Une guerre contre personne. Mémoires isoseñas de la guerre du Chaco
p. 163-178
Texte intégral
1L’histoire du temps présent est aussi celle des représentations (et des usages) actuels que les peuples forgent de leur histoire plus ancienne : l’histoire, en somme, de la reconstruction d’un « passé utile », au service d’intérêts sociaux et politiques contemporains qu’il est censé légitimer. C’est l’histoire, dans la Bolivie du début du XXIe siècle, d’un tout nouveau président aymara mais intronisé à Tiahuanacu et rêvant de ressusciter l’empire inca ; celle de la moitié orientale du pays exhumant d’obscures luttes entre Espagnols du XVIe siècle pour mieux affirmer son autonomie régionale ; ou encore celle de la ville de Sucre qui revendique son statut de capitale en en appelant aux siècles d’existence de l’Audience de Charcas.
2Histoires de l’histoire et parties intégrantes d’elle, ces diverses reconstructions et interprétations du passé se révèlent particulièrement aigues lorsqu’elles sont mises au service de la construction des identités nationales. La guerre qui opposa la Bolivie et le Paraguay entre 1932 et 1935 – la « guerre du Chaco » – est un de ces mythes fondateurs de la « nationalité » bolivienne comme paraguayenne, et un thème récurrent dans les discours officiels de l’époque comme dans les études historiques postérieures. Et cependant, au moment même du conflit, très peu de gens savaient en Bolivie où situer exactement le Chaco sur les cartes et l’opinion publique andine, par exemple, était plus préoccupée par les révoltes indiennes de l’altiplano que par la revendication de ce lointain territoire oriental décrit de plus comme un « désert », foyer à peine de quelques tribus sauvages et insoumises. Inversement, dans le Chaco même, c’était la « Nation » (bolivienne ou paraguayenne) la grande absente – de fait, les habitants autochtones, que les armées voulurent ensuite enrôler, ne savaient pas et ne s’inquiétaient pas de savoir dans quelle « Nation » ils vivaient ; le seul pays connu par la majorité d’entre eux en était un autre : l’Argentine, où ils avaient l’habitude d’aller régulièrement travailler.
3Ce que l’on a appelé le « réveil indien » à partir des années 1980 a marqué l’apparition des Indiens des basses terres en tant qu’acteurs institutionnels dans la scène politique bolivienne. Ce tournant a aussi provoqué, du côté des chercheurs, un nouvel intérêt pour l’histoire indienne et le rôle des Indiens dans la construction de l’État-Nation. C’est, de fait, précisément quand les acteurs mêmes du conflit commencent à disparaître que l’anthropologie commence à s’interroger sur ce qui s’est passé dans le Chaco au cours des années 1930. Les souvenirs – ceux des survivants et ceux de leurs descendants – sont bien évidemment filtrés par un demi-siècle d’histoire postérieure ; ils permettent cependant de reposer et resituer la question des acteurs et de l’histoire nationale. Le nombre de témoignages directs ou indirects recueillis par les anthropologues dans les villages de l’Isoso, en Bolivie, font de cette région un lieu privilégié pour aborder ces problématiques.
4En juillet 1932, après de longues années de tension et d’infructueuses négociations internationales pour donner une solution diplomatique aux revendications territoriales de chaque pays, la guerre éclate finalement entre la Bolivie et le Paraguay. Elle durera trois ans. Quelque 300 000 km2 de territoire sont en jeu : les cartes boliviennes de l’époque étendent le pays jusqu’à la rive droite du fleuve Paraguay, et le président Salamanca proclame qu’il faut occuper fortement le Chaco ; de leur côté, les cartes paraguayennes font reculer leur frontière jusqu’au fleuve Parapetí à l’ouest – avec le refrain : « ni au-delà ni en deçà du Parapetí1 ». C’est cependant seulement pendant la dernière année de la guerre que l’armée paraguayenne arrive jusqu’aux rives de ce fleuve, concrètement au cours inférieur du Parapetí connu comme Isoso en guarani2 et que les Paraguayens baptisèrent Paraguaymi, « petit Paraguay ».
5L’Isoso de cette époque se compose de quarante à cinquante villages, situés en majorité sur la rive droite du Parapetí ; à la veille de la guerre, la région abrite quelque 3 000 Indiens – les Isoseños – de langue guarani mais différenciés de leurs voisins également guaranophones, les Ava ou Chiriguanos. Leur chef ou « grand capitaine » est Casiano Barrientos, un métis fils de la fille de l’ex-grand capitaine et d’un karai (« blanc », métis) de Vallegrande. Depuis les années 1925, Casiano Barrientos est immergé dans une lutte légale pour obtenir des titres de propriété pour les villages de l’Isoso et échapper ainsi au joug des haciendas créoles3.
6Si, dans les livres d’histoire, la prise de la ville bolivienne de Charagua par l’armée paraguayenne est plus connue, l’Isoso fut en réalité la première victime de l’offensive de 1935, et la quasi-totalité de sa population fut emmenée au Paraguay. Dans l’optique des militaires paraguayens (et ensuite, dans les livres d’histoire de ce pays), leur arrivée à l’Isoso a signifié une retrouvaille avec leurs « frères de race » guarani, et ces « frères » les ont suivi volontairement jusqu’à la « Grande Patrie » :
« Les Guarayos, qui sont les Indiens guarani du Parapiti, nous ont reçu comme des frères quand ils nous ont écouté parler leur langue, même s’ils étaient un peu abasourdis de voir que leurs frères étaient Blancs. Ils nous ont dit qu’une vieille légende s’accomplissait, selon laquelle un jour viendraient de l’orient des hommes de la même provenance qu’eux. Notre arrivée a été pour eux comme une fête religieuse, et ils ont rivalisé d’hospitalité avec nos soldats4. »
« Les Indiens Guarayos se sont remplis d’allégresse à l’arrivée de nos troupes. Pendant les nuits des villages, les caciques et les anciens racontaient à leurs enfants qu’un jour arriveraient leurs frères de l’orient, leur apportant la rédemption si attendue. Depuis Amboro jusqu’à Joserabi [villages des deux extrémités nord et sud de l’Isoso] ils se présentèrent en masse, portant des présents pour les officiers et les troupes, s’offrant de même à servir de guides à l’armée victorieuse, en même temps qu’ils nous donnèrent de précieuses informations sur l’ennemi5. »
7La seule exception est, aux dires tant des Paraguayens comme des Isoseños, l’attitude de Casiano Barrientos, qui se déclare décidément Bolivien et ce jusqu’à la fin du conflit.
8Du côté bolivien, les études historiques ne mentionnent pratiquement pas les Indiens de l’Isoso ; lorsqu’elles le font, c’est pour affirmer au contraire qu’ils furent trompés par les Paraguayens, ou bien emmenés de force au Paraguay6.
9D’où la question qui est au cœur de ces pages : face à ces deux versions officielles contradictoires, quels sont les souvenirs des Isoseños eux-mêmes sur la guerre du Chaco ? Nous ne voulons pas nous demander ici « ce qui s’est passé », mais bien comment les Isoseños ressentirent (et ressentent aujourd’hui) ce qui s’est passé. Leurs souvenirs valident-ils une des versions officielles ? Se réduisent-ils à l’offensive du Parapetí de 1935 ? Et encore : s’agit-il de souvenirs uniformes, pouvons-nous parler d’une mémoire isoseña de la guerre ? Cette ou ces mémoires ont-elles varié au cours des années ?
10S’il existe, comme nous l’avons dit, un corpus considérable d’interviews et de témoignages sur la question dans l’Isoso7, les analyses sont plus rares. La plupart se centrent sur la conflictuelle figure de Casiano Barrientos, traité de traître par les Boliviens (et une partie des Isoseños) et resté comme « un bon Bolivien » dans les mémoires paraguayennes (et celles d’une autre partie des Isoseños). Nous voulons ici examiner d’abord quelles sortes de souvenirs existent parmi les Isoseños, et sur quels événements spécifiques de la guerre. En un deuxième temps, l’analyse se centrera sur le concept de Mbaemegua que tous les Isoseños, cette fois unanimes, utilisent pour qualifier la guerre du Chaco. Mbaemegua recouvre les concepts de désastre, de catastrophe ou de cataclysme – mais pas précisément celui de la « guerre ». Changeants selon les personnes et les époques, les souvenirs isoseños de la guerre omettent tous le sine qua non d’un conflit armé : la figure de l’ennemi.
La guerre racontée par les Isoseños
11En réunissant tous les témoignages disponibles, un premier point apparaît clairement : des travaux d’ouverture de chemins au service de l’armée bolivienne jusqu’au « re-commencement » dans un Isoso désert et désolé, les souvenirs indiens ne s’inscrivent pas entre les deux dates fatidiques de juillet 1932 et juin 1935 qui délimitent la guerre dans les livres d’histoire : ils commencent bien avant, et continuent bien après.
Les chemins
12En 1927, Casiano Barrientos et un groupe d’autorités isoseñas voyagent à La Paz pour continuer leurs gestions territoriales. Un résultat plutôt inattendu de ce voyage est la décision de re-ouvrir le chemin qui unit l’Isoso à Charagua et Saypurú dans le piémont andin. Bien que, selon son fils, cette décision ait résulté d’une demande de Casiano lui-même8, elle répondait en vérité aux préparatifs du gouvernement bolivien en vue de la guerre9. De fait, cette même année 1927, le commandant de la garnison de Charagua, le major Ángel Ayoroa, réalise une expédition exploratoire depuis l’Isoso jusqu’au fleuve Pilcomayo pour reconnaître le tracé de futurs chemins10. La « Délégation nationale des plaines de Manso et Parapetí » se charge du travail à partir de 192911, avec une main-d’œuvre indienne ; en 1930, Casiano apparaît comme le responsable de la réouverture d’un chemin entre l’Isoso (Guirapembi) et Saypurú ou n’importe quel autre point de la route Santa Cruz-Yacuiba12. Le travail doit s’effectuer seulement « avec les bras de cette tribu [isoseña] et l’aide de propriétaires qui donneraient quelques têtes de bétail13 ».
13Mais ces chemins qui relient l’Isoso aux principales routes boliviennes orientales ne sont qu’un commencement. À mesure que la guerre approche, et même au cours de ses premières années, les travaux continuent :
« … et les Boliviens ont commencé à faire des chemins, ou ils les faisaient faire par les gens […] On a fait celui qui va à Ingavi […] de là ils ont commencé celui qui va Irendagüe […] ensuite celui qui va à Picuiba […] de là ils sont allés vers Garrapatal, à Garrapatal les chemins se croisent, là ils ont d’abord fait celui qui va à Camacho14 ».
14Tout le travail « s’est fait seulement à la main », dit la même personne ; et tout se fait, aussi, pour le bien public bolivien, en en appelant à la conscience patriotique des ouvriers, qui ne reçoivent pas de salaire. Un des militaires responsables des chemins écrit : « Jusqu’aux Indiens, qui me connaissent depuis des années, se prêtent volontaires pour agrandir la piste gratuitement, seulement nourris15. »
15Patriotes, les Isoseños ? Prêts à se sacrifier pour la Bolivie ? Encore auraitil fallu pour cela qu’ils connaissent la Bolivie, ce qui n’était pas, et de loin, le cas général. Depuis la fin du XIXe siècle, les Isoseños connaissaient beaucoup mieux l’Argentine, où ils allaient travailler, que leur propre pays, et le commentaire d’Ayoroa reflète avant tout le discours officiel de la mobilisation bolivienne – et les vaines espérances déposées dans le patriotisme d’Indiens jusqu’alors complètement ignorés par l’État. Comme le dit bien le récit de Natalio Barrientos : ce sont « les Boliviens » qui ont commencé les chemins, et pas les Isoseños, simplement envoyés au travail sans comprendre pourquoi. Les hommes se relayaient chaque semaine, puis tous les quinze jours, puis encore tous les mois pour ouvrir les sentiers :
« Semaine après semaine, nous faisions le chemin […] quand on est arrivés au carrefour de Sopeti, c’étaient des tours de deux semaines […] et jusque là-bas [Irendagüe] c’était en un mois qu’arrivaient nos remplaçants […] et ils nous payaient en vivres, un tout petit peu de farine, de là on continuait à aller de l’avant, jusqu’à la fin du chemin. Et de là on recommençait, c’est nous qui avons commencé, ceux-là ont travaillé deux mois et demi et nous on y est allés pour trois mois, et vas-y !, et vas-y ! […] il n’y avait pas d’eau pour se laver, il manquait de l’eau pour boire. Oh Seigneur, pourquoi ces choses nous arrivent à nous, les pauvres16 ? »
16Le rôle de Casiano dans tout cela est celui d’un simple contremaître : « En tant que capitaine, Casiano recevait l’ordre d’envoyer des gens, en tant que capitaine il devait obéir aux ordres des autorités17. » Mais la majorité de ces gens, arrachés à leurs foyers pour ouvrir des chemins en pleine forêt, ne l’entend pas de cette manière :
« Pour envoyer des hommes au front, parmi certains on entendait des rumeurs, parce qu’il est karai, c’est pour ça qu’il ne nous défend pas, il ne nous guide pas, il s’est allié avec les karai pour nous envoyer travailler. C’est ce qu’ont dit les gens18. »
« C’est pour ça qu’ils disent que Casiano n’a pas laissé les gens vivre en paix, surtout ceux de Güirapembi, un certain Jayasi, il disait qu’on ne vivait plus tranquille, “parce qu’il est fils de Colla, il fait ce qu’il veut”, il disait19. »
17Il faut d’abord comprendre ces réactions dans le contexte politique particulier de l’Isoso, déchiré par des luttes internes entre les différents lignages qui prétendent au pouvoir ; Casiano, héritier d’un de ces lignages mais fils d’un homme de Vallegrande, d’un Colla – le terme désigne en Bolivie les habitants des vallées et des montagnes des Andes – est pratiquement considéré comme un imposteur par ses opposants, qui utilisent sa condition de métis en la retournant contre lui20. Cependant, de 1929 quand commencent les interminables chemins jusqu’en 1934 quand les Isoseños continuent à travailler infatigablement pour tracer des sentiers, ce ne sont pas seulement les opposants de Casiano qui se plaignent. Les protestations sont générales, les conditions de travail trop difficiles et, surtout, personne ne comprend la raison de tant d’acharnement. Ce n’est pas un hasard si le seul témoignage recueilli qui valorise au contraire ces durs travaux provient du fils même de Casiano : « Ils ont beaucoup souffert, mais ils ont fait leur devoir [cumplieron], ils ont tout supporté et ils ont été vaillants21. » En contraste, les souvenirs de la majorité des gens emphatisent la faim, la soif, la fatigue, l’éloignement du foyer. Cette étape, qui a duré plus de cinq ans, n’est pas remémorée ni conçue comme une « guerre » – et en effet ce n’en est pas une, les Isoseños sont loin des combats – mais comme le moment où commence la désorganisation, où se rompt la tranquille routine des villages : peut-être pas encore un mbaemegua, mais bien des signes indiscutables de sa proximité.
La guerre commence
18« C’est comme ça qu’a commencé la guerre, en fin d’après-midi » : c’est en ces termes que Mercedes Iyambae (petite fille à l’époque) se souvient de « l’offensive du Parapetí » en février 1935, peu de mois avant la fin du conflit22. Cette période marque pour les Isoseños, et en particulier pour les femmes, qui n’avaient pas participé aux tracés des chemins, le véritable début de la guerre : le premier moment où ils sont confrontés, chez eux, à la réalité du conflit armé.
19Guerre et combats, certes, mais qu’il serait difficile de qualifier d’« invasion » de l’Isoso. À cette occasion, un communiqué du général paraguayen Estigarribia dit : « Les habitants guarani du Parapiti nord et de l’Isoso, au nombre de mille, se sont présentés à nos troupes avec leurs chevaux et leur bétail, en nous offrant leurs services23 » ; et les souvenirs des Isoseños confirment unanimement cette version des faits : les Isoseños – certains d’entre eux – ont fait appel à l’armée paraguayenne. C’est au niveau des récits que les explications varient : pour Natalio Barrientos et autres partisans de son père, « la guerre allait passer loin de l’Isoso, mais plusieurs personnes se sont retournées contre la capitainerie24 » ; « pour qu’ils arrivent jusqu’ici, c’est à cause de ceux qui haïssaient mon père25 ». En d’autres termes, un groupe d’opposants de Casiano a profité de l’arrivée des Paraguayens pour se plaindre à eux de leur capitaine ; le principal parmi les « traîtres » aurait affirmé aux Paraguayens que Casiano « est un fils de Colla et abuse de nous26 » ; « c’est un karai, il ne nous défend pas, ils se sont aidés ou alliés entre Collas contre nous27 » ; « il a dit du mal de Casiano, qu’il exploitait son peuple28 ». Cette version est confirmée par les militaires paraguayens eux-mêmes29. Dans le discours des « traîtres », un élément déjà rencontré réapparaît : l’association des « Boliviens » avec les Collas, qui les dissocie complètement des Isoseños.
20Il existe cependant d’autres explications sur le rapprochement des Isoseños et des Paraguayens. Elles proviennent, sans surprise, des parents et descendants des « traîtres » : si ceux-ci « sont allés consulter les Paraguayens », c’était pour leur dire « nous nous présentons à vous pour que vous ne nous tuiez pas30 ».
21Trahison interne ou peur, dans les deux cas est de toute façon absente de la mémoire isoseña contemporaine « l’allégresse » si célébrée par les militaires paraguayens, et pour conter cet épisode, personne n’a recours – aujourd’hui du moins – à la « fraternité » avec les Paraguayens guaranis. C’est un point important, qui n’implique évidemment pas que les versions des militaires soient fausses ou mensongères : de fait, les témoignages que nous utilisons ont tous été recueillis bien après le conflit, à partir des années 1980, dans un Isoso désormais décidément bolivien à conséquence de la guerre elle-même. Nous reviendrons sur ce thème plus loin – la question de la « nationalité », pratiquement absente du conflit lui-même à la seule exception de Casiano Barrientos, surgit avec force dans les années suivantes et imprègne aussi, par conséquent, les souvenirs contemporains sur le passé.
22Quoi qu’il en soit, en février 1935, Casiano Barrientos a réuni tous les villageois de l’Isoso à Yuki, sur la rive gauche du fleuve, pour s’échapper tous ensemble vers l’ouest. L’appel des Isoseños à l’armée paraguayenne change complètement la donne ; Casiano est arrêté par les militaires, assumant dès lors une attitude pacifique tout en se déclarant « Bolivien » sans ambiguïté. Peu après, Casiano et avec lui la majorité des Isoseños sont emmenés au Paraguay.
Le départ pour le Paraguay
23Ce qui n’a pas été une invasion se transforme en exode. Les chiffres varient considérablement à propos du nombre d’Isoseños emmenés au Paraguay : les uns parlent de 5 000 personnes31 ; Schmidt indique 2 493 individus entre adultes (1 674), enfants (724) et bébés (122)32. Il s’agit dans tous les cas de chiffres considérables, si l’on prend en compte que peu avant la guerre la population totale de la région était estimée à 2 000 personnes33, et il est fort probable que soient inclus dans ces estimations de nombreux Chiriguanos originaires de Macharetí et d’autres villages du piémont andin. Cela étant, dans le cas de l’Isoso, les villages se vident pratiquement de tous leurs habitants.
24Différentes versions existent, de nouveau, pour expliquer cet exode. Le fils de Casiano, Natalio, le présente comme une tromperie des Paraguayens qui auraient fait croire aux Isoseños que les « Collas » allaient les tuer : « C’est pour ça que nous les avons suivis. Ils ne nous ont pas emmenés de force, nous les avons seulement suivis, comme si nous allions chez nous, comme des enfants dans le sein de leur mère34. » La version paraguayenne est différente :
« Quand l’offensive bolivienne a commencé, le capitaine Martincich a réuni la population des Guarayos, et a expliqué que l’armée paraguayenne était obligée d’abandonner les rives du Parapití et qu’ils étaient ainsi libres de choisir s’ils voulaient retourner chez eux ou se joindre à l’armée. L’unanimité à suivre l’armée paraguayenne a été surprenante35. »
25De nouveau cependant, cet enthousiasme est absent des récits isoseños sur les événements. Ils emphatisent au contraire les souffrances au long du chemin : « beaucoup sont morts en chemin […] quelques-uns sont morts de soif36 » ; « beaucoup sont morts pour ça, les jeunes et les enfants sont morts, il y a eu beaucoup d’orphelins […] la guerre n’apporte que la mort […] les enfants ont beaucoup souffert parce que beaucoup de parents sont morts là-bas37 » ; « beaucoup de nos parents sont morts en chemin […] nous avons beaucoup souffert38 ». Les récits insistent particulièrement sur les souffrances des femmes et des enfants – les plus innocents de toute une population de civils :
« Dans le cas des mères, cela a dû être très dur, il fallait qu’elles se chargent toutes seules de leurs enfants et leur donnent le lait maternel, il n’y avait pas autre chose à leur donner39. »
« Pendant la guerre, les petits enfants devaient marcher, nous devions porter les plus petits, moi je m’occupais de Tomás et de sa sœur. Nous avons beaucoup souffert, il n’y avait pas d’eau, pas de nourriture, alors qu’à la maison nous avions plein de maïs40. »
« D’après moi, ce sont les femmes qui ont vécu le pire, parce qu’elles devaient porter leurs enfants, les uns étaient tout petits, d’autres racontent qu’ils commençaient à peine à marcher, et les enfants de cet âge, il faut les porter41. »
26Un autre thème récurrent est le spectacle offert par le chemin qui les emmène vers l’épicentre des combats : « Ce vieux chemin était plein de cadavres de soldats […] ils s’empilaient comme des fagots […] c’était comme des fagots de bois empilés au carrefour42. »
27D’autres souvenirs enfin évoquent les rencontres obligées des Isoseños avec d’autres Indiens : les Ava ou Chiriguanos, ennemis traditionnels ; et les Ñanaigua (littéralement : « ceux qui vivent dans les bois »), c’est-à-dire les Tapietes plutôt mal considérés et méprisés :
« En route, nous avons rencontré un groupe de Ñanaigua, le camion s’est arrêté et a demandé où ils allaient, ils ont dit qu’ils allaient à Pikuigua [Picuiba] où étaient les Chiriguanos et qu’aussi bien ils allaient nous tuer. On est arrivés à Irendagüe vers quatre heures et demie de l’après-midi, on m’a donné deux camions, et on a dû retourner tout de suite chercher les autres avant que les Ñanaigua les prennent. On est arrivés de nouveau à Pikuigua à huit heures du matin, et on est repartis en laissant les chevaux que les Ñanaigua ont emmenés43. »
« On raconte que beaucoup sont morts en chemin, pas à cause des balles, mais ensorcelés, dans quelques groupes il y avait un sorcier et c’est lui qui provoquait les morts. On dit qu’on les voyait pleurer tout d’un coup et on les enterrait, et ils ont vraiment souffert, ce n’est pas qu’ils soient morts de maladie, beaucoup sont morts à cause de la sorcellerie. On raconte qu’en route ils avaient rejoint les Avas, et c’est à cause de ça qu’il y a eu des morts par sorcellerie, on dit que beaucoup d’Avas et d’Isoseños sont morts pendant la guerre44. »
28Les souvenirs isoseños multiplient ainsi les acteurs d’une guerre que les histoires officielles présentent comme une lutte entre seulement deux termes : la Bolivie et le Paraguay. Dans les récits indiens, il y a les Isoseños, il y a les Chiriguanos, il y a les Ñanaigua ; il y a aussi les Paraguayens, et les « Collas », synonymes de « Boliviens ». Les Indiens du Chaco en général, et les Isoseños en particulier, n’appartiennent à aucun de ces deux derniers groupes.
Soldats sans casquette
29Bien qu’ils ne représentent qu’une minorité, il nous faut inclure dans cette révision les souvenirs des Isoseños qui ne restèrent pas chez eux (et ne furent donc pas emmenés au Paraguay), mais s’enrôlèrent dans l’armée bolivienne. Parmi eux figurait Bonifacio Barrientos, demi-frère et futur successeur de Casiano.
30Les Isoseños sont occupés en tant que guides, sapeurs, muletiers ou ouvriers. Plusieurs sont chargés de faire arriver aux troupes les aliments réunis par les propriétaires d’haciendas de la région, et collaborent ainsi, même de force, avec les Karai45. Dans tous les cas, mises à part des très rares exceptions, ils ne sont pas soldats : « à nous, les Guarani, on ne donne pas de casquette46 ». Non seulement les Isoseños ne portent pas l’uniforme qui aurait pu les identifier à l’armée nationale qu’ils servaient, mais encore ils rencontrent là les « Collas », autre figure récurrente des souvenirs de la guerre. Des « Collas » étranges, qui parlent quechua ou aymara, qui « ne savaient pas se battre », qui mourraient de soif. C’est seulement après, bien après la guerre, que la présence des Isoseños dans l’armée bolivienne sera valorisée dans les souvenirs, comme une preuve de patriotisme. Au moment même du conflit, leur participation n’est rien de plus qu’une prolongation de la première étape de la guerre, lorsqu’il s’agissait de tracer des chemins vers le cœur du Chaco – la différence est cette fois le nouveau danger que signifie le feu croisé dans les deux armées en conflit.
Au Paraguay
31Mais revenons à la majorité des Isoseños emmenée au Paraguay. On peut distinguer deux sortes de souvenirs de ce séjour, quelque peu contradictoires mais qui ne s’excluent pas. Un premier point est que les Paraguayens « n’ont pas abusé de nous […] ils étaient gentils avec nous47 ». Ces souvenirs coïncident dans une certaine mesure avec la version paraguayenne de la « Grande Patrie » des Guarani :
« Pour moi, il n’y a pas eu d’abus parce que c’étaient des Guarani, et c’est pour ça qu’ils les ont considérés comme des tëtara, des parents48. »
« Il parlait comme nous, il nous a bien reçu, il a parlé avec notre chef, il a demandé si nous étions guarani, “nous sommes Guarani”, lui a-t-il dit, “Alors nous sommes pareils”, a-t-il répondu49. »
32Mais il ne faut pas tout idéaliser, et il existe aussi des souvenirs de jeunes filles abusées par des soldats paraguayens :
« On raconte que quelques-unes se sont unies avec les Paraguayens, et plusieurs ont eu des enfants, les Paraguayens ont laissé des enfants derrière eux, à d’autres ils les ont seulement mises enceintes. On dit que c’étaient des effrontés, ils prenaient les filles qu’ils voulaient, c’est ce que racontait ma mère50. »
« D’après ce que je sais de ma mère, pendant la guerre entre la Bolivie et le Paraguay, ils ont beaucoup souffert tout le temps en chemin, on dit que pendant le trajet les soldats paraguayens prenaient les filles et faisaient avec elles ce qu’ils voulaient ; mais les adultes, ils les traitaient bien51. »
33L’autre leitmotiv des récits isoseños sur leur séjour au Paraguay minimise la « fraternité guarani » – car les plus nombreux ne pensent qu’à revenir chez eux : « ce n’était pas chez nous, comment peut-on s’habituer dans une terre étrangère, on ne peut s’habituer que chez nous52 ». « Chez nous » n’est pas la Bolivie, mais ce n’est pas non plus le pays des tëtara guarani : c’est, simplement et seulement, l’Isoso.
Le retour à la maison
34Notre intérêt dans ces pages porte sur les souvenirs isoseños de la guerre, et il ne s’agit pas de faire une relation détaillée des événements. Nous ne nous arrêterons donc pas sur les péripéties de la fuite du Paraguay et du retour en Bolivie. Mentionnons seulement que, une fois de plus, prévaut une appréhension de l’événement comme crise politique interne isoseña et une lutte, plus que contre les Paraguayens, entre les deux partis opposés de Casiano (qui veut retourner en Bolivie) et ses adversaires qui préfèrent rester et en arrivent même à le dénoncer aux militaires paraguayens. La même interprétation prévaut aussi dans les souvenirs des parents de Casiano lorsqu’ils racontent l’arrivée à l’Isoso et l’exécution, en tant que « traître à la Patrie », du grand capitaine – avec la bénédiction, dans ces versions, des adversaires politiques isoseños53.
35Cependant, les souvenirs les plus importants de la population isoseña « de base », de ceux qui n’appartiennent pas aux familles héritières du pouvoir, relèvent d’un autre registre : ils parlent du vide, du silence, de la faim.
« Il n’y avait plus personne, les maisons étaient vides […] Les Collas avaient mangé tous les animaux, c’est comme ça qu’on vivait54. »
« … quand la guerre a éclaté, nous avons dû tout abandonner, nos animaux, toutes nos affaires […] au retour, quand la guerre s’est finie, nous avons recommencé de rien, nous avons vu qu’ils avaient fouillé dans nos maisons et les affaires que nous avions laissées, et ils avaient même creusé pour trouver ce qu’on avait caché55 ».
36Ce sont les femmes, les maîtresses de maison, qui s’angoissent le plus de la situation : « Ma grand-mère racontait qu’elles pleuraient en criant en voyant les dégâts et la désolation56. » Les Isoseños, traditionnellement agriculteurs, sont obligés de chasser et cueillir des fruits sauvages pour survivre – de vivre en somme comme les Ñanaigua tellement méprisés :
« Tout était à l’état sauvage, tous les animaux se sont perdus, le bétail, les ânes, les chevaux, les chèvres, etc., etc., dans le village il y avait des cerfs, des cochons sauvages, pour nous ça voulait dire recommencer à partir de zéro57. »
« Tout s’est perdu, toutes les chèvres s’étaient perdues. Les ânes se sont perdus, les vaches, toutes […] les grands-mères faisaient de la farine de caroubes, nous vivions de ça, quand ça se terminait il y avait le mistol [une sorte de jujube], et on cueillait ça aussi58. »
37Marcelino Vaca s’exprime en ces termes : « ce désastre [mbaemegua] nous a rendu plus pauvres encore59 ». Les années de 1942 à 1944 sont des années de famine60.
38À la pauvreté et la faim s’ajoute la dispersion. Plusieurs villages disparaissent complètement après la guerre, comme Jupuarenda près de Yapiroa, Guirapitiyuti aux environs de Kopere et Paraboca en aval du fleuve. D’autres déménagent de la rive droite à la rive gauche du Parapetí, pour échapper aux patrons karai, comme Guirayoasa et Tamachindi en 194261. Plus loin encore, des Isoseños ont choisi de rester au Paraguay et d’autres, plus nombreux, se sont réfugiés en Argentine :
« Tout s’est perdu à cause de la guerre, et en plus, nous nous sommes dispersés, les uns sont en Argentine, d’autres au Paraguay, nous sommes allés dans des endroits différents62. »
« Il y en a plein qui sont partis en Argentine, et beaucoup sont aussi restés au Paraguay, c’est comme ça qu’ils se sont dispersés63. »
« Nous nous sommes divisés, les uns sont restés au Paraguay et d’autres sont partis en Argentine. D’ici, il y a eu aussi ceux du dernier village, qui sont partis à Santa Cruz64. »
39Selon Rosendo Flores, ceux de ce « dernier » village (en suivant le cours du fleuve), sont partis à Santa Cruz « pour fuir la faim65 ». D’autres encore choisissent un autre destin et se réfugient dans les villages ava de l’ouest : « à Itaimbeguasu (vers Gutiérrez) il y a beaucoup de gens qui ont du “sang isoseño”. Mon grand-père paternel a parcouru cette région pendant des années avec un groupe de cent personnes plus ou moins, mon père était petit mais il s’en rappelle très bien, il raconte même que pour le Carnaval, les Isoseños organisaient leur propre fête66. »
Mbaemegua
40Famine, silence, vide, souffrance et mort sont les constantes des récits isoseños sur les événements. À ces thèmes s’en ajoutent d’autres récurrents, comme l’exode (au Paraguay d’abord, et ensuite avec la dispersion des villageois entre l’Argentine, le Paraguay, Santa Cruz et les villages ava) ; une profonde crise politique intérieure qui divise les lignages héritiers ; l’inclusion d’autres acteurs sur la scène, comme les Chiriguanos ou les Collas : et, surtout, une incompréhension généralisée et une absence totale d’identification à n’importe lequel des camps en guerre.
41Pourquoi la guerre a-t-elle éclatée ? Personne ne le sait exactement, du moins au moment-même du conflit. « “Pourquoi la guerre est-elle arrivée ici ?”, disait ma mère en se lamentant, on ignorait la raison de la guerre entre la Bolivie et le Paraguay67 » ; « je ne comprends pas pourquoi ce malheur est arrivé ici68 ». Les rares personnes qui pensent comprendre la raison de la guerre l’expliquent de cette façon : « C’était à cause de la borne frontière […] les Collas la déplaçaient tout le temps69. » À la question : pourquoi a éclaté la guerre, Rosendo Flores répond :
« Parce que la limite de notre territoire était le grand fleuve Paraguay de ce côté, on dit qu’ils se sont battus pour cette borne frontière [mojón], que les Boliviens déplaçaient tout le temps la borne frontière des Paraguayens. Et à cause de ça les Collas se sont fâchés avec les Paraguayens, de là est venue la guerre70. »
42L’idée ne peut être plus claire : « ils se sont battus », « les Blancs se sont beaucoup tués71 » ; « quand les Blancs se sont battus72 »… Ce sont « les Boliviens » qui ont déplacé (dépassé ?) les bornes, ce sont « les Collas » qui « se sont fâchés » avec les Paraguayens. Les morts de l’Isoso ont péri en chemin, c’étaient des femmes, des enfants, des vieillards. Les hommes n’étaient pas soldats et ils ne se sont pas battus contre un ennemi que personne n’identifie clairement ; c’est la population civile qui a souffert les conséquences d’une guerre étrangère où « les Blancs se sont battus ».
43C’est un fait, le personnage de Casiano Barrientos qui se déclare ouvertement et fermement Bolivien face aux militaires ennemis est une exception notable dans le conflit, que les Isoseños comme les Paraguayens attribuent à son sang métis. Il est évidemment possible, voire probable, que quelques-uns parmi les Isoseños s’identifièrent effectivement au camp des « frères guarani », comme le suggèrent les récits des militaires paraguayens. Mais pour l’immense majorité, aucune identification n’est possible, ni avec les « Pilas73 » responsables de l’exode, ni avec les « Collas » qui envahirent et pillèrent leurs maisons en leur absence.
44Dans cette perspective, il faut prendre soigneusement en compte la modernité des témoignages isoseños disponibles, tous recueillis à partir des années 1980. Au cours des années qui ont suivi le conflit, l’État est devenu très présent dans la région comme dans tout le Chaco bolivien, ou ce qui en restait après la guerre. Les premières écoles sont crées en 1937, le service militaire se généralise et avec lui l’usage plus courant de l’espagnol et une connaissance plus profonde de la société nationale ; les capitaines continuent les gestions agraires, s’inscrivent dans le cadre des lois et des juridictions boliviennes. C’est dans ce contexte que surgit dans les souvenirs isoseños quelque chose qui n’était pas présent à l’époque même de la guerre : le thème de la nationalité, voire du nationalisme. Nous avons vu comment Natalio Barrientos, le fils de Casiano, valorisait l’épuisant travail des Isoseños dans le tracé des chemins : « ils ont fait leur devoir » ; le même informateur ajoute : « Si les Blancs nous avaient reconnus plus tôt comme Boliviens, nous n’aurions jamais perdu [la guerre]. Parce que nous étions plus courageux74. » Dans les récits, même si l’on admet que les « Pilas » ont en général bien traités les Isoseños, l’euphorie des « retrouvailles » guarani que décrivent les militaires paraguayens n’apparaît pas, et les « traîtres » qui appelèrent l’ennemi l’ont fait parce qu’ils avaient peur (« pour que vous ne nous tuiez pas »), et non pas parce qu’ils s’identifiaient à lui. C’est qu’admettre aujourd’hui cette identification serait apparaître comme un traître à une Patrie qui a surgi dans les vies des Isoseños précisément à conséquence de la guerre. De la même façon, le successeur de Casiano, Bonifacio Barrientos, a légué à la postérité un bref récit de ses hauts faits comme sapeur dans l’armée bolivienne, affirmant de la sorte son nationalisme. Dans le contexte strictement interne de l’Isoso, valoriser cet épisode est aussi – et peut-être surtout – se démarquer de Casiano exécuté comme traître à la Patrie : c’est se légitimer en dehors (face à la nation bolivienne) et en dedans (face aux autres lignages héritiers). Nordenskiöld constatait en 1908 l’existence d’une « histoire officielle » parmi les Isoseños75, et il s’agit, de fait, d’un aspect important des souvenirs de la guerre du Chaco ; il faut distinguer soigneusement les récits selon la position politique de l’informateur (pour ou contre Casiano) et en fonction de l’époque du témoignage offert.
45Mais reste, au-delà de ces constatations, ce qui n’a pu s’effacer des mémoires isoseñas : la guerre n’a pas été « une guerre, comme ils disent76 » ; elle a été un mbaemegua, un désastre.
46Il existe un terme en guarani bolivien pour désigner la guerre : ñoraro. Ce n’est pourtant pas le terme le plus usité pour se référer aux événements de la guerre du Chaco, c’est au contraire le mot de mbaemegua qui apparaît le plus souvent. Dans les interviews réalisées par Jürgen Riester et Justo Mandiri, le terme se traduit indifféremment comme « cataclysme », « désastre » ou « tragédie ». Il peut être interprété à partir de mbae (quelque chose) megua (qui se perd, qui se casse). Giannecchini traduit megua comme : « détruire matériellement et moralement, offenser ; délit, crime, fourberie, mauvaiseté, vilenie77 ». À la fin du XVIIIe siècle, le dictionnaire de Santiago de León indique : « megua, chemaemegua : j’ai envie de me battre, de faire la guerre ; teko megua : mauvaise action, péché78 ». Et bien que Giannecchini de nouveau traduise directement mbaemegua par « guerre79 », cela doit plus se comprendre comme une conséquence de la guerre, comme cela pourrait l’être d’une épidémie, d’une catastrophe naturelle ou d’un acte de sorcellerie : « La guerre a provoqué parmi nous un désastre total [mbaemegua], […] c’est à cause de ça que nous sommes comme ça, c’est ce que j’appelle un désastre [mbaemegua]80. » Mbaemegua, c’est quelque chose qui casse ou marche mal dans le monde connu, qui altère la normalité, c’est quelque chose dont on ne connaît pas la raison, qui arrive sans qu’on comprenne pourquoi – pourquoi à nous ? – « pourquoi ce malheur nous est-il arrivé81 ? »
Pour conclure
47Souvenirs d’un désastre qui s’est abattu sur les Isoseños pendant que « les Blancs se battaient » et quand « les Collas se sont fâchés avec les Paraguayens » ; souvenirs de la mort des femmes et des enfants en chemin, des viols des filles, de morts et de dispersion « pour fuir la faim » et non les balles : « guerre » sans ennemis, « guerre » contre personne, « guerre » qui n’en était pas une – ces souvenirs sont si enracinés dans les mémoires isoseñas que les velléités nationalistes les plus récentes n’ont pu les effacer. Elles ont même pu, paradoxalement, les renforcer : car une constante des récits isoseños de la guerre est l’hyperbolisme des faits. Il y a eu 5 000 prisonniers, alors que la population totale atteignait au maximum 3 000 personnes ; les morts s’empilaient « comme des fagots » sur les chemins, « nous étions les plus courageux », dit Natalio Barrientos, même s’il admet ensuite qu’en cas de combats, les Isoseños étaient les premiers à se cacher dans les bois sans se battre. Il ne faut pas simplement considérer ces exagérations comme celles du pêcheur de sardine qui raconte qu’il a pris une baleine : parce qu’elles sont aussi une explication de la survivance des Isoseños jusqu’à aujourd’hui, qui transforment le mbaemegua en un véritable mythe fondateur ; il y a bien eu un désastre, mais il a été surpassé grâce à la vaillance et au courage des Isoseños.
48Il nous faut enfin souligner, pour conclure, qu’à part peut-être la crise politique interne autour du personnage de Casiano, beaucoup des souvenirs isoseños évoqués dans ces pages sont partagés par les autres Indiens du Chaco. Très peu nombreux sont ceux qui se considérèrent parties prenantes du conflit, que ce soit du côté paraguayen ou bolivien : les exceptions sont individuelles (Casiano Barrientos, le « Caporal Juan » parmi les Lengua-Maskoy82, etc.), et n’impliquèrent jamais l’ensemble du groupe ethnique. Paradoxe de cette guerre, la première « guerre moderne » américaine qui fut cependant aussi la dernière des guerres de colonisation des espaces indiens, et celle qui réussit ce qui avait toujours échoué auparavant, imposer le sceau de la Nation au Chaco indien83 : en dépit de cette dimension oubliée des livres d’histoire, les Indiens eux-mêmes du Chaco ne se pensèrent et ne se pensent pas comme un des adversaires en présence. Ils ne se pensent pas non plus comme les envahis qui durent résister aux envahisseurs – tout juste comme les victimes de quelque chose, qui a « cassé » quand d’autres se battaient, et ce, même si cette guerre est celle qui les a transformés ensuite, d’« Indiens » à « citoyens ».
Notes de bas de page
1 González Antonio, Tríptico del Chaco. La guerra, el hombre, la paz, Asunción, Ediciones Comuneros, 1977.
2 Le terme peut se traduire comme « constante interruption des eaux », et se réfère au cours capricieux du fleuve qui se tarit complètement pendant l’hiver. Voir Ortiz Elio, Toponimia guaraní del Chaco y Cordillera. Ensayo lingüístico, etnográfico y antropológico, Camiri, Teko-Guaraní, p. 78.
3 Combès Isabelle, Etno-historias del Isoso. Chané y chiriguanos en el Chaco boliviano (siglos XVI a XX), La Paz, IFEA/PIEB, 2005, chap. 8, et « Crónica de una muerte anunciada : Juan Casiano Barrientos Iyambae (1892-1936) », à paraître.
4 Général Estigarribia, cité par González Antonio, op. cit., p. 37. « Parapetí » est une déformation espagnole du terme guarani parapiti, qu’emploient les Isoseños et les Paraguayens.
5 García Delgado Jorge, « Las migraciones guaraníes y su proyección en la zona del río Parapetí por el R. I. 14 Cerro Corá », Anales. Publicación oficial del círculo de jefes y oficiales en situación de retiro de las FFAA de la Nación, sd, Asuncion, p. 156-157.
6 Par exemple Lechín Suárez Juan, La batalla de Villa Montes. Estudio crítico, Barcelone/Cochabamba, Técnicos editoriales asociados/Los amigos del libro, 1988, vol. 2, p. 53.
7 Les principaux recueils de témoignages sont : Schuchard Bárbara, « The Chaco War : An Account from a Bolivian Guarani », Latin American Indian Literatures v. 5 no 2, 1981, p. 47-58, et « La conquista de la tierra : relatos guaraní de Bolivia acerca de experiencias guerreras y pacíficas recientes », dans Riester Jürgen (éd.), Chiriguano, Santa Cruz, APCOB, 1995, p. 421-476 ; Schuchard Bárbara et Gómez Cecilio, Entrevista a Natalio Barrientos, Santa Cruz, APCOB, 1981 (mimeo) ; Riester Jürgen, Iyambae – ser libre. La guerra del Chaco 1932-1935. Textos bilingües guaraní-castellano, Santa Cruz, APCOB, 2005 (édition électronique en CD) ; Hirsch, Silvia, « Entrevistas a comunarios del Isoso », 1987 (manuscrit) ; Combès Isabelle (éd.), Arakae. Historia de las comunidades izoceñas, Santa Cruz, CABI/WCS Bolivia/Proyecto Kaa Iya, Santa Cruz, 1999 et Etno-historias… op. cit. ; Il faut y ajouter les entrevues non publiées réalisées par Antonio Méndez en 2003 et par Elio Ortiz, Elías Caurey et Antonio Méndez en 2007.
8 Schuchard Bárbara et Gómez, Cecilio, op. cit., p. 33.
9 Schuchard Bárbara, « La conquista de la tierra… », op. cit., p. 437-438. De fait, un Mémoire du ministère de la Guerre et de la Colonisation de 1931 suggère qu’il « conviendrait de prolonger ce chemin, jusqu’à le mettre en contact avec les fortins de Roboré » (República de Bolivia, Memoria de guerra y colonización, 1930, La Paz, imp. de la Intendencia General de Guerra, 1931, p. 120).
10 Ayoroa Ángel, « Una interesante exploración al interior del Chaco », Revista Militar, 1927, p. 513-529.
11 Journal La Unión, Santa Cruz, 8 février 1929, p. 2.
12 República de Bolivia, op. cit., p. 123.
13 Ibidem, p. 123.
14 Récit de Natalio Barrientos dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 91. Sauf indication contraire, tous les informateurs cités ici sont Isoseños.
15 Journal de campagne du colonel Ayoroa, inédit (archives de la famille Ayoroa, Santa Cruz).
16 Récit d’Agustín Chiraye dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 61-63, 65.
17 Récit de Rosendo Méndez recueilli en 2003 par Antonio Méndez.
18 Ibidem.
19 Récit de Natalio Barrientos recueilli en 2007 par Elio Ortiz, Elías Caurey et Antonio Méndez.
20 Nous n’insisterons pas ici sur l’histoire de Casiano Barrientos, qui a fait l’objet d’un autre travail (Combès Isabelle, « Crónica de una muerte anunciada… », op. cit.).
21 Récit de Natalio Barrientos dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 93.
22 Récit de Mercedes Iyambae recueilli en 2007 par Elio Ortiz, Elías Caurey et Antonio Méndez.
23 Comando en Jefe de las F.F.A.A. de la Nación, Los partes del conductor. Comunicados oficiales sobre la Guerra del Chaco, Asunción, Imprenta Militar, 1950, p. 229. Ce communiqué correspond au 2 mars 1935.
24 Récit d’Ángel Rivero recueilli par Antonio Méndez en 2003.
25 Récit de Natalio Barrientos dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 95.
26 Récit d’Ángel Rivero recueilli par Antonio Méndez en 2003.
27 Récit de Rosendo Méndez recueilli par Antonio Méndez en 2003.
28 Récit de Natalio Barrientos dans Hirsch S., op. cit.
29 Lettre d’Antonio González à Bárbara Schuchard, 13 novembre 1979. Plusieurs photocopies de cette lettre circulent dans l’Isoso et sont conservées par les parents de Casiano Barrientos.
30 Récit d’Agustín Chiraye dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 78.
31 Récit de Constantino Morales, dans Hirsch S., op. cit.
32 Schmidt Max, « Los Chiriguanos e Izozós », Revista de la sociedad científica del Paraguay IV-3, 1938, p. 1-3.
33 Nordenskiöld Erland, La vida de los indios. El Gran Chaco (Sudamérica), La Paz, APCOB/Plural, 2002 [1re éd. 1912], p. 192 ; Nino B. de, Etnografía chiriguana, La Paz, tip. comercial I. Argote, 1912, p. 314.
34 Récit de Natalio Barrientos dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 106.
35 García Delgado Jorge, op. cit., p. 157.
36 Récit de Catalina Aguilera (Filadelfia, Paraguay) dans Riester Jürgen, Iyambae …, op. cit., p. 169.
37 Récit de Marcelino Vaca dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 39-40.
38 Récit de Rosendo Flores dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 45-46.
39 Récit de Bernabé Gómez, recueilli par Elio Ortíz, Elías Caurey et Antonio Méndez en 2007.
40 Récit de Mercedes Iyambae, recueilli par Elio Ortíz, Elías Caurey et Antonio Méndez en 2007.
41 Récit de Juana Llanos, recueilli par Elio Ortíz, Elías Caurey et Antonio Méndez en 2007.
42 Récit de Rosendo Flores dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 45.
43 Récit de Natalio Barrientos, recueilli par Elio Ortíz, Elías Caurey et Antonio Méndez en 2007.
44 Récit de Justina Rivero, recueilli par Elio Ortíz, Elías Caurey et Antonio Méndez en 2007.
45 Bien qu’obligées, ces alliances ont pu créer des liens d’amitié entre certains Indiens de l’Isoso et les métis des haciendas, qui leur accordèrent ensuite certains « privilèges » par rapport aux autres, par exemple en les aidant à remplir les formulaires d’anciens combattants.
46 Récit d’Agustín Chiraye dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 73.
47 Récit de Rosendo Flores dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 47.
48 Récit de Bernabé Gómez, recueilli par Elio Ortíz, Elías Caurey et Antonio Méndez en 2007.
49 Récit de Ángel Rivero, recueilli par Elio Ortíz, Elías Caurey et Antonio Méndez en 2007.
50 Récit de Juana Llanos, recueilli par Elio Ortíz, Elías Caurey et Antonio Méndez en 2007.
51 Récit de Justina Rivero, recueilli par Elio Ortíz, Elías Caurey et Antonio Méndez en 2007.
52 Récit de Rosendo Flores dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 49.
53 Voir Combès Isabelle, « Crónica de una muerte… », op. cit.
54 Récit de Constantino Morales dans Hirsch Silvia., op. cit.
55 Récit de Mercedes Iyambae, recueilli par Elio Ortíz, Elías Caurey et Antonio Méndez en 2007.
56 Souvenir d’un des auteurs de ces pages (Elio Ortiz).
57 Combès Isabelle (éd.), Arakae…, op. cit., p. 87.
58 Récit de Rosendo Flores dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 51.
59 Dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 40.
60 Riester Jürgen, Yembosingaro guasu, el Gran Fumar. Literatura sagrada y profana guaraní, Santa Cruz, APCOB, 1998, t. 2, p. 1419.
61 Combès Isabelle (éd.), Arakae…, op. cit., p. 85.
62 Récit de Felipe Segundo, recueilli par Elio Ortíz, Elías Caurey et Antonio Méndez en 2007.
63 Récit de Rosendo Flores dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 48.
64 Récit de Natalio Barrientos dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 107.
65 Dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 51-52.
66 Souvenir d’un des auteurs de ces pages (Elio Ortiz).
67 Récit de Juana Llanos, recueilli par Elio Ortíz, Elías Caurey et Antonio Méndez en 2007.
68 Récit de Felipe Segundo, recueilli par Elio Ortíz, Elías Caurey et Antonio Méndez en 2007.
69 Récit de Marcelino Vaca dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 38.
70 Dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 48.
71 Récit de Rosendo Flores dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 46.
72 Récit de Catalina Aguilera (Filaldelfia, Paraguay) dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 165.
73 Pila ou pata pila (c’est-à-dire, « pieds-nus ») était le nom donné aux Paraguayens pendant la guerre.
74 Récit de Natalio Barrientos dans Riester Jürgen, Iyambae…, op. cit., p. 93.
75 Nordenskiöld Erland, op. cit., p. 157.
76 Récit de Bernabé Gómez, recueilli par Elio Ortíz, Elías Caurey et Antonio Méndez en 2007.
77 « Arruinar material y moralmente, ofender ; delito, crimen, picardía, maldad, ruindad » (Giannecchini Doroteo, Romano Santiago, Cattunar Hernán, Diccionario chiriguano/español y español/chiriguano, Tarija, s/e, 1916, p. 119).
78 « Megua ; chemaemegua : tengo ganas de pelear, guerrear ; teko megua : acción mala, pecaminosa » (Santiago de León Pedro, Diccionario guarani-castellano y castellano-guarani, Camiri/Tarija, Tekoguaraní/Centro Eclesial de Documentación, 1998 [ms. de 1791], p. 50). Che marque la première personne du singulier ; teko signifie « vie, mode de vie ».
79 Giannecchini et al., op. cit., p. 104.
80 Récit de Bernabé Gómez, recueilli par Elio Ortíz, Elías Caurey et Antonio Méndez en 2007.
81 Même s’ils connaissent le terme, les Ava Guarani l’utilisent peu pour se référer à la guerre du Chaco, au contraire des Isoseños. Peut-être parce que le terme est parmi eux tombé en désuétude (de fait, dans l’Isoso même, les jeunes l’emploient moins que les vieux), ou peut-être aussi parce que ces villages ava (et les jeunes de l’Isoso) n’ont pas vécu le désastre qu’a connu la population âgée de l’Isoso.
82 Le « Cabo Juan » fut un précieux allié des Boliviens, et tout particulièrement le guide attitré de l’explorateur militaire Victor Ustárez et de Germán Busch. Voir De la Fuente Bloch Ramiro, El Cabo Juan, un héroe desconocido, La Paz, Colegio Militar, 1992.
83 Capdevila Luc, Combès Isabelle, Richard Nicolas, « Los indígenas en la Guerra del Chaco. Historia de una ausencia y antropología de un olvido », in Richard Nicolas (comp.), Mala Guerra. Los indígenas en la Guerra del Chaco (1932-1935), Asunción del Paraguay, Museo del Barro/Servilibro/CoLibris, 2008, p. 13-65.
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