Échevinage et échevins de Dijon au XVIIIe siècle
p. 231-241
Texte intégral
1Dans le vaste programme offert à la réflexion, l’examen des familles au pouvoir dans les villes de l’Ancien régime, j’ai choisi à la fois l’exemple d’une seule ville et d’une seule catégorie de pouvoir, celui, politique, des échevins parfois turbulents et avides de partager certaines prérogatives et certaines décisions avec les maires. En dépit de cette attitude, ils ont rarement fait l’objet d’études spécifiques ; leurs noms, en raison de leur quantité, ne sont pas retenus dans les histoires urbaines qui regorgent au contraire de listes de maires, cependant, par leur nombre même, ils instruisent sur le fonctionnement des oligarchies urbaines. Avant d’en venir au cœur de notre sujet : déterminer qui sont les hommes et les familles qui administrent la ville et mesurer l’ouverture ou la fermeture des places à des nouveaux venus, deux préalables s’imposent, une courte mise au point institutionnelle et l’indication des sources mises en œuvre.
Le choix des échevins : règles et circonstances
2Le cas de Dijon est à la fois particulier et proche de celui de nombreuses autres villes du royaume. Comme les autres villes, Dijon a connu une mise en tutelle qui s’est accompagnée d’une sérieuse réduction du corps municipal au début du règne de Louis XIV au moment où l’intendant, au nom du roi, apurait les dettes des communautés : par arrêt du Conseil du 20 avril 1668, le nombre des échevins était réduit de vingt à six1. C’est peu, mais comparativement à d’autres villes de taille équivalente ou plus grandes proche de ce que l’on peut observer ailleurs2. Auparavant les échevins nommaient leurs successeurs par subrogation, désormais il y aurait élection tous les deux ans. La veille de la Saint-Jean d’été, le nouveau maire réunirait les échevins dans la Chambre de Ville, il en retiendrait deux pour continuer leurs fonctions, les quatre autres seraient élus à la pluralité des voix du corps. À cette occasion, la ville doit abandonner tout système de représentation par paroisse. Pour plus de garantie d’indépendance, nul ne pourrait rester en place plus de deux ans, ni accepter de nouvelle charge avant quatre années. Ces mesures ont été modifiées par l’arrêt du conseil du 6 juin 1703 qui prévoit le renouvellement des échevins trois par trois sans qu’ils puissent rester plus de trois années en place, ni revenir avant un délai de quatre ans. L’essentiel du changement était d’ordre technique et destiné à alléger le processus des élections et à le simplifier, mais le nouveau texte ne résolvait pas entièrement les difficultés concrètes : en effet les quatrième, cinquième et sixième échevins étaient destinés à prendre la place des trois premiers. Du coup, dans ce système d’élections bisannuelles, une équipe sur deux faisait deux ans dans la seconde moitié de l’échevinage et une année dans les trois premières fonctions, l’autre connaissant la situation inverse (deux ans aux premières places, un an aux secondes).
3Le mot élection ne doit pas faire illusion, il s’agit, en réalité, d’un système de cooptation qui est très ancien, datant de l’époque ducale3 et qui est loin d’être unique en France4. Les correspondances prouvent qu’on était plus éloigné encore d’une élection puisque les échevins proposaient, avant leur réunion, une liste de six à dix-huit noms, selon les moments, aux princes de Condé ou aux ministres en charge de la province qui indiquaient le nom de la personne « à laquelle ils me feront le plaisir de donner leurs suffrages5 ». Ainsi, outre la cooptation, il y avait recommandation, ou autrement dit, candidature officielle.
4Les nouveaux textes introduisaient, en outre, des obligations de recrutement en fonction des professions. Dès 1668, comme dans de nombreuses autres villes, les échevins devaient être des avocats, des procureurs et des notaires, des marchands ou négociants, les médecins et chirurgiens obtenant l’année suivante la possibilité d’accéder à l’échevinage6.
5Par contre, l’histoire de Dijon recèle deux particularités plus rares. D’abord la ville n’a connu que le système de 1668, amendé en 1703, durant tout le XVIIIe siècle : elle n’a pas subi les changements liés à une politique royale très instable à l’égard du gouvernement des villes, elle n’a pas même expérimenté la réforme Laverdy (comme les villes de Flandres, par exemple7). En dehors de cet épisode, les États de Bourgogne ont toujours racheté les offices municipaux et laissé aux villes la possibilité de maintenir les élections. La situation dijonnaise diffère donc de celle qu’a analysée Guy Saupin pour Nantes, qui est beaucoup plus courante8. Cette fixité est particulièrement favorable pour examiner les évolutions et permanences dans le choix des échevins.
6Autre particularité, la ville a connu deux autorités de tutelle successives : celle du gouverneur, Louis-Henri de Bourbon « Monsieur le Duc », qui a désigné les échevins sur les listes qui lui étaient soumises jusqu’à sa mort en 1740, celle des ministres en charge de la province ensuite. En effet, le prince ne laisse qu’un très jeune enfant, Louis-Joseph, pour lequel sera conservé le gouvernement de Bourgogne qui durant l’interim de sa minorité, entre 1740 et 1754, a été confié au duc de Saint-Aignan. Durant cette période de fragilité, le gouverneur a perdu bien des prérogatives qu’il n’a plus retrouvées ensuite, dont ce patronage sur les élections municipales9.
7Pour savoir si ces circonstances très particulières ont abouti à la formation d’échevinages fermés ou ouverts, il a fallu, en l’absence de listes d’échevins rédigées anciennement, les reconstituer. Deux sources ont été mises en œuvre : les almanachs qui indiquent au premier janvier de chaque année la composition de l’hôtel-de-ville, commode petits recueils qui permettent une rapide collecte de noms dont il convient de vérifier la justesse et qu’il faut compléter, des remplacements fortuits pouvant se faire dans le courant de l’année. Les délibérations municipales (heureusement dotées de sommaires par ordre chronologique) sont la source la plus complète et la plus fiable, mais elles ne donnent que de prudents résultats définitifs et ne permettent pas d’entrer dans le détail des arrangements ou des marchandages qui ont pu accompagner les premières phases de la désignation. Les correspondances de la mairie, classées par sujets, auraient du contenir les lettres de recommandation et éclairer ainsi une partie de la procédure, elles sont, malheureusement, rares10. Nous n’avons retrouvé à Dijon que quatre lettres datant de 1751, 1752, 1754 et 1785 : pour onze désignations le ministère a accepté le premier nommé quatre fois, le second deux fois, trois fois le quatrième et deux fois le cinquième. Si l’on suit les qualifications données par Guy Saupin pour Nantes à Dijon, la politique fut la même qu’à Nantes11 : celle d’une volonté de coopération et d’un respect partiel des choix des anciens échevins.
Un échevinage indéniablement ouvert
8À l’aide de ces trois sources, j’ai reconstitué quatre-vingt-sept années de présence échevinale (1702-1788), soit vingt-neuf cycles de trois années, qui auraient pu voir nommer, en l’absence de tout accident et de tout retour aux affaires d’anciens élus (ce qui est parfaitement autorisé et prévu), 174 personnes différentes. Les listes établies comportent 136 noms de familles différents. D’emblée on note que la différence est mince : plus de 78 % des possibilités de diversité ont été utilisées. La durée d’exercice dans les fonctions est l’observation complémentaire indispensable pour déterminer si l’écart entre le nombre maximum des présents possibles et le nombre réel n’est pas du à l’installation durable des quelques échevins dans leurs fonctions. Pour 48 d’entre eux (35 % environ) l’échevinat dure les trois années prévues, l’écart à la règle concerne donc les deux tiers des échevins mais un quart ne réussit pas à rester en place durant le laps de temps minimum de trois ans, les autres (40 %) dépassent souvent le temps prévu de peu (31 % sont là entre trois en six ans), seuls les derniers 9 % restent en fonction plus de six ans, soit plus de deux mandats.
9Cette double observation autorise à conclure que Dijon appartient sans contredit à la catégorie des villes ouvertes, telle que l’a définie Laurent Coste12, elle suit donc le cas des grandes villes ou plutôt des villes d’administration parmi lesquelles elle s’insère parfaitement. Plusieurs explications proposées par l’auteur trouvent ici une application : d’abord les viviers de candidats sont larges surtout dans les deux premières catégories d’échevins : les avocats, d’après les almanachs, sont entre soixante-quinze et cent-vingt au XVIIIe siècle, les procureurs et notaires sont aussi nombreux : aux alentours d’une centaine, en dépit de la réduction du nombre des notaires après 1733. Les marchands, au vu des enquêtes statistiques de la fin du XVIIIe siècle, ne forment pas une catégorie beaucoup plus étroite ; ils forment, selon les moments, un groupe de soixante-dix à quatre-vingt-dix personnes13. Leur position est cependant plus fragile : à partir de 1740 apparaissent, à leurs côtés, d’abord un apothicaire, Piron, puis des « marchands libraires » que l’on nomme aussi « imprimeurs » ce qui est leur activité principale (Hucherot, Frantin, Causse) et des chirurgiens (Amyot, Hoin, Enaux). Ces hommes, qui viennent s’agréger aux marchands et négociants, ont un profil particulier : ils sont proches des États qu’ils servent ou au nom desquels ils dispensent des cours dans le cas des chirurgiens. Ils font partie de la « république des lettres » : deux d’entre eux appartiennent à l’Académie. Les hommes ainsi désignés sont des notables dans la ville et jouissent d’une belle réputation intellectuelle. Doivent-ils leur entrée dans le corps de ville à l’un ou à l’autre élément ?
10Une seconde explication, de nature toute différente, a pu jouer pour expliquer cette ouverture : le fardeau que représente le travail des échevins d’autant plus lourd que leur nombre a été fortement réduit. La ville de Dijon dispose de compétences étendues, notamment en matière de justice et de police – les délibérations hebdomadaires y sont presque entièrement consacrées – elles impliquent régularité et intensité du labeur. Les tâches des échevins leur sont clairement signifiées à chaque renouvellement d’équipe : ils sont responsables d’une paroisse chacun (la ville en compte sept, mais l’une d’entre elles, Saint-Médard, est très petite, elle est prise avec une seconde paroisse par l’un des échevins, les cinq autres en choisissent une), ils doivent superviser le logement des gens de guerre et veiller à la police des marchés deux mois chacun. En outre, ils ont des responsabilités permanentes spécifiques : l’un deux surveille le pavé, un second les plantations et promenades publiques, un troisième les prisons, un quatrième « l’illumination publique », et un dernier la filature de coton installée à proximité de l’hôpital, pour les pauvres. Était-ce trop, au point de voir refuser l’élection ? À la fin du siècle, en 1785, au sortir il est vrai d’une profonde crise municipale, deux échevins obtiennent de ne servir que deux ans au lieu des trois prévus, ce qui est présenté dans la lettre du baron de Breteuil comme une « grâce exceptionnelle14 ». Puis, en 1788, un des échevins choisis, le sieur Belot, négociant, refuse de prêter serment au bout de la procédure de sa désignation, il est dispensé de la « charge d’échevinage » et remplacé par un autre négociant, Rameau15. Ce refus livré par les archives, parce qu’il est intervenu tout à fait à la fin de la procédure a-t-il été unique ? Est-il significatif d’une désaffection ?
11Une troisième explication pourrait être également envisagée. Le poids des besognes des échevins n’est pas compensé par une reconnaissance officielle suffisante, et la question de la collégialité dans le corps municipal se pose durant tout le siècle. Les maires siègent aux États de la province, ils sont fréquemment subdélégués et ils ont tendance à exercer solitairement les prérogatives des corps de ville. D’où des frictions qui gagnent en importance au point que les intendants doivent intervenir16. À Dijon, il faudrait lire entièrement les délibérations municipales pour trouver trace de tensions, mais il est significatif qu’en 1781, le ministre demande que les délibérations de la ville soient signées de tous les échevins et non du maire seul et qu’en 1785 le cérémonial des processions soit modifié pour que le premier échevin marche sur le même rang que le maire17. Un autre incident, un conflit d’étiquette, est également révélateur des rancœurs. En 1785, lorsque naît le premier fils de l’intendant Amelot de Chaillou, la ville obtient l’honneur d’en être la marraine et l’intendant, pour la remercier de sa générosité, offre un banquet. Malheureusement, il ne fait placer à la table d’honneur que le maire, alors que les échevins sont relégués à une table ordinaire. Que faire, comment réagir ? Ils envisagent de partir, ils ont de la rancune contre l’intendant qui propose de les placer à la table des dames, contre le maire qui a accepté de se séparer d’eux. Finalement les choses s’apaisent, mais cette anecdote traduit bien la distance ressentie entre le maire et les échevins et le mépris dans lequel ils se sentent tenus18.
12On peut enfin considérer l’échevinage comme la porte d’entrée à des fonctions plus techniques19 : celles de prudhommes (il y en a deux), de secrétaire ou de receveur ou encore de procureur-syndic, d’avocats de la ville (six personnes), qui font tous partie de l’hôtel-de-ville, ainsi que les substituts du procureur-syndic (réduits à sept en 173220), moins importants puisque leurs noms n’apparaissent pas dans les almanachs. Tous ces emplois sont plus durables et, sans doute, plus appréciés car une fois entré dans ces fonctions on ne les quitte plus : en 1789 le plus ancien des avocats de la ville a été reçu en 1753, le second en 1756, le troisième en 1758, les autres à des dates plus récentes21. Seule la mort vient généralement mettre fin à ces activités qui donnent les mêmes exemptions que les autres fonctions municipales. La liaison est étroite avec l’échevinage : tous ceux qui les ont exercées y sont passés et, dans les lettres de nomination, la charge d’échevin apparaît comme le motif majeur de la proposition du candidat puis de son choix, à Chantilly comme à Versailles. Ainsi peuvent se construire de véritables carrières municipales comme celle de Genot puîné, procureur, échevin qui doit sortir de charge alors qu’il a été vingt-huit ans durant substitut du procureur syndic, et à qui l’on promet, le 28 octobre 1760, la survivance de la première place de prud’homme qui se libérera ; par bienveillance, on lui accorde, dès réception de la lettre, les exemptions liées à l’emploi, mesure bienvenue puisqu’il ne deviendra prudhomme qu’en 1767 et il le restera jusqu’à sa mort en 177822. Cette habitude de demeurer dans les charges n’est pas, non plus, favorable à la formation de lignées, car les places convoitées sont peu nombreuses et elles sont trop longtemps occupées pour favoriser un passage de père en fils. On constate donc plutôt de longues liaisons entre, non pas des familles, mais des personnes et le corps municipal dijonnais.
Lorsque les règles sont oubliées
13L’ouverture des places de l’échevinage est avérée, mais la différence entre le chiffre réel des hommes ayant accédé aux fonctions et le chiffre théorique de ceux qui auraient pu le faire dans un système tout à fait ouvert (136 au lieu de 174), conduit à examiner les écarts à la règle et ce notamment dans leur contexte chronologique. En première approche l’on notera que le système prévu dans l’arrêt de 1703 a fonctionné 39 années contre 46 où il n’a pas été suivi, et, ce qui est plus intéressant, que ces années de fidélité ou d’écarts aux règles ont une cohérence chronologique. On peut distinguer nettement quatre périodes : jusqu’en 1743 les remplacements ne se font pas selon les pratiques écrites dans les arrêts du conseil, cette époque est suivie d’une période de transition, entre 1744 et 1751, durant laquelle observance et écarts alternent, puis la régularité (sauf un remplacement anticipé lié à un décès en fonction) devient de règle jusqu’en 1783, le désordre reprend le dessus en 1783-1786 avant un ultime retour aux usages.
14La première séquence se déroule sous le gouvernement de Monsieur le Duc. Elle se caractérise par une succession de très brèves présences d’une ou deux années pour certains hommes et, plus souvent, par des échevinages qui restent intégralement en place pendant un nombre d’années supérieur à trois sans aucun renouvellement partiel : dans la période considérée, la plus longue présence est celle d’un échevinage en place six années durant de 1706 à 1711, sans aucun changement. On ne sait pas exactement comment étaient choisis les candidats officiels du prince, mais nous est parvenu un document curieux qui a reçu le nom de « registre du diable » au XIXe siècle. C’est un livre qui contient les noms et les qualités de tous les candidats possibles aux échevinats de Bourgogne (mais Dijon manque) avec des commentaires sur leurs capacités intellectuelles et sur leurs caractères. Ce livre appartenait au Trésorier des États de Bourgogne et homme de confiance du prince en Bourgogne, Chartraire de Montigny, il a été commencé en 1735 sur le désir du duc de Bourbon qui souhaitait avoir le plus grand choix possible et qui désirait être plus éclairé sur tous les candidats envisageables. Il demeure un document privé et n’a pas d’équivalent dans les archives de Chantilly comme l’a montré Stéphane Pannekoucke23. Son existence est cependant précieuse, elle éclaire un peu le fonctionnement des patronages et l’étroitesse ressentie des canaux d’information.
15Ce livre a été également produit peu avant que les choses ne changent pour Dijon : en 1741-1746 pour la première fois le système prévu fonctionne comme il se doit, la reprise en main par le comte de Saint-Florentin ministre en charge de la province est immédiate24. Mais cette courte accalmie ne doit pas faire illusion : le désordre reprend dès 1747 et dure jusqu’en 1751 : année du changement brutal de maire et de quatre des échevins sans que nous puissions savoir précisément pourquoi25. Le passage sous la tutelle du ministre introduit, après ces quelques années de difficultés, un changement immédiat et durable, les élections se déroulant désormais avec régularité et selon les modalités prévues dans l’arrêt du Conseil de 1703. Cette crise de 1750 permet également de hiérarchiser clairement l’échevinage : une querelle s’élève pour savoir qui doit « prendre le pas » des échevins en place ou d’un avocat nouvellement nommé. Les premiers soutiennent qu’il convient d’observer l’ancienneté dans le poste pour établir les rangs protocolaires, le dernier que sa qualité d’avocat lui vaut le pas sur les procureurs et les marchands. Il eut gain de cause, désormais les avocats viendront avant les procureurs qui devanceront les médecins26.
16Suit la longue période d’observation rigoureuse des règles, 1751-1783. Les échevins restent en place trois années, quelques-uns, parmi les avocats et les marchands, siègent à deux voire trois reprises mais les délais entre deux passages sont respectés. Il est difficile de savoir à quoi est exactement dû ce changement, il faut peut-être évoquer les progrès de la monarchie administrative à une époque où l’intendance de Bourgogne prend un poids certain en relation étroite avec les bureaux de Versailles dans une province où la tutelle des communautés est une des tâches majeures27.
17Mais ces progrès ne sont pas complets, un dernier épisode illustrant de nouvelles tensions : une violente crise éclate entre 1783 et 1785, elle concerne les maires mais elle s’étend aux échevins par ricochet. Elle n’a pas été étudiée et elle demeure difficile à comprendre, les délibérations municipales et la correspondance de la mairie restant pratiquement muettes ; les principaux épisodes en sont heureusement relatés dans un journal privé celui de l’avocat Micault, mais ses notes ne permettent pas de reconstituer les dessous des tensions. Plusieurs éléments ont joué : des frictions à propos d’enjeux précis comme la carrière du voyer Le Jolivet, protégé des Condé, et plus largement des affrontements indirects entre le Prince de Condé et l’intendant Feydeau de Brou28. Au total la ville a connu, en trois années, trois changements de maire (dont l’un a eu un mandat si bref qu’il ne figure pas toujours dans les listes de maires de la ville) et quatre renouvellements d’échevins. En juillet 1783, première dérogation aux règles, l’ensemble des échevins est changé parce que « il y avoit depuis quelque temps beaucoup de divisions dans l’Hôtel-de-Ville : les uns étoient du party du maire, les autres du party de l’intendant qui étoient opposés… on a nommé six échevins à la nomination du maire qui a eu le dessus dans cette affaire ». Mais le maire Raviot, soutenu par le Prince de Condé, est destitué en décembre 1783 : c’est une « vengeance de Mr de Brou » et quatre anciens échevins hostiles à l’ancien maire reviennent aux affaires. Un nouveau maire est nommé et installé en janvier 1784, Gauthier ; le 10 juin suivant, à l’approche de la date des élections, un arrêt du Conseil modifie les règles du choix des échevins et suspend ceux qui sont en activité, le 20 juin, sans que nous puissions en connaître les raisons, de nouveaux échevins sont nommés, on prévoit des sorties de charges échelonnées pour revenir au système des élections, Micault accompagne la procédure du commentaire suivant : « on les changea tous six, contre la forme ordinaire ; mais depuis quelque temps, les formes sont un peu négligées ». Le 10 juillet suivant, le Prince de Condé triomphe, un nouveau maire est choisi : Moussier, l’éviction de Gauthier est connue peu après le 14 juillet, Micault la commente en ces termes : « renvoi de Gauthier (très regretté) son règne a été de six mois et douze jours ; sa destitution est un sacrifice fait au prince de Condé, dont l’autorité avait été blessée29 ». Les échevins restent en place, mais des démissions interviennent dans leurs rangs en 1785. Les remous s’apaisent ensuite : « les officiers municipaux ont été avertis par le ministre que l’on ne recevrait plus de démission, et on a lieu de penser que voilà l’état de la magistrature fixé enfin pour quelque temps » écrit Micault à la date du 17 avril 1785, en effet le rythme habituel des nominations est rétabli pour les quatre dernières années de l’Ancien Régime30. Témoin de cette crise, le premier échevin, l’avocat Lacoste, a laissé un curieux recueil de ses discours et compliments faits « pendant les huit mois qu’il a été premier échevin de la Ville de Dijon31 ». Sous le vernis mondain obligatoire, les courts textes de cet avocat partisan du maire Gauthier expriment le regret de vivre une époque aussi agitée, l’attachement au maire, parfois une certaine amertume ou des idées avancées en matière politique, ce qui élèverait la crise municipale au niveau d’un plus profond clivage politique32.
18Au terme de cette étude, il apparaît que Dijon, capitale de la Bourgogne et ville dont le maire (ou, en cas de défaillance, le premier échevin) siège aux États et dans leur commission permanente, les Élus, a vécu une histoire municipale particulière. Le contrôle de la municipalité a été un enjeu important pour le gouverneur, pour le ministre en charge de la province, pour l’intendant comme pour les Élus. En tant que ville bourguignonne, Dijon a gardé un statut particulier et pérenne dans lequel les apparences de l’élection du corps municipal ont toujours été sauvegardées alors qu’en réalité ces élections cachaient un double système de cooptation et de candidature officielle. Cet attachement à l’apparence peut expliquer l’existence de longues périodes d’observation des rythmes d’élection et de remplacement des échevins, notamment après 1740 lorsque les bureaux de Versailles prennent le contrôle de la province, à l’époque du développement de la monarchie administrative. Dans ce schéma, les crises n’interviennent que lorsqu’il y a concurrence de patronage notamment au moment où le prince de Condé tente de retrouver une partie de son autorité, ce qui sous tend clairement les affrontements de 1783-1786. Un tel système qui repose sur le respect de règles formelles a favorisé l’existence et le renforcement d’un échevinage très ouvert. On n’y trouve pas de dynasties, tout au plus quelques carrières personnelles longues au service de la ville pour lesquelles le passage par l’échevinage n’est que l’étape préalable. Cette explication née de l’observation chronologique des phases de respect des règles vient conforter les autres interprétations (nombre des candidats potentiels, lourdeur des fonctions échevinales, déficit relatif d’honorabilité) de l’ouverture quasi complète de l’échevinat dijonnais au temps des Lumières.
Notes de bas de page
1 Ligou D., « De Louis XIV à la Révolution », Gras P. (dir.), Histoire de Dijon, Toulouse, Privat, 1981, p. 166-169. De longs extraits de l’arrêt et la description des difficultés qui suivirent son application ont été publiés par Thomas A., Une province sous Louis XIV, Paris, Joubert, 1844, p. 287-288.
2 Arch. Mun. de Dijon, B 435. Voir Saupin G., Les villes en France à l’époque moderne (XVIe-XVIIe siècles), Paris, Belin, 2002, p. 209, l’auteur définit un « type échevinal à six membres », dont il n’est, cependant, pas certain qu’il se soit imposé sans difficulté.
3 Chevrier G., « Les villes du duché de Bourgogne du XIIIe siècle à la fin du XVe siècle. Organisation administrative et judiciaire », Recueil de la Société Jean Bodin. La Ville, t. VI, Bruxelles, 1954, p. 407-442.
4 Coste L., Les lys et le chaperon. Les oligarchies municipales en France de la Renaissance à la Révolution, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2007, p. 173-175 pour les cas provençaux et bordelais.
5 Arch. mun. de Dijon, B 469 lettre du 10 juin 1705 du Duc de Bourbon.
6 Arch. mun. de Dijon, B 435, par arrêt du Parlement du 20 février 1669.
7 Lamarre C., « La réforme Laverdy : introduction et pratiques dans les villes bourguignonnes », Plessix R. et Poussou J.-P. (dir.), La vie politique dans les petites villes, Actes du colloque de Mamers, 1994, Mamers, Société d’histoire des petites villes, 2002, p. 173-192. Les Élus, administration permanente des États, ont obtenu que les édits Laverdy ne soient pas envoyés au Parlement de Dijon, qui, pourtant, en réclamait l’expédition, ils ont été soutenus par l’intendant Amelot (Manevy A., « Les États de Bourgogne et les nominations des maires. Les édits municipaux de 1764-1765) », Annales de Bourgogne, t. 28, 1956, p. 118-124) Pour l’application en Flandres voir Guignet P., Le pouvoir dans la ville au XVIIIe siècle, Paris, EHESS, 1990, chapitre 4.
8 Saupin G., Nantes au XVIIe siècle. Vie politique et société urbaine, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1996, p. 105 et sq.
9 Pannekoucke S., Les princes de Condé, gouverneurs de la Bourgogne au XVIIIe siècle (de 1710 à la Révolution), thèse présentée sous la direction de Michaud C., Université de Paris I, 2007.
10 Arch. mun. de Dijon, B 469, B 480.
11 Saupin G., op. cit., note 8, p. 106.
12 Coste L., op. cit., note 3, p. 284-285.
13 Ligou D., « Population, citoyens actifs et électeurs à Dijon aux débuts de la Révolution française (1790-1791) », Actes du 98e congrès national des sociétés savantes, Clermont-Ferrand, 1963, Paris, CTHS, 1964, Section d’histoire moderne et contemporaine, p. 243-275. L’auteur utilise notamment le recensement ordonné par la maire Gauthier en 1784 pour les qualifications professionnelles : les avocats sont 122, les procureurs et notaires 103, les marchands et négociants 81.
14 Arch. mun. de Dijon, B 419, à la date du 21 avril 1785, f° 56-57.
15 Arch. mun. de Dijon, B 422, à la date du 10 juillet 1788, lettre de Breteuil.
16 Lamarre C., Petites villes et fait urbain en France au XVIIIe siècle. Le cas bourguignon, Dijon, EUD, 1993, p. 420-423.
17 Arch. mun. de Dijon, B 480, lettre du 27 juin 1781.
18 Dumay G. (pub.), Le Mercure dijonnais ou journal de ce qui s’est passé de 1742 à 1789 principalement en Bourgogne (Claude et Jean-Baptiste Micault), Mémoires de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Dijon, 3e série, t. 9, 1885, p. 320.
19 Un bel exemple d’analyse est donné dans l’article de Coste L., « La jurade de Bordeaux au XVIIe siècle », Des hommes et des pouvoirs dans la ville, XIVe-XXe siècles. France, Allemagne, Angleterre, Italie, Pontet J. (pub.), Bordeaux, Cesurb Histoire, Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3, 1999, p. 257-287.
20 Arch. mun. de Dijon, B 469, lettre du 9mai 1732. Le 22 avril 1737 l’un d’entre eux, Montchinet, est destitué. En 1759, une lettre du 27 février insiste encore sur le peu de rendement de ces places qui sont « fortement demandées et qui ne sont pas tenues » sauf une exception.
21 Ce sont Billard 1753, Vernisy 1756, Lacoste 1758, Durande 1767, Roche 1780, Morelet 1787. Les prudhommes sont choisis parmi les négociants, le seul exemple de départ précipité est celui de Muneret qui a fait faillite et qui doit être remplacé par Nubla (Arch. mun. de Dijon, B 401, f° 57 v°, 1767).
22 Arch. mun. de Dijon, B 480 à la date du 28 octobre 1760.
23 Pannekoucke S., op. cit., note 9 et « Un acteur de la modernisation administrative en Bourgogne au XVIIIe siècle : le secrétaire des commandements au service du gouverneur », dans Annales de Bourgogne, t. 79, 2007, p. 53-72. Dans cet article le rôle des Chartraire est clairement défini.
24 Arch. mun. de Dijon, B 375, en 1741 de nouvelles règles sont édictées pour le choix des échevins, il faut présenter désormais trois candidatures pour donner un libre choix au roi.
25 Arch. mun. de Dijon, B 383, f° 63, une lettre du 4 février annonce la destitution de Genot et de Navier, et la nomination sans élection de Finot et de Belot.
26 Arch. mun. de Dijon, B 435, f° 97, v° lettre du comte de Saint-Florentin du 19 mai 1750.
27 Evrard S., L’intendant de Bourgogne et la contentieux administratif au XVIIIe siècle, Paris, De Boccard, 2005.
28 Voir Lamarre C. (prés.), « Lettres de Claude Armenault à François Devosge (1783-1787) », Annales de Bourgogne, t. 79, fasc 1&2, p. 167-176 ; L’intendant, déplacé à Caen, n’a pas été assagi par les orages dijonnais, peu de temps après sont arrivée en Normandie, il s’attaque aux financiers qui ont pris en adjudication les travaux de Cherbourg, voir Perrot J.-C., Caen, genèse d’une ville moderne, Paris, La Haye, Mouton, 1975, notamment t. 2, p. 905-916.
29 Dumay G. (pub.), op. cit., note 18, 302-322.
30 Arch. mun. de Dijon, B 418, ordonnance du 28 juin 1783 et arrêt du Conseil du 13 décembre 1783 ; B 419, B 420 et B 421 contiennent les copies de nombreuses lettres du ministre en charge de la province Monsieur de Breteuil (6 avril, 21 avril, 23 juin, 16 juillet 1785).
31 Discours et compliments faits par l’Avocat Lacoste, pendant les huit mois et quelques jours qu’il a été premier Echevin de la Ville de Dijon, s. l. n. d., Bibliothèque municipale de Dijon, Fonds Milsand, 12061. Les 21 discours et compliments sont conservés sous forme d’un recueil manuscrit de 16 pages et un imprimé de 20 pages. L’avocat Lacoste a été nommé le 20 juin 1784 pour une année, il est remplacé le 21 avril 1785.
32 Ibid., comme dans le compliment d’adieu au Prince de Condé venu aux États de 1784 : « Votre Altesse Sérénissime […] peignit avec force les obligations dont les Echevins sont tenus. À peine venions-nous d’être nommés à ces places. Son discours ne pouvait être une censure de notre conduite. Il nous parut une exhortation paternelle », p. 10. Quelques formules plus politiques apparaissent dans le compliment au premier président du Parlement prévu pour le 1er janvier 1785 : « dans vos mains le glaive de la Justice offre moins le symbole du pouvoir, qu’il n’est l’emblème de la vigilance, vous joignez la prudence au courage & la constance à la sagesse. Votre inflexibilité patriotique s’opposera toujours à l’oppression des Sujets de ce ressort. Nous vous devons trop, Monsieur, pour que vous ne puissiez douter de notre vive reconnaissance, ni combien sont ardents les vœux par lesquels nous demandons à l’Être Suprême votre conservation et votre prospérité », et dans le compliment à l’Intendant Amelot écrit pour les mêmes circonstances : « Tout pouvoir a ses limites, il n’est point d’empire absolu. Pénétré de cette maxime, vous usez avec modération de la puissance qui vous est confiée & pensez d’après Henri IV. Il disait dans l’Assemblée des Notables, tenue en 1596, que son amour pour ses sujets lui faisait trouver tout facile, tout honorable, quand il s’agissait de leur être utile », p. 17 et 18.
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