Les utilisations de la mémoire et de l’histoire du zapatisme dans un conflit actuel : origine et avènement de l’EZLN, 19941
p. 231-247
Texte intégral
« Il existe toutefois un Zapata toujours vivant, dissimulé, poursuivi : c’est le symbole de luttes agraires en marge du contrôle gouvernemental et des histoires officielles. C’est le Zapata de Jaramillo et ses partisans, celui des envahisseurs de terre (non manipulés), celui des vieux combattants qui n’acceptent pas sa mort et disent qu’il s’est enfui pour organiser les paysans d’autres régions ; celui qui, comme Quetzalcóatl, reviendra à la tête de ses troupes dans la lutte finale2. »
1Le souvenir d’Emiliano Zapata et de son mouvement fait partie de la mémoire particulière d’un groupe, et constitue dans le même temps un élément essentiel de la mémoire nationale mexicaine. En effet, Zapata et sa lutte n’intègrent pas seulement une partie de la mémoire des indigènes du Chiapas. Ils occupent également une place privilégiée dans la mémoire des communautés indigènes du Morelos et d’autres régions, voire d’autres composantes de la société mexicaine, y compris des citadins qui s’identifient à Zapata. En ce sens, nous sommes face à un archétype de l’identité nationale, dans tous les cas, un « fonds commun ». L’historien Antonio Rousset le définit comme une mémoire collective générale qui, en parallèle, se veut la mémoire collective particulière d’un groupe3. Autrement dit, ces deux mémoires sont d’ordre collectif, mais l’une correspond à la société dans sa globalité, et l’autre à un groupe en particulier.
2Néanmoins, bien que des groupes variés s’identifiant à Zapata revendiquent sa mémoire avec force et intensité, ils le font de manière différente selon leur position sociale, leurs valeurs collectives et les intérêts qu’ils représentent. Dans cette perspective, la mémoire et le symbole partagés acquièrent une valeur relative et un sens multiforme. Cette valeur relative et ce sens multiforme sont toujours au cœur de conflits, alors que les courants de mémoire s’opposent les uns aux autres et s’affrontent dans des luttes sociales. Dans ce cas précis, les différentes mémoires et les versions de l’histoire acquièrent un sens lié à leurs utilisations politiques et aux groupes sociaux qui les portent. La mémoire de Zapata et l’interprétation du zapatisme originel se situent aujourd’hui au cœur du conflit et de la tension entre, d’une part l’histoire officielle élaborée par les institutions, l’histoire professionnelle produite par les chercheurs en sciences sociales, et de l’autre les groupes politiques, comme l’EZLN, qui revendiquent cette mémoire dans leurs luttes. La présente analyse, sans viser à l’exhaustivité, propose une réflexion sur la signification de chacune de ces trois interprétations de la mémoire zapatiste en fonction de l’identité de chacun de ces acteurs sociaux, et des usages politiques qu’ils font du souvenir du passé. En réalité, il s’agit de trois types d’utilisation articulés à partir de la mise en tension d’intérêts politiques, culturels et sociaux qui opposent et relient ces trois groupes.
Mémoire officielle ou histoire officielle
3Les Mexicains ont accordé une signification importante à la Révolution de 1910. Circonstance que le gouvernement mexicain a su mettre à profit pour diffuser une histoire officielle grâce à laquelle il peut construire, instiller et nourrir le nationalisme mexicain. De cette manière, une fois la Révolution mexicaine achevée, l’État s’est proposé de développer un projet de vaste envergure consistant, selon l’expression de Thomas Benjamín, à « forger une patrie4 », qui fut réalisé et soigneusement préservé par la mémoire et l’écriture.
4Pour le gouvernement d’alors, il était évident que le Mexique avait connu un conflit qui avait mis aux prises différentes factions révolutionnaires, dont les objectifs étaient distincts. Le groupe des vainqueurs en particulier n’exprima pas la volonté de faire croire à l’union des factions. La Révolution portait en elle plusieurs mémoires. L’État s’engagea de ce fait dans un projet d’unification, dans la perspective de créer une mémoire collective univoque. L’autre objectif consistait pour les pouvoirs publics, une fois la Révolution terminée, à consolider l’État et l’autorité qui lui était associée. Par le biais de l’histoire officielle, les autorités ont ainsi proposé diverses voies afin de représenter et de diffuser des éléments du passé en le reliant au présent. Ce sont les célébrations telles que les commémorations ou l’édification de monuments, pour ne mentionner que quelques exemples. En d’autres termes, l’objectif était la construction d’une mémoire unifiée censée avoir du sens pour tous les Mexicains.
5Cette analyse rappelle que le passé peut être un élément utilisé à la convenance du pouvoir. Ceux qui le détiennent privilégient certains faits historiques et certains mythes par rapport à d’autres, créant une mémoire officielle afin de légitimer l’autorité publique en place5.
Les utilisations du mythe
6Les gouvernements issus de la Révolution ont ainsi créé une histoire officielle en « transférant » le passé vers le présent, usant d’éléments favorisant l’unification des sentiments nationalistes prégnants dans la société mexicaine. Ces éléments sont la création de héros et de mythes sui generis ou encore, l’appropriation de ceux qui ont été créés par le peuple. Dans cette optique, chacune de ces stratégies constitue un outil politique, les politiciens utilisant le passé pour justifier leurs actes dans le présent. Dans ce contexte a été créé un culte du mythe, qui a même fini lui-même par être sacralisé. L’historien étasunien Samuel Brunk précise qu’« […] il est évident que, dès 1930 le mythe de Zapata, centré sur les circonstances de sa mort, était bien enraciné, et ce n’est pas seulement dans la commémoration de sa mort que la culture populaire, et les conceptions nationales autour du caudillo, ont pu se mélanger pour produire le culte6 ».
7Le mythe de Zapata a commencé avec sa disparition. Les révolutionnaires zapatistes et les habitants du Morelos ne l’ont pas acceptée. Ils ne pouvaient se résoudre à ce que s’achève la lutte pour la justice et la restitution des terres. Ces combattants devaient maintenir la mémoire vive de leur caudillo.
8On aurait tort, cependant, de penser que le mythe Zapata a été créé exclusivement par l’État. Ce mythe existait déjà, il avait été créé par le peuple. Pour l’État, il s’agissait seulement de se l’approprier tout en faisant sienne la lutte agraire, afin de prouver que le nouveau gouvernement était issu de cette révolution. Thomas Benjamín explique que « la création du mythe au Mexique a impliqué la reconstruction du passé à la lumière du présent, spécialement à la lumière des nécessités politiques du présent7 ».
La mémoire collective se construit
9Le Mexique est un pays où le passé est convoqué en permanence ; comme si la construction de la mémoire d’un peuple participait de la configuration de son présent, qui la transforme une nouvelle fois. En 1920, Alvaro Obregón s’est aperçu que le Mexique des révolutions était passé en réalité par une révolution rurale marquée par une forte participation des paysans, lesquels avaient pris les armes pour obtenir des terres. Dans ce contexte, le seul moyen pour que l’ordre règne, pour que le pays se stabilise, était de démobiliser les paysans en recourant au partage de la terre. Obregón a ainsi trouvé profit à faire renaître Zapata par des actes commémoratifs. Ce fut le point de départ de la construction de la mémoire officielle de Zapata. Depuis cette période, des commémorations importantes sont organisées afin de célébrer l’anniversaire de la disparition du plus important défenseur de l’agrarisme au Mexique. C’était la première fois qu’on reconnaissait le mouvement d’Emiliano Zapata en tant que mouvement révolutionnaire. L’image de bandit fut reléguée au rang de vague souvenir. Le zapatisme fit, dès lors, partie intégrante de la mémoire officielle.
10Néanmoins, c’est avec le gouvernement de Lázaro Cárdenas que l’histoire officielle de Zapata fut réellement installée. À cela plusieurs raisons, tenant notamment à l’importance de sa politique de réforme agraire et, dans le même temps, à la valorisation des classes populaires. Ainsi, la lutte zapatiste est apparue dans les livres officiels en tant que composante de la politique de masses. Brunk mentionne à ce sujet : « … pendant les années 1920 les hommes politiques nationaux se sont appropriés Zapata et il a été inscrit dans l’environnement de la ville de Mexico, où plusieurs artistes et auteurs ont lancé son culte. Au moins, sous le régime de Cárdenas, le projet culturel d’un État en expansion diffusait la mémoire de Zapata dans l’ensemble du pays8 ».
11Outre l’unification du pays, la légitimation du gouvernement et la consolidation du pouvoir, quelles pouvaient être les visées de l’État en récupérant la mémoire zapatiste ? Nous pensons que l’objectif de l’État était en fait d’effacer de la mémoire collective l’essence même du zapatisme. Il essayait d’obtenir son oubli. On pourrait le formuler d’une autre manière, en disant qu’il s’agissait d’empêcher que ne soit transmise la mémoire du zapatisme rebelle, radical, qui combattait de façon permanente un système d’oppression et d’injustices. Pour le nouvel État, cette lutte n’avait plus de raison d’être. L’État nouveau et fort était censé dispenser cette justice. Dans la réalité, seul le discours demeura, les injustices en la matière continuant d’exister jusqu’à nos jours.
12Le texte suivant nous rappelle la relation complexe entre histoire et mémoire. Yosef Yerushalmi expose cette problématique sous forme de questionnements :
« Dans quelle mesure avons-nous besoin de l’histoire ? Et quelle sorte d’histoire ? De quoi devrions-nous nous souvenir, que pouvons-nous nous autoriser à oublier ? […] Aussi, quand nous disons qu’un peuple “se souvient”, disons-nous en réalité et tout d’abord qu’un passé a été activement transmis aux générations contemporaines à travers ce que j’ai appelé ailleurs “les canaux et les réceptacles de la mémoire” […] et ce que Pierre Nora appelle avec bonheur “les lieux de mémoire” ; que, ensuite, ce passé transmis a été reçu comme étant chargé d’un sens propre. En conséquence, un peuple “oublie” quand la génération détentrice du passé ne le transmet pas à la suivante, ou quand celle-ci rejette ce qu’elle a reçu ou cesse de le transmettre à son tour, ce qui revient au même […] L’histoire que pratiquent les historiens de métier pourrait faire illusion et laisser croire qu’elle mêle également la mnemne et l’anamnesis. En réalité, cette histoire n’est ni une mémoire collective ni un ressouvenir à leur sens premier. Elle est une aventure radicalement nouvelle. Le passé qu’elle recompose constamment est le plus souvent à peine reconnaissable pour ce que la mémoire collective a retenu. Le passé qu’elle restitue est en réalité un passé perdu, mais ce n’est pas celui dont nous ressentons la perte9. »
13Nous pourrions conclure que l’histoire officielle est d’une certaine manière une représentation du contrôle politique. D’après Héctor Aguilar Camín : « […] l’histoire convaincante d’une domination politique a servi en gros les inté-rêts contraires au plus grand nombre, cette domination a servi son hégémonie nationale et sa légitimité historique10 ».
L’histoire officielle : un paradoxe
14Aussi paradoxal que cela puisse paraître, dans l’histoire officielle mexicaine cohabitent des figures qui, pendant la révolution, étaient présentées comme ennemies. C’est la raison pour laquelle nous pensons que la récupération de la mémoire officielle, en général, n’a pas lieu selon les critères de vérité. En témoigne la récupération de la mémoire officielle d’Emiliano Zapata.
15L’histoire officielle tend à récupérer tous les éléments apologétiques de la nation. Au nombre de ceux-ci figurent Zapata, Villa, Madero et toute une série d’éléments hétéroclites et de personnages qui peuvent souvent être contradictoires. Certes, Zapata, Villa, Madero et Carranza ont fait partie d’un même mouvement : la Révolution mexicaine. Mais leurs objectifs et leurs orientations étaient très différentes. Toutefois, tous furent récupérés par l’histoire nationale. Ils l’ont été de manière discontinue. De sorte que l’on évoque que rarement une « histoire vraie », dans la mesure où le héros ou le mythe ne sont pas inscrits dans leur époque d’origine. Ainsi, une forme d’anachronisme et de discontinuité émergent quand il s’agit de récupérer les éléments de cette histoire nationale. Tous sont en effet des éléments qui convergent afin de justifier un présent de la nation actuelle. Avec pour objectif de justifier la nation, les institutions et les valeurs officielles. Évidemment, la figure de Zapata est aussi mise à contribution, mais non comme une figure de la mémoire particulière. Ce qui importe dans le zapatisme, ce sont les questions nationales. En d’autres termes, de quelle manière Zapata a contribué à un processus de changement conduit par la Révolution mexicaine. Ainsi, la société retient de Zapata et/ou de Villa qu’ils ont été des héros initiateurs du mouvement, qui a conduit le Mexique à adopter des institutions démocratiques.
Récupération de la mémoire collective du zapatisme
16L’histoire du zapatisme, qui relie deux États de la république mexicaine, celui de Morelos et celui du Chiapas, et deux périodes critiques du XXe siècle, 1911 et 1994, doit être rapportée à la question de la récupération de la mémoire, du mythe et de l’histoire. L’assassinat d’Emiliano Zapata, à la suite d’une trahison11, en a fait un martyr. De ce fait, sa mort acquiert une grande importance en contribuant au développement du culte du héros12. Emiliano Zapata est le seul révolutionnaire a avoir été ainsi révéré, et celui qui a été le plus convoqué en vue de la reconstruction de la nation. La raison en est qu’il fut le seul des révolutionnaires à avoir lutté en faveur d’une réforme agraire. En effet, sa mémoire est systématiquement associée à des aspirations de justice sociale.
17Le paradoxe est que la Révolution mexicaine a établi les bases d’un nouveau Mexique dans lequel les principes des vaincus, sont devenus la référence des vainqueurs. L’historien Robert Quirk explique que « Zapata a réussi avec sa mort ce qu’il n’a pas pu obtenir dans sa vie. Son esprit a continué à vivre et, selon un changement du destin, inconnu, illogique, mais totalement mexicain, il est devenu le plus grand héros de la révolution13 ».
18Zapata est au nombre des héros populaires dont le peuple a été dépossédé. Pour cette raison, ce mythe qui a circulé à travers le temps, a été récupéré par un groupe paysan indigène qui le ré-inscrit dans son lieu d’origine, c’est-à-dire dans l’histoire des luttes paysannes indigènes. Dans les faits et dans le discours, l’EZLN propose que Zapata cesse de constituer une composante de la rhétorique d’État pour devenir le cœur du discours d’un groupe dénommé l’Armée Zapatiste de Libération Nationale ; lequel prétend incarner la lutte des oubliés14. Cette récupération du zapatisme de la part des indigènes du Chiapas, rappelle l’observation de François Hartog et de Jacques Revel lorsqu’ils écrivent que : « Sous des formes très diverses, selon les pays, sont apparues des tentatives de réappropriation de l’histoire “par le bas” proposant au moins à des groupes – en particulier à ceux qui sont traditionnellement dépossédés de la capacité de s’exprimer – de participer à l’élaboration de leur propre histoire15. » De sorte qu’aujourd’hui, ils sont en condition de prendre part à l’élaboration de leur histoire.
19Pour cette raison, nous pensons qu’en plus de Zapata, il existe une série d’éléments de la mémoire au sein des groupes paysans qui participe, entre autres, de leurs croyances. Ces croyances sont diffusées dans les pratiques, conjointement elles transmettent une mémoire. Dans la pratique, cette mémoire est conservée en raison de la permanence des croyances, et qu’un grand nombre de ces souvenirs règle la vie de la communauté dans le présent. Parfois, il y a même une doctrine. En d’autres circonstances il y a simplement des rites. Tous ces éléments ne font pas seulement partie de la mémoire des héros tel Zapata, qui peuvent, à un moment donné, soutenir la revendication des luttes.
20On peut se demander dans quel lieu de la mémoire demeurent les luttes du passé historique et la symbolique d’un individu comme composante conférant une identité ? Car, en réalité, ces groupes rebelles ne récupèrent pas précisément la figure nationale de Zapata ou le sens originel de la lutte zapatiste. Ils s’approprient, en fait, certaines revendications du zapatisme originel pour les adapter aux conditions des luttes dans le présent.
21La mémoire cristallise l’identité d’un groupe dans la durée. Mais, comme le soutient Maurice Halbwachs, la mémoire s’adapte aux conditions du présent. Il est un élément de la mémoire qui évolue. Cette dimension de la mémoire est celle qui transforme les souvenirs passés, les reconstruit. Autrement dit, les souvenirs changent de sens dans la mesure où les groupes éprouvent le besoin de les ajuster à leur présent. Ainsi, une partie de la mémoire étant structurelle demeure plus ou moins stable, tandis que d’autres éléments évoluent suivant les nécessités du présent16.
22Parmi les éléments qui expliquent la transformation que l’EZLN effectue de la mémoire originelle du zapatisme, on peut mentionner les conditions historiques et la relation des communautés indigènes du Chiapas avec les Zapatistes, qui ne sont pas précisément les mêmes que celles du zapatisme originel. D’une part, l’armée zapatiste est composée en partie par une élite d’intellectuels de gauche. D’autre part, ces derniers incluent dans leur programme les défis de la modernité et réclament une réponse plus vaste aux défis de la mondialisation, qui non seulement menacent les communautés indigènes mais concernent conjointement l’ensemble de la société. Ce qui peut-être n’a pas été perçu, c’est qu’il existe aussi un phénomène inverse très intéressant. On se réfère au fait que les communautés néo-zapatistes sont suffisamment intelligentes pour savoir accepter et rejeter, ce qui leur convient ou pas, dans le but de conserver leur mémoire essentielle. C’est pourquoi aucun mouvement ne doit être uniquement considéré en fonction de son homogénéité apparente. Ces indigènes s’attachent à faire cesser les injustices dont ils sont les victimes. Ils cherchent à être traités, selon Yvon Le Bot, en tant que citoyens mexicains dans le respect de leurs différences17. Et ils réagissent face à l’accélération de la politique néolibérale.
23Les néo-zapatistes ont récupéré de la mémoire du zapatisme trois éléments essentiels : le caractère agraire, le fait d’être un groupe d’autodéfense, et les revendications démocratiques. En paraphrasant Yosef Yerushalmi, les peuples détiennent des éléments du passé qui sont un enseignement (la Tora), qui avec le temps devient une « Tradition », le chemin sur lequel on marche, c’est la Route, la Voie (halakhah), qui reflète l’ensemble des rites et des croyances qui alimentent l’identité et la trajectoire d’un peuple18. Pour les néo-zapatistes, la lutte pour la conservation de leur identité et de leur destin consiste à préserver la mémoire vive, à maintenir les valeurs de leurs traditions liées à la terre, de leurs croyances, de leur langue, de leur différence.
Récupération de la mémoire zapatiste à travers le passé historique
24L’EZLN utilise le passé historique pour développer ses communiqués, pour argumenter ses essais, nourrir ses histoires, ses entretiens. Au cœur de cette récupération historique, un aspect singulier saute aux yeux, celui qui se réfère à l’histoire du mouvement d’Emiliano Zapata. Le néo-zapatisme cherche à récupérer et établir un lien avec la mémoire historique mexicaine, en particulier avec l’histoire de la Révolution. Ce qui lui permet de légitimer sa lutte, en soulignant que les demandes formulées depuis les temps révolutionnaires n’ont pas encore été écoutées ni satisfaites.
25Cette armée se considère l’héritière de la révolution. Elle est censée représenter et confirmer, au fil du temps, la continuité des revendications originelles. Celle-ci constitue le socle de la critique du système politique et de la réalité économique dans laquelle se trouve le pays. En se réclamant des héros, censés représenter la lutte pour la justice sociale – tels qu’Hidalgo, Morelos, Villa et Zapata – l’EZLN est en mesure de justifier et de fonder son propre combat.
« Aujourd’hui, nous, soldats zapatistes, guerriers des montagnes, nous sommes les mêmes qui luttions contre la conquête espagnole, qui luttions avec Hidalgo, Morelos et Guerrero pour l’indépendance de ces sols. Les mêmes qui avons résisté à l’invasion de l’empire de la bannière étoilée, qui, aux côtés de Zaragoza avons combattu l’envahisseur français. Les mêmes qu’avec Villa et Zapata avons sillonné la République tout entière pour faire une Révolution qui est morte entre les livres, écrasée par les monuments de la nouvelle classe gouvernante19. »
26Le mythe Zapata constitue une idée force, exerçant un ascendant puissant sur le mouvement paysan actuel, car il rend les rébellions paysannes possibles et justes. Ainsi la récupération de la mémoire collective zapatiste, entreprise par l’EZLN, rappelle que la Révolution n’est pas parvenue à son terme. Ses réformes demeurent inachevées. Ses objectifs n’ont pas été atteints. Par conséquent, pour ce groupe, la lutte doit continuer. L’historien Adolfo Gilly mentionne que « […] elle [la Révolution] reste et elle réapparaît dans le cardenismo et le zapatisme de la fin du siècle. Ces réapparitions en viendraient à poursuivre le cercle de la Révolution interrompue en 1920 et à redéfinir à la fin du cycle des idées, des objectifs et des aspirations portées par les classes subalternes depuis les révoltes magonistas20 ».
27La récupération de la mémoire zapatiste représente pour ces indigènes la lutte, le moyen de faire face aux injustices, et permet de réclamer, tout comme leurs ancêtres, la dignité et les droits auxquels, en tant que citoyens mexicains ils peuvent prétendre en droit. En atteste un paragraphe du communiqué :
« Nous sommes le produit de cinq cents ans de lutte : d’abord contre l’esclavage, lors de la guerre d’Indépendance que menèrent les insurgés contre l’Espagne, puis ce fut pour éviter d’être absorbés par l’expansionnisme de l’Amérique du Nord, après pour promulguer notre Constitution et chasser l’Empire français de notre sol, ensuite la dictature porfiriste nous refusa l’application juste des lois de Réforme, ce qui amena le peuple à se révolter et à former ses propres chefs ; ainsi apparurent Villa et Zapata, des hommes pauvres comme nous à qui l’on a refusé la plus élémentaire des formations pour nous utiliser comme chair à canon et piller les richesses de notre patrie sans se soucier de ce que nous n’avons rien, absolument rien, pas même un toit digne de ce nom, ni terre ni travail, ni santé, ni nourriture, ni éducation, dépossédés du droit d’élire librement et démocratiquement nos autorités, dépendant d’étrangers, privés de paix et de justice pour nous et nos enfants. […] Mais voilà qu’AUJOURD’HUI NOUS DISONS “ÇA SUFFIT21 !” »
28L’EZLN, en s’appropriant ainsi l’histoire, relie sa lutte à celle, historique, du peuple mexicain, et légitime le caractère national du mouvement par un symbole. Ils choisissent Emiliano Zapata comme « Votán22 » ; parce que le mythe historique se transforme en mythe collectif, la mémoire d’un peuple, ce qu’ils expriment de la manière suivante dans un autre communiqué :
« Comme en 1919, nous, Zapatistes, devons payer du sang notre cri de “Terre et Liberté !” Comme en 1919, le Gouvernement suprême nous tue pour mettre fin à notre révolte. Comme en 1919, la terre n’appartient pas à celui qui la travaille. Comme en 1919, les armes sont le dernier recours que laisse le mauvais gouvernement aux sans-terres. […] C’est pourquoi nous avons pris les armes. […] C’est pourquoi nous rendons le plus bel hommage aux héros et martyrs de la lutte zapatiste, aux morts de toujours qui vivent en nous23. »
L’EZLN et le zapatisme
29Bien que le Mexique ait connu une révolution, pour les indigènes du Chiapas, comme pour une grande partie de la société mexicaine, les conditions économiques, sociales et culturelles, n’ont pas énormément évolué par rapport à celles qu’a affrontées, en son temps, Emiliano Zapata. Dans les deux situations historico-politiques, il existe une caractéristique commune : celle de l’exploitation et de l’oppression d’une composante de la population paysanne indigène par une minorité privilégiée.
30Pour cette raison, les proclamations d’Emiliano Zapata « Terre, liberté et justice » se justifient. Elles sont atemporelles et constituent l’expression de centaines de gens du peuple qui, en réclamant la terre, exigent un espace essentiel afin de pouvoir survivre. Le mouvement révolutionnaire du sud est apparu en défenseur de la terre. Ainsi en attestent les articles 6e et 7e du Plan de Ayala qui se réfèrent à la réforme agraire, élaboré par Emiliano Zapata en 191124. Le sous-commandant Marcos affirmait qu’une des causes de la révolte des indigènes était la réforme de l’article 27 de la Constitution :
« […] Ces réformes ont annulé toute possibilité légale d’avoir des terres, qui était ce qui finalement les maintenait comme groupe d’autodéfense […] celle-ci a été la porte qu’on a fermée aux indigènes pour survivre de manière légale et pacifique […]. Ce que disent les paysans, c’est que la terre est la vie, si tu n’as pas de terre tu es mort en vie, et alors c’est mieux de lutter, et on meurt en combattant, donc25. »
31Pour Zapata, le conflit s’inscrivait dans un cadre traditionnel enraciné dans le passé du Mexique. Il était la confrontation de la victime paysan-indigène, face à un État oppresseur et injuste de façon permanente, qui avait conduit à la disparition progressive des communautés paysannes et à l’expropriation de leurs terres.
32L’historien étasunien John Womack affirme dans son ouvrage Zapata et la révolution mexicaine que les paysans de Morelos ont pris les armes parce qu’ils ne voulaient pas changer. Ils voulaient continuer à conserver leur mode de vie, leurs croyances et leurs traditions26. De la même manière, les néo-zapatistes ont pris les armes le 1er janvier 1994 en réponse à une logique ancestrale. Ils aspiraient à maintenir leur modèle de vie traditionnel. Ainsi, ils recherchaient une autre forme de socialisation à celle qui leur était imposée. Non parce qu’ils souhaitaient s’inscrire dans le passé, mais parce qu’ils cherchaient à atteindre ce qu’Adolfo Gilly appelle une « Communauté illusoire27 ».
33Dans la liste de revendications déclinée par l’EZLN en 1994, suivent les motifs et les causes du surgissement de ce mouvement. Ce document a établi que le gouvernement n’avait pas résolu les problèmes de base auxquels faisait face jour après jour l’indigène paysan. Ces problèmes se référaient à la misère, à la faim, à la marginalisation, au manque de terre pour travailler et survivre, à l’emprisonnement, au meurtre, à l’injustice, à la violation des droits de l’homme en tant que paysans et indigènes, au manque de services de base de santé, aux mensonges et aux tromperies du gouvernement28.
34Emiliano Zapata est le symbole des revendications pour lesquelles il a combattu. C’est l’expression d’une culture de résistance pour la défense de l’intégrité du monde paysan et indigène face aux processus modernisateurs. La récupération de la mémoire joue un rôle important dans la possibilité de combattre, en récupérant un passé associé à une longue tradition de lutte pour la dignité. Ainsi en atteste un paragraphe extrait de l’un des communiqués néo-zapatistes.
« […] Nous avons parlé entre nous, nous avons regardé en nous et en notre histoire : nous avons vu les plus grands de nos pères souffrir et lutter […] nous avons vu qu’on ne nous avait pas tout pris, que nous conservions encore la chose la plus chère, celle qui nous fait vivre […] et nous avons vu, frères, que la DIGNITÉ était tout ce qui nous restait, et nous avons vu que grande était la honte de l’avoir oubliée, et nous avons vu que la DIGNITÉ était nécessaire à l’homme pour qu’il redevienne homme, et la dignité a regagné nos cœurs, et nous sommes redevenus comme neufs et les morts, nos morts, ont vu que nous étions comme neufs et nous ont rappelé une nouvelle fois à la dignité, à la lutte29. »
35La vision de ces néo-indiens est qu’ils se considèrent marginaux, en repli dans un monde de misère, en raison d’un système qui jour après jour leur ferme toute possibilité de sortir de ce monde de déprédation, car l’État au lieu de les protéger comme citoyens les opprime. De ce fait, le néo-zapatisme réclame le maintien de la mémoire, la garantie à l’existence en tant que peuple indigène, le droit à la diversité et au respect. L’anthropologue Guillermo Bonfil Batalla explique que « c’est impératif dans ses luttes du présent, parce que les revendications se fondent précisément sur l’affirmation de la légitimité historique en tant que peuple : ils existent et réclament le droit de continuer à être, parce qu’ils ont une histoire30 ».
Histoire Intellectuelle
36Le mouvement de 1968 a été le point d’orgue d’une longue période de répression exercée par un système politique, qui fermait chaque fois davantage les espaces d’expression à une société toujours plus consciente de ses droits de citoyens. La structure du pouvoir mexicain était restée stable jusqu’alors, mais il n’existait pas de jeu politique permettant l’expression d’une société qui avait évolué et était en cours de transformation31. 1968 fut aussi le point de départ d’une nouvelle période d’agitation et de luttes sociales, durant laquelle de vastes composantes de la population s’organisèrent et firent pression pour démocratiser le pays et améliorer leurs conditions de vie. Plus qu’une crise structurelle qui questionnerait l’existence de la nation, le mouvement de 1968 a été une interrogation morale et politique sur les convictions et les valeurs qui faisaient partie des représentations du gouvernement.
37L’une des conséquences de la critique exercée à l’encontre de l’État mexicain, conduite principalement dans la sphère estudiantine et académique parmi les principaux centres universitaires du pays, a été la mise en doute globale des postulats de la révolution mexicaine, car celle-ci n’avait pas concrétisé ses supposées réussites. En réponse, une recherche documentaire et scientifique a été menée par un groupe révisionniste qui contredisait l’histoire officielle promotrice d’une représentation positive du passé national. En réalité, 1968 a dynamisé un environnement déjà favorable au questionnement politique, et a accéléré l’émergence de libertés que les études sur la société reprirent à leur compte, dans le nouveau climat d’échange entre les sciences sociales. Un groupe académique s’est alors formé. Il proposa une vision renouvelée de l’histoire, communément appelée révisionniste, en soumettant à la critique l’ensemble des affirmations issues de l’histoire officielle de la Révolution mexicaine. Ces nouveaux travaux démontrèrent que ce que proclamait l’histoire officielle était une illusion. Conjointement, d’évidence les progrès obtenus par la révolution étaient contestables au regard de la pauvreté de millions de Mexicains. Ces historiens, nationaux et étrangers, démontrèrent ainsi que la pensée officielle sur le présent était simplement superposée sur le passé.
38Un exemple de ce type de travaux est l’ouvrage Zapata et la révolution mexicaine de John Womack Jr, où l’historien étasunien souligna le contraste entre le caractère révolutionnaire du mouvement zapatiste et le conservatisme et les erreurs du maderisme et du carrancisme32. Parmi d’autres, figure également l’œuvre de l’historien Adolfo Gilly, qui démontra que les mouvements révolutionnaires ruraux comme le zapatisme et le villisme formaient le cœur de la révolution mexicaine33.
39Les néo-zapatistes, s’agissant de leur mode d’organisation, proposent des mécanismes de redistribution du pouvoir. Ils travaillent pour que le processus de prise de décision soit horizontal. De cette manière, ils ont construit un ensemble d’articulations civiles et militaires avec et sans hiérarchie. Ce qui leur a permis de résister aux attaques de l’État d’une part. Et, d’autre part, de développer des projets tels ceux de services sociaux, et la mise en œuvre d’un gouvernement autonome34. Avec cette avance, l’EZLN a annoncé en août 2003 la création des « Assemblées de Bon Gouvernement », qui proposent de « gouverner en obéissant35 ». Même si on comprend que les « Assemblées de Bon Gouvernement » soient une création récente, son principe politique et organisateur « de gouverner en obéissant » n’est pas nouveau. Cette manière de faire de la politique est inscrite au programme de l’EZLN depuis ses origines.
40Quant au politique, l’EZLN promeut constamment des espaces où on peut écouter tant sa voix que celles des différentes composantes de la société. En 2005, a été publiée la Sixième Déclaration de la Jungle Lacandone, dans laquelle on appelait à organiser « L’autre Campagne36 ». Avec La otra, le néozapatisme a, sur le plan politique, dû se confronter non seulement aux partis de droite (PRI et PAN), mais aussi au PRD. La otra exprimait la volonté de développer une autre forme de politique. Elle proposait aux populations de s’organiser dans tout le pays pour appliquer un programme qui « soit ce que nous voulons tous », et mettre en œuvre un plan : le « programme national de lutte » réclamant « la terre, le travail, un toit, l’alimentation, la santé, l’éducation, la démocratie, la justice et la paix ».
41Les faits mentionnés tout au long de ce travail ont permis à nombre d’intellectuels de s’intéresser à ce mouvement. Les historiens spécialistes ont consacré beaucoup de temps à l’étudier, étant donné l’envergure de la lutte. Des chercheurs tels qu’Immanuel Wallerstein, John Berger, Daniel Viglietti, Andres Aubry, Adolfo Gilly, Carlos Antonio Aguirre Rojas, Francisco Pineda, ont fait de l’historiographie du néo-zapatisme un vaste monde de réflexion, de confrontations, de luttes et de transmissions de leurs pensées, ainsi que de diffusion de la voix de l’EZLN.
42Pour terminer, nous souhaiterions insister à nouveau sur une première observation. Nous avons constaté que les paysans de Morelos ont été un objet privilégié d’étude pour les sciences sociales au Mexique. Probablement aucune autre rébellion rurale mexicaine – ni même en Amérique Latine – n’a été étudiée avec tant de soin que celle des peuples de Morelos qui ont pris les armes en 1911. L’exception évidente est celle de l’EZLN, qui a fait l’objet d’une immense quantité de travaux scientifiques, au niveau national et international. Ces deux mouvements continuent à nous fournir bien des motifs pour que le chercheur continue à travailler avec ces deux groupes, et à s’interroger sur leurs relations.
43Tous les symboles nationaux peuvent être manipulés et utilisés dans le discours en fonction d’intérêts particuliers. Ils peuvent être utilisés pour produire un oubli, pour déformer la représentation, pour dissimuler quelque chose. De sorte que, quand l’État aborde la figure de Zapata, il le fait d’abord en fonction de l’image institutionnelle, et non en fonction des revendications indigènes. Il s’agit ou bien d’un passé mort qui est histoire, ou bien d’une mémoire vive, mais qui est une mémoire nationale assez diluée. On peut le formuler autrement : traité comme histoire, il serait un simple antécédent de l’actuel présent national mais qui ne correspond déjà plus à ce qu’est aujourd’hui la société moderne mexicaine. Traité comme mémoire nationale, on récupère Zapata comme l’origine d’un processus de formation de l’État-nation. Dans ce cas, au lieu que Zapata forme le cœur de la mémoire, il est surtout intégré à un type de mémoire qu’il n’a pas représenté – ou seulement de manière partielle ou indirecte, à l’origine du processus national de la révolution mexicaine.
44La brève analyse des utilisations politiques de la mémoire de Zapata et du processus zapatiste permet d’apprécier la tension que produit l’utilisation nationale, officielle et institutionnelle d’une symbolique et d’une mémoire. En même temps, on peut distinguer l’utilisation d’un symbole qui fait partie de la mémoire collective, qui revendique l’icône et le souvenir en fonction de ses traditions, mais aussi à partir de ses revendications et des conditions actuelles du pays et du processus d’internationalisation du capital. Nous évoquons deux modes de revendications de la figure de Zapata. L’une en fonction d’une mémoire vive qui se réclame de certaines traditions des groupes indigènes. L’autre, au contraire, qui constitue un antécédent tel un passé mort, comme un précédent de ce qu’est aujourd’hui la nation du point de vue historique. Ou aussi, du point de vue de la mémoire nationale, il serait considéré comme un élément à partir duquel se serait développée la modernité des institutions démocratiques actuelles. Nous parlons de deux perspectives. D’une part, une perspective idéologique nationale, celle de l’histoire officielle qui tend à assumer Zapata et à le subordonner au mouvement de modernité actuel, soit une vision officielle du présent. D’autre part, une perspective qui s’inscrit de manière inverse, c’est-à-dire la mémoire collective d’un groupe, qui se conserve et se reconstruit à partir des valeurs internes, qui ont tendance à incorporer Zapata dans leur imaginaire pour conserver d’anciennes traditions du passé et s’opposer aux effets délétères de la modernité, tout en reprenant le caractère de résistance et de rébellion qui avait caractérisé le mouvement zapatiste originel.
45Où se trouve le conflit ? Le conflit s’est développé selon de multiples voies. Ce qui signifie que lorsqu’on parle de mémoire collective contre une histoire officielle, il y a confrontation dans la mesure où toutes les deux manient un symbole commun. Mais il est interprété de manière opposée. La friction figure aussi dans les représentations, celle-ci renvoyant à des phénomènes sociaux concrets. D’un point de vue général, elle correspond à un développement de la modernité induisant un défi pour toute communauté traditionnelle : le défi de s’adapter, d’être transformée ou de disparaître. Dans l’une des histoires de Durito, le scarabée qui parle avec le sous-commandant Marcos, explique : « Tu peux choisir le modèle nostalgique, celui de l’oubli. Celui-ci est celui qui est offert, par exemple, aux indigènes mexicains comme le plus adéquat pour leur idiosyncrasie. Ou, aussi, tu peux choisir le modèle modernisateur, c’est-à-dire, celui de l’exploitation frénétique. Celui qui est offert, par exemple, aux classes moyennes en Amérique latine comme le plus adéquat à leur modèle de consommation37. » Et la modernité renvoie à un grand nombre d’éléments. D’abord, le développement du mouvement capitaliste qui, au Mexique, se développe sans garanties de protection pour l’individu. C’est quand il y a une menace que se produit un mouvement de contre-résistance.
46Au niveau politique, il y a aussi confrontation. Rappelant celle qui remonte au XVIe siècle. Elle consiste à savoir si les peuples indigènes peuvent avoir leurs propres lois et s’inscrire au-delà de celles qui régissent la nation – autrement dit, être en mesure de s’organiser selon un état d’exception. Le problème est de savoir si les groupes indigènes peuvent détenir ces droits. En signant les « Traités du Chiapas » les responsables politiques ont accédé à cette demande. Mais cela représente aussi un problème constitutionnel. Nous voyons désormais ce que signifie cette opposition, qui est aussi une confrontation au niveau juridique. Cette confrontation n’est apparue que lorsque les peuples indigènes ont pris conscience que leurs droits ou leurs manières de vivre n’étaient pas respectées. Il existe également une confrontation sociale et économique. Pensons aux expulsions actuelles des paysans au Chiapas contre lesquelles l’EZLN a protesté. Les intérêts financiers pour développer le capitalisme dans cette zone sont puissants, le « développement économique » appauvrissant aujourd’hui inéluctablement l’existence de ces communautés traditionnelles. La confrontation au niveau économique, social, politique et juridique, s’exprime de manière manifeste dans l’opposition entre mémoire collective et histoire officielle. De ce fait, à chaque confrontation entre l’histoire officielle et la mémoire collective, le discours du gouvernement et le discours des groupes correspondent précisément à l’expression des tensions sociales, politiques et juridiques.
47C’est par le discours officiel de l’histoire que la figure de Zapata a été récupérée comme représentation héroïque. Il fut récupéré comme héros d’un processus révolutionnaire national, non comme l’expression d’une revendication de la tradition des indigènes. Quand son image fut reprise en relation avec les indigènes, c’était au titre de la muséification des Indiens, pour faire accepter leur présence dans la mémoire nationale, dans l’histoire nationale, comme l’une des composantes de l’identité collective, en tant qu’élément de la richesse culturelle du passé national. Dans la voix de l’EZLN on entend cette critique : « Notre dignité emprisonnée dans des statues et des musées », qui rend manifeste le malaise dû au manque de mémoire, dans lequel vit l’indigène réel.
48Dans le processus inverse de celui du néo-zapatiste, il y a deux éléments : à un premier niveau, les revendications s’exercent selon toute une trajectoire qui est celle d’Emiliano Zapata. Pourquoi celle de Zapata ? Parce que Zapata non seulement représente une continuité dans la défense des traditions, mais parce qu’il est l’expression d’une lutte organisée pour la conservation de ces traditions. Dans ces conditions, avant l’histoire nationale préexiste une relation entre le sens politique et l’action de Zapata avec la mémoire, avec les traditions et l’identité spécifique des indigènes qu’ils défendent. Le second niveau est la réinterprétation du passé et de l’histoire nationale, mais pas seulement en fonction de l’histoire officielle.
49La lutte néo-zapatiste atteste, d’un côté, qu’elle est historique. De l’autre, qu’elle est liée à la profondeur de ses traditions et de son identité qui font aujourd’hui partie de son espace, de son temps, de sa mémoire. C’est une lutte qui présente la particularité d’être locale dans un contexte d’oppression globale néolibérale, où l’ennemi du XXIe siècle est le néolibéralisme et la globalisation. Aujourd’hui, les néo-zapatistes ont étendu leur mouvement en incluant l’ensemble des classes subalternes dans cette lutte. Ils demeurent à la recherche d’une autre politique sous le mot d’ordre : « gouverner en obéissant » au bénéfice de tous. En ce sens, la revendication de la mémoire zapatiste est aussi la proposition d’interpréter et d’écrire l’histoire en fonction d’une communauté d’imaginaire libérée des contraintes institutionnelles du discours et de la mémoire officielle.
Notes de bas de page
1 Je tiens à remercier Antonio Rousset qui m’a guidée dans l’élaboration de ce travail.
2 Olivera de Bonfil Alicia, « ¿ Está muerto Emiliano Zapata ? », Jornadas de Historia de Occidente, Jiquilpan Michoacán. Centro de Estudios de la Revolución mexicana Lázaro Cárdenas, 1979, p. 139.
3 Entretien avec Antonio Rousset, le 27 août 2007.
4 Benjamin Thomas, La Revolución Mexicana. Memoria, mito e historia, Mexico, Taurus, 2003, p. 32.
5 Ibidem, p. 40.
6 . Brunk Samel, « La muerte de Emiliano Zapata y la institucionalización de la Revolución mexicana (1919-1949) », in Espejel Laura (coord.), Estudios sobre el zapatismo, Mexico, INAH, 2000, p. 377-378.
7 . Benjamin Thomas, op. cit., p. 39.
8 Brunk Samel, op. cit., p. 384.
9 Yerushalmi Yosef Hayim (e.a.), « Réflexions sur l’oubli », Usages de l’oubli, Paris, Seuil, 1988, p. 9, 11, 16 et 17.
10 Aguilar Camín Héctor, « Historia para hoy », in Pereyra Carlos, Historia ¿ para qué ?, Mexico, Siglo XXI, 1989 [première édition 1980], p. 161.
11 Emiliano Zapata a été assassiné le 10 avril 1919 à Chinameca, il a été victime d’une tromperie orchestrée par le gouvernement fédéral de Venustiano Carranza.
12 Samuel Brunk mentionne justement « […] Mais sa mort n’a pas été seulement le point central dans ce type de mythologie, il s’est constitué aussi le véhicule par lequel le mythe a pu voyager », op. cit., p. 372.
13 Quirk Robert, La revolución mexicana 1914-1915. La Convención de Aguascalientes, Mexico, Ediciones Conmemorativas, 1989, p. 292-293.
14 « […] nous, les sans-nom et sans visage, les autoproclamés “professionnels de l’espoir”, les plus mortels que jamais “transgresseurs de l’injustice”, nous qui sommes la montagne, au pas nocturne, nous sommes sans-voix dans les palais, étrangers sur leur propre terre, ceux de la mort éternelle, les dépossédés de l’histoire, les sans-patrie et sans-lendemain, ceux de la tendre fureur, ceux de la vérité découverte, ceux qui sont plongés dans la longue nuit du mépris, les hommes et femmes vrais […]. Les plus petits […]. Les plus dignes […]. Les derniers […]. Les meilleurs […] ». « Votán Zapata vit dans nos morts » le 10 avril. Sous-commandant Marcos, Ya Basta ! Les insurgés zapatistes racontent un an de révolte au Chiapas, Paris, Éditions Dagorno, 1994, p. 229-230.
15 Hartog François et Revel Jacques (dir.), Les usages politiques du passé, Paris, EHESS, 2001, p. 17-18.
16 Halbwachs Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994.
17 Sous-commandant Marcos, Le Bot Yvon, Le rêve zapatiste, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 88.
18 Yerushalmi Yosef Hayim, op. cit., p. 16.
19 CCRI-CG de l’EZLN, « Si la guerre reprend, elle ne s’arrêtera plus ». Discours pour la fête de l’Indépendance du Mexique, 15 septembre 1994, Sous-commandant Marcos, Ya Basta !…., op. cit., p. 401.
20 Gylly Adolfo, Chiapas : la razón ardiente. Ensayo sobre la rebelión del mundo encantado, Mexico, Era, 2002 [première édition 1997], p. 13.
21 « Déclaration de la jungle Lacandone » Aujourd’hui nous disons « ça suffit ». 2 janvier 1994. Souscommandant Marcos, Ya Basta !…. op. cit., p. 20-21.
22 Votán est une figure mythique maya.
23 CCRI-CG de l’EZLN « Aux compagnons de l’EZLN » 10 avril 1994, Sous-commandant Marcos, Ya Basta !…, op. cit., p. 224-225.
24 « 6 ° La partie additionnelle du plan que nous invoquons consigne par écrit : que les terrains, bois et eaux qu’ont usurpés les propriétaires de haciendas, les científicos ou les caciques, à l’ombre de la justice vénale, seront repris immédiatement par les pueblos ou les citoyens qui possèdent les titres correspondant à ces biens immeubles et à ces propriétés dont ils ont été dépouillés par la foi mauvaise de nos oppresseurs, maintenant à tout prix les armes à la main, la possession ci-mentionnée, et les usurpateurs qui se considéraient comme ayant droit [à ces biens immeubles] devront les déduire devant les tribunaux spéciaux qui seront établis au triomphe de la révolution. 7 ° En vertu du fait que l’immense majorité des peuples et les citoyens mexicains ne sont guère plus maîtres que du terrain qu’ils foulent et qu’ils souffrent les horreurs de la misère sans pouvoir améliorer en rien leur condition sociale ni pouvoir se livrer à l’industrie ou à l’agriculture, car les terres, montagnes et eaux sont monopolisées par quelques mains ; pour cette raison les puissants propriétaires de celles-ci seront expropriés après indemnisation préalable d’un tiers de ces monopoles afin que les peuples et les citoyens du Mexique, obtiennent des ejidos, des colonias ou des fonds légaux pour créer des pueblos, ou des champs pour semer ou pour travailler et pour que, en tout et pour tous la prospérité et le bien-être des Mexicains soient améliorés. » Plan de Ayala, in Womack John Jr., Zapata et la Révolution mexicaine, Paris, Éditions La Découverte, 1997, p. 511-512.
25 Interview du Sous-commandant Marcos par les envoyés de La Jornada Petrich Blanche et Henríquez Elio, du 4 au 7 février 1994, www.palabra.ezln.org.mx.
26 « Ce livre raconte l’histoire de campagnards qui ne voulaient pas bouger, et qui se trouvèrent ainsi amenés à faire une révolution. Jamais ils ne s’étaient imaginés pareil destin. L’enfer, le déluge, les agitateurs étrangers, l’annonce qu’il existait quelque part des prés plus verts que les leurs, tout était égal ; ce qu’ils voulaient, c’était rester dans les villages et les petites villes où ils avaient grandi, où, avant eux, depuis des siècles, leurs ancêtres avaient vécu et étaient morts, dans le petit État de Morelos, au centre du Mexique méridional », Womack John Jr., Zapata…, op. cit., p. 11.
27 « Chaque communauté humaine est constituée par une communauté supérieure et une communauté inférieure, les deux unies dans une communauté illusoire. Illusoire ne signifie pas inexistant, mais réel et vécu dans l’illusion d’être une au lieu d’être deux séparées, parce que l’une ne vit pas sans l’autre ». Gilly Adolfo, « El hacedor », in Chiapas 15, Mexique, 2003, www.ezln.org/revistachiapas/No15/ch15html.
28 « Les causes et les motivations de notre mouvement armé tiennent au fait que le gouvernement n’a jamais apporté de solution réelle aux problèmes suivants :
1. La faim, la misère et la marginalisation dont nous souffrons depuis toujours.
2. L’absence absolue de terres à cultiver pour notre survie.
3. La répression, les expulsions, l’incarcération, la torture et l’assassinat sont les réponses du gouvernement aux légitimes demandes de nos communautés.
4. Les injustices insupportables et les violations répétées des Droits de l’Homme commises envers nous, Indigènes et paysans démunis.
5. L’exploitation brutale dont nous souffrons dans la vente de nos produits, dans nos journées de travail et lors de l’acquisition de produits de première nécessité.
6. L’absence de tous les services indispensables pour une grande majorité de la population indigène.
7. Les mensonges, tromperies, promesses et injonctions des gouvernements depuis plus de soixante ans. L’absence de liberté et de démocratie pour décider de notre destin.
8. Les lois constitutionnelles n’ont pas été respectées par ceux qui gouvernent le pays ; en revanche, on nous fait payer, à nous, Indigènes et paysans, la moindre erreur et on nous fait porter tout le poids d’une loi que nous n’avons pas faite et que ses auteurs sont les premiers à violer. »
« Liste de revendications de l’EZLN », Sous-commandant Marcos, Ya Basta !…., op. cit., p. 184-185.
29 CCRI-CG de l’EZLN, « Au conseil “500 années de résistance indigène” », 1er février 1994, ibidem, p. 125-126.
30 Bonfil Batalla Guillermo, « Historias que no son todavía Historia », in ¿ Historia para qué ? Mexico, Siglo XXI, 1989 [première édition 1980], p. 244.
31 Rousset Antonio, La izquierda cercada. El partido comunista y el poder durante las coyunturas de 1955 a 1960, Mexico, UACJ, Institut Mora, CEUL, 2000, p. 258-259.
32 Womack John, Zapata…, op. cit.
33 Gilly Adolfo, La Revolución interrumpida. México, 1910-1914 : una guerra campesina por la tierra y el poder, Mexico, El caballito, 1971, première édition.
34 www.palabra.ezln.org.mx.
35 « La fonction de l’Assemblée de Bon Gouvernement est d’équilibrer l’appui de toutes les communes et les communautés zapatistes dans notre territoire, d’organiser, orienter, encourager, conseiller, résoudre des problèmes et régir dans une façon de gouverner en obéissant, en proposant et en n’imposant pas. Ceci nous le faisons sans aucune intervention des partis politiques », www.palabra.ezln.org.mx.
36 « La otra campaña », surnommée La otra EZLN, « Sexta declaración de la Selva Lacandona », www.ezln.org.mx/documentos/2005.
37 « Durito y unas falsas opciones », marzo 2003, www.palabra.ezln.org.mx.
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