Pauvres, charité et assistance au Portugal (XIVe-XVe siècle)
p. 97-106
Texte intégral
1Dans un livre devenu classique sur les pauvres au Moyen Âge, Michel Mollat soulignait, en 1978, l’ambiguïté évidente des mots utilisés pour désigner la pauvreté, et l’ambiguïté de l’appréciation positive ou négative de la pauvreté elle-même, susceptible d’être considérée comme une vertu ou une malédiction1. C’est pourquoi la définition de pauvre proposée par Mollat essayait de prendre en compte le caractère relatif de sa condition et l’immense diversité de situations qu’elle pouvait recouvrir. Cette définition n’excluait même pas la pauvreté volontaire, que le Moyen Âge occidental a vu se développer autour d’un idéal auquel surtout les ordres religieux ont donné une expression très élaborée.
2Pour des raisons de méthode et de temps, nous ne nous occuperons pas de cette pauvreté volontaire, soulignant, en tout cas, que ces idéaux ont également pris forme au Portugal au XIIe et XIIIe siècles, comme l’a démontré José Mattoso, ayant surtout pour origine les milieux monastiques et mendiants2. On se centrera donc sur la pauvreté en tant que condition involontaire, issue des circonstances, en général indépendantes de la volonté de celui qui se voit dans la condition de ne pouvoir satisfaire ses besoins élémentaires de subsistance sans l’aide d’autrui.
3À l’image de ce qui se passe dans d’autres régions de l’Occident médiéval, les sources portugaises mentionnent les pauvres surtout en fonction de situations concrètes et non pas par une définition de leurs caractéristiques spécifiques. Le pauvre y est généralement présenté comme un individu sans nom et sans visage qui suggère une réalité peu définie, dont les contours diffèrent en fonction de la nature des documents et de leur objectif. Sous l’absence de ressources matérielles qui leur était commune, il existait une immense diversité de situations, ce qui rend difficile, aussi en ce qui concerne le Portugal, d’aboutir à une définition totalement précise du pauvre. On doit d’abord distinguer entre les pauvres structurels et les pauvres conjoncturels, c’est-à-dire entre ceux qui n’avaient pas, de façon absolue, la capacité de changer, par eux-mêmes, leur situation (les vieux, les petits enfants, les porteurs de maladies graves…), et ceux qui tombaient dans la pauvreté en fonction de circonstances adverses, soit une crise de production alimentaire, la guerre, la mort du conjoint ou tout autre changement plus ou moins réversible3.
4Dans cette perspective, l’affirmation catégorique de la position du pauvre face à la dichotomie intégration/exclusion sociale n’est pas du tout linéaire. En réalité, être pauvre, au Moyen Âge, ne signifiait pas nécessairement être marginal ou socialement exclu. D’ailleurs, les pauvres accomplissaient, objectivement, une importante fonction sociale. Comme le souligne Bronislaw Geremek, « leur présence était utile et même nécessaire, car elle servait d’exutoire au besoin des chrétiens médiévaux de se montrer charitables4 ». Ou, comme l’a affirmé Michel Mollat, « sur le plan spirituel […] la pauvreté possède la valeur potentielle de toute souffrance. En ce cas, valeur correspond à fonction. La pauvreté récupère ainsi une place dans les catégories mentales ; mieux, elle trouve une sorte de justification5 ».
5Les pauvres constituant un ensemble très divers, on y trouvait, en général, ceux qui étaient nés pauvres ou qui l’étaient devenus à cause de circonstances de la vie, ainsi que les porteurs d’une maladie grave, qu’elle fût physique ou mentale, qui les empêchait de s’occuper d’eux-mêmes d’une façon autonome. Dans une société comme la société médiévale, caractérisée par un équilibre fragile entre les capacités productives et les besoins de subsistance et dans laquelle les crises de sous-production se répétaient dans la succession des années agricoles, l’incapacité au travail et la dépendance économique – qui était ici surtout une dépendance alimentaire – constituaient une importante faiblesse propre de la condition de ceux qui étaient désignés comme pauvres. Cette situation, qui s’est accentuée à la fin du Moyen Âge, notamment pendant les années de crise agricole, contribuait à transformer ceux qui étaient au seuil de la pauvreté dans une immense minorité ou, au moins, une minorité très pressante face à l’ensemble de la société et à ses équilibres fragiles.
6Cet aspect, associé au rejet social suscité, très souvent, par les conditions de vie et par l’image répugnante du pauvre, surtout du malade et du mendiant, plaçait la pauvreté déracinée au seuil de la marginalité. Justement ou injustement, les mendiants qui n’étaient pas porteurs d’une incapacité visible pour le travail étaient assimilés aux faux pauvres, vus comme une sorte de parasites dont la paresse expliquait les carences, se confondant avec les vagabonds et les brigands d’un bas-fond qui ne cessait de croître à la fin du Moyen Âge. C ´ est vrai qu’au Portugal la conception de la pauvreté comme châtiment de Dieu provoqué par le péché est assez rare, comme l’a soulignée Maria José Ferro Tavares6. Mais dans la culture érudite du XVe siècle, plus soumise à l’influence de ce topos récurrent, le thème était là, quand le péché de la paresse était associé à la pauvreté, comme l’on voit se produire dans le Leal Conselheiro (le Loyal Conseiller, littéralement), œuvre de la première moitié du XVe siècle, dont l’auteur est le roi Edouard (1433-1438)7.
7À côté de l’idéal de la pauvreté directement inspiré du modèle christologique qui exaltait les « pauvres du Christ », dans le Moyen Âge finissant s’est affirmée une attitude de rejet et de peur vis-à-vis de ceux qui ne disposaient pas de moyens de subsistance mais qui en étaient considérés responsables, une fois qu’ils semblaient préférer vivre de la charité ou d’expédients au lieu de se soumettre à un travail quelconque. Dans le cadre de la crise du XIVe siècle et des mesures qui ont été mises en place par les rois portugais pour faire face au manque de main-d’œuvre dans le monde rural et à l’abandon des campagnes, un ensemble significatif de lois portent sur le problème des mendiants. Dans une loi probablement datée de 1349, le roi Alphonse IV ordonnait que tous les hommes et les femmes qui mendiaient et qui étaient en condition de travailler devraient être obligés de le faire, sous peine de châtiment physique (coups de fouet) et d’être bannis, ne pouvant, en outre, être reçus dans les maisons d’assistance8. Ces procédures sont reprises en 1375 dans la célèbre « Lei das Sesmarias », dans laquelle le roi Ferdinand I insiste sur la nécessité de punir ceux qui se dédient à la mendicité pour échapper au travail régulier9. D’une façon absolument analogue à ce qui se passait partout dans l’Occident médiéval, la question du vagabondage s’était transformée en une affaire récurrente pour les souverains portugais10, ce qui révèle la dimension réelle du problème mais aussi la tendance à assimiler la condition du mendiant à celle du marginal, si l’on prend en compte les tentatives de résolution émanant du pouvoir central.
8Cette activité législative de la couronne illustre de forme très nette de quelle façon une action de régulation a contribué, dans ce cas concret, à formaliser la marginalité, c’est-à-dire à lui donner une existence formelle. Le déracinement des populations provenant des campagnes et leur errance par les routes et les chemins avaient rendu urgente une réponse de la couronne, qui, loin de résoudre le problème, donnait une expression politique à la nouvelle réalité du vagabondage. Si l’on prend en compte l’esprit sous-jacent aux textes législatifs, la condition de ceux concernés par ces lois les rendait inexorablement proches des pratiques du banditisme et de la criminalité. Bien qu’il nous soit impossible d’évaluer, en termes quantitatifs, la dimension de ce phénomène, il n’y a pourtant pas de doute sur son expression sociale. Loin de correspondre à une infime minorité, le nombre des marginaux potentiels était, au contraire, en train de croître d’une façon importante. En somme, on limitait la possibilité de la mendicité et on réprimait le vagabondage11. Le « centre » poussait ainsi vers les « marges », ou même au-delà des marges, d’importants secteurs de la population frappés par les complexes et difficiles processus de reconversion économique du Moyen Âge finissant.
9Bien que conservant la distinction entre vrais et faux pauvres, l’intervention du pouvoir central face à la pauvreté et à l’assistance a connu au Portugal un développement non négligeable, surtout pendant le XVe siècle. Cela ne veut pas dire, évidemment, qu’avant le XVe siècle les souverains portugais n’auraient pas dédié une grande attention à la charité et aux actions pieuses envers les pauvres. En effet, Alphonse Henriques (1139-1185), le premier roi portugais, et tous ses successeurs ont mené à bout des initiatives pour protéger les pauvres, soit par des donations en argent ou autres, dont les testaments royaux sont témoin, soit par la fondation des hôpitaux, comme ce fut le cas, par exemple, d’Alphonse IV et de sa femme Béatrice, au XIVe siècle12. Mais la fin du Moyen Âge a vu se multiplier les pauvres qui, auparavant en nombre réduit et, surtout, intégrés dans la communauté, étaient désormais un problème de dimension sociale, dans lequel de larges couches de la population voyaient se dégrader leurs conditions de vie, et de nouvelles manifestations de marginalité prenaient forme, l’exclusion assumant des proportions massives.
10D’un autre côté, l’afflux de pauvres aux villes et « l’urbanisation » de la pauvreté posent de nouveaux problèmes en ce qui concerne l’encadrement des mendiants dans la structure sociale13. C’est connu, d’après notamment les travaux de Geremek, que la croissante difficulté de répondre d’une façon adéquate aux nouvelles dimensions de la pauvreté a eu comme conséquence une crise généralisée des maisons d’assistance un peu partout dans l’Occident14. En termes de paradigme, c’est toute une mutation qui est en marche à la fin du Moyen Âge : une transformation qui mène d’une charité essentiellement individuelle et privée, inscrite dans les principes de la piété chrétienne, à une conception sociale et politique de la pauvreté qui, n’excluant évidemment pas ces valeurs, conférait à l’intervention des pouvoirs municipaux et, surtout, royaux, une décisive fonction de régulation.
11Dans la documentation portugaise concernant les institutions d’assistance médiévale, on rencontre souvent des références explicites, bien qu’assez peu détaillées, aux grandes difficultés et à la décadence des hôpitaux, incapables d’accomplir les fonctions pieuses qui avaient justifié leur fondation. Le fait que beaucoup de ces documents sont des documents royaux et que les monarques intervenaient de façon directe et récurrente dans l’administration de ces maisons peut relativiser les situations décrites et mener à des explications plus profondes, au-delà des accusations répétées de négligence, de mauvaise gestion et d’abus pratiqués par leurs responsables, normalement des particuliers membres d’une confrérie associée à l’hôpital respectif. Or, le Portugal de l’époque partageait avec l’ensemble de la péninsule Ibérique et avec tout l’Occident européen une situation de crise à multiples visages, soit social, économique, voire sanitaire, et à travers laquelle la monarchie essayait d’élargir son action et son pouvoir à tous les champs de la vie et du quotidien de la société.
12Aux derniers siècles du Moyen Âge, dans le cas des institutions d’assistance, sont relativement fréquentes les allusions aux conséquences d’une administration déficiente, ou même à des éventuelles appropriations illicites de biens et de ressources de la part de ceux qui les dirigeaient. C’est le cas, par exemple, des hôpitaux d’Évora, au sud du Portugal et à l’époque la deuxième ville du royaume, où l’on peut déceler plusieurs situations de négligence, voire d’incompétence, et d’autres encore, probablement relatives à l’attribution aux confrères eux-mêmes de faveurs illicites dans la concession de biens appartenant aux maisons d’assistance15.
13Malgré la relative fréquence de ces situations, qui étaient plus ou moins occasionnelles et qui montrent l’absence de rigueur ou le népotisme dans l’administration des hôpitaux, d’autres causes de dimension structurelle ont contribué à l’affaiblissement de quelques-unes de ces maisons et à accentuer la crise du modèle d’assistance qu’elles représentaient. Sous cette perspective, le premier élément que l’on doit souligner concerne la dimension réduite, sous tous les aspects, et la fragilité de la majorité des hôpitaux.
14Résultant de l’initiative des individus conduits par des raisons pieuses ou des entités associatives comme les confréries16, les institutions médiévales d’assistance étaient, d’une façon générale, un produit de l’action des particuliers qui les fondaient, les dotaient de leurs premières ressources et les administraient. Cela n’a pas empêché, au contraire, que les pouvoirs publics, en particulier la Couronne, se soient très tôt liés à quelques-unes de ces maisons et ont essayé d’y intervenir. Un cas exemplaire de plusieurs actions de protection et concessions royales est celui de l’Hôpital de Jerusalém, à Évora, dont les origines se lient à une confrérie mise en place au XIIe siècle par les « bourgeois de la ville d’Évora qui sont allés à Jerusalém », selon le Règlement respectif, qui nous est parvenu par une copie du XIVe siècle17. C’est probable que la fondation de l’hôpital soit postérieure à la confrérie, bien qu’attribuée au premier roi, Alphonse Henriques, qui en tout cas lui a légué, en testament, une somme considérable qui serait à la base de l’importance future de l’institution18. Plus tard, de nouveaux privilèges seront confirmés ou concédés à l’hôpital, comme c’est le cas d’une lettre du roi Ferdinand I, de 1382, ordonnant qu’on ne prenne pas du pain, du vin ou du bétail ni aucun autre bien appartenant à l’hôpital19. Ce même privilège serait confirmé par une lettre du roi Jean I, datée de 1388, par laquelle on est informé que le roi Pierre I avait, lui aussi, protégé l’hôpital20, ce qui renforce l’idée d’une liaison étroite avec la Couronne et le caractère aristocratique de la fondation de cette maison21.
15En raison de ces caractéristiques, l’Hôpital de Jerusalém avait une position singulière dans l’ensemble des institutions d’assistance de la ville, ce qui était d’ailleurs publiquement reconnu quand on le désignait dans un document comme « la maison principale de cette ville d’Évora »22. Mais la situation a dû être bien différente en ce qui concerne les autres hôpitaux de la ville, dans lesquels on pouvait apercevoir une crise qui se prolongeait, ou plutôt un état naturel de crise qui ne pouvait que s’aggraver dans les dernières années du XVe siècle et qui a légitimé la multiplication des initiatives de la Couronne, dans le cadre de ce que l’on désigne usuellement comme la réforme de l’assistance. Dans ce cadre, c’est le roi Alphonse V (1438-1481) qui a mis en place un ensemble de mesures visant à promouvoir l’intervention directe de la Couronne dans l’administration de ces institutions, notamment par l’élaboration d’un règlement général des hôpitaux d’Évora, dans lequel étaient établies les normes « pour que les pauvres et pèlerins puissent y trouver assistance et aumône et les volontés et statuts de leurs fondateurs puissent être respectés ». Dans ce même règlement du 12 mai 1470, le roi détermine l’obligation des officiers des maisons d’assistance (le juiz et le mordomo) de contrôler, chaque année, les statuts et les biens des hôpitaux, tout en définissant que les mêmes officiers devraient vérifier les propriétés aliénées ou mal affermées, ou celles dont les contrats n ´ avaient pas été précédés d’une annonce publique un mois avant ; s’il y avait des situations où l’hôpital était desservi, le roi établissait que le « juge annule ses contrats » et remette en place les droits des maisons d’assistance23, ce qui est une démonstration sans équivoque de la tentative de corriger, au bénéfice des hôpitaux, des situations anormales relatives à leurs biens immeubles qui étaient aux mains des particuliers. Également révélatrice des propos du roi est la disposition qui détermine que tout hôpital incapable de se maintenir de façon autonome doit être associé à une autre maison plus riche. La procédure n’est évidemment pas inédite, et on a notice de cette sorte d’annexion au XIVe siècle24 ; ce qui est vraiment nouveau c’est la définition claire, globale et cohérente d’une politique d’assistance de la part du pouvoir central25, politique qui se fonde sur une intervention directe, bien configurée, et qui peut même arriver à des actes extrêmes, comme c’est le cas de l’imposition de la désignation de certains officiers (les mordomos) des maisons d’assistance par le roi ou par un de ses représentants, comme ce que le règlement cité rend d’ailleurs absolument explicite.
16D’une façon générale, la fin du XVe siècle a donc vu au Portugal une multiplication des initiatives de la Couronne qui allaient aboutir à la réforme de l’assistance. Les moments majeurs de cette réforme sont connus, on essayera de les repérer de façon sommaire. En 1479, le pape Sixte IV octroie au futur roi Jean II (1481-1495) l’autorisation pour procéder à la fusion des hôpitaux de Lisbonne26, autorisation qui a été élargie à l’ensemble du royaume, par la bulle d’Innocence VIII, du 21 février 148627. Elle fut réaffirmée par Alexandre VI, le 23 août 1499, autorisant le roi Emmanuel I (1495-1521) à incorporer tous les hôpitaux de Coimbra, Évora et Santarém dans celui qui était, à ce temps-là, le plus grand de chacune de ces villes28. Dans le cas d’Évora, la fusion des divers hôpitaux dans une seule institution a pris place à une date inconnue, mais postérieure à la dernière bulle citée, par son incorporation à l’Hôpital du Espírito Santo (du Saint-Esprit), dont la fondation est attribuée au roi Emmanuel, en date toujours incertaine29. Cependant, et en tenant compte de l’incertitude même de la date de sa fondation, il est possible que, dans ce cas, on ait à faire à la réforme et à la récupération d’un ancien hôpital, celui du Saint-Esprit, et non pas à la création d’une maison nouvelle.
17C’est en fait avec cette fusion des maisons d’assistance et avec la politique qui mène à la création d’un seul Hôpital – dans le cas de Lisbonne, l’Hospital Real de Todos os Santos (Hôpital Royal de Tous-les-Saints), en 1492, sous Jean II, et dans le cas de Évora celui de l’Espírito Santo, déjà sous le règne d’Emmanuel I – que se termine le cycle de vie des institutions médiévales d’assistance. Une nouvelle phase s’ouvre définitivement, où à l’action plus ou moins isolée des particuliers succède une nouvelle conception d’assistance qui va caractériser les temps modernes, dans laquelle l’action des pouvoirs publics aura un poids déterminant.
18Entre-temps, à une pauvreté itinérante, qui survivait surtout de l’aumône et de la charité occasionnelle et grâce à des soins ponctuels fournis par des petits hôpitaux institués par des particuliers – plutôt dispersés et dont les installations se confondaient souvent dans l’ensemble des constructions de la ville –, va succéder un tout autre modèle, dans lequel les pauvres et les dépourvus sont attirés par les villes, en s’y installant et en se multipliant de façon permanente. À la croissance des villes au bas Moyen Âge a correspondu aussi la montée du nombre des déracinés, qui ne possédaient rien et qui erraient encore de ville en ville et entre la campagne et la ville, mais qui restaient aussi dans l’espace urbain, essayant de survivre, nonobstant la faim et la maladie. Pour faire face à cette nouvelle réalité, pour répondre aux tensions suscitées par une pauvreté qui envahit les villes et par les maladies qui y existent de façon endémique, ainsi que les essors épidémiques, la Couronne définit une orientation claire : les institutions d’assistance doivent se concentrer, se spécialiser, se professionnaliser, et seuls les pouvoirs publics, soit locaux soit centraux, ont les moyens et la capacité de concrétiser une telle transformation. En ce qui concerne la Couronne, ce sera un champ privilégié pour son affirmation politique, en tant qu’autorité, mais aussi pour son imposition symbolique, en tant qu’entité en quête de ce qu’on appelait le bien commun, qui se proposait de protéger toute la société, y compris les pauvres et les malades.
19Le scénario crépusculaire dans lequel les maisons médiévales d’assistance disparaissaient donnait, sans doute, lieu à une nouvelle aube. Mais ce n’était pas parce que la constellation des vieux, petits et dispersés hôpitaux représentait les « ténèbres » et, par contraste, le nouvel hôpital, d’une plus grande dimension, créé et gouverné selon la volonté du roi, portait avec lui une nouvelle et rayonnante lumière. Dans des termes plus concrets et pragmatiques, le phénomène qui prenait forme au Portugal à la fin du XVe siècle était, finalement, l’épisode local de l’épuisement d’un modèle qui était la base de l’organisation de l’assistance aux pauvres dans les villes de l’Occident médiéval pendant plus de trois siècles.
20Dans le cas portugais, et dans le cadre de ce processus ample et complexe, on voyait surgir, encore à la fin du XVe siècle, dans les années de 1498 et 1499, les premières Misericórdias, à Lisbonne et à Évora30. Ces nouvelles confréries, de fondation et protection royales, se sont multipliées partout dans le royaume, suivant le modèle de l’institution créée à Lisbonne. On ne peut pas considérer, en rigueur, cette nouvelle réalité comme issue d’une politique de centralisation, étant donné que les diverses Misericórdias conservaient leur autonomie (bien que leurs statuts étaient approuvés par le roi, qui leur concédait des privilèges)31, mais la création de ces nouvelles institutions doit être perçue dans le cadre d’une politique de normalisation et d’encadrement institutionnel de l’assistance à la pauvreté, au seuil des temps modernes.
21À la fin du Moyen Âge, on assiste donc, au Portugal, à un ensemble d’initiatives de la Couronne visant la réorganisation de l’assistance aux pauvres. Parmi ces initiatives on doit souligner sans doute la fondation des premières Misericórdias, qui ont joué un rôle de premier plan tout au long de l’Époque Moderne32. Cette action continuée et relativement cohérente de la part de la Couronne traduit une nouvelle conception de l’assistance, mais exprime aussi une politique d’inclusion du pauvre involontaire, qui essaye de le déplacer des marges vers le centre. Il s’agissait d’une nouvelle tentative d’encadrement social qui récupérait et relançait les Œuvres de Miséricorde, mais maintenant au moyen d’un autre encadrement institutionnel, dans lequel le pouvoir royal jouait un rôle décisif, intégré dans le projet plus vaste d’imposition d’une discipline sociale et de définition de la norme et de ses limites. Bien sûr, les pauvres n’ont pas disparu, mais leur encadrement social et même institutionnel était plus effectif et lié, ou si l’on préfère, dépendant, du centre. Ceux d’entre eux qui, d’une façon ou d’une autre, échappaient à cette forme de semi-inclusion, risquaient la chute définitive dans la misère la plus profonde, approchant ou même surpassant le seuil de la marginalité ; en fait, ils transitaient d’une situation bien définie où ils étaient les destinataires des actions pieuses qui donnaient expression aux Œuvres de Miséricorde, à une autre situation, complètement différente, de rejet et de définitive exclusion sociale, identifiable avec le vagabondage et le banditisme.
22Au fond, pour ceux que l’on peut génériquement considérer comme pauvres, c’était le centre qui définissait le lieu et l’ampleur des marges. Autrement dit, c’était finalement le pouvoir central, la Couronne, qui déterminait ceux, parmi cette « immense minorité » de pauvres, qui se situaient dans ou hors d’un cadre de modes de vie et de valeurs que le centre, lui-même, avait établis comme norme sociale.
Notes de bas de page
1 M. Mollat, Les pauvres au Moyen Âge, Paris, 1978, p. 10-19.
2 J. Mattoso, « O Ideal de Pobreza e as Ordens Monásticas em Portugal durante os Séculos XI-XIII », in Obras Completas, 9 – Religião e Cultura na Idade Média Portuguesa, Lisbonne, 200, p. 167-191.
3 I. dos G. SÁ, « Pobreza », in Dicionário de História Religiosa de Portugal, dir. de C. M. De Azevedo, Lisbonne, 2001, p. 456. Sur ce thème de la pauvreté et de l’assistance il y a, au Portugal, une vaste bibliographie ; nous nous limitons à citer seulement quelques titres de référence. Voir, notamment, A Pobreza e a Assistência aos Pobres na Península Ibérica durante a Idade Média. Actas das Ias Jornadas Luso-Espanholas de História Medieval, Lisbonne, 2 vol. , 1973, M. M. S. Silva e M. S. Conde, « Recursos Económicos de Algumas Instituições de Assistência de Santarém nos Finais da Idade Média », in 1383-1385 e a Crise Geral dos Séculos XIV-XV. Actas, Lisbonne, 1985, p. 69-98, M. M. S. Silva, « A Assistência Social na Idade Média. Estudo Comparativo de Algumas Instituições de Assistência de Santarém », Estudos Medievais, 8 (1987), p. 171-242, P. D. Braga, « A Crise dos Estabelecimentos de Assistência aos Pobres nos Finais da Idade Média », Revista Portuguesa de História, XXVI (1991), p. 175-190, J. Marques, « A Assistência no Norte de Portugal nos Finais da Idade Média », Revista da Faculdade de Letras – História, 2a série, Porto, VI (1989), p. 11-93, J. Marques, « Pobreza e Instituições Eclesiásticas na Idade Média », Revista de Ciências Históricas, XI, (1996), p. 23-38, M. L. Rosa, « Dinheiro, Poder e Caridade : Elites Urbanas e Estabelecimentos de Assistência (1274-1345) », in História Religiosa de Portugal, dir. de C. M. Azevedo, I – Formação e Limites da Cristandade, coord. de A. M. Jorge et A. M. Rodrigues, Lisbonne, 2000, p. 460-470, III Congresso Histórico de Guimarães. D. Manuel e a sua Época. Actas, II – Igreja e Assistência, Guimarães, 2004, bien que les autres études cités tout au long de ce texte.
4 B. Geremek, « Le marginal », in L’homme médiéval, dir. de J. Le Goff, Paris, 1989, p. 409.
5 M. Mollat, Les pauvres…, p. 133.
6 M. J. F. Tavares, Pobreza e Morte em Portugal na Idade Média, Lisbonne, 1989, p. 61.
7 D. Duarte, Leal Conselheiro, éd. J. M. Barbosa, Lisbonne, 1982, p. 136 e 309.
8 La loi est publiée par V. Rau, Sesmarias Medievais Portuguesas, prologue et annexe avec des documents par J. M. Garcia, Lisbonne, 1982, p. 260-263.
9 V. Rau, Sesmarias Medievais…, p. 267-275.
10 H. B. Moreno, « A Vagabundagem nos Fins da Idade Média Portuguesa », in Marginalidade e Conflitos Sociais em Portugal nos Séculos XIV e XV. Estudos de História, Lisbonne, 1985, p. 24-60.
11 Cf. H. Zaremska, « Marginaux », in J. Le Goff et J.-C. Schmitt, Dictionnaire Raisonné de l’Occident Médiéval, Paris, 1999, p. 640.
12 M. J. F. Tavares, Pobreza e Morte em Portugal…, p. 86-93. Sur l’action de Alphonse IV et de la reine Béatrice en ce qui concerne la pauvreté, voir B. V. Sousa, D. Afonso IV (1291-1357), Lisbonne, 2005, p. 255-258.
13 B. Geremek, A Piedade e a Forca. História da Miséria e da Caridade na Europa, Lisbonne, 1986, p. 58 sq.
14 B. Geremek, A Piedade e a Forca…, p. 87-88.
15 B. V. Sousa, A Propriedade das Albergarias de Évora nos Finais da Idade Média, Lisbonne, 1990, p. 114-115.
16 Sur les confréries, leur formation et leur fonctionnement, voir M. A. R. Beirante, Confrarias Medievais Portuguesas, Lisbonne, 1990, M. H. C. Coelho, « As Confrarias Medievais Portuguesas : Espaços de Solidariedade na Vida e na Morte », in Cofradías, gremios, solidaridades en la Europa Medieval. XIX Semana de Estúdios Medievales. Estella ‘92, Estella, 1993, p. 149-183 et S. A. Gomes, O Livro e Compromisso da Confraria e Hospital de Santa Maria da Vitória da Batalha (1427-1544), Leiria, 2002.
17 Cette version, qui figure dans le Livro I de Pergaminhos de l’Arquivo Municipal de Évora, fo 141-141 vo, a été publiée par G. Pereira, Documentos Históricos da Cidade de Évora, I, Évora, 1885, p. 38-40, et aussi par A. Gusmão, Subsídios para a História da Santa Casa da Misericórdia de Évora, I, Évora, 1958, p. 166-170.
18 Voir « Crónicas Breves e Memórias Avulsas de Santa Cruz de Coimbra », in Portugaliae Monumenta Historica – Scriptores, I, Lisbonne, 1856, p. 24. Voir, à ce propos, M. H. C. Coelho, « A Acção dos Particulares para com a Pobreza nos Séculos XI e XII », in A Pobreza e a Assistência aos Pobres na Península Ibérica durante a Idade Média. Actas das 1as Jornadas Luso-Espanholas de História Medieval, I, Lisbonne, 1973, p. 245 et A. Gusmão, Subsídios para a História da Santa Casa…, I, p. 56-63.
19 Arquivo Distrital de Évora (ADE), Fundo da Misericórdia (FM), Cód. 62, flo 6, du 25 avril ; publié par A. Gusmão, Subsídios para a História da Santa Casa…, I, p. 170-171.
20 ADE, FM, Cód. 62, flo 17 vo, du 11 juillet ; publié par A. Gusmão, Subsídios para a História da Santa Casa…, I, p. 172.
21 Voir, sur ce sujet, l’analyse de M. A. R. Beirante, « O Alentejo na 2a Metade do Século XIV – Évora na Crise de 1383-1385 », in Jornadas sobre Portugal Medieval. Leiria, 1983, Leiria, Câmara Municipal, 1986, p. 391 et, aussi de M. A. R. Beirante, « Os Diferentes Tipos de Solidariedade na Cidade Medieval. O Exemplo de Évora », in Arqueologia do Estado. Ias Jornadas Sobre Formas de Organização e Exercício dos Poderes na Europa do Sul. Séculos XIII-XVII, Lisbonne, História & Crítica, 1988, p. 43-44.
22 C’est ainsi que parlent les confrères de São Salvador, dans un document de 1391, par lequel ils ont décidé d’incorporer les propriétés et les rentes de cet hôpital dans l’Hôpital de Jerusalem (ADE, FM, Cód. 62, fo 19 vo).
23 Arquivo Nacional da Torre do Tombo – Lisbonne (TT), Leitura Nova, Livro 4° de Odiana, flos 160-161 ; publié par A. Gusmão, Subsídios para a História da Santa Casa…, I, doc. VI, p. 176-183.
24 B. V. Sousa, A Propriedade das Albergarias de Évora…, p. 32-33.
25 Sur cette politique, voir M. J. L. Trindade, « Notas sobre a Intervenção Régia na Administração das Instituições de Assistência nos Fins da Idade Média », in A Pobreza e a Assistência…, II, p. 873-887.
26 TT, Bulas, maço 12, no 8, publié par A. D. S. Costa, « Hospitais e Albergarias na Documentação Pontifícia da Segunda Metade do Século XV », in A Pobreza e a Assistência…, I, p. 259-327, doc. no 8.
27 TT, Bulas, maço 13, no 17, publié par A. D. S. Costa, « Hospitais e Albergarias na Documentação Pontifícia… », p. 259-327, doc. no 10.
28 TT, Bulas, maço 16, no 8, publié par A. Gusmão, Subsídios para a História da Santa Casa…, I, p. 184-185.
29 Dans le Tombo da Fazenda do Hospital do Espírito Santo, réorganisé par l’initiative de Baltasar de Faria Severim, en 1602, on peut lire : « Depois disso se ajuntarão e annexarão todos os ditos hospitaes com todas as rendas que tinhão a este que hora he do Spirito Santo. E posto que se não acha escritura certa de que se possa fazer menção deve se ter que esta annexação fez El Rey Dom João o 2° e que El Rey Dom Manoel que lhe soccedeo fez esta casa » (ADE, FM, Livro da Fazenda do Hospital d’Evora novamente feito e ordenado por Balthesar de Faria Severim Chantre e Conego na See d’Evora no anno de 1602, fo III vº). À son tour, le Père Francisco da Fonseca, dans Evora Gloriosa, écrit, au fo 229 : « [D. João II] alcançou do Papa licença para unir em hum só Hospital as rendas de todos os doze, e porque não teve tempo para fazer o Hospital, o fez o seo Successor D. Manoel com muyta magnificencia em 1595 [sic] ». La date, bien sûr, n’est pas correcte, à cause d’une coquille ; mais le doute subsiste : il s’agit de l’année 1495, au début du gouvernement du Roi Venturoso, ou de l’année 1505, dix ans plus tard ?
30 F. S. Correia, Origem e Formação das Misericórdias Portuguesas, Lisbonne, 1944, V. M. Ribeiro, História da Beneficência Pública em Portugal, Coïmbre, 1907, M. Carmona, O Hospital Real de Todos-os-Santos da Cidade de Lisboa, Lisbonne, 1954, A. Gusmão, Subsídios para a História da Santa Casa…, p. 107 sq.
31 I. dos G. Sá, « Misericórdias », in Dicionário de História Religiosa de Portugal, dir. de C. M. Azevedo, Lisbonne, 2001, p. 200-202.
32 I. C. Sousa, A Rainha D. Leonor (1458-1525) : Poder, Misericórdia, Religiosidade e Espiritualidade no Portugal do Renascimento, Lisbonne, 2002. Depuis 2001 a été publiée la collection de documents Portugaliae Monumenta Misericordiarum, coord. par J. P. Paiva, Lisbonne, 2001-2007 (six volumes sont déjà parus).
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