend compte tout d’abord que cette communauté est importante et très hétéroclite. Il y a d’abord les marchands : génois, pisans et « espagnols » (sans doute catalans). Il y a des clercs : les franciscains et dominicains, bien entendu, mais aussi des prêtres des villes marchandes, associées avec les funduqs des celles-ci. Il y a des mercenaires, des croisés, des personnes converties à l’Islam, des captifs, des esclaves, même (nous le verrons) des personnes qui servent de gage pour des emprunts.
Les marchands et le trafic illicite
7Un des soucis principaux du pape, de Ramon de Penyafort et des ministres franciscain et dominicain, qui apparaît clairement dans ce document, est de limiter la vente illicite d’armes, de fer et de bois. En 1179, le troisième concile du Latran avait prononcé l’excommunication des chrétiens qui vendaient aux « Sarrasins » des armes et « du bois pour les navires », ainsi que de ceux qui servent comme capitaines ou pilotes de leurs navires. Ces excommuniés, s’ils sont pris par des princes chrétiens, doivent avoir leurs biens confisqués et être réduits en esclaves4. Le concile de Latran IV, qui en 1215 lance l’appel à la cinquième croisade, étend et précise ces interdictions : est prohibée la vente d’armes, de fer et de bois aux Sarrasins. Toute aide militaire ou stratégique entraîne également l’excommunication. En préparation pour la croisade, le concile interdit pendant une période de quatre ans l’envoi de tout navire aux « Sarrasins qui habitent en Orient » ; ce qui permet, bien entendu, le maintien des relations commerciales avec le Maghreb5. Dans sa Summa de Paenitentia, Ramon réitère l’interdiction de porter arma et alia subsidia aux Sarrasins6.
8En 1234-1235, ces questions restent d’actualité. Certes, Jérusalem est aux mains des Latins, grâce au traité de Jaffa signé par Frédéric II et al-Kâmil en 1229. Mais le trafic des produits interdits continue à poser problème. À Tunis, bien entendu, le pape ne peut pas compter sur l’aide du prince ; la seule arme dont il dispose contre les malfaiteurs est spirituelle, celle de l’excommunication. Le pape et Ramon distinguent entre trois catégories de commerce : le commerce interdit qui entraîne l’excommunication, le commerce illicite (qui est considéré comme un péché mais qui ne vaut pas l’excommunication) et le commerce licite.
9Certains types de commerce pratiqués par les marchands à Tunis sont clairement interdits par les deux conciles et entraînent l’excommunication : surtout la vente des armes, du fer et du bois. Des Génois vendent des navires ; d’autres marchands vendent épées, couteaux et d’autres armes. Ceux qui ignorent les interdictions des deux conciles sont excommuniés également, mais ils peuvent être absous avec une pénitence légère. Même chose pour les équipages des navires impliqués dans du commerce illicite. Il reste néanmoins des zones grises. Les frères rapportent (¶ 2) que « des Espagnols donnent ou vendent des éperons, des brides et des selles ; nous demandons si nous devons considérer qu’il s’agit d’armes ». La vente de ces objets n’était pas expressément interdite par un concile ; mais clairement si des marchands catalans équipent la cavalerie arabe, ceci pourrait poser une menace à des chrétiens. Le pape et Ramon répondent « s’ils le font en temps de guerre, ils sont excommuniés ». Ce principe (que la vente en temps de paix est permise, mais que la vente à l’ennemi de chrétiens en temps de guerre est interdite) informe plusieurs réponses du texte, concernant par exemple la vente ligna parvicula (¶ 25), du chanvre, de la poix et du lin (tous matériaux essentiels pour l’équipement des navires) (¶ 26), ou des cultellos parvissimos et clavos minutissimos (¶ 27).
10Un certain nombre de ces marchands sont donc excommuniés, pour avoir participé au trafic interdit. Nous ne saurons jamais les noms des personnes excommuniées, car les papes et les intéressés même, le plus souvent, l’ignoraient : des excommunications globales, contre ceux qui pratiquaient tel ou tel commerce, suffisaient, sans le besoin d’une excommunication spécifique et nominale : Dieu, supposait-on, reconnaîtrait les siens. À travers ce document, néanmoins, on voit diverses attitudes de marchands face à cette menace d’excommunication : certains, souhaitant se rassurer sur la légitimité de leur commerce, demandaient à leur confesseur dominicain ou franciscain s’il était permis de vendre des vivres ou des petits couteaux et des clous à des musulmans. On peut imaginer que d’autres marchands, n’en voulant rien savoir, se sont bien gardés de poser de telles questions aux frères ou de demander leur avis : ceux-ci, bien entendu, n’apparaissent en général pas dans la documentation.
11Mais il y a un cas particulièrement intéressant à ce propos. La première question que posent les frères au pape est le suivant :
« Puisque le Seigneur Innocent [III] a déclaré que doivent être excommuniés ceux qui vendent des navires, des armes ou du fer aux Sarrasins, ou qui leur donnent quelque chose qui les aide, que faire des Génois qui vendent des navires, surtout des vielles, aux Sarrasins, disant que ce ne leur était pas interdit par leurs prêtres ?
Nous répondons : quiconque donne des navires, du bois pour faire des galères, des armes ou du fer sera excommunié, sans considérer le moment où il l’a fait, et cela [selon ce qui a été proclamé] par deux conciles : ceux qui transportent ces choses aux dépens de la Terre Sainte sont excommuniés par le dernier concile [Latran IV] ; et si c’est pour [les aider à] combattre les chrétiens, ils sont excommuniés par le premier concile du Latran [Latran III]. »
12Si on peut hésiter dans le cas de la vente de clous ou de l’équipement pour cheval, la vente de navires est clairement interdite par deux conciles, comme indique la réponse que Raymond rédige au nom du pape. Ce qui n’empêche pas les Génois d’y participer, clairement, ni à leurs prêtres de le permettre. Ici se pose tout le problème de juridiction ecclésiastique. Les marchands génois ne reconnaissent aucune autorité sur eux de la part des franciscains ou des dominicains ; les génois ont leurs propres prêtres à Tunis, dans leur funduq (qui est attesté l’année précédente, en 1233). La réponse pontificale évite habilement cette question épineuse d’autorité ecclésiastique, en affirmant que les marchands qui vendent des navires sont excommuniés par deux conciles, indépendamment de ce que peuvent dire ou les prêtres génois ou les frères mendiants.
Les clercs et leur autorité : dominicains, franciscains, prêtres des villes marchandes, clergé autochtone
13Clairement, la question de l’autorité pontificale, et de sa délégation à des représentants franciscains et dominicains, pose problème. D’autres questions touchent la délégation de pouvoirs pontificaux aux frères. Le pape Honorius III leur avait conféré le pouvoir d’absoudre des excommuniés si ceux-ci ne pouvaient pas se rendre facilement (commode) à Rome pour recevoir l’absolution directement du pape (¶ 20). Les frères demandent ce que veut dire commode. Dans sa réponse, Grégoire confirme le pouvoir octroyé par son prédécesseur et définit ce qui signifie, dans ce cas, commode : les frères peuvent absoudre les excommuniés empêchés de faire le voyage à Rome par maladie, vieillesse ou indigence. Les autres doivent se rendre à Rome pour recevoir l’absolution des mains du pape. De la même manière, les frères avaient reçu le pouvoir d’accorder l’absolution in extremis (¶ 31). Ils demandent ce que cela veut dire : est-ce qu’une fièvre ou une dysenterie qualifie ? Le pape répond qu’une personne doit être considérée in extremis seulement s’il y a un vrai danger de mort.
14Les franciscains et dominicains à Tunis ont donc des pouvoirs spécifiques, accordés par Honorius III et confirmés par Grégoire IX. Mais à Tunis comme du reste en Europe à la même époque, les privilèges accordés aux frères mendiants provoquent la méfiance ou l’opposition de clercs séculiers. D’autant plus qu’à Tunis il reste des zones grises importantes. Les frères parlent de fratres spirituales mariés, (¶ 12) présents à Tunis avant leur arrivée. De tels mariages, interdits en Europe par le mouvement de réforme dite « grégorienne », sont découragés : il faut essayer de convaincre ces hommes de se séparer de leurs épouses, sans les y contraindre ; dans aucun cas doit-on permettre de nouveaux mariages de clercs. Ce qu’on a du mal à savoir, par contre, est qui sont ces personnes : des chrétiens autochtones ? Des clercs des villes marchandes italiennes ou catalanes ? Voici en tout cas de quoi animer encore le débat sur la disparition (ou non) des chrétiens de l’Ifriqiya.
15Un autre principe fondamental du mouvement de réforme ecclésiastique était l’immunité totale des clercs de la justice laïque. Les frères font état de « certaines personnes » qui arrêtent des clericos latrones et les fouettent (¶ 28). On demande si ces personnes doivent être excommuniées et si les frères peuvent les en absoudre. Le pape répond que oui, ils doivent être excommuniés, mais que, aussi, les frères peuvent les absoudre. Ainsi le principe de l’immunité cléricale est affirmé, mais les laïcs qui ont puni des clercs malfaiteurs peuvent être absous. Les frères affirment que certains clercs à Tunis pratiquent du commerce (¶ 32) ; le pape leur dit d’utiliser la censure ecclésiastique ou « une autre punition canonique » à leur encontre. Les frères demandent également (¶ 30) « qui devraient être considérés résidents » (qui intellegantur commorantes) : ceux qui ont été un an à Tunis ? six mois ? La réponse est que celui qui a l’intention d’y rester, en particulier s’il y a séjourné un an, doit être considéré comme résident. Ceci suggère que les frères ont de l’autorité sur les chrétiens résidents à Tunis, mais il n’est pas clair en quoi consiste cette autorité : le droit d’imposer des dîmes ou des amendes ? En tout cas, il est intéressant de noter que vers la même époque, des ulama égyptiens déclarèrent qu’un marchand chrétien qui passait plus d’un en Égypte devait être considéré dhimmi, et devait payer la jizya7.
16De toute manière, le flou juridique à Tunis (du point de vue de Rome) était en partie dû au fait qu’il n’y avait pas d’évêque. Grégoire avait récemment confirmé la nomination du Franciscain Agnello comme évêque de Fez, pour servir la communauté chrétienne du califat Almohad ; l’établissement d’un évêché élimina (du moins en théorie) les problèmes juridictionnels si évidents à Tunis8. Cette même année de 1235, le pape envoya, comme émissaire au « Roi de Tunis » Abū Zakariyyā, Jean, « ministre de l’Ordre des Mineurs en Berbérie »9. Il n’est pas clair s’il s’agit du même ministre franciscain qui (avec son homologue dominicain) avait adressé les quarante questions au pape en 1234. Ce qui est clair par contre, c’est que Grégoire est en contact étroit avec les Franciscains de Tunis et qu’il les emploie pour promouvoir ses intérêts et pour négocier avec l’émir.
Captifs et esclaves
17Mais bon nombre des chrétiens à Tunis n’étaient ni marchands, ni clercs. Il y avait notamment de nombreux captifs et esclaves européens, auxquels plusieurs passages des Responsiones font allusion. Les frères parlent de marchands chrétiens qui vendent d’autres chrétiens aux musulmans (¶ 6) ; cette pratique est un péché mortel, affirment Ramon et le pape (même si elle n’entraîne pas l’excommunication). D’autres marchands chrétiens capturent des juifs ou des musulmans (surtout des femmes, précise-t-on), qu’ils vendent en terre d’islam (¶ 7). Il est bien entendu illégal, selon la shari‘a, pour un chrétien d’avoir (et encore plus de vendre) un esclave musulman ; pour contourner cette interdiction, ces marchands prétendent que leurs captifs sont chrétiens. Ce qui gêne les deux frères, et pour eux mérite éventuellement l’excommunication de ces marchands, est iniuriam quam faciunt nomini christiano in huiusmodi venditione, « l’insulte qu’ils profèrent au nom chrétien par ce type de vente ». La capture et la vente de ces femmes, et la dissimulation que cela implique, pose moins problème que l’insulte au christianisme qui consiste en appelant ces juives et musulmanes des chrétiennes. Ici aussi, le pape conclut qu’il s’agit de péchés mortels mais n’entraînent pas l’excommunication.
18Dans leur huitième question, les frères observent avec consternation que certains chrétiens obligant vel impignorant viros vel feminas de familiis suis saracenis, necessitate compulsi. Les termes obligare et impignorare ont tous deux des significations juridiques de « mettre en gage » ; on pourrait donc traduire ce passage par : « ils mettent en gage aux sarrasins des hommes ou des femmes parmi leurs domestiques. » Apparemment, des chrétiens (surtout mais non pas uniquement, des chevaliers [milites]) endettés (necessitate compulsi) donnent aux musulmans certains de leurs familiis (serviteurs) comme gages ou garants pour leurs dettes ou autres obligations légales (peut-être militaires). Ce qui choque les frères est moins la mise en gage des personnes que le risque que cela implique que certains d’entre eux n’apostasient (on imagine du reste que si le débiteur fait défaut, ces personnes deviennent les esclaves des créditeurs musulmans). On affirme en effet que certaines de ces personnes, surtout les jeunes (pueri vel puellae), finissent par se convertir à l’islam : fiunt postmodum sarraceni.
Les apostats et leurs familles
19Ceci est un des soucis principaux des ministres franciscain et dominicain : l’apostasie de certains chrétiens à Tunis et leurs relations avec les membres de leurs familles restés chrétiens. On devine par d’autres sources que ces situations devaient être assez fréquentes. Les sultans hafsides avaient des concubines européennes, achetées dans les marchés d’esclaves ou reçues comme cadeaux ; certaines de celles-ci, sans doute, se sont converties. Quant aux mercenaires, plusieurs restèrent chrétiens, mais d’autres se convertirent à l’islam10. Parmi les traducteurs, acteurs clefs du commerce et de la diplomatie, étaient des Européens qui prolongèrent leur séjour à Tunis ; certains, sans doute, finirent par se convertir à l’islam et par épouser une musulmane11. Les Responsiones montrent que les frères et le pape sont préoccupés par l’apostasie, qui en Europe entrainerait des punitions sévères : confiscations des biens et mise à mort. Mais ils ne peuvent bien entendu menacer les apostats en Terre d’Islam d’aucune peine, même spirituelle : en se mettant en dehors de l’Église, ils ne peuvent plus être excommuniés, selon le Décret de Gratien12. Voici la question des ministres mendiants et la réponse :
« Il y a certains individus qui étaient chrétiens et ensuite se sont fait Sarrasins, certains étant enfants, d’autres étant déjà adultes ; certains sont libres, d’autres captifs. Puisqu’ils pèchent tous contre les articles de la foi, niant que le Christ soit Dieu et Fils de Dieu, déniant aussi son Incarnation et sa Passion, nous demandons si les parents de ces personnes ou d’autres membres de leur famille ou d’autres personnes peuvent communiquer avec eux. Certains ignoraient les articles de la foi [chrétienne] quand ils se sont faits Sarrasins, d’autres étaient captifs dès leur enfance, d’autres [se sont convertis] à cause d’une certaine négligence. Et nous ne voyons pas comment [leurs parents chrétiens] peuvent se passer de garder contact avec eux, soit parce qu’ils les aiment comme leurs enfants, soit parce qu’ils reçoivent d’eux la nourriture.
Nous répondons : ils peuvent communiquer avec eux pour les corriger ou pour nécessité et recevoir d’eux la nourriture quand cela est nécessaire, surtout leurs parents et d’autres personnes associées. » (¶ 10)
20Puisqu’on ne peut plus rien pour les apostats (sauf essayer de les convaincre de revenir à leur religion première), on se soucie ici surtout des membres de leur entourage qui sont restés chrétiens. Il était interdit, par le Décret, de fréquenter des hérétiques13 ; exception faite pour ceux qui cherchent à les ramener à la foi. Mais les frères savaient que s’ils essayaient d’interdire aux chrétiens de Tunis de fréquenter leurs proches musulmans, cette interdiction aurait peu d’effet, si ce n’était de pousser les parents chrétiens eux aussi vers l’apostasie. Les frères savent que ces chrétiens ne peuvent pas éviter leurs parents musulmans « soit parce qu’ils les aiment comme leurs enfants, soit parce qu’ils reçoivent d’eux la nourriture ». Le pape répond qu’ils peuvent fréquenter ces musulmans causa correctionis vel necessitatis – en d’autres termes, pour les ramener à l’église ou par besoin matériel. En appliquant ainsi la législation de Gratien à propos des hérétiques, Ramon et Grégoire classent l’islam comme hérésie, du point de vue juridique. Ceci correspond à la réflexion théologique contemporaine à propos de l’islam, surtout les œuvres des polémistes latins contre l’islam aux XIIe et XIIIe siècles14. Dans sa Summa de Paenitentia, Ramon avait affirmé que les chrétiens ne devaient pas fraterniser avec les juifs ou les sarrasins : l’exception est faite pour les prédicateurs qui vont en terram eorum pour leur prêcher le Christ15. Ici on reconnaît la situation particulière des familles d’apostats et on adoucit cette interdiction pour eux.
21Plus difficile encore, peut-être, était le problème de l’apostasie au sein d’un couple marié. Ramon aborde le problème des mariages mixtes dans la question 11 des Responsiones, puis de nouveau dans son De matrimonio (composé probablement entre 1235 et 1240)16. Puisqu’il n’est de toute façon pas légal pour un chrétien d’épouser un non-chrétien, la question ici est de savoir comment faire si un membre d’un couple chrétien labatur in haeresim, glisse dans l’hérésie – en d’autres termes, ici, s’il se convertit à l’islam (qui est encore une fois traité comme une hérésie). Gratien, dans le Décret, suit la législation ecclésiastique antérieure en interdisant tout mariage entre chrétiens et non-chrétiens, avec néanmoins quelques exceptions pour les cas de conversions : Causa 28 du Décret traite d’un cas d’un infidelis marié qui se convertit au christianisme mais dont l’épouse demeure infidelis. Gratien affirme qu’il est permis au nouveau chrétien de se séparer de son époux ou épouse infidèle, mais qu’il ou elle peut aussi rester marié. L’essentiel est de savoir si le membre chrétien du couple peut rester marié à l’époux infidèle sans contumelia creatoris « insulte au Créateur ». Selon le Décret (c28 q2 c2), quand l’époux infidèle haït le christianisme et insulte le Créateur, l’époux chrétien peut non seulement se séparer de son partenaire infidèle, mais peut se marier de nouveau. La bible interdit le divorce ; l’annulation du mariage est autorisée dans des cas limités et spécifiques, en particulier la consanguinité ou l’adultère d’un des membres du couple. Le Décret affirme que la contumelia creatoris est une sorte d’adultère spirituel, bien pire que l’adultère physique, et qu’elle serait donc une raison pour la séparation et pour l’annulation du mariage. En 1235, Ramon et le pape appliquent le cas de Gratien sur la conversion d’un membre d’un couple infidèle au Christianisme au cas inverse : où un membre d’un couple chrétien se convertit à l’islam. Ramon réitère ce point de vue dans son De matrimonio17.
Des crypto-chrétiens et des enfants musulmans baptisés
22En général, on ne peut envisager la conversion à Tunis que dans un seul sens : vers l’islam. Mais il y a peut-être des exceptions. On parle de chrétiens qui de « peur des sarrasins » vont à la messe en secret la nuit (¶ 16). On voit mal pourquoi un marchand vénitien ou un mercenaire catalan aurait peur de pratiquer ouvertement sa religion à Tunis. Par contre, un esclave ou captif qui s’était converti à l’islam et qui revient au Christianisme aurait été considéré apostat du point de vue de la loi islamique. Donc il semble bien qu’il s’agit de messes secrètes pour des crypto-chrétiens.
23Déjà, dans les années 1220, Ramon avait traité ce problème dans son De paenitentia. Dans son titulus consacré aux apostats, il affirme que plusieurs chrétiens vivent dans des villes des Sarrasins, surtout ceux qu’on appelle atronii (et qu’il appelle ailleurs atrones, arrones ou aramos, selon les diverses graphies des manuscrits)18. Certains de ces atronii, poursuit-il, professent que Mahomet est le messager de Dieu (nuntium Dei), le vénérant comme un saint avec les Sarrasins. D’autres embrassent le sepulcrum almeadi : il s’agit probablement de la tombe, à Tinmallal (au sud de Marrakech), du Mahdi almohade Ibn Tumart (m. 1130) ; nous savons du reste que sa tombe était toujours un site de vénération au XVe siècle, selon le témoignage de Leo Africanus19. Ceci suggère que le contexte ici est le Maghreb occidental, non pas l’Ifriqiya. En tout cas ces atronii agissent en public comme des Sarrasins ; en privé ils affirment être chrétiens. Ramon se demande s’il faut les considérer comme hérétiques ou apostats. Il conclut que s’ils agissent ainsi par peur et gardent dans leur cœur la vraie foi, ils ne sont ni hérétiques ou apostats ; par contre, ils pèchent mortellement. C’est la même chose, poursuit-il, pour ceux qui par peur font circoncire leurs fils ou se font circoncire eux-mêmes. Clairement, à en croire ces textes, dans les années 1220-1230 il y a de nombreuses personnes vivant en terre musulmane qui pratiquent l’Islam en public mais se considèrent chrétiens in corde suo. Qui sont ces personnes, et pourquoi Ramon emploie-t-il ce terme inédit, atronii ? Il semble, d’après sa description, qu’il s’agit de chrétiens apostats qui pratiquent l’islam en public mais qui auraient affirmé aux frères être restés secrètement chrétiens. Il n’est pas clair s’il s’agit de personnes autochtones ou d’origine européenne.
24Enfin on peut citer une dernière catégorie de personnes : des enfants musulmans tunisois baptisés à l’insu de leurs parents. Voici la question 9 des Responsiones :
« Certains captifs chrétiens conversent avec des Sarrasins ayant des enfants. Nous demandons si nous pouvons conseiller à ces chrétiens de baptiser ces enfants en secret, sans la permission ou la connaissance des parents, en espérant que, s’ils sont baptisés, ainsi ils peuvent être sauvés [s’ils meurent] avant l’âge de discrétion…
Nous répondons : qu’on les baptise. »
25On peut donc supposer qu’à Tunis au XIIIe siècle, il y a eu des petits enfants qui reçurent le baptême en secret des mains de leurs nourrices européennes.
Notes de bas de page
1 R. Sierra, « Raymond de Penyafort », DS, 86, 190 ; L. Robles, Escritores dominicos de la Corona de Aragon, siglos XIII-XV, Salamanque, Universidad de Salamanca, 1972, p. 13-57 ; J. M. Coll, « San Raymundo de Peñafort y las misiones del norte africano en la edad media », Missionalia hispanica, 5, 1948, p. 417-457 ; C. Longo, éd., Magister Raimundus : atti del convegno per il IV centenario della canonizzazione di San Raimondo de Penyafort (1601-2001), Rome : Istituto Storico Domenicano, 2002 ; S. Kuttner, « Raymond of Penyafort as editor : The “decretales” and “constitutiones” of Gregory IX », Bulletin of Medieval Canon Law 12 (1982) 65-80 ; Antonio García y García, Iglesia, sociedad y derecho, Salamanca, Universidad pontificia de Salamanca, 1985, p. 79-115 ; J. Tolan, Les Sarrasins : l’Islam dans l’imagination européenne au Moyen Âge, Paris : Aubier, 2002, p. 312-324.
2 Responsiones ad dubitabilia circa communicationem christianorum cum sarracenis, in Raymond of Penyafort, Summae, 3 vol., in X. Ochoa et A. Diez, éd., Universa Bibliotheca Iuris I (Rome, 1976-1978) 3 : col. 1023-36. Ce titre est moderne ; voir l’introduction à l’édition, ibid., p. cxliii-cxliv. Pour la date, voir col. 1036 : « Datum Perusii XIIII Kalendas Februarii, Pontificatus domini Gregorii anno VIII ». Certains historiens (y compris moi-même) ont daté ce texte à 1234 ; mais en fait c’est bien janvier 1235 qui correspond à la huitième année du pontificat de Grégoire IX. Je prépare actuellement une nouvelle édition critique.
3 Voir J. Tolan, « Taking Gratian to Africa: Raymond de Penyafort’s legal advice to the Dominicans and Franciscans in Tunis », in A. Husain et K. Fleming, éd., A Faithful Sea: The Religious Cultures of the Mediterranean, 1200-1700 (Oxford: One World, 2007), p. 47-63.
4 Lateran III, canon 24, in G. Alberigo et al., éd., Les conciles œcuméniques : Les décrets. Tome II-1, Nicée I à Latran V (Paris : Cerf, 1994), p. 480.
5 Lateran IV, canon 71, in Les conciles œcuméniques : Les décrets. Tome II-1, Nicée I à Latran V, p. 572-575.
6 Ramon de Penyafort, Summa de Paenitentia, Liber I, titulus IV (Ochoa et Diaz, vol. B, col. 312) ; il précise que de telles ventes entraînent l’excommunication (ibid., III : 33, col. 748-49).
7 P. Gourdin, « Les marchands étrangers ont-ils un statut de dhimmi ? À propos de quelques statuts de marchands étrangers dans les pays chrétiens et musulmans de Méditerranée occidentale au XIIIe siècle », in M. Balard et A. Ducellier, éd., Migrations et diasporas méditerranéennes (Xe-XVIe siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 435-446.
8 L. de Mas Latrie, éd., Traités de paix et de commerce et documents divers concernant les relations des chrétiens avec les Arabes de l’Afrique septentrionale au moyen âge, Paris, H. Plon, 1865, 2 : 10.
9 L. de Mas Latrie, éd., op. cit., 2 : 11.
10 Voir M. Chapoutot-Ramadi, « Tunis », in J.-C. Garcin, éd., Grandes villes méditerranéennes du monde musulman médiéval, Rome, École française de Rome, 2000, p. 241.
11 T. Mansouri, « Vie portuaire à Tunis au bas Moyen Âge (XII-XVe siècle) », in A. Baccar-Bournaz, éd., Tunis, cité de la mer, Tunis, 1999, p. 143-156 (surtout p. 45-47).
12 C24 q1 c4-5. Voir A. Winroth, The Making of Gratian’s Decretum, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, ch. 2, « Heresy and Excommunication: Causa 24 », p. 50-92.
13 « Hereticorum consortia a catholicis sont fugienda » C24 q1 c2.
14 John Tolan, op. cit., chapitres 6-11.
15 Ramon de Penyafort, Summa de Paenitentia, Liber I, titulus IV (Ochoa et Diaz, vol. B, col. 308-317) ; sur la question de la « fraternisation » et du partage des repas avec juifs et musulmans dans le droit canonique, voir David M. Freidenreich, « Sharing Meals with non-Christians in Canon Law Commentaires, ca. 1160-1260 : A Case Study in Legal Development », Medieval Encounters 2008 (sous presses).
16 Ramon de Penyafort, Summa de Matrimonio, titulus X, « de dispari cultu » (Ochoa et Diaz, vol. C, col. 951-55). Pour une traduction anglaise de ce traité, voir P. Payer, trad., Raymond of Penyafort, Summa on Marriage, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 2005. Sur ce traité voir O. Minnucci, « Istituti di diritto precessurale nella Summa de poenitentia et matrimonio di san Raimondo di Penyafort », in C. Longo, éd., Magister Raimundus : Atti del convegno per il IV centenario della canonizzazione di San Raimondo de Penyafort (1601-2001), Rome, Istituto Storico Domenicano, 2002, 87-109 ; I. Pérez de Heredia Y Valle, « La Summa de Matrimonio de san Raimundo de Peñafort », ibid., p. 111-164.
17 Ramon de Penyafort, De matrimonio 10 :2.
18 Ramon de Penyafort, De paenitentia 1 :7 ; Responsiones 13 ; Lettre au maître général des dominicains (1260), dans J. Rius Serra, Diplomatario de S. Raimundo de Penyafort, Barcelone, López Robert, 1945, 133.
19 N. Zemon Davis, Trickster travels: a sixteenth-century Muslim between worlds, New York, Hill and Wang, 2006, p. 179-180.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008